Je te parlais de Flamme éternelle, l’exposition de Thomas Hirschhorn auPalais de Tokyo

Je te parlais de Flamme éternelle, l’exposition gratuite au Palais de Tokyo,
http://flamme-eternelle.com,  de Thomas Hirschhorn.  Jules ça l’a rendu fou. Il disait que c’était le paradis. Il disait  « On aurait dit qu’il n’y avait pas de loi
C’était le chaos.
J’ai  de nouveau eu le sentiment très fort que tout était possible.
J’ai pensé que maman allait le sentir aussi,  qu’elle allait sentir que j’avais raison, que tout était possible. » Il disait ça à son père, dans la voiture,  au retour. « Qu’il y aurait pu y avoir la révolution. »

Il y avait du papier, de grands panneaux, où on pouvait écrire, dessiner – mais aussi sur les fauteuils, sur les tables. C’est la première chose que Jules a voulu faire, écrire, dès le premier pas dans l’exposition. J’avais un feutre. Il a écrit tu sais, ces trucs classiques, « Jules a écrit ici, pour l’éternité ».  Mon feutre n’était pas très bon. Jules a alors dit que la prochaine fois il faudrait apporter du bon matériel. Puis, plus loin, il y a eu le polystyrène. En quantité gigantesque. Dont les gens pouvaient faire ce qu’ils voulaient. Des scies et du gros scotch marron étaient mis à disposition. De même d’ailleurs que des feutres. Jules disait « je suis amoureux du polystyrène. Je ne m’imaginais pas qu’on pouvait faire de telles choses avec du polystyrène. Est-ce que j’ai du polystyrène à la maison… »

La seule chose qui a assombri son bonheur son espoir son exaltation, c’est d’apprendre que cette exposition n’aurait qu’un temps. Que ça allait s’arrêter.
Il voulait y retourner le plus vite possible. L’annoncer à tous ses amis. Prévenir le Conseil d’école (il est délégué de sa classe) qu’il fallait faire une sortie là.

Passablement bouleversé donc. Son père aussi. Alors tu vois, si tu pouvais venir avec Ramona, ce serait bien. Si nous pouvions y retourner ensemble, ce serait bien.

Love

Véronique

 

 

nb : l’expo didi-hub : bien, mais,
c’est dommage qu’il n’ait pas obtenu de pouvoir passer l’entièreté de son choix de films en boucle sur le lieu de l’expo, ainsi qu’il l’avait demandé, et aussi que le Palais de Tokyo n’aie pas autorisé qu’on  puisse marcher sur les films (alors que lui voulait qu’on puisse le faire!)
et à côté de thomas hirsh., ça tient plus vraiment la route

——– Message d’origine ——–

les images

 

 

 

Quand on arrivé, c’était comme ça, tu vois, "ICI ON PEUT ENTRETENIR LA FLAMME. VENEZ ET PARLEZ, ON VOUS RÉPONDRA ". Ah oui, nous avons rencontré Meda. Elle s’en allait. Elle nous a dit qu’ils avaient déjà beaucoup parlé. Et nous avions convenus de nous revoir là. Nous voyions les gens qui parlaient, assis autour de la flamme, avec ce grand panneau au-dessus d’eux, sur lequel il était écrit « ICI ON PEUT ENTRETENIR LA FLAMME. VENEZ ET PARLEZ, ON VOUS RÉPONDRA « , et c’était signé Jean-Luc Nancy (que j’aime bcp, et que F n’aime pas). Mais nous ne sommes pas restés là, nous étions trop curieux du reste. Ensuite, nous

Ce qui est nouveau et ce qui est important dans «Flamme éternelle» par Thomas Hirschhorn

