Mehdi Belhaj Kacem et la théorie du complot

Publié le Catégorisé comme philosophie Étiqueté , , , , , , , , , , ,

extraits:

que la thématique du complot se confond peut-être bien avec la littérature elle-même… identité du littéraire moderne et de la persécution… théorie oblique du complot

la question de la phrase… je suis obsédé par cette question de la phrase. et plus exactement à ce qu’à mes risques et périls j »appellerais les phrases héroïques… questionnement sur l’héroïsme venu à la lecture de Philippe Lacoue-Labarthe… espèce d’antonin artaud de l’université  … héroïsme qui est celui de baudelaire ou de benjamin … « qu’on peut soutenir que la littérature moderne ne naît non pas avec le roman mais avec l’auto-biographie…  » la question autobiographique s’est mêlée à un délire du complot … héroïsme moderne … lien entre héroïsme autobiographique et thématique du complot … Benjamin : la modernité doit se placer sous le signe du suicide ; suicide n’est pas un renoncement mais une passion héroïque … c’est la conquête de la modernité dans le domaine des passions et c’est vers cette époque que l’idée du suicide a pu pénétrer les masses laborieuses … on se dispute une gravure qui représente le suicide d’un ouvrier anglais par désespoir de ne pouvoir gagner sa vie… 

tous ces littérateurs ont été pauvres…

« DES PHRASES QUI SAUVENT LA PEAU » : ENTRETIEN AVEC MEHDI BELHAJ KACEM

Posted by infernolaredaction on 29 septembre 2014

ENTRETIEN avec Mehdi Belhaj Kacem.

Mehdi Belhaj Kacem marche sur le fil du fil-de-fériste entre Artaud et la théorie du complot, poussé aux extrêmes par la philosophie et la poésie maudites. Il transcende le dispositif de la conférence pour en faire une performance miraculeuse dès son apparition, jusqu’à sa disparition. Le geste est écrit à l’avance puis incarné sur un plateau de théâtre. Au sortir, à la lumière du jour, l’impression d’avoir traversé des nuées d’obscurité à la mesure d’une fin de pièce de théâtre de Roméo Castellucci, perce le fond de l’air et on reste planté sur place d’émotions saturées. Cela a lieu le samedi 20 septembre 2014 à Guéret au théâtre la Fabrique sur les grands chemins ouverts par Pierre Michon et Antonin Artaud, lors des neuvièmes rencontres de Chaminadour. Rencontre avec ce « crevard », dixit Pierre Michon, cet être qui étale par ses trous la haine contemporaine de la pauvreté sous les feux pâles de sa somptueuse guenille nocturne.

Inferno : Pouvez-vous revenir sur le titre donné à votre conférence : « Artaud et la théorie du complot », avec pour toile de fond, peut-être cette première interrogation, quels sont les effets des écrits nombreux que vous citiez lors de votre intervention sur votre pratique scénique ?

Mehdi Belhaj Kacem : Après n’avoir rien fait pendant près de deux ans, plongé dans une sorte de nihilisme qu’on ne peut évidemment pas ne pas apparenter à la haine de la culture d’Artaud, cette demande d’intervenir dans le cadre des 9èmes rencontres de Chaminadour surgit. On m’a téléphoné et proposé de faire entendre ma voix dans le sillage de Pierre Michon et Antonin Artaud. Très rapidement il fallait livrer un titre lié à ma prise de parole. Avec mon côté punk attardé, moitié par provocation bravache, moitié pour aller droit à l’essentiel, j’ai choisi de l’appeler ainsi. J’ai beaucoup négocié avec l’université en jouant notamment avec ses codes. Peut-être est-ce cela que j’ai appelé hier la micro-transgression. Devant la position du philosophe qui dit aux autres quoi faire, tout ce que je peux livrer est une performance d’acteur. Ce que je suis en mesure de faire, c’est de la théorie en tant que performance. Je ne réfléchis pas à savoir comment vais-je articuler mes propos. Ce qui n’exclut pas, au contraire, une certaine forme de calcul, au sens que Hölderlin donnait à ce terme.

