ELITES

Publié le Catégorisé comme brouillonne de vie
ÉLITES. Le terme élites, presque toujours employé au pluriel  désormais, et dans un sens le plus souvent péjoratif, s’est mis à recouvrir en France, environ le tournant du millénaire, les réalités à première vue les plus inattendues, et les plus éloignées de ce qu’il avait pu désigner dans le passé (alors qu’on s’en servait plutôt au singulier,  il est vrai).
C’est un pont-aux-ânes de la pensée socio-journalistique en place que de déplorer la coupure croissante, d’après elle, qui séparerait la masse et les élites. Or on pourrait procéder avec tout autant de pertinence, et peut-être davantage semblerait-il, à l’analyse exactement contraire, dont il ressortirait qu’en le domaine culturel, à tout le moins (et il était par excellence le terrain d’élection de l’élite), une grande unification est en voie d’achèvement, dans la société française, avec pour résultat qu’il n’y a plus d’élite, ni même d’élites.
Les droits de succession et l’impôt sur le revenu – desquels n’ont su s’accommoder, en les tournant, que les milieux d’affaires – avaient assuré de longue date les conditions de cette révolution tranquille, invisible, plus efficace cependant, plus profonde et plus durable que la révolution bolchevique en Russie ou que toutes les révolutions sociales patentées. À la classe traditionnellement cultivée ils avaient enlevé, pour peu qu’elle ne fût pas affairiste, les moyens de l’aisance minimale pour persévérer dans l’être et s’assurer l’indispensable loisir intellectuel.
La télévision, longtemps la même pour tous – assez longtemps en tout cas pour que le mouvement fût devenu irréversible –, a été l’un des instruments majeurs de ce grand processus d’unification culturelle d’où devaient sortir laminées les élites au sens ancien du terme.
L’autre rôle majeur dans cette évolution fut tenu par le regroupement en un seul, voulu par la Ve République dès les deux septennats gaulliens, des divers systèmes d’éducation qui dans le passé coexistaient sans se mélanger ni même se toucher, « libre » et étatique, confessionnel et laïque, général et professionnel ou technique.
On ne peut tout à fait s’extraire de l’esprit l’idée qu’il y eut chez le général de Gaulle un geste de vindicte à l’égard des classes dirigeantes traditionnelles, dont il n’avait pas pardonné l’attitude majoritaire pendant la guerre, dans la décision qu’il prit, sous son second mandat, d’ouvrir toutes grandes les portes du lycée aux enfants de toute origine sociale. Les portes de l’université céderaient bientôt après. Sans doute les unes ni les autres, officiellement, n’étaient-elles closes à personne auparavant. Mais il fallait pour les franchir des mérites exceptionnels quand on n’appartenait pas de naissance aux milieux culturellement prédestinés à un enseignement de la meilleure qualité. Et certes les objectifs de la réforme Fouché de 1967 traduisaient-ils un désir légitime d’assurer un renouvellement fondamental et démocratique du recrutement des élites. Si fondamental fut ce renouvellement en effet que l’un de ses résultats essentiels, encore une fois, c’est qu’il n’y aurait plus d’élites. Tout le monde serait élevé à la même école par les mêmes « enseignants », ou peu s’en faut; tout le monde regarderait à la télévision les mêmes idioties; et la fille du général maurassien pourrait dire à table, sans étonner le sénateur ni la femme de l’académicien : « Elle est chiante, la prof d’histoire-géo, c’est pas croyable ! » (—> CHIER, DÉGUEULASSE).
En échange le fils de l’immigré italien pourrait découvrir Marivaux ou Gramsci. Et sans doute il y aurait des individus très instruits. Mais très instruits dans tel ou tel domaine particulier – très instruits, mais pas éduqués; et bien élevés encore moins.
Le système ne produit plus, au mieux, que des spécialistes et des experts, c’est-à-dire des techniciens, toujours, au champ de compétence sans cesse plus étroit. Sa grande victime est la culture* générale. Elle est d’ailleurs presque ouvertement pourchassée par l’idéologie vertueuse, au moyen d’une assimilation rituelle à la culture bourgeoise. Les dernières tentatives d’évaluation dont elle peut faire l’objet — les grands oraux de l’ENA, par exemple — sont régulièrement dénoncées comme futiles, mondains, archaïques, et comme des instruments de la ségrégation de classe, parce qu’ils n’ont rien à voir avec le « programme ».
