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passe, fin d’analyse et satisfaction

[ 25 novembre 2009 / 30 mars 2010 ]

J.-A. Miller nous dit que « le passant de la doctrine classique (celle de la passe de la Proposition de 1967) est supposé témoigner d’un savoir, (…) alors que, à la fin de son enseignement, ce passant-là ne peut témoigner que d’une vérité menteuse. » (Cours du 21 janvier 09)

Deux modalités de la fin de l’analyse sont présentes dans l’enseignement de Lacan :

  1. « La passe classique », c’est celle qui pense l’inconscient comme savoir. A la fin de l’analyse, ce dont témoigne l’analysant, c’est d’un temps qui va du début à la fin de l’analyse comme clôture de l’expérience.
  2. « La passe du dernier enseignement de Lacan » porte sur l’inconscient, non plus comme savoir mais comme jouissance. « Lacan a d’abord cherché à enserrer cette jouissance dans l’objet a. Puis il a, dans le séminaire XX, introduit un espace amorphe, où il a mis un grand J, pour démentir qu’on puisse l’enfermer ainsi ».
    (Cours du 14 janvier 09)

D’un côté nous avons l’inconscient transférentiel, le sujet supposé savoir, la vérité et la structure de fiction qu’elle soutient.
De l’autre nous avons l’inconscient réel, la jouissance opaque, le sinthome, la satisfaction de la fin d’analyse. « La question est moins de savoir ce qui a été extrait de jouissance, ce qui a été extrait du fantasme, en termes d’effets de vérité, en termes de savoir, que de dire la satisfaction que j’ai réussi à extraire de mon mode de jouir. Car mon mode de jouir est ce qu’il est. » (Cours du 11 février 09).
A la certitude de la fin de l’analyse dans la passe classique, fait place la satisfaction.

Une question et une ouverture.

Que signifie cette satisfaction ? De quoi est-elle l’indice ? Qu’est-ce qui peut satisfaire l’analysant au point qu’il veuille témoigner de cet allègement, de l’irréductible de son mode de jouir qui aurait perdu pour lui sa valeur de prison ?
Il me semble que de tels témoignages, élucidant ce moment particulier où l’analyse conduit un analysant à extraire de sa jouissance, une telle satisfaction lui permettant de vivre avec son sinthome, nous n’en avons pas de savoir préalable. D’autre part, dès lors que cette satisfaction ne se démontre pas, il me semble que la fin de l’analyse n’est plus affaire de temps logique, mais de décision du sujet. La logique de la clôture de l’analyse n’est plus liée à l’expérience de la chute du Sujet Supposé Savoir, ni à la traversée du fantasme, elle est liée à « la nouvelle alliance que le sujet peut faire avec sa jouissance ». (Cours du 1° avril 09)

[…]

La procédure de la passe devrait être ce lieu où se travaillent ces questions de fins d’analyse. La question de la passe pourrait sérier ces sorties, tenter de repérer la place qu’occupe un sujet dans la responsabilité qu’il a de son analyse, du ratage que constitue le temps du déchiffrage. Il s’agirait alors de repérer la transmission qu’il peut faire de l’abord de son rapport à la jouissance, et de la façon dont il s’est distancié de son mode de jouir, des effets sur lui, de ce que Lacan a renommé comme cause du langage, la jouissance. Et de nouer ces temps de l’analyse qui ne sont pas opposables, mais au contraire, fixés par les signifiants de jouissance qui l’ont constitué comme parlêtre.

Journal des Journées n° 62, La passe n’est plus une, Hélène Bonnaud

LETTRE À ÉLISABETH ROUDINESCO

[ 26 novembre 2009 / 26 mars 2010 ]

Bien chère Élisabeth,

À la fin de l’article que vous consacrez au Sinthome dans Le Monde de cet après-midi, vous me recommandez « un peu d’humilité ». Voilà qui est fort de café.

Qui parle ? De quel magistère tombe pareille admonestation ? De cette même tribune du Monde où j’ai été crucifié des années durant, au point que je m’estimais heureux d’être passé sous silence, puisque mon nom n’y figurait jamais que pour être bafoué.

Notre amie Catherine Clément loue quelque part ma « capacité de résistance ». Certes. Imaginez-vous, chère Élisabeth, que pour tenir bon quand on est piétiné durant un quart de siècle par tout ce que la France compte de luminaires médiatiques dès que l’on bouge un cil, il faut un brin d’orgueil. Je suis grandiloquent ? Précisément, j’aime cette phrase de Montherlant pour sa grandiloquence : « Je n’ai que l’idée que je me fais de moi pour me soutenir sur les mers du Néant. » C’est dans Service inutile, que Camus aimait.