J’ai lu Artaud et Debord très tôt avant de m’engager du côté des grands massifs universitaires : Kant, Hegel. Mon but n’est pas de dire aux autres faites ceci, faites cela, la réponse réside dans le geste même de la conférence. Si j’ai rompu avec Alain Badiou, c’est précisément pour en finir avec cette figure du philosophe qui sait tout sur tout et qui se permet de dire aux autres quoi faire. Ici se tient au fond la question de l’héroïsme et la différence entre héroïsme de la phrase et phrase héroïque. Badiou cherche un nouvel héroïsme à la fois guerrier et militaire, au sens du général en chef qui dirait à son commandement : « Allez-y ! Faites vous trouer ». Pour moi, l’héroïsme aujourd’hui correspond à ceci : « on y va soi-même ou on ferme sa gueule ! ». C’est en réalité une position très anarchiste, elle s’efforce de tenir compte de la liberté de chacun.

En relisant la Conférence du Vieux Colombier, ce que je pensais est parfaitement exprimé par Artaud : « car aucune guerre ne vient du hasard et il y a toujours quelqu’un qui la déclenche et qui se garderait bien d’aller s’y faire tuer, n’est-ce pas Staline, ô cher maréchal des pompiers. ? ». Pour moi c’était vraiment cette réponse indirecte d’Artaud à Badiou.

Inferno : Au sein de votre conférence à propos des littérateurs maudits ballotés par la pauvreté et la persécution, vous dites que depuis Rousseau ces écrivains qui ont tenté de porter la littérature à ses limites, se sont trouvés automatiquement, biographiquement suicidés et confondus à l’intérieur d’une narration complotiste. Ici vous affirmez qu’il s’agit d’une question politique, laquelle ?

Mehdi Belhaj Kacem : Pour répondre à cette question, il faudrait prendre cas par cas. Mais, à chaque fois, Artaud compris, il n’y est pas allé de la figure faiblement romantique et cliché de l’artiste génial par principe persécuté par la société, mais concrètement, avec des données chaque fois singulières, d’une situation platement politique. Le cas de Rousseau est vraiment paradigmatique et c’est très difficile d’en parler comme ça, car c’est évidemment un peu biographique.

Cette conférence d’hier m’a demandé beaucoup de courage pour l’écrire. J’ai dû mettre quatre mois pour l’écrire parce que je ne faisais plus rien. Trois mois d’angoisse et un mois de larmes : larmes de souffrance et de libération à la fois, c’est pour ça que je cite Michon, à qui je dois d’avoir fait cette conférence : atteindre à un état « entre rire et sanglot ». Si j’avais eu le temps, j’aurais parlé de l’humour terrible, sardonique, presque satanique d’Artaud, qui fait penser au Büchner revisité par Berg (Woyzeck, cas exemplaire du prolétaire persécuté) : pour montrer la monstruosité tortionnaire et persécutrice de l’humanité, le grotesque est la meilleure arme. Mais c’était ça la violence : je voulais en finir avec tout ce cauchemar de la culture, et là d’un seul coup, Artaud sous l’invocation de Pierre Michon. Ecrasant. Soit je me défilais, soit j’y allais : mais alors c’était carrément. Et donc voilà pour aller droit au but, forcement le cas de Rousseau résonne avec cette phrase d’Artaud : « j’ai toujours eu l’impression que la société a toujours eu cette obsession maniaque à me chercher des poux dans la tête, à moi qui ne lui avait rien fait ».

C’est de ça qu’il s’agit : de gens qui rendent service à la société qui ne leur rend non seulement rien, mais les punit pour ça, exactement comme l’esclave ou le prolo, d’où les notations très précises, et terribles, de Benjamin sur ce point : sur les ouvriers qui se suicident « héroïquement », dit-il, s’identifiant à eux comme il s’identifie à Baudelaire. Rousseau a fait du bien à la société et la société ne lui a pas dit merci. La pensée de Rousseau a changé le monde pas seulement politiquement, on lui doit la révolution, mais la littérature moderne, le lyrisme moderne. Cela naît avec Les Rêveries du Promeneur Solitaire notamment. L’autobiographie, genre littéraire moderne par excellence, comme dit Lacoue-Labarthe, voit le jour avec Les confessions. Dans tous les autres cas que j’ai cités, il y a quelque chose de sacrificiel. Dans chaque cas, l’autobiographie au sens héroïque, « suicidaire » de Benjamin, a joué un rôle majeur. Pensons tout récemment au Panégyrique de Debord, au Coma de Guyotat… Ce sont des gens qui apportent à la société et la société quelque chose d’essentiel, et la société les a punis pour ça.

