les années d’annie ernaux

c’est un livre d’histoire et d’une histoire jamais écrite. un livre qui vous parle d’hier, celui depuis longtemps enseveli par l’oubli, qu’il va déterrer, au prix d’efforts qu’on ne peut imaginer, qui laissent pantois d’admiration. un livre qui pourrait vous réconcilier, pour partie probablement seulement, avec votre propre histoire. qui ira mettre des ponts entre ce que vous étiez alors, par le passé, avec votre solitude augmentée de ce qui dans le monde arrivait, dans le monde arrivait et à vous arrivait, sans que vous n’y puissiez rien. il arrive des choses, dans le monde, qui sont des choses qui vous arrivent, auxquelles vous ne pouvez mais, parce que vous n’y êtes pour rien. vous en êtes l’objet, et vous commencez à vous penser impuissant. (l’impuissance tenant à un sentiment d’incapacité d’agir sur le réel, faute qu’il soit seulement pensable).

A l’origine, un tableau, une image qui dit tout le livre: on y voit une femme, une femme à la poitrine nue et, derrière elle, une enfilade de portes entrebâillées. Le titre était Anniversaire et le tableau est de Dorothea Tanning.

A l’origine, un tableau, une image qui dit tout le livre: on y voit une femme, une femme à la poitrine nue et, derrière elle, une enfilade de portes entrebâillées. Le titre était Anniversaire et le tableau est de Dorothea Tanning.

elle, annie ernaux, parle, dit, ce qui arrive, ce qui est arrivé, et en quoi ce qui est arrivé, affectait, des corps, qui n’y étaient, pour rien. donc, oui, elle fait cela, dont elle s’était établi l’objectif, elle fait se rejoindre l’histoire du monde et l’histoire des personnes, une histoire qu’elle grossit des évènements du monde. ça devient une autobiographie historique, où c’est aussi l’histoire qui prend la parole, l’histoire de ce qui arrive, dans le monde qui vous entoure, qui vous englobe, silencieusement, qui devient, rejoint la vôtre. un livre de gauche aussi, ou plutôt, un livre à gauche, un livre certainement à gauche, sans qu’il le revendique, à gauche dans son regard, par le biais d’une ironie dont je n’ai pas compris comment elle fonctionnait, mais qui est là, presque palpable, et légère1. qui tiendrait dans la distance, l’endroit du constat, que l’on dira d’autant plus objectif qu’il parle de l’arrivée d’objets nouveaux dans le monde, l’ironie tenant dans le détachement de ce constat, la distance inexorable qui s’établit entre le sujet qui profère décrit et l’objet qu’il d’écrit. c’est un livre qui pointe, qui indexe, qui décrit. le livre lui est la pointe, l’index, la description. en conséquence c’est aussi un livre qui vous enseigne, qui vous parle du temps, des années, des années qu’il faut parfois pour digérer, de ce qui vient après-coup, et ne vient qu’après-coup. les années, il faut qu’elles passent, qu’elles aient passées. c’est un livre qui va à rebours de l’instant, qui y va volontairement. de gauche aussi, à gauche, du fait de sa conscience de classe. sa conscience aigue, conscience qui est mémoire également. et peut-être même conscience en forme de mémoire. une mémoire de classe. ce sont des choses que vous que nous avions oubliées, ce dont elle parle, parce qu’il est probablement vrai également que les classes dont elle reparle se sont entre-temps estompées. de cette estompe même qu’il s’agit, de l’effacement. de l’effacement, et de ce qui vient à la place. de l’arrivée des nouveau m’êtres, écrivons-le comme ça. elle le dit, elle en parle, du temps passé dans les centres commerciaux, où ils vont, où nous allons, chercher, dit-elle, « un supplément d’être ». l’ironie tiendrait aussi à cela, à notre ridicule, à notre petitesse. à celui qui s’en moque, celui qui en parle depuis un point au delà ou en deçà, ailleurs. depuis un lieu où justement la moquerie n’a plus lieu d’être, n’a plus cours. l’ironie se permet depuis le point où l’impuissance est moquée, voire dénoncée. j’ajouterais que cette ironie est lentement gagnée d’amertume, ce que le livre y perd, au fur et à mesure que les années avancent et se rapprochent de ce que nous connaissons encore trop bien, de ce qui n’a pas bénéficié de l’oubli, et pâtit d’une abondance croissante d’informations. la tristesse du livre s’en accroit, et également dans ce qu’elle décrit de son embourgeoisement, du processus de son embourgeoisement. l’embourgeoisement, c’est triste. elle est celle qui en sait quelque chose et qui le dit . je ne sais pas exactement ce qu’elle sait, ni comment elle le dit, mais je vois bien que depuis un certain point d’intime, qu’elle arrive à formaliser au travers de ce qu’elle appelle son embourgeoisement, elle éclaire l’histoire du monde moderne – qui consiste aussi en une triste forme d’embourgeoisement généralisé, où nous sommes tirés dont ne sait où dans des caddies de supermarchés. à cet insupportable, à ce monde insupportable, son histoire insupportable, notre insupportable histoire, l’insupportable de l’histoire, cela que l’histoire ne supporte pas, l’écriture est sa réponse. et les années lui vont bien (d’ailleurs l’histoire n’a pas lieu, au moment où elle vous arrive.)

LIENS :

Notes:
  1. que le lecteur peut-être est lui-même appelé à apporter, sans quoi le livre serait, resterait, proprement insupportable. aussi, peut-être n’ai-je perçu cette ironie, que parce qu’elle ne pouvait qu’y être. et sa légèreté viendrait-elle de ce que c’est à celle du lecteur qu’il est appelé de recourir. un peu comme quand on dit : c’est de l’humour ? parce qu’on ne sait pas du tout ce que ça serait si ce n’en n’était pas. []
8 Mai 2008 @ 15:06 | | catégorie: les livres ou la vie