«Flamme éternelle» en tant qu’œuvre d’art – contrairement à une manifestation culturelle – prend position pour l’expérience «Art». «Flamme éternelle» veut marquer une percée au- delà du consensus et de la consommation culturelle. Seul l’art compte, seules la poésie, la philosophie et la littérature peuvent aider. En tant qu’artiste j’invite des philosophes, des écrivains et des poètes parce que je pense que se confronter à leurs idées, à leurs pensées peut nous aider à nous confronter au temps dans lequel nous vivons. Elles peuvent nous aider à nous confronter à la réalité dans laquelle nous nous trouvons et elles peuvent nous aider à nous confronter au monde dans lequel nous vivons. C’est pour cela que je demande aux auteurs invités de partager leur travail et leur passion pour ce qu’ils font depuis toujours. Et c’est pour cela que je ne leur demande pas de réfléchir à une prestation culturelle, je ne leur demande pas de proposer un produit ou de nous entretenir avec un objet culturel. Ce que je veux, c’est créer un espace d’art pour leur pensée, leur idée, pour une réflexion.
Ce qui est nouveau dans «Flamme éternelle», c’est qu’une audience soit créée seulement grâce aux idées, grâce aux pensées, grâce aux réflexions des intervenants – poètes, philosophes et écrivains. L’audience sera créée par le contenu-même, par la pensée-même. Notre défi – à l’intervenant et à moi – sera de créer les conditions afin que la vision et la théorie de chaque auteur prenant la parole produisent une caisse de résonance, indépendamment du fait qu’il y ait un public présent ou pas. Dans mes travaux antérieurs impliquant des philosophes ou d’autres intervenants, je n’avais encore jamais proposé un espace sans trame horaire. C’est dans «Flamme éternelle» que – pour la première fois – les intervenants décideront eux-mêmes du moment de leur intervention. Je serai ainsi leur premier auditeur mais aussi celui qui les accompagne, en les aidant à mettre en place ce qui leur est nécessaire.
Ce qui est important est d’être présent, que moi, l’artiste – l’invitant – soit présent, et que je crée les conditions d’un dialogue d’un à un, d’une confrontation d’un à un. Mais je ne serai pas le seul à être «présent», il y aura les invités et le public également pour donner forme à ce qu’on peut appeler l’amitié entre art, philosophie, poésie, écriture. Mon problème d’artiste est : de donner forme. «Flamme éternelle» est la forme de l’amitié entre art et philosophie, de l’amitié entre art et poésie et de l’amitié entre art et littérature. Cette amitié est basée sur ce que nous – artistes, poètes, philosophes, écrivains – partageons: la confrontation avec ce qui nous dépasse et ce que nous ne comprenons pas. «Flamme éternelle» veut donner forme à cette amitié élargie. «Flamme éternelle» est une œuvre d’art, c’est une sculpture dédiée à ce qui est actif et ne s’arrête jamais: la pensée. Le titre de cette œuvre, «Flamme éternelle», vient de la conviction que la « Flamme » de la pensée, de la réflexion, des concepts et des idées ne s’arrêtera jamais de brûler si nous l’alimentons afin qu’elle devienne «éternelle». «Flamme éternelle» est la forme de ce qui est incertain, de ce qui est vivant, de ce qui va venir, de ce qui n’est pas garanti et de ce qui est précaire. En d’autres mots de ce qui compte véritablement. Avoir une idée, avoir une pensée, avoir un plan, avoir une mission, c’est avoir quelque chose à brûler, à partager, c’est avoir du combustible, c’est créer du combustible. Il faut alimenter la «Flamme éternelle» avec ce combustible.
«Flamme éternelle» occupe un espace d’environ 2 000 m2, accessible gratuitement, ouvert de midi à minuit, du 24 avril au 23 juin 2014. Durant les 52 jours de l’exposition, 200 philosophes, écrivains, poètes et intellectuels sont invités à partager leur travail, leur vision, leur pensée autour de deux agoras. L’artiste sera présent tous les jours, avec l’écrivain Manuel Joseph et le philosophe Marcus Steinweg. Une bibliothèque, une vidéothèque, des postes Internet, un workshop, un bar ainsi qu’une publication gratuite produite chaque jour sur place, seront quotidiennement à disposition du public.
Thomas Hirschhorn, mars 2014

Quel « tout possible »?

Je n’ai toujours pas écrit ce que je voulais.
En fait l’événement #flammeéternelle a complètement phagocyté dans mon esprit ce qui n’en constitua pourtant pas moins un, la veille,  l’événement de la rencontre Nouvelles histoires de fantômes avec Didi-H. et Arno Gisinger.