Allons droit au but : on s’est empressé de faire des « poètes maudits » le cliché que l’on sait. La question qu’on ne s’est jamais posée, et elle est directement politique : pourquoi est-ce avec l’avènement de la modernité elle-même, la Révolution, que tout à coup tant de poètes deviennent « maudits », dans les conditions notoirement « christiques » que l’on sait (Hölderlin, Rimbaud, Artaud…) ? Dans mes travaux, j’ai esquissé un début de réponse : la modernité est beaucoup plus platonicienne qu’elle ne croit. La Révolution française, c’est l’exécution, à vingt-trois siècles de distance, de La République de Platon. Du coup, effet collatéral étrange : l’exécution, pour ainsi dire testamentaire, de la fameuse exclusion du poète. Personne à ce jour, surtout pas en philosophie, n’a voulu analyser ce détail troublant. Les Tragiques étaient des superstars à Athènes ; nous, nous avons Johnny Halliday, et devons nous réunir dans nos ghettos pour parler de Hölderlin et d’Artaud. Et nous trouvons ça normal.

Mon seul propos est de dire, le plus sobrement possible (ou alors avec un pathos et une rage rentrées, comme hier) : ça ne va absolument pas de soi. Il n’y a pas la moindre nécessité à ce qu’il en soit ainsi, et pourtant nous nous résignons docilement à nos « boîtes », comme dit Hölderlin. Ça pose la redoutable, et bien plus grave qu’on ne croit, question de cette étrange équivalence, qu’on nous dit aussi nécessaire que la météo ou la précession des équinoxes, entre démocratie et « médiocratie ». Le problème, dont j’ai parlé hier et dont mon travail livre une longue analyse, de la « postmodernité ». Notamment dans ce texte central dans mon travail philosophique, Algèbre de la Tragédie, qui ressort ces jours-ci, sans doute parce que presque personne ne l’avait lu à sa sortie…

Donc ce n’est pas identificatoire, je n’ai pas eu un calvaire comme Rousseau, pour ne rien dire d’Artaud. Mais disons que j’estime faire un travail d’utilité publique, philosophique. Et là, j’étais prêt à laisser tout tomber sans être pour autant imbibé de ressentiment. Une grande tristesse m’habitait, mais ce n’était pas une tristesse pour moi, de l’auto-apitoiement. C’est une tristesse pour tout le monde, pour l’état où nous en sommes arrivés sans nous battre. Mais c’est surtout une colère qui m’habitait alors qu’on ne sait plus exprimer la colère. A moins qu’il y ait quelqu’un qui ait le génie de nous refaire Artaud, mais ça n’arrivera pas. Ce n’est jamais comme ça que cela se passe. Ce que j’ai essayé de faire hier, c’était de restituer l’intensité d’Artaud, par de tout autres détours, sans faire « du » Artaud. Surtout pas !

Dans un documentaire sur Lacoue-Labarthe, il est à l’hôpital psychiatrique avec des commissures noires autour des lèvres. Ce documentaire faisait parler des écrivains sur l’amour. Lui il est là à l’HP, il parle de Hölderlin et de l’amour à une étudiante, c’est bouleversant. Il dit des choses avec son corps tremblant sur Hölderlin qui n’ont jamais été dites, il trouve la ressource de le faire même dans cet état-là. Dans une discussion avec Jean Luc-Nancy il a cette phrase : « je crois avoir compris comment faire la même chose que Hölderlin pour aujourd’hui ». Jean-Luc Nancy lui dit : « eh bien, fais-le ! » Moi, je sais qu’il l’a fait. Et j’essaie de faire en sorte que ça fasse son chemin. Comme ça, Artaud lui aussi continuera à hanter quelques consciences, à se battre pour nous. C’est de ça qu’il s’agit : d’agonistique. Il ne s’agit pas de faire « comme » Hölderlin. Il s’agit d’élaborer une opération sophistiquée qui agisse sur notre époque comme Hölderlin sur la sienne. Et Lacoue l’a fait.

