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Les livres ou la vie (5)

[ 9 mars 2008 / 25 juin 2008 ]

Aussi, encore, il restera à (re)trouver, décrire, ce qui dans Imre Kertesz m’a menée à ces… constatations. Et puis, aussi, il faudra, mais ça ce sera beaucoup plus difficile, et peut-être que ça ne sera pas possible, retrouver ce qui m’a amenée à penser que – mais qu’était-ce donc, et je me demande si je ne l’ai pas écrit, quelque part, franchement, ça serait souhaitable, car il ne me reste rien, vraiment, sinon ces termes : « après Auschwitz ». Et peut-être : « Ecrire après Auschwitz ». Mais non, ça n’est pas ça. Est-ce que ça va revenir ? Est-ce que ça peut revenir ? Est-ce que ça doit revenir ?

Il y a eu une nuit très dense, très insomniaque, où je me suis levée finalement. Et j’aurai essayé d’écrire quelque part, quelque chose à ce propos. Une lettre. Voilà, c’est ça. C’était ça, la grande terrible idée, écrire à Imre Kertesz. En ai-je eu des nuits à lui écrire, en pensée. C’est là que je me suis rendu compte, de l’importance, pour moi, des lettres. Ces lettres non-écrites. Pensées.

Et, il y a eu le grand chambardement, mais c’est une autre histoire, et c’était avant ça, de la passe de JAM (Jacques-Alain Miller).

de la vérité à la satisfaction

[ 1 avril 2008 / 29 novembre 2008 ]

Extraits du dernier cours de Jacques-Alain Miller (mercredi 26 mars)

… la fin de la psychanalyse … beaucoup plus fuyante

… tout dernier enseignement de Lacan, met en cause l’interprétation de la psychanalyse comme expérience de vérité et qu’il semble introduire la psychanalyse comme expérience de satisfaction. La satisfaction n’apparaît pas, n’apparaît plus comme un obstacle à la découverte de la vérité. En particulier, la satisfaction du symptôme n’apparaît plus comme un obstacle à la découverte de la vérité. Mais c’est la satisfaction elle-même qui apparaît comme une fin.

… « L’Esp d’un laps » … Le texte commence par une récusation de la fonction de l’attention : il commence par dire qu’il suffit qu’on fasse attention à ce qui est dans l’inconscient pour qu’on sorte de l’inconscient. … Et j’isole cette maxime qu’y formule Lacan en disant : Il n’y a pas de vérité qui – virgule – à passer par l’attention, ne mente.

… Et donc Lacan nous prévient de garder l’accent de vérité à sa place, c’est-à-dire à la place où la vérité surprend l’attention, où elle passe, où elle fuse comme un lapsus, que dire la vérité c’est toujours un acte manqué.

… Le déchiffrage c’est une pratique, la pulsion c’est une élucubration – d’ailleurs Freud l’amène comme ça, comme un mythe.

La sublimation ne repousse pas la pulsion, la sublimation procure une voie artificielle à la satisfaction de la pulsion. C’est-à-dire, elle consiste essentiellement dans l’investissement libidinal d’un substitut au but naturel de la pulsion…

Comment est-ce que, à la fin de l’analyse, le sujet supposé savoir est marqué d’un désêtre, pour permettre l’émergence de l’objet petit a ? Lacan, dans sa « Proposition », dit : C’est un virage. C’est un virage de l’être inessentiel du sujet supposé savoir au réel.

…. Avant le virage de son tout dernier enseignement on peut dire que Lacan formulait : Il n’y a de réel que par la logique. On n’isole le réel que par l’impossible, et l’impossible ne peut être déterminé que par la trame d’une logique. Et donc, la parole du patient, même si elle paraît liquide, cette parole est habitée par un algorithme invariable, qui doit conduire à l’émergence de l’objet petit a.

Cette conviction on peut dire est celle qui est mise en question dans le tout dernier enseignement de Lacan. La notion même de cet algorithme est ébranlée par la notion, mise au premier plan, qu’on ne peut que mentir sur le réel, qu’il y a une inadéquation du signifiant au réel.