Or le « programme » est sacro-saint. Non seulement ce qui n’est pas dans le « programme » n’a pas à être su, mais il est même inadmissible, et très suspect idéologiquement, d’y faire lointainement allusion.
Moyennant quoi des agrégés de lettres modernes ou de philosophie peuvent très bien n’avoir jamais entendu prononcer les noms de Webern, de Stravinski, d’Edward Munch ou de Calderón (pas au programme). Des agrégés de physique prennent Clemenceau pour un amiral, quand ce n’est pas pour un poisson. Des agrégés de mathématiques paraissent surpris d’apprendre qu’il y eut des siècles, et des styles. Mieux encore, des agrégés d’histoire, devant un tableau avec des personnages en costume d’époque, hésitent à décider s’il figure la cour des Valois ou bien un salon bourgeois sous le Second Empire.
« On a pas fait histoire du costume. »
D’ailleurs ils ne savent pas qui est Ninon de Lenclos, ni Giordano Bruno, ni le maréchal Lannes. Ils n’en ont jamais entendu parler. Et si l’on ne peut dissimuler un peu de surprise, tout de même, c’est tout juste s’ils ne vous méprisent pas un peu, intellectuellement, d’avoir de l’histoire une idée superficielle à ce point, et le cerveau encombré de ces détails de magazines pour grand public, les personnages.
Ils ne savent pas reconnaître un bâtiment du XVIIIe siècle d’un bâtiment de la Renaissance, mais ils sont incollables sur le cours des grains en Limousin pendant les treize années de l’intendance Turgot — pas dans le Limousin tout entier, bien sûr, mais dans les onze paroisses sur lesquelles ils ont travaillé.
De toute façon, les « élites », au sens de la fameuse coupure entre la masse des citoyens et les élites, ce ne sont pas au premier chef les agrégés, et moins encore le corps enseignant dans son ensemble; mais plutôt les élus, les grands commis de l’État, les technocrates, les grands patrons de l’industrie et de la finance. Or aucune de ces catégories sociales ne semble coïncider avec l’image et les définitions anciennes d’une élite.
Aux élus il faut reconnaître, toutefois, un sérieux avantage étymologique. Élites et élus sont cousins, étroitement apparentés par élire. Les élus feraient donc les plus « naturelles » des élites, et sans doute les plus démocratiques. Mais dans les faits cette assimilation n’est guère convaincante.
Aux journalistes, et particulièrement à ceux de la télévision, par définition les plus visibles, il est périodiquement reproché leur caractère censément élitaire, voire élitiste. Non seulement ils feraient partie des élites, mais ils y appartiendraient de naissance, pour la plupart, car ils seraient recrutés presque exclusivement parmi les couches culturellement favorisées de la population, ou dans la classe bourgeoise, selon les terminologies en cours.
Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’y paraît guère, en général. Mais les « classes culturellement favorisées », de nos jours, ce sont celles qui habitent des maisons modernes et raisonnablement confortables aux cloisons de siporex, dans des faubourgs sans haine raciale et sans autres violences que les petits rackets coutumiers du lycée – l’équivalent sociologique, en somme, un demi-siècle plus tard, des hôtes des pavillons de banlieue. C’est là beaucoup de monde pour faire une élite, et même plusieurs.
Mais il est tant question de la « fracture sociale », bien plus encore que du gouffre qui sépare les élites de la masse, que ces deux solutions de continuité, dans le non moins fameux « tissu social », finissent par se recouvrir et se confondre presque, au sein de l’inévitable « France à deux vitesses »; de sorte que c’est tout juste si ne se trouvent pas constituées en élites, à leur corps défendant, et par défaut, par grand défaut, les quelques millions de Français qui se trouvent simplement n’être pas au chômage, n’être pas à la rue, n’être pas immigrés clandestins ni n’avoir maille à partir avec la justice – à moins que ce ne soit sous l’inculpation de recel* d’abus de biens sociaux, ce qui est éminemment compatible, au contraire, avec l’appartenance aux élites nouvelle manière, et même est bien près d’en figurer la quintessence folklorique.
Renaud Camus, Répertoire des délicatesses du français contemporain, Points.

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

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