matières d’oubli (titre provisoire)
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#00 | le livre oublié
c’est l’été, drôle d’été. il a fait chaud, il a fait froid, je ne pars pas, je ne partirai pas, même si je n’ai pas cessé, d’aller et de venir, de là à là, à encore là. ne pas penser à ça.
là, je me concentre. que je ne me souvienne ni du titre ni de l’auteur indique qu’il s’agit d’une lecture récente. parce qu’au début de ma vie de lectrice, je retenais les noms. à mes premières lectures se sont toujours attachées et de façon solide les noms et titres de ce que je lisais. leurs noms d’ailleurs à l’opposé de tous les autres noms. mes balises. cette faculté s’est perdue. et je perds aujourd’hui les noms d’auteur au même titre que tous les autres noms.
découverte pendant les vacances, je crois. oui. à cette époque de l’année. sur ce même siège. au bord de ce même bassin. il y a deux ans.
au départ, il n’y avait que les noms propres qui faisaient trou. aujourd’hui, ça s’est étendu à tous. il n’y a plus de distinction. restent quelques noms du passé. ce n’est pas l’alzheimer. même s’il y a l’alzheimer de la mère. c’est aussi la vieillesse. et puis autre chose.
ce qui est curieux c’est que là, j’ai presque l’impression de faire l’effort de ne pas me souvenir de ce livre, de ce titre, de cet auteur.
je le ferais pour m’attarder à cette matière de l’oubli. à la matière-même de l’oubli.
il était épais, le livre.
dans les premières pages, c’était encore à paris, souvent il avait fallu qu’elle reprenne ma lecture, qu’elle lise et relise des passages entiers. je ne comprenais pas ce que je lisais. je ne comprenais pas pourquoi j’insistais. il y avait quelque chose d’extraordinaire. dès les premières pages.
je crois qu’elle est épouse de diplomate. il est possible que le personnage aussi, l’était.
cela commencerait dans une cuisine. puis, il y la traversée longue d’un appartement et l’arrivée dans une pièce, une chambre, qui n’est pas celle de la narratrice, tout à l’écart. et claire, très claire. cette clarté – l’éclat du soleil, la blancheur d’un mur – est longuement décrite. aveuglante. il y a un lit, où s’assoira la narratrice. il y aura quelque chose au pied du lit. enfin, voilà, je me souviens, cette pièce avait été habitée par une personne ayant travaillé pour la narratrice, petit personnel de maison, et qui était partie, ou qui avait été chassée, dans des circonstances sombres, décrites sommairement. avec quelque chose d’énoncé sur une réalité sociale dure, implacable.
la pièce est petite, comme un poing au bout d’un bras, un point d’aboutissement, comme suspendue au-dessus de la ville, de l’histoire, un point d’exil aussi, de réclusion, qui fut celle de la personne qui avait vécu là, d’oubli. et il y a une façon de présence de la ville en contrebas. d’une ville qui aurait été grouillante.
il ne faut rien croire de ce que je dis.
tout le livre je pense se passera là.
et je ne sais plus ce qu’il se passe dans le livre.
et je ne sais plus s’il faut que je mette les virgules où il faut. ou si je peux me permettre de ne pas finir mes phrases.
à la fin, il y a une culpabilité qui se révèle, très forte. celle d’un meurtre ? une culpabilité monstrueuse. et le meurtre… mon dieu. il est question d’un enfant. je n’en dirai rien de plus.
c’est une écriture qui ne ressemble à aucune autre. absolument particulière. qui se lit très agréablement à haute voix. enfin, agréable n’est pas le terme. c’est d’une véritable expérience qu’il s’agit. j’en avais enregistré un extrait, que j’avais publié sur instagram, je le disais filmant le jardin autour de moi. ce jardin où je suis maintenant. le texte lu parlait de son rapport à la voix, de ce que son écriture appartienne à la voix.
je me souviens que j’ai rêvé désespérément le monter, ce texte, le jouer.
j’ai lu alors de nombreux livres d’elle.