… incompatibilité du désir avec la parole / l’incompatibilité de la jouissance avec le sens.

… L’analyse est donc moins l’attente de l’émergence d’une vérité que l’attente d’une satisfaction qui convienne. Et, d’une certaine façon, c’est par après que l’obtention de cette satisfaction donne lieu à l’élaboration d’une vérité.

il me semble que l’analysant que nous présente Lacan – c’est comme ça qu’il a interprété l’analysant, et spécialement l’analysant à la fin de l’analyse -, il a à construire, et il n’y a de fin de l’analyse qu’à la condition que l’analysant construise.

… à l’époque de la psychanalyse liquide, la fin de l’analyse dépend d’une décision de l’analysant, c’est-à-dire, elle dépend de sa capacité à assumer cette fin comme une feinte cause – je ne dis pas sainte cause -, comme une feinte cause, où il ne s’agit pas tant de la dire, ou de ne pas la dire, mais – je reviens à ce mot – d’y faire allusion.

Interview de Jacques-Alain Miller, Psychologies Magazine, octobre 2008, n° 278

[ 8 octobre 2008 / 10 mars 2010 ]

Interview de Jacques-Alain Miller, Psychologies Magazine, octobre 2008, n° 278
Propos recueillis par Hanna Waar

Psychologies : La psychanalyse enseigne-t-elle quelque chose sur l’amour ?
Jacques-Alain Miller : Beaucoup, car c’est une expérience dont le ressort est l’amour. Il s’agit de cet amour automatique, et le plus souvent inconscient, que l’analysant porte à l’analyste et qui s’appelle le transfert. C’est un amour factice, mais il est de la même étoffe que l’amour vrai. Il met au jour sa mécanique : l’amour s’adresse à celui dont vous pensez qu’il connaît votre vérité vraie. Mais l’amour permet d’imaginer que cette vérité sera aimable, agréable, alors qu’elle est en fait bien difficile à supporter.

P : Alors, c’est quoi aimer vraiment ?
J-A Miller : Aimer vraiment quelqu’un, c’est croire qu’en l’aimant, on accédera à une vérité sur soi. On aime celui ou celle qui recèle la réponse, ou une réponse, à notre question : « Qui suis-je ? »

P : Pourquoi certains savent-ils aimer et d’autres pas ?
J-A Miller : Certains savent provoquer l’amour chez l’autre, les serial lovers, si je puis dire, hommes et femmes. Ils savent sur quels boutons appuyer pour se faire aimer. Mais eux n’aiment pas nécessairement, ils jouent plutôt au chat et à la souris avec leurs proies. Pour aimer, il faut avouer son manque, et reconnaître que l’on a besoin de l’autre, qu’il vous manque. Ceux qui croient être complets touts seuls, ou veulent l’être, ne savent pas aimer. Et parfois, ils le constatent douloureusement. Ils manipulent, tirent des ficelles, mais ne connaissent de l’amour ni le risque, ni les délices.

P : « Être complet tout seul » : seul un homme peut croire ça…
J-A Miller : Bien vu ! « Aimer, disait Lacan, c’est donner ce qu’on n’a pas. ». Ce qui veut dire : aimer, c’est reconnaître son manque et le donner à l’autre, le placer dans l’autre. Ce n’est pas donner ce que l’on possède, des biens, des cadeaux, c’est donner quelque chose que l’on ne possède pas, qui va au-delà de soi-même. Pour ça, il faut assurer son manque, sa « castration », comme disait Freud. Et cela, c’est essentiellement féminin. On n’aime vraiment qu’à partir d’une position féminine. Aimer féminise. C’est pourquoi l’amour est toujours un peu comique chez un homme. Mais s’il se laisse intimider par le ridicule, c’est qu’en réalité, il n’est pas assuré de sa virilité.