À dire vrai, il y avait surtout l’idée que je me faisais de Lacan, et qui est fort distincte de celle que vous répandez. Je n’ai pas lu, vous le savez, la biographie que vous lui avez consacrée, mais il m’étonnerait que le rôle que vous m’y faîtes jouer soit à ma convenance. Sur Lacan, l’homme, et sur mes rapports personnels avec lui seize ans durant, j’ai gardé le silence. Je ne l’ai rompu, ce silence, qu’à votre bénéfice, quand vous m’avez interrogé pour votre Bataille de cent ans. Je commence à peine à en dire un peu plus, et déjà je vous impatiente, vous me gourmandez : « Il aurait pu s’abstenir, écrivez-vous, de trop célébrer son propre parcours autobiographique ».

On aurait pu s’attendre à ce qu’une biographe de Lacan encourage la bouche qui s’ouvre. Mais non, vous lui offrez, obligeante, le secours d’un bâillon : « Tais-toi donc. » Là, c’est Baudelaire qui s’évoque : « Tais-toi, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille. » Si je suis votre douleur, chère Élisabeth, comme vous avez été longtemps la mienne, eh bien, permettez-moi de vous dire que vous n’avez pas fini de souffrir.

Tout à rebours de vous, notre amie Catherine m’invitait hier soir à commencer par parler de moi quand j’aurai bientôt à tenir au public quelques propos sur la psychanalyse. Excusez-moi, c’est son conseil que je suivrai, et non point celui que vous me cornez aux oreilles depuis votre haut-parleur du Monde.

Votre invitation à l’humilité se motive, dîtes-vous, de ceci, qu’« un peu d’humilité est nécessaire à la rigueur ». Cette belle maxime frappée à mon intention, je suis tout prêt à en faire mon profit, mais est-elle juste ?

La rigueur, dîtes-vous. Pourquoi l’humilité serait-elle nécessaire à la rigueur ? Pourquoi non l’orgueil ? L’orgueil est beaucoup plus nécessaire à la rigueur que l’humilité. Il se pourrait même que l’humilité fût tout à fait nuisible à la rigueur.

La rigueur est la rigueur. Elle est la même, que l’on soit arrogant ou que l’on soit amène. On peut être fou aussi bien, cela n’y fait rien. Qui est plus rigoureux qu’un psychotique ?

Pourquoi devrais-je recevoir de vous, chère Élisabeth, je vous le demande, des leçons de rigueur agrémentées de l’injonction d’avoir à me taire ? Vous écrivez, quelques lignes avant votre belle maxime, que, dans les annexes du Sinthome, figure, avec la conférence de Lacan à la Sorbonne, une présentation de celle-ci par Jacques Aubert. C’est inexact : les notes de l’éminent joycien portent sur l’ensemble du Séminaire. Vous écrivez que « Lacan projette sur Joyce son propre roman familial ». Où avez-vous vu cela ? Lacan relève que sa biographie recoupe celle de Joyce en quelques points : il est lui aussi issu d’une famille confite en dévotion, il a entendu Joyce rue de l’Odéon. Rien à voir avec une projection, terme qui a un sens précis en psychanalyse, et qui désigne une opération dont Lacan s’est toujours gardé. Lacan n’a nullement « participé » au colloque de la Sorbonne avec MM. Un tel et Un tel : il est venu faire la conférence d’ouverture, et puis il est reparti. Je le sais : je l’accompagnais, avec Judith. Mon Dieu ! je parle de moi. Vous voyez dans Le Sinthome un exemple de « la folie verbale du dernier Lacan », qui le tiendrait éloigné « d’une approche cohérente de l’œuvre et de la vie de Joyce ». Tiens donc ! On peut tout contester de l’approche de Lacan, sauf sa cohérence justement. Il utilise Joyce à ses fins propres, et l’érudit pourrait y trouver à redire, mais il mettrait en cause son présupposé, non sa déduction. Il se trouve de plus que l’érudit de référence applaudit le bel effort du psychanalyste. Vous parlez de sa « quête éperdue d’une saisie de l’indicible ». Pourquoi pas ? Mais c’est du Roudinesco, ça, non du Lacan.

Cela fait beaucoup en quelques lignes, chère Élisabeth, quand on dispense à tout vent une leçon d’humilité et de rigueur. Tout compte fait, je vous laisse l’humilité et garde la rigueur.

Il est vrai que la mienne, de rigueur, n’a pas l’heur de vous plaire. Des cinquante pages de ma « Notice de fil en aiguille », vous jugez qu’on y trouve « quelques commentaires utiles ». Oui, et nombre qui sont inutiles, sans doute. Mais tout est là : il y a une « urgence de l’inutile », comme le dit Sollers. Il est vrai que son nom, si présent dans ce Séminaire et dans mon commentaire, brille par son absence dans votre papier.

