catégorie : Autre

Publié le Catégorisé comme brouillonne de vie

Où vont les mots que j’oublie

Je me dois de prévenir le  lecteur que je connais mal la langue française. Mon vocabulaire est très limité. Pour le peu que j’en ai, je n’ai de cesse de chercher et de perdre mes mots, quand la grammaire, censée les assembler, également semble vouloir me narguer.  Dans l’écriture, un certain rythme,  une voix presque, des rencontres de sonorités me sont de plus sûrs guides que le sens. Écrire souvent s’apparentant à une promenade en forêt, une forêt toujours inconnue puisque je suis citadine, avec les mots comme des arbres parmi lesquels je circule et dont j’ignore les noms. Si je vise le sens, je n’atteins que sa fuite. Fugacité d’une biche, suspensions momentanées de la lumière prise dans la poussière qu’un rayon un instant déjà oublié révèle. De la littérature, je ne sais pas plus.  Et ce non-savoir que je ne peux justifier me paraît juste. Même s’ils me plaisent, je ne me reconnais pas chez les lecteurs savants, critiques, connaisseurs, eux, de la littérature. La lecture d’un livre me submerge-t-elle,  j’en oublie  presque aussitôt tout – le titre, l’auteur, l’intrigue – dès que je le referme. Alors même que je suis mordue, que je me crois – avec mon goût du drame – marquée à vie, la cicatrice déjà se referme, s’efface. J’habite l’oubli, c’est mon handicap, ma séparation d’avec le monde. Raison possible de ma réclusion.

C’est pourquoi j’essaie ces jours-ci d’imaginer ce qui d’autre que les mots possiblement circulerait entre les êtres humains. Se pourrait-il que ce soit quelque chose d’absolument indépendant des mots. Ou ne s’agit- il que de ce qui se lie aux mots, là où ce n’est pas le sens. Là où les mots  nous enchantent,  nous tuent, nous minent, nous ensorcellent.  Nous marquent physiquement où nous ne savons plus rien de notre corps, quand il s’agit peut-être du corps, plus qu’en aucun autre lieu. Un corps oublié par l’image, abandonné, rendu à lui seul même.

 

 

Je connais secrètement, et je  ne suis pas la seule, des lieux du corps palpables et invisibles. Ces lieux avec les mots ont-ils le moindre lien ?

 

 

Que des femmes vivent là, confinées parfois, où les mots n’ont pas de sens .

 

 

         Chairs déprises dans le tourbillon lent de sa fuite.  Quelle autre vie s’en ouvre ?

 

 

                  Que se retient de la chute du sens.  suspension  mouvement  ressac,  vertige.

 

 

Je passe de l’ombre à la lumière, je sors du métro avenue Fragran, il y a toute cette lumière quand le jour est gris, les bâtiments hauts. Je descends l’avenue, cherche la rue, cherche la porte. Aurai sonné, grimpé deux étages d’un escalier en colimaçon, pousserai une  porte, un court et sombre couloir pénétré, comme face à moi s’ouvre, l’éclairant, une porte sur la silhouette d’un homme qui de la main gauche m’en ouvre une autre, sur le côté, m’introduisant dans une pièce où je l’attendrai dans un canapé Chesterton, si je le veuille bien. Je m’assieds. Il reviendra me chercher,  me fera pénétrer dans son cabinet, me désigne un fauteuil, s’assoit dans le sien, dit : « Qu’est-ce qui vous amène ? »  Je dirai la phrase que j’ai préparée, qui n’est pas de moi, et puis beaucoup d’autres, que j’ai oubliées.  La lumière est maintenant derrière moi, face à moi son visage.

La phrase préparée : « J’ai fait table rase ». Elle est de Pierre Rey quand il arrive chez Lacan. C’est son  livre « Une saison chez Lacan » qui m’a décidée. Je veux que les choses se passent pour moi comme pour lui : soit que mon analyste m’autorise à devenir analyste, soit que je mette à écrire et publier des livres. Sinon, que je réussisse mon suicide, comme « le gros », ami de Pierre Rey, dont Lacan lui lui dit, au moment de sa mort : « Qu’auriez-vous voulu qu’il fît d’autre? »

 

 

[…]

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

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