je me suis récemment rendue compte qu’il m’était devenu très difficile de croire à la fiction. comme si tout devenait réel. ainsi, il y a peu, par exemple, je lisais un livre de X (autre nom oublié), et je me suis dit, tiens, X, elle a été scénariste, je ne le savais pas, et elle a vécu à Los Angeles, je ne le savais pas. et tiens, elle est partie au Congo ? est-ce qu’elle ne serait pas belge par hasard, X. comme moi, alors. mais non, X n’était pas scénariste, ne l’avait jamais été, n’avait pas vécu à LA, jamais, elle est juste tout à fait capable de l’inventer.
pour ce qui me concerne, ça fait quelques temps que j’ai remarqué que j’étais de plus en plus amenée à coller au réel, à coller à la réalité de ce qui m’arrive au moment où cela m’arrive, cela s’appellerait le présent, ce serait comme ma matière, couchée sur la roue du temps, je cherche à chercher à produire les mots d’une histoire qui ne cesse de se dérober, et donc à voir s’éloigner de moi la possibilité de la fiction. comme s’il me fallait constamment tisser sous moi le filet qui empêchera la chute, et que je ne puisse utiliser que les mots à portée, à ma portée directe.
au cinéma, c’est pareil. je ne peux plus voir un film violent : sur ma chaise, c’est moi qui encaisse tous les coups, qui gémis, qui me projette sur les côtés tentant d’y échapper.
il reste certainement un lieu de fiction. je crois d’ailleurs absolument à sa nécessité.
(on pourrait dire : la fiction au lieu que le vide, une fiction, n’importe laquelle, plutôt que le vide. mais ce serait peut-être trop facile. on pourrait dire : la fiction plutôt que le réel. parce que parfois le réel est ennuyeux. je ne sais pas si c’est mieux dit. est-ce que l’on aime le réel.
je suis liée aux sensations, et je tiens à ce qui me lie. est-ce que les sensations sont réelles. on tient aux mots qui décrivent le réel. c’est ce qui est aimé. est-ce ce qui est aimé? mon univers de mots ne tient pas. il ne tient que par la colle du réel, de la sensation réelle. est-ce que ça me fait quelque chose, comment est-ce que ça résonne en moi. suis-je marquée, de quelle façon. sinon, les mondes se délitent. c’est la limite de mon intelligence. je dois tout le temps recréer du lien.)je ne dis pas que je ne serais pas tentée de trouver le moyen d’aller un peu sans les mains, regarde maman, sans les mains, de me détendre, et de m’embarquer dans autre chose, sans le soutien de la réalité directe. je ne dis pas que je ne cherche pas un moyen.
là, dans ce livre-là cependant, la fiction était tangible. on avait affaire à quelque chose de l’ordre de la métamorphose de kafka. il y a peut-être un insecte. seigneur ! il y a un insecte ! et ça met un très long livre pour aller chercher déterrer ce qui est probablement un souvenir autobiographique. ce souvenir étant vécu du point de vue de ce qui n’est pas su, de l’inconscient, de l’horreur de ce qui se raconte par en dessous pour parer à l’insoutenable.
du réel de cette horreur. qui revient à la surface. dont l’émergence fait événement.
le réel de l’inconscient, lui, est hors temps. et a-géographique. de là, que je me raccroche à ses fictions. elles trouvent leur encre encore en ma chair.
s’est-elle suicidée, l’autrice? je ne dirais pas que ce serait une raison de plus de l’aimer. il y a un moment dans le livre où elle parle de sa folie. bien sûr que c’est très important. ça. très important pour moi. je crois, oui, qu’elle trouve le moyen d’en parler. de dire des choses inouïes sur la folie, sur ce qui s’apparenterait à la folie.
je crois que je me disais : parle-t-elle de la folie, là. elle est vraiment occupée à parler de la folie, là. c’est ce dont elle parle. que ce soit de folie qu’elle parlait ou pas, peu importe, ce dont elle parlait était profondément juste, méritait absolument d’être dit, redit encore, continué à dire.
