Lundi, 21 mai 2018 – 9h9

Publié le Catégorisé comme Hélène Parker Étiqueté , , , , , , ,

Bonjour Madame,

Je me permets de vous écrire encore, parce que je viens de recevoir la réponse à ce mail, que je vous transmets, de mon amie, qui m’a entendue, ce qui me fait plaisir. S’il vous paraissait que je ne dois pas vous écrire, vous me le direz, comme l’avait fait Berger en son temps.

Le film dont il est question, est un film de Chantal Ackerman, Jeanne Dilman, quai du commerce 1080 Bruxelles. Il passe en ce moment sur Mubi, c’est une merveille. Je crois qu’il y a moyen de s’inscrire à Mubi et de faire une semaine d’essai gratuite, ça en vaut la peine.

Il me semble que ce film m’a montré la racine de mon mal, cette identification à une mère ménagère dont je n’arrive pas à m’extraire.
Dans ce que je lui ai dit, France a entendu le rien et j’en suis heureuse, je ne pensais pas qu’il percerait si bien dans ce que je lui écrivais.

Veuillez croire que ce rien m’étouffe, que j’ai maintes fois essayé de décliner sans succès opérant, conséquent.

Il m’est arrivé de n’y lire qu’un nom du vide, sa face symbolique – dont les gestes ménagers feraient l’alphabet, ainsi que ce film me l’a découvert. Le rien ne serait qu’un nom, mais quel nom, qui n’a d’autre répondant que le tout et quel tout. Car ce tout doit contenir l’infini. Sous l’empire du monde le plus cruel, l’emprise des choses à faire, l’enfer, une liste, la prescription, l’infinitude du devoir.

Elle le fait, Jeanne Dilman, elle accomplit les gestes, ce qui ne cessait de m’étonner, car enfin, me disais-je, son mari mort, elle seule avec son fils, où est encore l’obligation.

L’obligation tient à se confiner dans un rôle, à faire taire ce qui a cloché, ce qui a été méprisé, les choses dont il ne faut pas parler avec le fils, sa cruauté envers lui, elle devenue forteresse imprenable, son désir de femme, sa jouissance (qui finit par la surprendre avec un de ses clients, la pousse au crime (la jouissance est interdite ?) ).

Ma mère m’a servie autant qu’elle a servi mon père. Elle n’espérait pas que je devienne comme elle. Que du contraire. Elle se réservaient les basses tâches afin que nous puissions, nous, nous consacrer aux plus hautes œuvres. Et comme elle l’a toujours dit, elle n’a jamais fait de différence entre nous. Elle incarnait la seule différence. J’ai cherché à la rejoindre en sa différence. Mais, elle ne le veut pas. La seule, être la seule est quelque chose à quoi elle tient. Et le mépris où elle est d’elle-même, cette haine, l’empêcherait bien de vouloir pour moi ce qui l’a fait, aujourd’hui encore, tant souffrir.

Nathan : pour tout vous dire, la tentation pour moi de l’aimer, c’est celle de l’aimer en dehors de la mère, dans l’oubli, dans l’abandon de mon fils, sans compter celui d’Édouard. Il en serait fort marri, s’il l’apprenait (car je lui connais cette faiblesse de m’aimer mère).

Ah, j’ajoute que je crois personnellement à la sainteté des tâches ménagères. Elles ont leur part de sainteté que je rejoins pas suffisamment souvent. Leur sainteté, leur bonheur. Quand elles sont les gestes de ce dieu oublié, le corps, dont le silence ne dit pas rien et qui recèle la plus haute sagesse, à connaître (par rejet, par pure et simple exclusion) l’inanité de tout dit qui ne tiendrait de lui.

Et si je ne parviens pas à rejoindre cette sainteté, c’est que je ne parviens pas à m’extraire, à ôter ma tête de l’encolure de cet habit de la mère que je ne cesse de vouloir enfiler, sans y parvenir, car en vérité, de mère il n’y a qu’une : la mienne. Elle est l’impossible incarnation adorée et haie, aimée. L’angoisse est de ne pas devenir elle.

Et il m’a parfois semblé, j’ai cru, quand je me retrouvais dans cette grande maison, à faire les lits, que son angoisse à elle, à ma mère, était du même tenant, tonneau, que celui de sa mère aux 7 enfants, au mari, qui se levait tous les jours à 4 heures et qui avait eu tant de lits à faire, tous les jours. Et qui avait cette expression, quand elle n’avait pas-tout fini, qu’il en restait : c’est le levain pour le nouveau pain, le pain de demain. On n’échappe pas au reste à faire. Un enfer.