Bien entendu, vous ne sauriez tout dire dans l’espace restreint que vous concède le Monde des livres. Alors, vous choisissez. J’ai tout loisir de m’étaler dans l’espace immatériel de l’ALP, alors je ne choisis pas, et mon enflure incommode votre sentiment de la décence. Muet, j’étais parfait. Vous aviez toute latitude de me cribler de vos flèches, je ne pipais mot. Excusez-moi si saint Georges a depuis peu ma préférence sur saint Sébastien. Vous êtes en proie à un dragon dont il faut que je vous délivre, et qui vous fait parler d’une voix où je ne reconnais pas la charmante et valeureuse Élisabeth qui m’a montré le chemin, et à Jean-Claude Milner, dans le combat contre l’évaluation.

Milner n’a pas le même penchant que vous pour l’humilité. Son essai Existe-t-il une vie intellectuelle en France ? s’appelait, avant que je ne lui propose ce titre, Contre l’humilité. Il y voyait « le crime contre l’esprit ». On nous incite beaucoup à l’humilité ces temps-ci. Ce n’est pas la vox populi, non, c’est la culture de l’évaluation qui s’exprime ainsi. On prescrit à tous l’obéissance, on proscrit les fortes têtes, et ce prurit de penser par soi-même plutôt que par expertise collective. Pour les « sociomanes », comme les appelle Sollers, tout ce qui n’est pas humble est anti-social. Cela veut dire qu’on a toujours tort de se révolter.

Je n’entrerai pas ici dans la grande controverse de l’humilité. Les Anciens connaissaient-ils l’humilité ? S’ils en avaient la notion, en avaient-ils la pratique, ou est-ce une vertu seulement chrétienne et surnaturelle ? Il y a là un effet dialectique : avoir le sentiment de sa petitesse devant le Très-Haut serait plutôt de nature à vous rendre intrépide devant tout mortel. C’est le secret de la nuque raide des Juifs, c’est le principe de la résistance intraitable des protestants, c’est le ressort de la rébellion catholique, celle qui a donné en France et Pascal et Péguy et Mauriac, tout à l’opposé de ce conformisme évaluateur où se sont abîmés les héritiers du personnalisme, qui ne vous aiment pas plus qu’ils ne m’aiment. Car si vous n’êtes pas toujours rigoureuse, chère Élisabeth, vous n’êtes jamais humble. Cette idée ferait rire tous ceux qui vous connaissent, ou même qui vous lisent. Cela vous vaut des adversaires qui, souvent, sont les miens aussi.

Il y a un terme qui manque dans cette lettre, et qu’il faut que j’introduise avant de l’interrompre. C’est celui de magnanimité, qui fut un idéal des Grecs — megalopsuchia — et des Romains — magnanimitas, néologisme de Cicéron — avant de venir en héritage au christianisme. Qui n’a pas l’âme ravie en lisant le portrait du magnanime dans l’Éthique à Nicomaque, ne saurait goûter Corneille ni Stendhal. J’aime assez là-dessus la synthèse de saint Thomas, telle que l’exposait jadis le Père Gauthier contre le Père Noble. Le Père Noble disait que « l’homme humble n’aborde pas les grandes entreprises parce qu’il sait en être incapable. Le magnanime va aux grandes choses, parce qu’il connaît ses moyens ». L’humilité serait pour les médiocres, la magnanimité pour les grandes âmes. Le Père Gauthier, lui, conciliait : magnanimité dans les affaires humaines, mais, dans le rapport à Dieu, aveu par l’homme de son néant.

Lacan, pourtant si versé dans Aristote, n’était pas magnanime. Il voyait là l’une de ces façons de se pousser du col qui ne l’impressionnaient pas. Ce cynique supérieur avait pourtant reconnu en moi une vertu qui vous échappe, chère Élisabeth, et dont je reconnais volontiers qu’elle n’est pas très en évidence ces jours-ci : la modestie. J’ai poussé ça jadis jusqu’à vouloir « ne compter pour rien ». Du coup, on en a pris à son aise avec moi, et sans doute en ai-je tiré une obscure jouissance. Sur ce, dîtes-vous bien que je ne suis plus le stoïque qui servait de punching-ball. Le cave se rebiffe. J’essaye autre chose.

Ce nouveau système comporte que je ne laisse rien passer, même pas cette petite épingle dont vous m’avez piqué aujourd’hui, en guise de flèche du Parthe, après avoir dit pour la première fois qu’une transcription de moi vous agréait. Je voudrais continuer de mériter vos éloges.

Considérez que j’ai répondu à votre correction fraternelle par une autre. Vous savez que je suis à vos côtés pour l’essentiel. Je vous embrasse avec affection.

Jacques-Alain

Ce 7 avril 2005