vieillir

Publié le Catégorisé comme brouillonne de vie Aucun commentaire sur vieillir
Vieillir. C’est assez terrifiant. Et il y a une honte. On aimerait mieux ne pas se montrer. On sent bien qu’on n’a pas tout à fait sa place parmi les images du monde, qu’on ne convient plus  – si tant est que l’on aie jamais convenu. 
 
Et donc, ça va prendre un peu de temps, encore, avant que je ne me fasse à cette nouvelle personne que le temps redessine… Sans que ça ne soit pourtant complètement dramatique, en fait. Gênant, je dirais. Parce qu’on est obligé de trouver d’autres ressources. Je dis on, mais je ne parle que pour moi. Je dis on pour me sentir moins seule. C’est moins gênant, justement.
 
Quand il semble que pendant des années son attrait n’a tenu qu’à la séduction de son image, à quoi on n’a jamais d’ailleurs jamais compris beaucoup plus qu’on ne comprend aujourd’hui son enlaidissement, mais qui conférait un certain pouvoir, dont on n’a pas fait grand chose, qui offrait un confort, qui était tout de même accueilli comme un avantage, à quoi on pouvait s’identifier. Même sans arriver à y croire, on peut s’identifier à sa propre beauté. D’autant qu’elle vous est renvoyée par le regard des autres. Une beauté, une séduction qui procurait un certain plaisir aussi quelquefois, des moments  d’affinité avec soi, avec un certain ordre du monde, les hommes, les femmes, tout le tralala. L’amour. Le sexe n’en parlons pas. C’est juste une question d’instants, de moments, pure affaire éphémère. Avoir trouvé le bon harnachement, le bon appareillage, la hauteur de talon, une nouvelle coiffure, des kilos perdus dans un chagrin d’amour et la cuisse dégraissée, une lecture, un RV, une volonté venue d’ailleurs, un impératif;  la confiance retrouvée, la rue, le dehors repris, la conquête, la légèreté, le bonheur d’avoir des jambes, d’en user, des pieds, posés au sol, hanches, marcher, aller, apparaître,  arpenter, pénétrer le monde, tête haut perchée, visage dans le recueil de l’air, l’oubli, la force.
 
Tout ça cohabite, en alternance, avec l’opposé exact, et certainement dans une proportion d’horreur plus importante qu’aujourd’hui, avec le fait de se voir laide (grosse, moche). Ce  sentiment déjà, inchangé, de ne pas offrir la bonne image. De faire trou dans le domaine des images. L’impossibilité de se montrer au monde. Si ce n’est qu’avec le temps j’ai fait provision de moyens d’y faire face. Ne pas se regarder dans les miroirs, trouver de plus en plus de plaisir à rester chez soi, et des amours aussi, comment ça compte, qui n’ont peut-être d’autres motifs que de rendre l’insupportable supportable, même si dans l’incompréhension la plus radicale. C’est la foi de l’un contre la foi de l’autre. L’autre me croit belle, je me trouve laide. Deux fois aussi bonnes l’une que l’autre : c’est contraire et ça fait l’amour. A côté de ça, pour faire face, supporter la perpétuation des contradictions et l’insupportable d’un désir de mort jamais éteint, épuiser tous les divans d’analystes. Jusqu’à peut-être, même pour eux, devenir trop vieille, être passée trop vieille, être passée de leur côté de l’âge et qu’ils n’y puissent plus mais. Enfin, cette histoire-là, je l’invente à l’instant, ne pas y prêter outre mesure attention. Mais, on trouverait, probablement dans ses plis, si on s’y attardait, si on les y brodait, les traits qui parleraient d’un changement de régime du désir. Et que ce changement ait à voir avec l’âge. 
 