Donc, je crois à la grandeur des tâches ménagères, qui sont celles des moines zen d’ailleurs de et bien d’autres moines et moniales de part le monde, mais je pense qu’elles devraient être (pour le coup) plus universellement partagées, et leur grandeur reconnue (seulement ça ce serait parfaitement anti-social, sous sociétal).

Car enfin bon, les hautes sphères, les grandes œuvres intellectuelles, si il est quelque chose à quoi la psychanalyse m’a amenée, qui m’a soulagée sans pour autant me rendre la vie facile, c’est bien à ne jamais me les tenir pour dites, et à ne croire, à ne vouloir que de l’instant où elles me transpercent (jusques au fond du cœur), où elles me touchent intimement… là se tient ma responsabilité. I s’avère que couper des oignons pourrait, semblablement, m’émouvoir.

Je m’arrête là.
Merci.
Bonne fin de week-end,
Jeanne Janssens


Envoyé depuis mon smartphone. 


——– Message d’origine ——–De : jeanne Date : 20/05/2018  12:11  (GMT+01:00)À : France Courtois Objet : Re: « Signer »

Si chère France,
Hier, je t’écrivais ce qui suit que je pensais corriger compléter raccourcir, mais je n’en ai plus le courage. Je suis désolée, impossible de me relire. Édouard m’a hier soir poussée à avouer que j’étais amoureuse de quelqu’un d’autre. Et la situation est devenue vraiment difficile. Bon courage ma belle,
Je t’embrasse,
Jeanne

Je n’ai pas vu Signer finalement. C’était hier une de ces journées où je tombe dans une sorte de trou, d’oubli, où je n’arrive à rien faire, et qui peut devenir angoissant, mais que j’apprends à laisser passer, à neutraliser. Aussi en ai-je profité pour regarder Jeanne Dilman qui passait sur MUBI, je me suis dit que je n’en aurais peut-être plus jamais l’occasion. Je ne regrette pas du tout ce choix, ce film, je voudrais le voir encore et encore,  je pense l’avoir vu dans les meilleures conditions, prise moi-même dans cette énigmatique torpeur, ma séparation. Ce film ! Ah, il me semble qu’il contient ( je me suis embarquée dans cette phrase ne sachant pas vers quoi elle allait, me fiant à l’écriture et voilà que le mot ne vient pas, que je cherche)… l’alpha sans l’oméga ? Qu’il me montre ma mère, et peut-être la mère de ma mère et encore la mère de la mère de ma mère, etc., etc., etc. Une généalogie maternelle. Jusqu’à quand remonterait-elle? Et aujourd’hui, elle se serait cassée, elle commencerait à casser. Cette généalogie d’angoisse. Ou pas ? Ne meurt-elle de sa mère, Chantal Akerman, n’est-ce pas de sa mère qu’elle a souffert ? Une Genèse, peut-être est-ce ce mot que je cherchais, une Genèse dont la suite resterait à écrire, si l’on veut pouvoir échapper à la damnation. C’est une interprétation. J’y ai vu l’amorce de ce que je me suppose devoir écrire, pouvoir écrire pour échapper à ça, ce qu’elle montre, où il n’y a rien d’apaisant, pas un instant de soulagement.

Cela je me le dis à moi-même, parce que j’aurais pu croire, ou vouloir, j’aurais pu croire ma mère qui me disait, qui nous disait, le vouloir, l’avoir voulu, ce qu’elle appelait son sacrifice. Dont il n’y aurait rien d’autre à entendre que la jouissance? Je devrais croire ma mère, mariée à un homme qu’elle aimait et qu’elle voulait servir, je devrais la croire, mais, cette angoisse qu’elle m’a filée, dont je suis à mon tour responsable, je ne dois pas l’oublier, elle existe, existait, a existé et continuera de m’étouffer si je ne trouve pas le moyen d’y mettre un terme. Donc, pas de soulagement, dans cet état, une seule contrainte.