Les deux démarches diffèrent totalement mais l’une me touche autant que l’autre – à la différence que l’œuvre Flamme éternelle a tellement touché Jules et F.  Qui sont tout de même les personnes avec qui je vis. Et la réaction de Jules, rare et belle, et juste,  splendide dans sa spontanéité, a immédiatement mobilisé ma responsabilité : comment faire pour que la flamme continue de brûler. Ne s’éteigne pas. Trouve à s’entretenir. Aujourd’hui et pour les siècles des siècles (comme l’écrivait Jules). Qu’il puisse continuer à croire… que tout est possible…  Quand j’ai si souvent, moi-même, péché contre mon désir. ( Et quand jour après jour je lui annonce que pas-tout n’est possible ; ce qui n’est pas triste pour autant ; mais probablement moins surmoïque . Car j’admets que je proclame toujours trop vite que « ça ne sert à rien_ça ne marchera pas », c’est que j’ai moi-même peut-être trop cru que tout était possible, ce qui m’aura trop vite confrontée à… ce que j’aurai alors pris pour mon impuissance – qui trouvait à se constituer (quand on sait que l’impuissance est toujours préférée à l’impossible, au réel de l’impossible; et que l’impuissance table toujours sur le maintien d’un ou d’une qui l’aurait, la puissance, la toute-puissance...)  Mieux vaut se dire « pas tout » m’est possible et que  l’impossible puisse faire le fond de commerce du désir (jamais en manque/toujours manquant)).

.

(formation du symptôme, suite: « maman,  y a un truc marrant,  c’est que quand la maîtresse a effacé un truc au tableau et qu’il reste encore quelque chose,  qu’il reste encore des marques, c’est,  c’est…  insupportable. Au point que je n’arrive pas à en détacher les yeux,  que je voudrais presque me précipiter pour terminer d’effacer, pour bien tout nettoyer.   ça peut aussi arriver avec des taches sur la table.. ».)

flamme éternelle, parenthèse (prolégomènes sur le désir)

enchantée donc l’autre jour par soirée passée avec Dominique au Palais de Tokyo, une conférence avec Didi-Huberman (par ailleurs annoncée entrée libre sur papier et sur le site, sans qu’il soit fait mention qu’elle était conditionnée par l’achat d’une entrée pour l’exposition (10 euros (qui deviendraient zéro si je m’inscrivais comme demandeuse d’emploi)).) Arrivées tard, nous n’avons pas eu le temps de voir l’expo avant la conf, tandis qu’après, comme j’eus l’idée qu’il fallait que nous nous posions d’abord un petit peu, rapidement, avec une petite bière, pour pouvoir la visiter ensuite – avant la fermeture des lieux, à minuit, la petite bière est rapidement devenue 4 ou  5  – moyennant quoi nous sommes évidemment sorties sans avoir vu l’expo, mais à l’heure prévue, de la fermeture, après minuit, où je me suis alors engouffrée, j’ose le dire: voracement, dans un taxi qui passait, après de trop courtes mais chaleureuses dans leurs intentions, embrassades avec Dominique dans la nuit, sous une fine pluie, directement en bas des marches du Palais. J’y étais, il faut le dire, également arrivée en taxi, dans un état d’angoisse assez remarquablement avancé, mais qui depuis a totalement disparu. Le désir, dirais-je, m’en est revenu, de par cette conférence, ainsi que la joyeuse alcoolisation qui s’ensuivit. Ce que la visite du lendemain à l’exposition de Thomas Hirshhorn, gratuite elle, mais où je suis allée – accompagnée cette fois de Frédéric et de Jules – après que nous ayons vu l’exposition Didi-Huberman, pour laquelle j’aurai donc repayé une entrée, n’a fait qu’amplifier, à un très haut point, au point que je puis craindre maintenant sa perte, du désir la perte, car il est parti dans des hauteurs, dont je sais me connaissant, qu’il me sera préoccupant d’avoir à dévaler forcément la pente dans l’autre sens, ma faible constitution dés(l)irante peu à même d’entretenir les feux de sa fièvre, rapidement que je suis rattrapée par mon coutumier sentiment d’impuissance à transformer en l’acte qu’il contient tout désir qui y tend.