P : Aimer serait plus difficile pour les hommes ?
J-A Miller : Oh oui ! Même un homme amoureux a des retours d’orgueil, des sursauts d’agressivité contre l’objet de son amour, parce que cet amour le met dans la position d’incomplétude, de dépendance. C’est pourquoi il peut désirer des femmes qu’il n’aime pas, afin de retrouver la position virile qu’il met en suspens lorsqu’il aime. Ce principe, Freud l’a appelé le « ravalement de la vie amoureuse » chez l’homme : la scission de l’amour et du désir sexuel.

P : Et chez les femmes ?
J-A Miller : C’est moins habituel. Dans le cas le plus fréquent, il y a dédoublement du partenaire masculin. D’un côté, il est l’amant qui les fait jouir et qu’elles désirent, mais il est aussi l’homme de l’amour, qui est féminisé, foncièrement châtré. Seulement, ce n’est pas l’anatomie qui commande : il y a des femmes qui adoptent une position masculine. Il y en a même de plus en plus. Un homme pour l’amour, à la maison ; et des hommes pour la jouissance, rencontrés sur Internet, dans la rue, dans le train…

P : Pourquoi « de plus en plus »
J-A Miller : Les stéréotypes socioculturels de la féminité et de la virilité sont en pleine mutation. Les hommes sont invités à accueillir leurs émotions, à aimer, à se féminiser ; les femmes, elles, connaissent au contraire un certain « pousse-à-l’homme » : au nom de l’égalité juridique, elles sont conduites à répéter « moi aussi ». Dans le même temps, les homosexuels revendiquent les droits et les symboles des hétéros, comme le mariage et la filiation. D’où une grande instabilité des rôles, une fluidité généralisée du théâtre de l’amour, qui constraste avec la fixité de jadis. L’amour devient « liquide », constate le sociologue Zygmunt Bauman1. Chacun est amené à inventer son « style de vie » à soi, et à assumer son mode de jouir et d’aimer. Les scénarios traditionnels tombent en lente désuétude. La pression sociale pour s’y conformer n’a pas disparu, mais elle baisse.

P : « L’amour est toujours réciproque » disait Lacan. Est-ce encore vrai dans le contexte actuel ? Qu’est-ce que ça signifie ?
J-A Miller : On répète cette phrase sans la comprendre, ou en la comprenant de travers. Cela ne veut pas dire qu’il suffit d’aimer quelqu’un pour qu’il vous aime. Ce serait absurde. Cela veut dire : « Si je t’aime, c’est que tu es aimable. C’est moi qui aime, mais toi, tu es aussi dans le coup, puisqu’il y a en toi quelque chose qui me fait t’aimer. C’est réciproque parce qu’il y a un va-et-vient : l’amour que j’ai pour toi est l’effet en retour de la cause d’amour que tu es pour moi. Donc, tu n’y es pas pour rien. Mon amour pour toi n’est pas seulement mon affaire, mais aussi la tienne. Mon amour dit quelque chose de toi que peut-être toi-même ne connais pas. » Cela n’assure pas du tout qu’à l’amour de l’un répondra l’amour de l’autre : ça, quand ça se produit, c’est toujours de l’ordre du miracle, ce n’est pas calculable à l’avance.

P : On ne trouve pas son chacun, sa chacune par hasard. Pourquoi lui ? Pourquoi elle ?
J-A Miller : Il y a ce que Freud a appelé Liebesbedingung, la condition d’amour, la cause du désir. C’est un trait particulier – ou un ensemble de traits – qui a chez quelqu’un une fonction déterminante dans le choix amoureux. Cela échappe totalement aux neurosciences, parce que c’est propre à chacun, ça tient à son histoire singulière et intime. Des traits parfois infimes sont en jeu. Freud, par exemple, avait repéré comme cause du désir chez l’un de ses patients un éclat de lumière sur le nez d’une femme !