je ne suis pas sûre finalement de vouloir me souvenir de son nom. et je ne sais pas pourquoi. comme si. la perte d’elle, son oubli était aussi, plus justement encore, l’amour d’elle.
il faut faire un effort contre ça, résister.
résister à faire exister par le silence ce qui échappe aux mots.
je me souviens de son pays d’origine.
j’ai aimé passionnément ce livre, et comme tous les livres que j’aime passionnément je l’ai lu dans la tristesse déjà, le désespoir de l’inéluctable de sa perte, à l’idée que je le terminerais, que je sortirais du livre. et je me promettais comme à chaque fois, de le relire. ce que je n’ai pas fait, bien sûr, puisque je suis passée à d’autres livres d’elle. ce que j’ai fait pourtant, pour partie.
gourmande, boulimique.
j’ai parlé d’elle, autour de moi. à une amie comédienne, j’ai espéré, qu’elle me dise, on le fait. et à une autre amie qui aime suffisamment le théâtre que pour vouloir m’aider à le monter.
c’est ça aussi l’effet que me ferait un livre, il m’amènerait à
il donne du désir
il permettrait presque de recommencer à y croire, à
son écriture, son invention, venait me chercher puissamment.
l’été suivant, je lisais une grande quantité de livres de Duras, dont je m’étais rendue compte peu auparavant, lisant le livre de Yann Andrea, après avoir vu le film, qu’il y en avait un bon nombre que je n’avais pas lu, joie, un bon nombre qu’il restait à lire. des romans, des pièces de théâtre. j’ai cherché Yann aussi, à qui je n’avais été pas loin de m’identifier. qui révèle dans son interview par Michèle Manceaux une face terrible de MD. ont suivi tout ce que je pouvais de YA et de biographies de Duras.
j’ai beau ne pas me souvenir, je continue d’avoir envie de lire des livres que je n’ai pas lus.
je lis de moins en moins. et ces coups de cœur sont rares.
est-ce que ma vie alors est vide.
il y a quelque chose de vide.
et quelque chose de toujours plein.
je sais que lire, la lecture, l’écriture, me permettent de me raccrocher, en noyée parfois, à la grande hache de l’histoire. il n’y a qu’eux qui déplient le temps.
je me souviens du nom de Yann Andrea parce qu’il m’a été donné par MD, que j’ai commencé à lire à une époque où ma mémoire ne m’avait pas encore désertée.
et duras avait une façon bien à elle de nommer, de pouvoir nommer ses personnages et de restituer le prix de cette nomination. le prix exceptionnel de ces baptêmes. de ce qui se donne alors à un corps, à un être.
j’avais d’ailleurs appris que le nom, qu’il adopta dans un soulagement infini, de Yann Andrea, lui avait été donné par Duras.
duras me l’avait appris, ça, que pour certains, le don du nom, c’était de l’amour, et ça pénètre directement le corps, et ça vous ramène dans le monde.
je reviendrai lire ceci. et à paris, je retrouverai le livre. d’ailleurs le passage est dans mon téléphone, celui lu sur instagram. mais je préfère laisser ça comme ça.
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#01 | l’invention de l’auteur
Donc, elle oublie les noms propres, les chiffres aussi, les dates. Quand elle les lit dans les romans, elle les saute, surtout les noms trop compliqués. Elle reconnaît la graphie, la forme des noms. C’est enfant à la lecture de Dostoïevski qu’elle s’en rend compte : de nombre de personnages les lettres du nom s’entrechoquent, s’emboutissent, s’intervertissent, font un petit tas imprononçable. C’est un léger obstacle rencontré dans le fil sinon continu de la lecture, une petite pierre sur la route. Elle saute les noms propres, qu’il s’agisse de noms de personne ou de lieux, elle saute les dates et l’ensemble des chiffres. Cela se fait en silence, un silence de chambre, un silence de lit, de soirée, de nuit, le silence de l’endroit où l’on lit. Cela se fait dans sa tête.