 

et l’incessance,

Didi-Huberman, ses Histoires de fantômes lors de la conférence :

que m’y a-t-il plu ? (en vérité, le travail, le travail et sa lenteur, le travail et sa démesure)  la question de la méthode, l’Atlas Mnemosyme comme méthode, instrument de pensée. de par sa matérialité, la place qu’il prend dans le monde; son existence matérielle ( vs l’immatérialité de mes « matériaux » sur l’internet). cette existence appréhendable directement par les sens, dans leur multiplicité – les yeux, bien sûr, la vue, mais le toucher aussi, la main, l’odorat peut-être, etc.
matérialité qui aura la vertu d’imposer la coupure, la découpe (de limiter l’infinitude…).

parmi les milliards d’images accumulées par aby warburg pendant des années, n’en avoir élu, choisi que quelques-unes. quelques-unes, qui tiennent dans les pages d’un livre, l’Atlas Mnemosyme, dans cet espace-là (qu’a-t-il de particulier cet espace ? de ne s’offrir pas comme infini, comme partout plein. mais au contraire comme fini, et donc appréhendable par la pensée de l’autre, du fait qu’il l’est par le corps de façon directe : l’oeil et les mains qui tiennent le livre (ou qui embrassent les cut-ups que Didi-Hu présente de ses films « préférés »). ça n’est pas démesuré.

Le corps à affaire avec l’infini bien sûr, a affaire et sait y faire. mais pour passer à l’autre, de l’un la jouissance doit renoncer à un peu d’elle-même, consentir à un moment de mesure. Car dans sa démesure, la jouissance de l’autre n’est pas accessible, voire me menace.

l’œuvre est ce qui permet le passage de l’ un à l’autre. de l’un et de l’autre, les infinis s’opposent, se rejettent. c’est l’extraction, le choix qui permettent le don d’un peu. et ce peu peut alors s’épanouir, grossir de la jouissance de l’autre, de celui qui reçoit.

je ne peux pas-tout te donner. car tout n’est jamais que le lieu de ma jouissance, qui, en que telle, toute, n’est pas partageable. seulement un peu, un bout (lequel pourra bien risquer devenir tout pour toi).

J’aime que se confrontent matérialité et pensée. Cette matérialité qui vient rendre pas-tout possible à la pensée, la confronte à son impossible. (à la pensée, en effet, tout est possible. c’est à se réaliser, à affronter sa réalisation dans le monde, hors de la cabeza,  qu’elle se confronte à son impossible et s’accomplit, pas-toute. A la pensée, tout est possible = ça ne cesse pas de s’écrire….  en pensées / c’est l’incessance, sa jouissance, son flot, flux des pensées qui s’oppose à ce qu’elle s’arrête. (à la pensée tout est possible, ce qu’il faut c’est que ce tout possible, cette incessance,  reste l’inépuisable source, cause, de mon désir jusques au moment où je passe à sa réalisation, et même lorsque je me trouve confrontée à l’horreur de son impossible, que je rencontre alors, et qu’il me faut apprendre à honorer) l’arrêt ne s’impose que du moment où je prends en main sa transmission à un autre qui n’est plus seulement imaginaire, soit que je lui parle, soit que je cherche à lui écrire. la parole aussi bien que l’écriture seuls ont la vers-tu d’actualiser l’impossible, le réel (de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. / C’est la question à laquelle je n’ai pas cessé de me confronter depuis que j’écris dans un blog ou les choses peuvent pourraient ne pas cesser de s’écrire. or l’incessance, la jouissance, est au monde ce qui se partage le moins bien, sinon dans celle de la consommation (pourquoi ?) d’où mon blog est raté, immangeable, imbuvable. )

Matérialité aussi de la parole et présences des corps et des voix dans le cabinet du psychanalyste. La coupure du psychanalyste, de son interprétation ( peut-elle s’exercer n’importe où ??? quoi qu’il en soit fonctionnera-t-elle comme interprétation par celui qui l’est,  coupé,  l’analysant)

Me revient ce terme que Jules a utilisé à plusieurs reprises en sortant de l’exposition Flamme  :  « C’était du Grand N’importe quoi » – et la jubilation avec laquelle il disait ça. N’importe quoi…. Mes vieilles amours,  préoccupations. quelques livres, tout de même, de Thierry de Duve, à Flamme éternelle; mais curieusement mis à l’écart, dans une bibliothèque presque vide. j’aurais dû les déplacer…

(moi ça me brûle de partout et j’ai des brûlures d’estomac)

(pourtant la nostalgie du papier (se justifie-t-elle?) est-ce nécessairement la bonne voie?)