P : On a du mal à croire à un amour fondé sur ces broutilles !
J-A Miller : La réalité de l’inconscient dépasse la fiction. Vous n’avez pas idée de tout ce qui est fondé, dans la vie humaine, et spécialement dans l’amour, sur des bagatelles, des têtes d’épingle, des « divins détails ». Il est vrai que c’est surtout chez le mâle que l’on trouve de telles causes du désir, qui sont comme des fétiches dont la présence est indispensable pour déclencher le processus amoureux. Des particularités menues, qui rappellent le père, la mère, le frère, la sœur, tel personnage de l’enfance, jouent aussi leur rôle dans le choix amoureux des femmes. Mais la forme féminine de l’amour est plus volontiers érotomaniaque que fétichiste : elles veulent être aimées, et l’intérêt, l’amour qu’on leur manifeste, ou qu’elles supposent chez l’autre, est souvent une condition sine qua non pour déclencher leur amour, ou au moins leur consentement. Le phénomène est la base de la drague masculine.

P : Vous ne donnez aucun rôle aux fantasmes ?
J-A Miller : Chez les femmes, qu’ils soient conscients ou inconscients, ils sont déterminants pour la position de jouissance plus que pour le choix amoureux. Et c’est l’inverse pour les hommes. Par exemple, il arrive qu’une femme ne puisse obtenir la jouissance – disons, l’orgasme – qu’à la condition de s’imaginer, durant l’acte lui-même, être battue, violée, ou être une autre femme, ou encore être ailleurs, absente.

P : Et le fantasme masculin ?
J-A Miller : Il est très en évidence dans le coup de foudre. L’exemple classique, commenté par Lacan, c’est, dans le roman de Goethe2, la soudaine passion du jeune Werther pour Charlotte, au moment où il la voit pour la première fois, nourrissant la marmaille qui l’entoure. C’est ici la qualité maternante de la femme qui déclenche l’amour. Autre exemple, tiré de ma pratique, celui-là : un patron quiquagénaire reçoit les candidates à un poste de secrétaire : une jeune femme de 20 ans se présente ; il lui déclare aussitôt sa flamme. Il se demande ce qui lui a pris, entre en analyse. Là, il découvre le déclencheur : il avait retrouvé en elle des traits qui lui évoquaient ce qu’il était lui-même à 20 ans, quand il s’était présenté à sa première embauche. Il était, en quelque sorte, tombé amoureux de lui-même. On retrouve dans ces deux exemples les deux versants distingués par Freud : on aime ou bien la personne qui protège, ici la mère, ou bien une image narcissique de soi-même.

P : On a l’impression d’être des marionnettes !
J-A Miller : Non, entre tel homme et telle femme, rien n’est écrit d’avance, il n’y a pas de boussole, pas de rapport préétabli. Leur rencontre n’est pas programmée comme celle du spermatozoïde et de l’ovule ; rien à voir non plus avec les gènes. Les hommes et les femmes parlent, ils vivent dans un monde de discours, c’est cela qui est déterminant. Les modalités de l’amour sont ultrasensibles à la culture ambiante. Chaque civilisation se distingue par la façon dont elle structure le rapport des sexes. Or, il se trouve qu’en Occident, dans nos sociétés à la fois libérales, marchandes et juridiques, le « multiple » est en passe de détrôner le « un ». Le modèle idéal de « grand amour de toute la vie » cède peu à peu du terrain devant le speed dating, le speed loving et toute floraison de scénarios amoureux alternatifs, successifs, voire simultanés.

P : Et l’amour dans la durée ? dans l’éternité ?
J-A Miller : Balzac disait : « Toute passion qui ne se croit pas éternelle est hideuse. »3 Mais le lien peut-il se maintenir pour la vie dans le registre de la passion ? Plus un homme se consacre à une seule femme, plus elle tend à prendre pour lui une signification maternelle : d’autant plus sublime et intouchable que plus aimée. Ce sont les homosexuels mariés qui développent le mieux ce culte de la femme : Aragon chante son amour pour Elsa ; dès qu’elle meurt, bonjour les garçons ! Et quand une femme se cramponne à un seul homme, elle le châtre. Donc, le chemin est étroit. Le meilleur chemin de l’amour conjugal, c’est l’amitié, disait en substance Aristote.