(Image supplémentaire, comme un souvenir-écran : L’enfant assise sur le bord de son lit dans sa mansarde, sur ses genoux tient un livre lit. Lit son livre. Dans sa tête, dans le creux sombre de sa tête, à chaque nom survenance de ses lettres embouties qu’elle observe jusqu’à pouvoir les relier au personnage qu’elles désignent. Autour de ces cailloux, de ces trous des noms, c’est le récit, l’aventure où elle est toute entière.
Deux chambres plus loin, présence de sa mère.)Les histoires tiennent, elles tiennent très bien les histoires, mais sans les noms. Les personnages tiennent, ils tiennent parfaitement, mais sans les noms. La seule chose, à ce stade, peut-être, à noter : c’est que sans les noms, les histoires, cela les rend un peu plus difficile à raconter. On y arrive, notez bien. On dit : le héros principal, on dit : la soeur, le père, l’inconnue.
Pendant longtemps cependant, elle retient le nom des auteurs et les titres des livres qu’elle a lus. (Elle en tire même une sorte de joie, à les énoncer ces noms – les prénoms, les noms -, car elle les retient particulièrement bien.) Et pendant des années, cela tient. Les vagues notions d’histoire qu’elle aurait, de l’histoire avec un grand H, ne lui viennent que de là. D’une culture littéraire qu’elle se forme autour de ces noms, ces noms liés à des livres qu’elle a lus, dévorés. Les noms d’auteur auraient eu un statut particulier. Elle leur est particulièrement attachée.
Jusqu’à cela lâche aussi. Comme une subite aggravation. Mais, c’est beaucoup plus tard. Elle aurait eu trente ou quarante ans. Subite aggravation qu’elle constate alors, qu’elle observe. Les noms d’auteurs également la quittent. Multiplication des trous. Elle assiste à ce qu’on serait tenté d’appeler une désertion. Elle désertée. Un peu elle comme un désert. Désert d’elle. Désert où le vent souffle en silence et principalement dans sa tête, cela passe finalement inaperçu. Sinon qu’elle s’interroge. Sur cette singularité. Cherche à en faire un symptôme, de sorte qu’il y ait une cause et son remède. Que cela trouve à s’inscrire. Le grand livre des raisons.
C’est une occupation solitaire. Des méditations solitaires, qu’elle note.
L’observation de l’oubli.
( Image parallèle : le long couloir d’un appartement parisien, ses pas, sa prise dans l’appartement, le passage d’un chambre à l’autre, les pièces essayées, encombrement des placards dans le couloir, le désarroi. Plus tard la naissance de l’enfant.)
Nous avons avancé trop vite. Enfant, elle songe à devenir écrivain. Elle pense que ce n’est pas pour tout de suite. Elle aime écrire mais n’écrit pas. Un jour, elle s’écrit. Souvenir-écran : elle s’est par voie postale envoyé une lettre sous un autre nom et son père qui trouve l’enveloppe la lui donne en riant, éperdument. Ils sont debout devant la porte d’entrée, la porte d’entrée vitrée à grille ouvragée, la grille noire en fer-forgé qui laisse entrer la lumière, la lumière qui tombe sur le marbre blanc, qui tombe sur le paillasson à ses pieds, où ses yeux tombent aussi, se ramassent, ils sont debout devant la boîte aux lettres. Elle ne comprend pas son rire, qui se déverse, du haut de sa haute taille, pas plus qu’elle n’aurait pu expliquer son geste. Elle s’était adressée la lettre à Sonia. Du nom, du patronyme qu’elle avait choisi, elle ne se souvient plus.
A vrai dire elle est plutôt auteur en quête d’un nom. Écrirait-elle – elle écrit -, il lui serait impossible de signer de son nom.
Dussions-nous l’inventer auteure, il lui faudrait un nom.
Alors, faisons-le, appelons-la.
Te voilà Sonia, je te pré-nomme.
Pré-nom : Sonia, cela sonne.
Nom.
Je te nomme.