Chercher Jules à l’école.

13- 16 mai 2013

Aby Warburg Atlas Mnemosyne Planche 42 b
Aby Warburg Atlas Mnemosyne Planche 42 b

 

Aby Warburg Atlas Mnemosyne Planche 42 a
Aby Warburg Atlas Mnemosyne Planche 42 a

 

harun-farocki NOUVELLES HISTOIRES DE FANTÔMES au Palais de Tokyo 2014-05-11 16.15.31

Georges Didi Huberman Schéma de l'exposition et liste des films
Georges Didi Huberman Schéma de l’exposition et liste des films

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il n’y a de tout que de jouissance,

pour y revenir. encore.

/ là, où Jules a raison / où ? / tout
est possible
dit-il
quel est ce tout?
le tout nécessaire
la nature du tout est d’être
nécessaire
la nécessité c’est le tout Et au tout Il ne peut être renoncé.
le tout,  fondamentalement, est la singularité même.
et il n’y a de tout que d’un.

car il n’y a de tout que de jouissance,
et à aucun d’un,  il ne doit être renoncé (au nom de l’autre qui n’encaisserait pas l’un? )

ce qui m’a amenée à renoncer à tout. en vérité, la raison. tout n’est qu’un mouvement, un flux, et ne s’obtient jamais de l’autre.

mon erreur aurait été de croire qu’il n’y a de tout que signifiant. le tout dont parle Jules n’est pas le tout signifiant (même s’il tentera de se confondre avec lui). (c’est du tout signifiant que justement il n’y a pas. la jouissance elle, mouvement, est toute, toute entière contenue dans ce qui échappe au signifiant, au tout signifiant.)

STOP. ne plus aller plus loin.

(car du pas-tout signifiant la jouissance est toute. de l’objet séparé. de l’Un objet séparé. L’autre (le spectateur, le lecteur) peut l’avaler. Car sa bouche n’est pas infinie, ni plus que son appétit.)  (pourquoi la flamme peut avoir des intermittences (avoir la flemme) (se montrer flemmarde))

l’erreur des générations passées.

rêvolution

Le plus intéressant de l’œuvre de Didi-hub, Nouvelles histoires de fantômes, exposée au Palais de Tokyo, c’était la rencontre qui a eu lieu le vendredi 9  (voir description ici), avec les films suivis de la discussion. Cela même justement que Hirschhorn offre lui comme œuvre, avec sa Flamme éternelle.  Un dispositif qui offre à chacun de vivre un moment de « tout possible »

 

(comme le disait Jules et que je n’avais pas compris.)

 

(un moment de « tout possible » et que ça ne soit ni péché ni interdit – ce qui pour certains  revient à penser l’impensable,

 

et d’ailleurs l’expo de hirschhorn n’était pas moins conceptuelle que celle de didi-huberman,

 

du conceptuel en acte.

 

(d’où l’impression possible de tout possible. et qu’un enfant d’aujourd’hui, 2013, 2014, ne s’y voie pas arrêté, interdit par les idéaux surmoïques d’hier.  et qu’un enfant y soit celui qui enseigne à ses parents. et que ça passe, parce qu’ils l’aiment.)

ces idéaux du beau et du bien qui parfois nous contraignirent aux passage à l’acte, quand ils ne nous acculaient pas,  le plus souvent, à l’impuissance.

__

le « tout est possible » de l’enfant Jules interprète l’impuissance de sa mère, lui dit : il y a de quoi jouir, tout petit.  une révolution en effet.)

au final, il ne restera plus que le don de son corps pour signifier son existence

08-06-2014 14-47-34

là : http://www.flamme-eternelle.com/JOURNAL36.pdf

« Cinquante-deux jours à ce rythme, ce sera dur?