Quant à moi j’étais tout près de laisser tomber, puis les choses finissent par arriver. Je m’étais installé dans un romantisme posthume et en même temps un cynisme gentil. J’avais vraiment une alternative, je pouvais -et peux encore!- faire autre chose si je veux. C’était devenu trop dur, ce merdier de l’écriture, d’une philosophie qui se tienne, novatrice et rigoureuse, hors-université. Récemment, un universitaire américain a dit tout haut sur mon travail quelque chose que je n’osais même pas penser tout bas ! Je cite son texte dans une lettre ouverte à Tristan Garcia que je publie très bientôt. En France, on me « pisse à la gueule », comme disait Artaud. J’aurais pu tout arrêter, j’ai failli. Mais cela impliquait, par exemple, de rompre avec la plupart mes amis. Depuis deux ans non seulement je n’écrivais plus, mais je ne lisais presque plus et me disais : « je vais laisser tomber tout ce merdier, c’est trop difficile, douloureux ». Au début on commence à écrire pour des questions narcissiques, bien sûr, quand on est tout jeune, Michon parle très bien, avec son « cynisme gentil » à lui, de tout ça : les écrivains du dix-neuvième veulent baiser avec des duchesses, les peintres du dix-septième avec des princesses… mais un jour ce n’est plus du tout ça. Quelque chose vous tombe dessus dont vous être redevable ; c’est une responsabilité. On le ressent vraiment comme un devoir d’intérêt public. On travaille à ce qu’a pu nommer Lacoue-Labarthe après Benjamin à la tache, le courage. Et malheureusement, tout ce qu’en France on continue à vous renvoyer la plupart du temps, ce sont des petites considérations personnelles, narcissiques.

Cela m’agace lorsqu’on dit que je suis un philosophe autodidacte par exemple, j’en ai marre d’être assimilé au bon sauvage. Je suis le premier philosophe à avoir eu un colloque à l’ENS à trente-neuf ans. Il y a des « cahiers d’études kacémiennes » qui sont nées. Des universitaires pointus, les meilleurs normaliens. En anglais, je suis traduit par la traductrice de Deleuze. Eh ben non : tout ce que le « citoyen » te renvoie, c’est l’idéologie Star Académy, sans exclure le citoyen soi-disant lettré ou artiste. « Cher MBK, on se prend pour le Christ ? Vous prétendez avoir un système philosophique ? Allons, allons… c’est fini tout ça… » L’ENS, depuis presque deux siècles, c’est 80% des grands philosophes français ! Eh ben non, le seul but c’est de « mettre en boîte », de caricaturer. Et la vérité est que je suis encore trop lâche. Je ne dis que le dessus des choses.

J’aimerais bien qu’il y ait des non-universitaires qui s’emparent de mon travail. Pour l’instant ce sont des normaliens, des universitaires, qui écrivent les choses les plus intéressantes sur mon travail. J’exagère un peu, il y en a deux ou trois qui ne le sont pas… Ça finit donc par prendre, mais le but au départ était quand même de donner des armes à des gens qui ne sont pas spécialement universitaires. Et, soyons très clair et arrêtons de tourner autour du pot : depuis onze ans, parfois de manière incroyablement et inexplicablement violente, des gens n’ont cessé de vouloir, pour le dire gentiment, des gens ont voulu me mettre des bâtons dans les roues. C’est triste que l’histoire doive se perpétuer à ce point, si stupidement. Je ne joue pas au « maudit ». J’aurais aimé -j’ai écrit récemment d’autres textes là-dessus- échapper à cette putain de « malédiction », si vous me passez l’expression. Mais non. C’est pourquoi à la fois j’ai pris les détours de beaucoup d’autres créateurs pour faire ressentir Artaud, mais aussi, bien entendu, prendre le détour d’Artaud pour parler de cette étrange maladie persécutrice qui s’abat systématiquement sur quiconque essaie de faire quelque chose de réellement différent. Ce n’est pas moi qui suis un « cliché », c’est la société qui fonctionne toujours et encore, non seulement par clichés, mais, surtout, par toujours les mêmes mécanismes automatiques de mise au ban. Et ce que je dis est très simple : bien sûr que c’est triste pour tous ces grands noms : rien ne peut racheter leur souffrance, leur martyre ; il n’y a pas de rédemption (sauf immanente : le bonheur de la pensée, de l’écriture eux-mêmes, du poème). Mais c’est surtout triste pour toute la société.