D’un vilain nom, ma chérie, il te sera toujours temps d’en changer plus tard.
A chacun ses petits problèmes.
Te voilà Sonia, Delarue.
Pour le reste, le corps etc., on verra plus tard.
Bienvenue Sonia parmi nous.Il est possible que toute cette histoire ne quitte jamais ce seuil, cette porte de rue où celle qui répète ici sa première tentative d’auto-baptême fut moquée par son père. Déplaçons cette tentative de nomination, d’auto-nomination, de la réalité à la fiction, dans l’écriture.
Invention d’un auteur, d’une auteure.
Elle est Sonia, Delarue. L’autrice.
Elle est l’autrice.
L’autrice, signifiant nouveau, récent, dans sa langue, elle s’en tenait jusque-là à celui d’écrivaine. Écrivaine ça ne marcha pas, ou trop bien, trop bien dans l’inanité. Etant entendu que ce qui rate réussit. Signifiant lié à son inscription à un atelier d’écriture. Atelier plus au fait qu’elle des actuels usages de la langue, des actuels usages sémantiques. Elle se refait. La voilà autrice.
– Tenez, ce qu’il y a de plaisant aussi, dans cette adoption d’un nouveau terme : qu’il dénonce / démontre l’inconsistance finalement de toute nomination, mette en présence (même de loin) de l’arbitraire (du signe). Génie dira-t-on du siècle, dût-il être court, qui hélas s’en trouve obligé de multiplier les arrêtés, les règlements, les lois; les regroupements, les communautés, toutes les formes d’ostracisme, pour re-solidifier ce dont la nature s’est révélé liquide. C’est bien dommage. Les liquides de natures différentes peuvent parfaitement se côtoyer, dans l’ondulation parallèle. –
Sonia l’autrice. Y a d’l’autre, c’est pas mal.
Ce nom, de Sonia, Delarue, Delarue Sonia, Sonia Delarue, adjoignons-le à sa pratique de l’écriture.
Cette autrice
inventeraécrirait essentiellement la nuit.Elle en sera venue là, tenez, à n’écrire jamais que la nuit, dans le noir. Faux. Comme tout jamais, toujours. A quoi j’en suis rendue, tenez, venue. Dans le noir, hors vue, hors-la-vue. C’est ce qui lui plaît, soulignons-le. Quand tout le monde dort. Et préférablement dans son lit. De préférence dans la moiteur. De préférence dans la zone de demi-conscience du réveil, dans le sortir du sommeil. Dans la zone d’entre sommeil et réveil, tel est son lieu, préféré, de prédilection. Dans cet espace-là, le corps est très plein d’un liquide noir. On dit : un noir d’encre.
Il fut cependant un temps, très lointain, où elle avait un bureau, très grand, en plein milieu d’un appartement, très grand, vide, et où tout son monde s’organisait autour de ce bureau, immense, et de son immense, et lourd, inamovible, ordinateur (tour au sol et écran bombé). Seule chose fixe dans sa vie : ce bureau. Son lieu d’ancrage. Organisationnel.
Elle vivait alors seule, au cinquième étage sans ascenseur d’un grand appartement.
Mais qui ? Tu l’oublies à nouveau ? Qui ? Ton héroïne, l’auteur. Sonia Delarue.
Avoue que tu as du mal. J’ai du mal. On verra comment ça se nouera, ou pas, ça prendra, ou pas. Ce qui opérera.
Sonia Delarue. Sonia Rue. Sonia Ruhe?
Plutôt Sonia Ruhe ?Pourquoi la ferait-on, cette opération, cette nomination : pour changer d’air, d’ère, d’identification.
A quoi sert l’identification : à se présenter dans le monde, à recouvrir le fantôme, de bandelettes la fantômette.