Tout au long du film, je me demandais mais pourquoi le fait-elle, elle qui n’y est même plus contrainte, mari mort, pourquoi le fait-elle, est-ce que son fils l’incarne encore pour elle, son mort de mari, la mâlitude ? Lui, qui pose toutes les bonnes questions et elle si complètement fermée à son appel, à son amour, même si le seul (ou le premier d’une paire) sourire, esquisse de sourire, est celui qui se peint sur ces lèvres lorsqu’elle l’entend rentrer à la maison, le premier jour, le premier soir (et le second, sourire, celui qu’elle a à l’avant-dernière image du film, assise à la table de sa salle-à-manger, une main ensanglantée, qui nait sur son visage, léger, de toute beauté, au souvenir peut être de la jouissance qu’elle vient de connaître, qui l’a surprise, que son corps recèle). Alors, pourquoi le fait-elle, ces gestes, ce ménage. Je me disais, je la voyais, je me disais Cette femme est folle, folle, parce que je ne la comprenais absolument pas, absolument pas ce qui lui permet ou ce qui la contraint à faire ces gestes et aussi impeccablement. Ces gestes que moi-même j’essaye de reproduire sans y parvenir et jour après jour. Et je n’ai pas trouvé dans ma petite tête d’explication. La seule chose que me sois dite c’était qu’elle n’avait dû avoir d’autre modèle, aucun autre, et/ou que ce modèle-là, de la mère, était le plus fort. Que c’était celui auquel moi aussi je cédais, comme ma mère avait cédé avant moi, avait cédé à sa mère, au modèle de sa mère, qui elle-même, etc. Que ce modèle était plus fort que tout, où la mère s’enferme, ou une mère s’enferme. Où une femme en vérité est enfermée. Et, je pensais qu’on était là à la racine du féminisme, non ? Que face à ça, il n’y avait rien d’autre, plus aucune autre issue, solution, que celle du féminisme. Mais, peut-être est-ce secondaire. Maintenant, il y a eu le féminisme, est-ce que la question est réglée. Pas pour moi. Mais la génération suivante, peut-être, la jeunesse actuelle comment s’en sort-elle? Pour moi, la question n’est pas réglée du tout. Si Jeanne Dielman les fait, les gestes du ménage, moi, je me suis toujours empêchée de les faire tout en m’y forçant, je n’y ai jamais pris le moindre plaisir, j’y ai cherché le plaisir, j’ai cherché à le rendre supportable, et je me suis toujours comparée à ma mère, malgré moi, ce modèle auquel je ne voulais ressembler à aucun prix, je m’y suis toujours comparée, et me suis toujours trouvée tellement moins bonne qu’elle. Et je m’en veux tellement de n’être pas arrivée à donner tout ce qu’elle m’a donné à mon fils. N’avoir pas rangé sa chambre fait son lit préparé ses bons repas ses bonnes collations à heures fixes, ne l’avoir pas toujours fait réciter autant qu’il le fallait. Enfin, je lui ai parlé, un peu plus qu’elle. J ai essayé. Et je sais que mon échec cuisant, souffrant, est en fait une victoire,  victoire du désir sur la jouissance du silence de la mère. Et ce que je lui reproche, son tout donner que je lui reproche, qu’elle nous ait tout donné, ce sacrifice, que j’attends encore, malgré moi, ce tout donner, ne s’embrasse finalement, ne se contient que dans ces gestes de ménage, cette vie silencieuse uniquement consacrée au service de l’autre, à son service ménager, à ses besoins. C’est un travail comme un autre, dira-t-on. Alors, peut être ont-elles raison, les féministes, et faut-il qu’il soit rémunéré, ce travail, rejetons cette gratuité qui nous oblige, qui en oblige tous les bénéficiaires, et, insidieusement autorise celui, celle qui l’accomplit ce travail, qui prodigue ses soins, aux pires abus. (Celui qui vous donne tout n’attend rien en retour. C’est de ce rien qu’il faut revenir, car vous êtes ce rien. Quel rien êtes-vous. Vous êtes le rien du sacrifice. Là où le désir est renié, le sujet est renié, et l’absence de sujet, objet de sa propre jouissance, ne saurait reconnaître aucun sujet. L’objet ne connaît d’Autre que dévorant. ) Et quel est cet amour, ce modèle d’amour, que j’attends encore. Et que je me reproche de ne pas apporter à mon tour. Tient-il dans ce silence (qui rejoint d’ailleurs le silence de la pulsion ?) Il tient à ma mère. Ah, je me suis interrompue. Ne sais plus bien où en étais. Qu’est-ce qui la fait céder à ce point sur son désir ? Tu vois, mon idée, c’est que nous souffrons de nos mères, nous souffrons d’une généalogie de femmes, de la lignée de femmes qui ont souffert de leur mère, de cette identification-là. Qui passe, ne passe par rien d’autre que l’énoncé discret, éventuellement uniquement au travers de gestes, qu’elle ne nous auront même pas communiqués verbalement, que nous aurons observés, et dont la répétition aura suffit pour imprimer en nos corps un corpus de règles, assez restreints mais immuable. L’enfant :  On a mangé si tard. Pour une fois, peut-on rester à la maison ? La réponse : Non. simple net et définitif. Donc, revenons-y, qu’est-ce qui la fait céder sur son désir ? Enfin, nous le savons. du moins, le sais-je.

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