P : Le problème, c’est que les hommes disent ne pas comprendre ce que veulent les femmes ; et les femmes, ce que les hommes attendent d’elles…
J-A Miller : Oui. Ce qui objecte à la solution aristotélicienne, c’est que le dialogue d’un sexe à l’autre est impossible, soupirait Lacan. Les amoureux sont en fait condamnés à apprendre indéfiniment la langue de l’autre, en tâtonnant, en cherchant les clés, toujours révocables. L’amour, c’est un labyrinthe de malentendus dont la sortie n’existe pas.

Propos recueillis par H. W.

Notes:
  1. Zygmunt Bauman, L’amour liquide, de la fragilité des liens entre les hommes (Hachette Littératures, « Pluriel », 2008) []
  2. Les souffrances du jeune Werther de Goethe (LGF, « le livre de poche », 2008). []
  3. Honoré de Balzac in La comédie humaine, vol. VI, « Études de mœurs : scènes de la vie parisienne » (Gallimard, 1978) []
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LETTRE À ÉLISABETH ROUDINESCO

[ 26 novembre 2009 / 26 mars 2010 ]

Bien chère Élisabeth,

À la fin de l’article que vous consacrez au Sinthome dans Le Monde de cet après-midi, vous me recommandez « un peu d’humilité ». Voilà qui est fort de café.

Qui parle ? De quel magistère tombe pareille admonestation ? De cette même tribune du Monde où j’ai été crucifié des années durant, au point que je m’estimais heureux d’être passé sous silence, puisque mon nom n’y figurait jamais que pour être bafoué.

Notre amie Catherine Clément loue quelque part ma « capacité de résistance ». Certes. Imaginez-vous, chère Élisabeth, que pour tenir bon quand on est piétiné durant un quart de siècle par tout ce que la France compte de luminaires médiatiques dès que l’on bouge un cil, il faut un brin d’orgueil. Je suis grandiloquent ? Précisément, j’aime cette phrase de Montherlant pour sa grandiloquence : « Je n’ai que l’idée que je me fais de moi pour me soutenir sur les mers du Néant. » C’est dans Service inutile, que Camus aimait.

À dire vrai, il y avait surtout l’idée que je me faisais de Lacan, et qui est fort distincte de celle que vous répandez. Je n’ai pas lu, vous le savez, la biographie que vous lui avez consacrée, mais il m’étonnerait que le rôle que vous m’y faîtes jouer soit à ma convenance. Sur Lacan, l’homme, et sur mes rapports personnels avec lui seize ans durant, j’ai gardé le silence. Je ne l’ai rompu, ce silence, qu’à votre bénéfice, quand vous m’avez interrogé pour votre Bataille de cent ans. Je commence à peine à en dire un peu plus, et déjà je vous impatiente, vous me gourmandez : « Il aurait pu s’abstenir, écrivez-vous, de trop célébrer son propre parcours autobiographique ».

On aurait pu s’attendre à ce qu’une biographe de Lacan encourage la bouche qui s’ouvre. Mais non, vous lui offrez, obligeante, le secours d’un bâillon : « Tais-toi donc. » Là, c’est Baudelaire qui s’évoque : « Tais-toi, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille. » Si je suis votre douleur, chère Élisabeth, comme vous avez été longtemps la mienne, eh bien, permettez-moi de vous dire que vous n’avez pas fini de souffrir.

Tout à rebours de vous, notre amie Catherine m’invitait hier soir à commencer par parler de moi quand j’aurai bientôt à tenir au public quelques propos sur la psychanalyse. Excusez-moi, c’est son conseil que je suivrai, et non point celui que vous me cornez aux oreilles depuis votre haut-parleur du Monde.