Dur, non, mais nécessaire. Tout d’abord, je n’ai rien d’autre à faire. Et surtout, comme l’ont démontré les Occupy Wall Street ou les manifestants sur la place Maïdan à Kiev, je vais donner mon corps, ma présence. C’est quelque chose dont je me sens capable. C’est le fait des gens qui doutent de la démocratie représentative et d’un système de délégation essouflé. Au final, il ne reste plus que le don de son corps pour signifier son existence. Je serai peut-être fatigué, de mauvaise humeur, mais je serai là. »

Le but n’est pas d’en finir avec le sens. Il n’est même pas de s’entendre : il est de parler à nouveau.

« Il n’y a pas de sens pour un seul, disait Bataille. Ce qui fait sens, c’est ce qui ne cesse pas de circuler et de s’échanger, comme la monnaie en effet, mais comme une monnaie qui aurait une valeur incommensurable à aucune équivalence. Le sens est partagé où il n’est pas.

2014-05-15 16.25.17

[…] il s’agit de ceci : ce qui fait sens, c’est l’un qui parle à l’autre, de même que ce qui fait l’amour, qu’un(e) le fasse à l’autre. Et que l’autre soit tour à tour et simultanément, sans qu’il y ait de fin à ces allées-et-venues. Le but -s’il faut parler de but- n’est pas d’en finir avec le sens. Il n’est même pas de s’entendre : il est de parler à nouveau. » (je retrouve cette photo, je ne ne sais plus de qui est le texte, photographié dans un journal de Flamme éternelle)

Flamme éternelle, aucune œuvre qui m’ait récemment plus touchée. Sa fermeture prochaine. Tristesse. Tristesse. et l’oubli déjà. Y soit retournée ce week-end avec Annick, venue spécialement pour ça, son amie Miriam et Jules. Là, aperçu de loin l’expo de Wajcman, ne m’a pas intéressée.

2014-06-22 15.18.58

là bas, aujourd’hui, vu jules grandir – en confiance, chez lui, poisson dans l’eau, circuler, s’autonomiser, réaliser

(je suis réellement étonnée des effets que cette expo a sur lui. étonnée, fière)

22 juin 2014 | Retrouver les posts du mois de juin 2014 | art |

« j’aime le Scotch»

planning du matin (lundi)
1. 1 heure boulot cfb (par devoir)
2. 1 heure écriture naissance j (pour mémoire)
3. 1 heure écriture th flamme (pour mémoire)
4. 1 heure écriture millet/millot (pour mémoire)
5. grammaire
6. courses (par devoir)
7. fond d’écran aléatoire(iota)
8. tumblr photo
9. faire réapparaître les citations sur la homepage (iota)
10.modifier la css des blockquote (iota)
11. chercher du boulot (ou une formation?) (j’adore me former) (se former c’est gai)
12 . que faire pour trouver du boulot?
«avoir une idée,
ce n’est pas de l’idéologie,
c’est de la pratique» (godard)

Thomas Hirshhorn, vous utilisez le scotch, des matériaux pauvres?

C’est une esthétique qui insiste sur la non-plus-value des choses elles-mêmes, leur côté non-intimidant, mais aussi sur la possibilité d’employer des éléments vus dans d’autres occasions. Chaque fois, je réfléchis à la possibilité qu’un matériau puisse faire un lien avec un autre matériau, une autre couleur ou une autre forme dans un autre univers, pas seulement dans l’art. Lorsque je dis « j’aime le Scotch », ce n’est pas simplement en tant que matériau, j’aime la décision de travailler avec du Scotch, d’être fidèle à un matériau pour lequel je me suis décidé, quitte à faire face aux critiques. J’insiste avec ça et je suis heureux de voir que mes matériaux ne sont jamais « gonflés » par une technique, c’est toujours du fait-main. On a travaillé de la même manière que ceux qui font des chars pour le carnaval. Cette notion du précaire est importante ; la durée limitée, qui n’est pas simplement de l’éphémère, tout cela parle de l’urgence, de la nécessité, et pas simplement de la finalisation parfaite. L’œuvre ne doit pas répondre qu’au critère de qualité mais au critère d’énergie.