Inferno : Vous diffractez le prisme consensuel de l’écriture, de l’art en tant que chemin vers l’émancipation pour au contraire la rapprocher de la démarche du prolétaire, de l’ouvrier et de la machine. L’écriture aliène, semble-t-il, le littérateur d’avantage qu’elle ne le libère ?

Mehdi Belhaj Kacem : Non, il y a les deux plans dans l’écriture. J’en parlais avec Tristan Garcia, même dans les pires moments, j’ai le sentiment avec l’écriture d’avoir vécu librement. Même si le prix à payer était très lourd. On se retrouve dans l’état du sous-prolétaire. Walter Benjamin là dessus a tout dit ; à la fois on s’émancipe et en même temps on meurt jeune, on devient fou. C’est ça qui est complexe, on se reconnaît dans tout ce qu’ils ont écrit et peut-être le devoir est de ne pas tomber dans le piège du maudit. La leçon devrait être ça : tirer de leurs exemples de quoi échapper à la fameuse « malédiction ». Mais c’est dur, parce que c’est la société qui reproduit les mêmes procédures, à la fois « adoucies », mais en un sens aussi en pire, parce qu’en beaucoup plus tentaculaire qu’avant, étouffant. On parle beaucoup des poètes maudits mais jamais des philosophes maudits. Je pense à des gens qui ont fait des choses consistantes hors des murs de l’université: Rousseau, Kierkegaard, Marx, Nietzsche, Benjamin, Bataille, Blanchot, Debord. Tous « maudits », a des degrés heureusement divers. Mais, dans tous les cas sans exception : persécution. Littéralement, platement, « sociétalement ».

J’avais écrit un texte d’adieu pas pathétique, simplement un texte pour signifier que je veux m’occuper de moi, devenir joueur de poker professionnel, je sais que je peux. J’en étais arrivé pendant quelques mois à un salaire normal, de quelqu’un de normal, et aurais pu aller plus loin ! Simplement cela me prenait tout mon temps, c’est une activité à part entière. Je voyais mes copains qui parlaient de littérature et de philo et moi je n’avais qu’une envie c’était de parler de mon tournoi de poker (rires). La situation était un peu pathétique, au sens mou du terme (rires). C’était faire un choix à la Rimbaud, soit tu laisses tomber, soit tu te sens obligé de continuer. Je disais dans ce texte que j’aimerais bien être celui qui sort de cette loi de malédiction. C’est à ce texte que répondait l’universitaire américain, grand poète par ailleurs, un érudit, qui a tout lu, beaucoup plus que moi. Il me disait : Bataille, Blanchot, Debord (entendons : les autres « autodidactes »)… ils n’ont pas fait un système philosophique. Vous, si. Il m’a même dit des trucs… Il m’a lu, sans préjugé, c’est tout. En France, on s’est juste foutu de moi, on m’a ridiculisé sans me lire. Donc, bien sûr que je me suis senti persécuté, et pas qu’un peu. Voilà, c’est dit.

Nietzsche devient fou, Kierkegaard meurt à 42 ans, Benjamin se suicide, Bataille 67 ans, sa longévité vient sans doute de ses expériences communautaires. Mais enfin, comme disait Duras un peu apitoyée : « Georges, à soixante ans, il était encore là à vous demander cent balles ». Blanchot, il s’en est le « mieux » tiré, il meurt à 92 ans. Mais enfin, il a vécu toujours dans la pauvreté, souvent extrême. Pendant des dizaines d’années, il a vécu sans eau chaude ni électricité. Il y avait une sainteté chez Blanchot sur ce point, presque un peu agaçante d’ailleurs, il n’en parle pas, ne se plaint pas (sans doute pour « expier » ses engagements politiques d’avant-guerre). Je préfère encore Artaud qui se plaint, qui invective, qui déclare qu’il a été interné, qui raconte et accuse directement. J’espérais échapper à cette malédiction. Le but au début : parvenir à faire sortir la philosophie de l’université, faire quelque chose de différent. Il est évident que c’est beaucoup de travail, de brouillons, d’errements pour arriver à quelque chose qui se tienne, j’y arrive depuis 8 ans. Mais tout le monde s’en fout, ou presque, et c’est dur. Et des gens, oui, pas mal de gens, ont tout fait, je dis bien : tout ce qui est en leur pouvoir, pour que je finisse dans le caniveau.