Maintenant, avec l’âge, c’est autre chose qui se met en place. Quelque chose de moi est toujours moi, mais la jeunesse c’est fini. Ça mue. Une autre image se met en place. Une autre personne. Une inconnue, à laquelle il faut se faire. Et ça prend des ans.  Une inconnue, c’est l’inconnu. Il faut chercher d’autres ressources,  faire du balai à l’intérieur de soi,  se redisposer, se réaménager. À l’instar des vêtements, y a tous les trucs qui ne conviennent plus, qui ne sont pas de son âge. C’était soi, ça soutenait sa présence au monde, eh bien, c’est fini, ça n’a plus cours, il faut l’évacuer. Et bien souvent les trucs qu’on jette de rage par la fenêtre reviennent par la porte d’entrée dont ils ont encore les clés. Il faut trouver d’autres trucs,  accueillir du neuf qu’on ne voit pourtant pas venir tant on a les yeux rivés sur ce qui fout le camp. Comme devenir adulte, si c’est encore possible, prévenue qu’on est de la force de l’inertie. Toujours eu envie, de devenir adulte, jamais parvenue, ça serait le moment, l’instant. La femme-enfant à 18 ans ça passe. A 53, ça exaspère. Passer d’avoir été désirée à  trouver les moyens d’aller désirante au monde. Pas le pire mal, car si être désirée soutenait mon être, ça ne me facilitait nullement l’existence. S’en trouver étrangement obligée à plus de mobilité, de mouvements. Moi qui suis si statique. À cause de quoi, j’ai fini par trouver le tai chi, qui est du mouvement lent.
 
Et aussi pour avoir épuisé toutes les ressources d’une pensée tombée malade, stérile, à force de lui avoir demandé de pallier ce manque d’image. Ce qui n’est pas son job. Quelque bel air qu’elle se donne la  pensée ne fait pas corps. On aura beau s’y réfugier, tenter de s’inventer un corps de lettres, distinct de son corps propre, chercher ainsi à  le forclore,  à lui faire rejoindre l’absence de l’image, dans  un exercice  qui l’anesthésie et vous laisse à la merci de toutes les angoisses de la terre au moindre pas hors la pensée, hors l’être. // Cap alors au pire, en finir avec tous les antidépresseurs et autres somnifères, en finir avec tous les excitants que le corps ne processe plus, dans le blanc des yeux regarder l’angoisse. La traiter en amie, lui faire rendre son jus, dégorger ce qu’il est possible de ses vérités, renoncer à leurs quêtes. Beaucoup pleurer, faire pleurer. //
 
Et donc avec le tai chi, je me retrouve un corps. Et c’est un autre corps, hors image et hors corps, corps et hors corps. Intérieur et extérieur. Généreux, personnel, exquis. Un corps comme l’inconscient : qui ne calcule ni ne juge.  Je redeviens hystérique, au sens où mon corps se remet à me parler et c’est bon 😋. Alors qu’autrefois, c’était inquiétude, étrangeté, fracas, aujourd’hui, c’est accueil, curiosité, écoute. Reconnaissance (et reconnaissance des deux côtés).  Y a la méditation aussi  (dont le  tai chi est  une forme). ( Et tout ça, curieusement dans l’air du temps. Dans certains airs du temps.) 
 
Avec tout ça, la seule chose sûre, c’est qu’il ne m’arrivera jamais de me dire que je me sens toujours jeune. S’il y a certainement  le sentiment de quelque chose d’intimement immuable, la jeunesse, elle, c’est fini, voorbij.  C’est autre chose à la place.  Le commencement de la vieillesse, les choses qui se détruisent, s’abiment, dysfonctionnent. La vie apparaît constituée  d’une succession de vies différentes.
 
Mais mon image n’a jamais convenu. Ni jeune ni vieille. Quand d’autres, si bien vieux que jeunes, s’en sont sortis, s’en sortent, s’en sortiront. Ça n’est pas une injustice. C’est une question de mode de jouir, de marque (au départ). Je (me) suis damnée à n’offrir pas la bonne image ; je peux dire, avec quelques regrets, que j’y ai sacrifié ma vie (à mon absence d’image, à ce manque). La différence, d’hier à aujourd’hui, c’est que si mon image ne me convenait pas autrefois, une autre image m’était renvoyée par les autres. Une image qui paraissait répondre aux canons de la séduction. Au moins, aujourd’hui je ne rencontre plus cette image de mon propre fantasme dans le regard des autres.  Image qui ne s’apparentait d’ailleurs qu’en apparence à celle de mon fantasme, soit celle de l’image impossible, vraie, celle de l’image qui manque à l’image, à jamais forclose, l’image de soi. 
 
Je crois qu’on ne doit pas parler de ça. 
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