Variations sur Deux notes, Philippe Cullard

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Jacques Muller, Mère et enfant, 1971Exposé à Strasbourg le 7 mars 1999, à la Journée d’étude Metz-Nancy-Strasbourg, « L’enfant, l’adolescent et l’agressivité ».

La partition de la symptomatologie infantile que Lacan expose, en quelques lignes denses, dans ses « Deux notes »1  remises à Jenny Aubry, peut en imposer, à une première lecture – parfois retenue dans notre communauté – pour une correspondance avec la dichotomie classique névrose-psychose.

Cependant, dans le commentaire de Jacques-Alain Miller intitulé « L’enfant et l’objet »2 , cette division de Lacan en, d’une part, symptôme relevant du couple des parents, et d’autre part, symptôme du ressort de la relation prévalente mère-enfant, n’est clairement plus référable à cette opposition simple de structure. Ce commentaire constitue, au surplus, une synthèse lumineuse de l’enseignement de Lacan et balise, de façon tout à fait renouvelée, le champ clinique et théorique de l’enfant dans la psychanalyse, non sans empiéter largement sur celui de cet enfant vieilli qu’est l’adulte. Plus qu’un pont, il établit même une continuité.

 

Avant d’illustrer cette thèse d’un cas, il importe de rapporter brièvement l’essentiel de ces deux textes complémentaires.

Les « Deux notes  » qu’il convient de lire, comme l’a montré Jacques-Alain Miller, en inversant l’ordre initial de leur parution s’ouvrent sur un constat dont Lacan prend acte: « L’échec des utopies communautaires. »

Ouverture politique, donc, et évocation probable, non seulement du mouvement contestataire de mai 1968 – puisque ce court manuscrit est daté de 1969 -, mais aussi de ces expériences qui ont jalonné le milieu de notre XXème siècle, qui visaient toutes, peu ou prou, à l’avènement d’un enfant libre, sinon d’un homme nouveau, en se passant des fonctions du père et de la mère, en tant qu’elles impliquent « la relation à un désir qui ne soit pas anonyme (1) », c’est-à-dire  » particularisé ».

De cet « irréductible » « résidu » (1) que constitue cette famille nucléaireseule apte à  » la transmission » de la sociabilité -(1), Lacan déduit une alternative simple quant au symptôme que peut présenter l’enfant issu du « conjungo ».

Soit, « le symptôme peut représenter la vérité du couple familial ». « C’est le cas le plus complexe, précise Lacan, mais le plus ouvert à nos interventions (1) « . Soit, et c’est le thème que Lacan développe le plus, « le symptôme qui vient à dominer  » – ce qui en suppose au moins un autre mineur – « ressortit à la subjectivité de la mère« , et c’est alors  » directement comme corrélatif d’un fantasme que l’enfant est intéressé ». « Il devient l’objet de la mère et n’a plus de fonction que de révéler la vérité de cet objet « , c’est dire qu’il « réalise l’objet a dans le fantasme (1) « . Le développement accordé à ce thème constitue sans doute une indication, tant d’une avancée théorique, que de la prise en compte d’une clinique nouvelle, contemporaine du « déclin de l' »imago » paternelle  » et de la prolifération des objets.

En résumé, « vérité du couple familial «  et « identification à l’idéal du moi » pour le premier thème, S1 ;  » vérité de l’objet a dans le fantasme de la mère  » et, quant au mécanisme, « réalisation« , le terme est souligné par Lacan, pour le second, S2.

Lacan ajoute que cette dernière variante, moins aisée à mobiliser, est en quelque sorte favorisée lorsque l’enfant présente dans le cours de son développement un symptôme somatique. Autrement dit, la maladie bien réelle d’un enfant, avec son éventuel enjeu vital et son si légitime cortège de culpabilité maternelle, de soins et de protections renforcés, l’expose plus encore. C’est un premier repère clinique, susceptible d’attirer notre attention, spécialement dans la phase diagnostique, et auquel vont venir s’adjoindre deux autres repères que développe Jacques-Alain Miller dans son intervention de 1996.

Enfin, et pour clore ce rappel des « Deux notes », il nous faut remarquer, non sans surprise – ce fut d’ailleurs le point de départ de ce travail -, que les termes de névrose et psychose que l’on trouve dans cet écrit viennent qualifier non l’enfant, mais la structure du désir de la mère.

Ces deux termes, névrose et psychose, sont par contre notablement absents de l’exposé de Jacques-Alain Miller au Colloque de Lausanne en juin 1996, au profit, semble-t-il, d’un usage large de celui de perversion, paradoxalement agrémenté du qualificatif de normale.

D’emblée, Jacques-Alain Miller pose, et c’est la formulation qui emporte la thèse, d’un « ou », d’un « Vel » particulier, du type  » la bourse ou la vie ! « , entre les deux thèmes du symptôme de l’enfant, S1 et S2, non homologue à la répartition névrose-psychose.

« La mère n’est pas suffisamment bonne, dit-il, quand elle véhicule seulement l’autorité du Nom-du-Père, il faut encore que l’enfant ne sature pas pour elle le manque dont se supporte son désir (2).  » Dit autrement, « il y a une condition de pas-tout », à savoir que l’objet-enfant, ce fétiche normal de la perversion normale du côté femme, « ne soit pas tout pour le sujet maternel, (…) qu’il divise, chez le sujet féminin, la mère et la femme (2) ».