Lacoue-Labarthe, dans un colloque, commence comme ceci :« Mon cher Jacques, je m’étais pourtant juré de ne pas y céder, de faire tout pour l’éviter, de pas me laisser entraîner. Une phrase, un peu trop emphatique mais obstinément récurrente, le disait : je ne veux pas sombrer ; je ne veux pas de ce retour, sans cesse, des mêmes démons ; je ne veux pas cette sorte de « ressassement éternel » » (MBK pleure). Hier, si j’avais commencé avec cette phrase, j’aurais pleuré tout le temps. Je pleurais tout le temps en lisant ma conférence, et, en prononçant cette seule phrase tout seul dans la rue, même intérieurement, je pleurais à chaque fois.

C’est bien de passer par un nihilisme sans méchanceté, dépouillé de ressentiment. De mettre en cause l’ensemble de la culture, de traverser une crise comme je viens de le faire : après ça, on ne peut plus qu’aller à l’essentiel. Mais cette imposture du n’importe quoi « démocratique », du tout se vaut, de la superficialité, du toc est trop dure. Puis on n’a pas envie de la ramener en disant mais moi, c’est du vrai de vrai parce que moi aussi j’ai parfois triché, menti. Peut-être devrais-je dire merci à l’acharnement, au complot. J’ai vécu comme ça, c’est ma psychose, peut-être que je n’ai pas du tout était persécuté, peut-être que c’est dans ma tête, peu importe. Mais au moins ça m’a poussé à prendre les choses au sérieux. Maintenant je ne suis plus paranoïaque, je n’ai plus ces problèmes-là. Pendant 7à 8 ans j’ai été vraiment malade. Parfois je ne sortais pas pendant des mois de chez moi, je lisais l’Innommable de Beckett, j’avais l’impression que ce livre parlait de moi. Des phrases sauvent la peau. Kafka et Beckett aident à vivre, ils m’ont aidé à traverser ces périodes de grande paranoïa. Artaud, Debord, eux, m’ont sauvé la peau, à des moments très précis de ma vie. Tout simplement. Je raconterai tout ça un jour. C’est très dur de faire de la philosophie d’un certain niveau, hors des cadres habituels. On vous traite de mégalo, de prétentieux et à un moment on n’en peut plus. Mon travail n’a plus rien à voir avec tout ça depuis très longtemps, toutes ces querelles égocentriques.

On a envie de leur dire : « lisez les livres ! », mais personne ne les lit. On veut des étiquettes, des personnages. Blanchot c’est un cliché, Artaud c’est un cliché. Un copain me surnommait « Mehdi Blanchot » pour se foutre de ma gueule, parce que je ne sortais plus de mon trou (rires). Ça je le démontre dans mes travaux, c’est le platonisme spontané de faire des gens, de tout le monde, des clichés. Ça c’est une forme d’atrocité de la postmodernité, de cynisme dans l’art contemporain, dans la poésie : le Muppets show « gore » permanent. Tout de suite on épingle avec un cliché, on n’est que des marionnettes. Et un moment ça suffit. C’est quand même l’horreur de vivre dans cette disposition mentale-là. Après on s’étonne que les fascismes triomphent partout, mais nous, avec notre cynisme et notre mise à l’étiage de tout, notre méchanceté « démocratique », notre opérette de la cruauté permanente, est-ce qu’on vaut mieux spirituellement que tous ces fachos qui resurgissent partout ? On ne peut pas respirer dans un monde comme ça, ce monde je le refuse. Nous courons au suicide planétaire, l’humanité n’a peut-être que quelques siècles encore à vivre, et tout ce qu’on fait c’est des méchantes frivolités pour oublier nos responsabilités, plus écrasantes qu’aucune humanité avant nous. Au moins à 40 ans je peux pleurer, il y a toujours une fragilité serrée en moi. Mais maintenant je peux affronter cela, je peux leur dire en face : « allez vous faire foutre ! ». Si c’est ça le jeu, je ne joue pas, ça ne m’intéresse pas. J’écris beaucoup sur le jeu, c’est central dans ma philosophie, une philosophie très négative. La seule chose positive dans mon travail, qui atteint une dimension de salut, c’est le jeu. Donc c’est un combat contre un certain jeu postmoderne que je n’ai pas voulu jouer.