Votre invitation à l’humilité se motive, dîtes-vous, de ceci, qu’« un peu d’humilité est nécessaire à la rigueur ». Cette belle maxime frappée à mon intention, je suis tout prêt à en faire mon profit, mais est-elle juste ?

La rigueur, dîtes-vous. Pourquoi l’humilité serait-elle nécessaire à la rigueur ? Pourquoi non l’orgueil ? L’orgueil est beaucoup plus nécessaire à la rigueur que l’humilité. Il se pourrait même que l’humilité fût tout à fait nuisible à la rigueur.

La rigueur est la rigueur. Elle est la même, que l’on soit arrogant ou que l’on soit amène. On peut être fou aussi bien, cela n’y fait rien. Qui est plus rigoureux qu’un psychotique ?

Pourquoi devrais-je recevoir de vous, chère Élisabeth, je vous le demande, des leçons de rigueur agrémentées de l’injonction d’avoir à me taire ? Vous écrivez, quelques lignes avant votre belle maxime, que, dans les annexes du Sinthome, figure, avec la conférence de Lacan à la Sorbonne, une présentation de celle-ci par Jacques Aubert. C’est inexact : les notes de l’éminent joycien portent sur l’ensemble du Séminaire. Vous écrivez que « Lacan projette sur Joyce son propre roman familial ». Où avez-vous vu cela ? Lacan relève que sa biographie recoupe celle de Joyce en quelques points : il est lui aussi issu d’une famille confite en dévotion, il a entendu Joyce rue de l’Odéon. Rien à voir avec une projection, terme qui a un sens précis en psychanalyse, et qui désigne une opération dont Lacan s’est toujours gardé. Lacan n’a nullement « participé » au colloque de la Sorbonne avec MM. Un tel et Un tel : il est venu faire la conférence d’ouverture, et puis il est reparti. Je le sais : je l’accompagnais, avec Judith. Mon Dieu ! je parle de moi. Vous voyez dans Le Sinthome un exemple de « la folie verbale du dernier Lacan », qui le tiendrait éloigné « d’une approche cohérente de l’œuvre et de la vie de Joyce ». Tiens donc ! On peut tout contester de l’approche de Lacan, sauf sa cohérence justement. Il utilise Joyce à ses fins propres, et l’érudit pourrait y trouver à redire, mais il mettrait en cause son présupposé, non sa déduction. Il se trouve de plus que l’érudit de référence applaudit le bel effort du psychanalyste. Vous parlez de sa « quête éperdue d’une saisie de l’indicible ». Pourquoi pas ? Mais c’est du Roudinesco, ça, non du Lacan.

Cela fait beaucoup en quelques lignes, chère Élisabeth, quand on dispense à tout vent une leçon d’humilité et de rigueur. Tout compte fait, je vous laisse l’humilité et garde la rigueur.

Il est vrai que la mienne, de rigueur, n’a pas l’heur de vous plaire. Des cinquante pages de ma « Notice de fil en aiguille », vous jugez qu’on y trouve « quelques commentaires utiles ». Oui, et nombre qui sont inutiles, sans doute. Mais tout est là : il y a une « urgence de l’inutile », comme le dit Sollers. Il est vrai que son nom, si présent dans ce Séminaire et dans mon commentaire, brille par son absence dans votre papier.

Bien entendu, vous ne sauriez tout dire dans l’espace restreint que vous concède le Monde des livres. Alors, vous choisissez. J’ai tout loisir de m’étaler dans l’espace immatériel de l’ALP, alors je ne choisis pas, et mon enflure incommode votre sentiment de la décence. Muet, j’étais parfait. Vous aviez toute latitude de me cribler de vos flèches, je ne pipais mot. Excusez-moi si saint Georges a depuis peu ma préférence sur saint Sébastien. Vous êtes en proie à un dragon dont il faut que je vous délivre, et qui vous fait parler d’une voix où je ne reconnais pas la charmante et valeureuse Élisabeth qui m’a montré le chemin, et à Jean-Claude Milner, dans le combat contre l’évaluation.

