« N’abandonne jamais un texte avant d’en avoir compris à fond chaque mot, chaque cas, chaque détail de grammaire. »

Publié le Catégorisé comme Cut&Paste, en lisant

Au commencement fut le verbe. Amo, Amas, amat me servit de Sésame, ouvre-toi: « apprendre ces verbes d’ici vendredi » fut l’essence de mon éducation; peut-être que cela constitue d’ailleurs, mutatis mutandis, l’essence de toute éducation. J’appris aussi, bien entendu, ma propre langue, demeurée jusque-là idiome étranger dans une certaine mesure. J’appris de M. Osmand comment écrire la meilleure langue du monde avec précision, clarté et, pour finir, une élégance sans faiblesse. Je découvris les mots, et les mots firent mon salut. Je n’étais pas un enfant de l’amour, sinon dans une acception très altérée de ce terme ambigu. Je fus un enfant du verbe. ( p. 32)

« N’abandonne jamais un texte avant d’en avoir compris à fond chaque mot, chaque cas, chaque détail de grammaire. » Une vague compréhension n’était pas suffisante au goût de M. Osmand. Les manuels de grammaire me servaient de livres de prière. Chercher des mots dans le dictionnaire, c’était pour moi une image du bien. La tâche sans fin d’apprendre des mots, c’était pour moi une image de la vie.

La violence est une sorte de magie, on y puise le sentiment que le monde vous cédera toujours. Quand je comprenais la structure grammaticale, je comprenais quelque chose que je respectais et qui ne me céderait pas. L’exaltation de cette découverte, sans me « guérir », anima mes études et les éclaira d’un jour qui n’était pas purement académique. J’appris le français, le latin et le grec à l’école. M. Osmand m’enseigna l’allemand à ses moments perdus. J’appris l’italien tout seul. Je n’étais pas un prodige en philologie. Il me manquait ce sens mystérieux, que certains possèdent, de la structure du langage, qui ressemble au don pour la musique ou le calcul. Jamais je ne me sentis concerné par les aspects métaphysiques de la langue. (Chomsky ne m’intéresse pas. Cette indication doit suffire à me situer.) Je ne me suis jamais non plus envisagé comme un « écrivain », je n’ai jamais essayé de le devenir. Je n’étais qu’un bûcheur brillant, doté d’une aptitude pour la grammaire et d’une sorte de vénération des mots. J’étais naturellement l’élève favori et favorisé. Je soupçonne que M. Osmand me considéra d’abord comme un défi professionnel, après que tout le monde eût renoncé en ce qui me concernait. Par la suite, il en vînt à m’aimer. M. Osmand n’était pas marié. Sa manche usée caressait souvent mon poignet, et il aimait appuyer son bras contre le mien lorsque nous nous penchions ensemble sur un texte. Il ne passa jamais rien de plus. Mais à travers la pression brûlante, électrique de ce bras, je reçus un autre enseignement sur le monde. (p. 33-347)

Un enfant du verbe, Iris Murdoch, Gallimard

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

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