Aussi, Jacques-Alain Miller est-il amené à introduire une subdivision nouvelle. « Si, dit-il, l’objet-enfant ne divise pas:
ou il choit comme déchet du couple géniteur,
ou il entre avec la mère dans une relation duelle qui le suborne au fantasme maternel (2). « 

Deux repères cliniques précieux, pour l’option S2, sont encore développés par Jacques-Alain Miller autour de l’angoisse maternelle ou paternelle, si tant est que « l’angoisse est bien le seul affect qui ne trompe pas », comme le rappelle Lacan.

Psychopathologie de la mère angoissée tout d’abord: « Plus l’enfant comble la mère, et plus il l’angoisse, conformément à la formule selon laquelle c’est le manque du manque qui angoisse. La mère angoissée, c’est d’abord celle qui ne désire pas, ou peu ou mal, en tant que femme (2). »   « L’accès de la mère à sa vérité (1) « , celle d’un sujet féminin divisé, est ainsi empêché par la consistance que l’enfant peut donner à l’être mère. Incidemment, on prendra ici la mesure de « la nature de semblant3  » de l’objet a, dont la consistance logique peut, dans cette occasion, passer au charnel. Incidemment encore, si la vérité dit  » Je parle « , le silence de la mère sur sa dimension de femme est un autre repère qui se déduit.

De l’autre côté, celui du sujet masculin, la paternité peut également susciter l’angoisse, signe alors, non du comblement du désir, mais du manque à être qui résulte pour lui de  » l’occupation  » de la mère par l’enfant. Dans une formulation symétrique à celle de Lacan concernant la mère, une femme pourrait ainsi aliéner en elle l’accès d’un père à sa vérité. C’est, peut-être,  » L’Homme  » pervers de « Télévision ».

Par contre, la  » père-version »4 normale du père pour le fétiche normal d’une femme doit en effet s’accommoder de cette tromperie, de cette  » divergence flagrante (2)  » du désir féminin pour l’enfant. Faute d’y consentir, le père angoissé « contraint son enfant à trouver refuge dans le fantasme maternel (2) « .

On pourrait donc conclure que si la paternité et la maternité heureuses impliquent le manque à être, le bonheur est … dans la castration.

Nous devons encore évoquer brièvement le fondamental Séminaire XI, et remarquer, tout d’abord, que cette partition en deux pôles des « Deux notes », n’est autre que celle de la « différence absolue », I-a, que le désir de l’analyste vise à obtenir, comme il est conclut par Lacan à la fin de ce séminaire. Souligner, ensuite, qu’elle n’est conséquente qu’au regard de l’opération primordiale double, nommée par Lacan « aliénation-séparation » : aliénation signifiante et séparation de l’objet a, qui implique au terme de la cure la chute des identifications et la déréalisation.

Rappeler, enfin, que si le premier de ces deux temps est rapporté à la « psychologie collective », c’est à propos du second qu’il énonce que le fantasme de sa mort est agité communément par l’enfant, ce qu’exemplifie l’anorexie mentale: « Le premier objet qu’il propose à ce désir parental dont l’objet est inconnu c’est sa propre perte ».5 C’est probablement là, le secret, l’énigme, de bien des tentatives de suicide ou conduites suicidaires, celui aussi de bien des ruptures amoureuses ou institutionnelles. « Peut-il ou peut-elle me perdre   » Ce qui nous amène au paradoxe central de l’agressivité.

Le jardin des délices, jérome boschEn effet, « l’intention agressive », écrit Lacan, dans « L’agressivité en psychanalyse »6 trouve une représentation élective dans « les images de mutilation, de démembrement, de dislocation », soit de séparation, et, cependant, il ne manque pas de rapprocher ces images de tel détail – images apparemment antinomiques, quoique regroupées dans « l’atlas des images agressives » de l’œuvre de Jérôme Bosch -, soit « ces sphères de verre où sont captifs les partenaires du Jardin des Délices », où il reconnaît la structure narcissique.

L’agressivité, mieux nommée « pulsion de mort » par Freud, est inhérente au processus d’assujettissement, elle n’est pas moins à l’œuvre dans l’expérience analytique même, à l’endroit de celui dont le malade attend qu’il le libère.

« Nous pouvons quasiment la mesurer dans la modulation revendicatrice qui soutient parfois tout le discours, dans ses suspensions, ses hésitations, ses inflexions et ses lapsus, dans les inexactitudes du récit, les irrégularités dans l’application de la règle, les retards aux séances, les absences calculées, souvent dans les récriminations, les reproches, les craintes fantasmatiques, les réactions émotionnelles de colère, les démonstrations à fin intimidante ; les violences proprement dites étant aussi rares que l’implique la conjoncture de recours qui a mené au médecin le malade ».7

Plus prosaïquement dit, il y aurait donc lieu de distinguer une agressivité normale, qui maintient le « un par un », de l’agressivité pathologique, narcissique, qui s’y oppose.

[…]

SOURCE : http://wapol.org/ornicar/articles/cll0105.htm

Notes:
  1. Lacan (J.), « Deux notes sur l’enfant », Ornicar?, n° 37, Paris, Navarin éditeur, 1986, p. 13-14. []
  2. Miller (J.A.), « L’enfant et l’objet « , Colloque EEP à Lausanne, 1er et 2 juin 1996,  La petite girafe, 18, Institut du champ freudien, décembre 2003, p. 7. []
  3. Miller (J.A.),  » De la nature des semblants  » (1991-92), cours inédit. []
  4. Lacan (J.),  » Le Séminaire XXII, RSI  » (1974-75), leçon du 21 janvier 1975. []
  5. Lacan (J.), « Le Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Paris, Édition du Seuil, 1973, p. 194 []
  6. Lacan (J.),  » L’agressivité en psychanalyse « , « Écrits », Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 104. []
  7. Lacan (J.),  » L’agressivité en psychanalyse « , Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 104. []

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

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