La vérité est que ce nihilisme postmoderne, cynique, sarcastique, faussement cool, c’est juste la surface des choses. La vérité est que l’état technologique où nous sommes parvenus, Artaud l’a très bien prévu et Debord, diagnostiqué, c’est que nous vivons dans un monde policier. Point. Une dame après la conférence est venu me dire : « c’est Big Brother. Mais vous devez continuer. » Internet, la NSA, les nanotechnologies qui bientôt se grefferont à nos cerveaux. Comment voulez-vous que nous ne devenions pas fous ? Que nous ne devenions pas tous des Artaud ?

Inferno : Avez-vous répété cette conférence ?

Mehdi Belhaj Kacem : J’ai très peu « répété », beaucoup relu intérieurement mais presque pas à haute voix, j’ai lu la première partie à une amie, complètement ivre, je n’ai pas pu finir car j’étais trop saoûl. J’ai beaucoup travaillé le texte. J’étais sur le fil du rasoir en le lisant hier et du coup ce sont les gens qui pleuraient. Je travaille beaucoup sur la catharsis, j’essaye de réinventer cette notion. Il n’y a rien de plus profond que la catharsis, comme je l’ai écrit dans Algèbre de la tragédie, qui ressort actuellement.

Dans le texte d’Artaud que j’ai lu, je pense que ça s’est senti que j’étouffais parce que je ne voulais pas pleurer ; c’est pour cette raison que je n’ai pas repris la phrase de Lacoue-Labarthe. Tout le monde s’est demandé si j’allais tomber, sombrer, mais bien sûr parce que j’ai été à deux doigts de sombrer, existentiellement. C’était ma vie aussi ; bien sûr. Je voulais avoir un rapport à la paraphrase, à la répétition créateur et dire : c’est la même phrase et ce n’est pas la même. C’est eux mais c’est en même temps un peu moi. C’est moi mais c’est surtout eux. Etc. Un rapport vivant à ces phrases, qui toutes résistent, héroïquement, à la mort, à la mise en boîte, à la persécution, pour ne pas dire la torture.

Ce que je cherche, c’est une sortie de la postmodernité à partir de la postmodernité. L’avant-garde, c’est fini depuis quarante ans. Nous devons faire avec ce que nous avons. Ce qu’on a compris, avec la fin des avant-gardes, c’est qu’on ne peut pas tirer la chasse sans cesse. On a fini extenués, sur les rotules, on ne peut pas passer son temps à faire table rase de tout. Nous sommes condamnés à répéter. Mais devons travailler à ne plus répéter comme l’a fait la postmodernité cyniquement cool, sarcastique, parodique, psychofrigide, comme je dis. A créer de nouveaux types de répétition, créateurs, novateurs.

Donc, c’est une répétition qui n’est pas venue de l’identification. Je ne dis pas je suis Artaud, Rousseau, Bataille. Mais si je ne dis pas que ces phrases me concernent, il n’y a plus rien. On est dans le commentaire glacé, les phrases sont mortes. Il faut avoir la bonne distance. Non je n’ai pas vécu la même chose qu’Artaud, mais si je lis le texte, je veux vraiment être dedans, c’est le paradoxe du comédien. Je les lis comme si c’était à moi que c’était arrivé ; bien sûr.

Lacoue-Labarthe est mon maître absolu là-dessus. Chez Badiou par exemple, il y a une forme d’héroïsme confortable, bourgeois, bureaucratique : « Allez-y, allez vous faire trouer la peau ! ». Quelqu’un m’a rapporté des paroles de Pierre Michon à mon égard : « Mehdi c’est un crevard, comme moi ». Silence pesant. J’ai répondu : « C’est le plus grand compliment qu’on puisse me faire ! » (rires) ma conférence était donc une sorte de variation autour de cette appellation… Avant la conférence il y a cet échange entre nous, on aurait dit du Beckett :
Pierre Michon : Mais qu’est ce qu’on fout là ?
Moi : A qui le demandes-tu…
Pierre Michon : J’ai tout le temps envie de pleurer.
Moi : Moi aussi, ça tombe bien.

Propos recueillis par Quentin Margne
septembre 2014

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

Top