Les événements (une rencontre amoureuse) font qu’elle quitte ce lieu (le grand bureau susdit) et ne trouve plus jamais le moyen de le reconstituer. Cela ne se fait pas, ne trouve pas le moyen de se faire. Elle qui était fillette à fumer des cigarettes là-haut dans sa chambrette ne trouve plus de cachette. Or, l’héroïque auteure dont on est toujours sur le point, on the verge, d’oublier le nom, a besoin pour écrire de se cacher, se cacher dans un temps volé, dérobé, inaperçu. Cela ne se laisse pas joliment dire, peut-être parce que cela n’aurait pas dû l’être. L’auteure fait alors cette découverte qu’il lui est possible facile agréable d’écrire sur son téléphone. Sonia découvre ça. Élément nouveau : téléphone, smartphone. Et mieux encore en mode nuit. (Conséquences : phrases raccourcies (étroitesse de l’écran)).
Après peut-être des années d’errance, à multiplier les supports, à n’écrire finalement plus du tout faute de savoir du tout où, le téléphone.
La nuit, Sonia, sur son téléphone. Elle écrit. Sonia écrit.
Les nuits alors se différencièrent selon les lieux et l’heure.
En pleine nuit, il y a le canapé du salon de Paris dans la lumière orange des lampadaires qu’elle n’aime pas, et l’ombre sur les murs des grilles ouvragées des balconnets (typiquement parisiens). La montée du jour dans l’interstice des rideaux et des murs. Allongée ou accroupie dans un coin du canapé, concentrée. Le matin venu, quand la crainte est moindre de réveiller l’autre, le partenaire, ou en son absence, c’est dans l’incomparable noirceur de la chambre et la chaleur du lit qu’elle tapote. A Donn, qui est à la campagne, c’est à peu près pareil. Si ce n’est qu’il n’y a pas au salon la lumière non-aimée des lampadaires, et que la chambre lui offre, par ses fenêtres ouvertes ou fermées, le réveil de la terre (les fenêtres ne sont pas en double vitrage). Ce qui est une grande chose.
Sonia, Delarue, use d’un vocabulaire restreint. Même si ce n’est pas déjà le moment de parler de ce vocabulaire. Il y a la perte, bien sûr, des mots. Il y a ce qu’elle vise. Il y a ce qui en elle vise et cherche à se faire entendre. En elle de cruel. In… Iné…
Il y quelque chose de l’ordre de l’amour même de la perte, du goût, de la défense, de l’ivresse.
Depuis toute petite Sonia se déleste de ce à quoi elle tient le plus.
Enfin, là, à partir du moment où elle se met à écrire sur téléphone, au bout d’un moment, à cause aussi du poids de cet appareil, et des douleurs qu’il parvient à provoquer, elle reprend petit à petit le travail sur ordinateur portable, avec une préférence pour son Mac. Le centre de gravité devenu mobile, elle bouge de moins en moins.
Sonia Ruhe immobile. Auteure immobile.
Dans la maison de sa mère, où quand elle vient elle vit seule, elle écrit au petit matin, en plein soleil.
What else ? Est-ce que ça ira comme ça pour l’instant ?
Inflexible, inébranlable. Intraitable.
Je crois que c’est ça, il faut rejoindre l’intraitable. En fait, il n’y a juste pas le choix.
(L’artifice du nom y suffira-t-il ? That is the question. La question, elle est vite répondue. Pas grave, on n‘a pas entendu, on fera COMME SI).
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#01bis | le bloc brouillon
Avant cela. Réfléchir peut-être à la façon dont ça a commencé. Dont ça aurait commencé, écrire. Il y eut les devoirs d’école, les rédactions les dissertations. Et déjà, il est vrai la surprise de ce que ça s’écrive et qu’il n’y ait pratiquement rien à rajouter, jamais à corriger, tout d’un coup le point final et puis les félicitations des professeurs. Il dut y avoir quelques lettres. Des journaux quelquefois entamés, rapidement détruits. Et l’accident, elle a 18 ou 19 ans. Elle se rend à une répétition de théâtre et une voiture lui cogne le genoux comme elle avance la jambe gauche pour traverser. Elle est opérée, on lui annonce ensuite qu’elle doit rester 3 mois sans mettre son pied à terre. Elle loge chez ses parents.