Milner n’a pas le même penchant que vous pour l’humilité. Son essai Existe-t-il une vie intellectuelle en France ? s’appelait, avant que je ne lui propose ce titre, Contre l’humilité. Il y voyait « le crime contre l’esprit ». On nous incite beaucoup à l’humilité ces temps-ci. Ce n’est pas la vox populi, non, c’est la culture de l’évaluation qui s’exprime ainsi. On prescrit à tous l’obéissance, on proscrit les fortes têtes, et ce prurit de penser par soi-même plutôt que par expertise collective. Pour les « sociomanes », comme les appelle Sollers, tout ce qui n’est pas humble est anti-social. Cela veut dire qu’on a toujours tort de se révolter.

Je n’entrerai pas ici dans la grande controverse de l’humilité. Les Anciens connaissaient-ils l’humilité ? S’ils en avaient la notion, en avaient-ils la pratique, ou est-ce une vertu seulement chrétienne et surnaturelle ? Il y a là un effet dialectique : avoir le sentiment de sa petitesse devant le Très-Haut serait plutôt de nature à vous rendre intrépide devant tout mortel. C’est le secret de la nuque raide des Juifs, c’est le principe de la résistance intraitable des protestants, c’est le ressort de la rébellion catholique, celle qui a donné en France et Pascal et Péguy et Mauriac, tout à l’opposé de ce conformisme évaluateur où se sont abîmés les héritiers du personnalisme, qui ne vous aiment pas plus qu’ils ne m’aiment. Car si vous n’êtes pas toujours rigoureuse, chère Élisabeth, vous n’êtes jamais humble. Cette idée ferait rire tous ceux qui vous connaissent, ou même qui vous lisent. Cela vous vaut des adversaires qui, souvent, sont les miens aussi.

Il y a un terme qui manque dans cette lettre, et qu’il faut que j’introduise avant de l’interrompre. C’est celui de magnanimité, qui fut un idéal des Grecs — megalopsuchia — et des Romains — magnanimitas, néologisme de Cicéron — avant de venir en héritage au christianisme. Qui n’a pas l’âme ravie en lisant le portrait du magnanime dans l’Éthique à Nicomaque, ne saurait goûter Corneille ni Stendhal. J’aime assez là-dessus la synthèse de saint Thomas, telle que l’exposait jadis le Père Gauthier contre le Père Noble. Le Père Noble disait que « l’homme humble n’aborde pas les grandes entreprises parce qu’il sait en être incapable. Le magnanime va aux grandes choses, parce qu’il connaît ses moyens ». L’humilité serait pour les médiocres, la magnanimité pour les grandes âmes. Le Père Gauthier, lui, conciliait : magnanimité dans les affaires humaines, mais, dans le rapport à Dieu, aveu par l’homme de son néant.

Lacan, pourtant si versé dans Aristote, n’était pas magnanime. Il voyait là l’une de ces façons de se pousser du col qui ne l’impressionnaient pas. Ce cynique supérieur avait pourtant reconnu en moi une vertu qui vous échappe, chère Élisabeth, et dont je reconnais volontiers qu’elle n’est pas très en évidence ces jours-ci : la modestie. J’ai poussé ça jadis jusqu’à vouloir « ne compter pour rien ». Du coup, on en a pris à son aise avec moi, et sans doute en ai-je tiré une obscure jouissance. Sur ce, dîtes-vous bien que je ne suis plus le stoïque qui servait de punching-ball. Le cave se rebiffe. J’essaye autre chose.

Ce nouveau système comporte que je ne laisse rien passer, même pas cette petite épingle dont vous m’avez piqué aujourd’hui, en guise de flèche du Parthe, après avoir dit pour la première fois qu’une transcription de moi vous agréait. Je voudrais continuer de mériter vos éloges.

Considérez que j’ai répondu à votre correction fraternelle par une autre. Vous savez que je suis à vos côtés pour l’essentiel. Je vous embrasse avec affection.

Jacques-Alain

Ce 7 avril 2005