Sonia, dans le canapé lit les livres que lui apporte son ami, lit les livres, regarde les films. Découvre ainsi Duras. Les films, les livres. Son premier livre de Freud. Beckett. Une introduction à la lecture de Jacques Lacan, Tome 1, Tome 2, qu’elle dévore. Et c’est au cours de cette dernière découverte qu’elle se met à écrire un roman qui lui vient comme un rêve, dans la plus grande facilité, aussi bien qu’étrangeté. Jour après jour, elle remplit le bloc, les blocs de papier brouillon qui ne sont ni lignés ni quadrillés, aux feuilles beiges, un peu rêches, qui se détachent par le dessus, à la couverture verte, de son écriture régulière. À aucun moment avant d’écrire elle ne sait ce qu’elle va écrire et cela lui plaît. Si ce n’est qu’elle aura quelques difficultés à le terminer, cela ne sera terminera pas vraiment. Enfin, la fin ne sera pas à la hauteur de l’intrigue de départ. Un homme a un accident, se retrouve à l’hôpital, on découvre qu’il a trois lettres écrites dans sa tête, PER, il se dit qu’il a la marque d’un produit à laver la vaisselle inscrite dans sa tête. Et c’est alors son histoire qui commence, qui est plutôt son absence d’histoire. L’homme est calme et fade. Sa femme, il en a une, à tout d’une marâtre. A-t-il une fille. Il rencontre dans des circonstances étranges une jeune femme, Anna, qui s’avère être une extra-terrestre. D’où elle vient, les êtres sont faits entièrement de lettres.
Il avait fallu alors taper le roman, à la machine. Peut-être même fallut-il pour cela apprendre à taper à la machine. C’est la grosse machine à écrire électrique de sa mère. Les 3 mois d’arrêt avaient passé, il fallait reprendre là où on avait tout laissé.
Sonia pensait qu’elle était entre-temps devenue écrivain.
Même si elle n’en était pas absolument convaincue.
Ne restait il l’importante question de l’édition.
Enfin, elle pensait que ça ne cesserait pas, la facilité à écrire. La possibilité de la fiction.
Elle continua.
Il y eut des écrits volés1. Auxquels, elle tenait beaucoup. Des écrits lumineux.
Un fol amour épistolaire.
Elle commença une analyse.
Tout en poursuivant l’écriture d’un roman qu’elle finit pas découper en nouvelles.
Car son écriture change avec l’apparition des ordinateurs et les possibilités infinies du copier/coller. Ils sont loin les blocs de papier brouillon sans rature. Son écriture toujours pleine de ses lectures. Duras, mais surtout Beckett. De courtes fictions proches du rêve, de la fable. Petit à petit, elle se perd dans les phrases qu’elle ne cesse plus de retravailler et le doute l’assaille. Elle envoie des manuscrits à des éditeurs. Elle n’ose se faire lire de personne.
Elle abandonne l’écriture de fiction. Bien plutôt la fiction l’abandonne-t-elle.
Elle se met à écrire sur sa propre analyse.
Elle mit un temps fou à rejoindre, à entendre ce qui se formulait d’elle dans ce qui fut son premier roman et s’avèrera être le dernier. A le rejoindre et à peut être trouver le moyen de le dépasser.
- La première fois, il s’était agi d’un bloc brouillon rempli des histoires de Decodine. Ils étaient dans son sac qu’elle avait à l’arrêt déposé sur le siège avant de la voiture, à sa place, celle du mort, et le temps qu’elle charge à l’arrière le coffre de la voiture, le sac et ses précieux écrits disparurent. C’était le jour où elle quittait la maison de ses parents. La seconde fois, ce fut un peu plus tard, ils lui furent subtilisés lors d’une perquisition de police dans son appartement et jamais restitués. Là, il s’agissait d’un journal « secret » (dont certains propos lui furent renvoyés à la figure lors d’un interrogatoire; des coups à cesser à tout jamais de tenir un journal). ↩︎