Entretien avec Thomas Hirshhorn, 12 octobre 2011, par Guillaume Benoit sur http://slash-paris.com/articles/interview-thomas-hirschhorn

 Thomas Hirschhorn, Equality Float, 2008 Vue de l’Exposition « 7+1 Project Rooms », MARCO, Vigo (Spain), 2008 Photo © Romain Lopez — Courtesy Galerie Chantal Crousel, Paris

Thomas Hirschhorn, Equality Float, 2008 Vue de l’Exposition « 7+1 Project Rooms », MARCO, Vigo (Spain), 2008 Photo © Romain Lopez — Courtesy Galerie Chantal Crousel, Paris

incident, nom masculin, (latin scolastique incidens, -entis, du latin classique incidere, tomber sur) Fait, événement de caractère secondaire, généralement fâcheux, qui survient au cours d’une action et peut en perturber le déroulement normal : Incident technique qui interrompt une émission. Événement sans importance excessive, mais qui peut entraîner des complications, des difficultés dans les relations internationales ou dans le domaine social ou politique : Incident de frontière. Littérature
Fait ou récit accessoire qui interrompt la marche de l’action principale dans un drame, un poème, un roman, etc.

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il y a eu un incident à Flamme éternelle, un grave incident, m’a dit Sybilla Barthes. « un homme a lancé une chaise à la tête d’un autre, il y avait du sang partout, les gardes étaient choqués, la barmaid était choquée, tout le monde était très choqué. »

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2014-05-15 16.26.55

«Pourquoi j’utilise les outils que j’utilise?» J’utilise les outils que j’utilise car je les aime. Je les aime d’une manière définitive et décidée. Je me suis – en effet – décidé pour ces outils, ces instruments, ces matériaux. C’est une décision dont je suis – par évidence – prêt à payer le prix – et en premier. Les outils ou les armes utilisés dans «Flamme éternelle» sont des instruments à double-tranchant, ils peuvent se retourner contre moi – contre moi d’abord – mais ils sont efficaces. Leur utilisation est une utilisation ‘sans-tête’, de nécessité, de précipitation et d’urgence, leur utilisation n’est ni gratifiante, ni satisfaisante. J’utilise ce que j’utilise parce que je veux travailler avec ce qui m’entoure, ce qui est disponible et ce qui m’est accessible – donc accessible aussi à l’autre.T. Hirschhorn sur le site de Flamme éternelle

 

 

La passion de l’égalité par Alexandre Costanzo

Dans un passage fameux de L’Ethique, Spinoza écrit : « Nous ne savons pas ce que peut un corps». Si cette formule a été longuement commentée, si, dans une filiation passant notamment par Nietzsche, elle se rattache par ailleurs à la pensée de Gilles Deleuze, je voudrais ici essayer de la confronter à l’œuvre de Jacques Rancière. « Nous ne savons pas ce que peut un corps» écrivait Spinoza, nous ne savons donc pas grand—chose mais je dirais que nous savons au moins qu’il  « peut ». Et c’est de puissance précisément dont je voudrais parler. Qu’est-ce que la puissance ? Et n’est-ce pas cela que l’on peut rencontrer finalement sous une forme bien singulière dans l’œuvre de Jacques Rancière ? Car ce que je me demande au fond en parcourant ses ouvrages, c’est : quel est le trésor qu’il aura rencontré ? Quel est le trésor que rencontre un philosophe et dont il assume le gardiennage? Et en regardant de plus près ses tout premiers ouvrages, on constate qu’il y a de curieux de personnages qui y circulent, une mère analphabète qui apprend à lire et à écrire à ses enfants, des couturières ou des gantières des environs de Grenoble, un jeune typographe qui connaît l’hébreu, un serrurier qui, ne sachant pas bien lire, désigne la lettre 0 comme la ronde et appelle équerre la lettre L. On rencontre également un homme qui connaît au moins son prénom, l’usage de ses outils et une prière grâce auxquels il pourra vérifier que son fils sait de quoi il parle en rentrant de l’école. On trouve ainsi des ouvriers de toutes sortes, des artisans, un maître ignorant ou encore la première phrase du Télémaque de Fénelon: «Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse… ». Jacques Rancière nous parle aussi de ces nuits où, après leurs journées de labeur, à la lumière d’une lampe à huile, des ouvriers se mettent à lire et à écrire, s’éprennent de poésie pour les uns, de philosophie pour les autres. Il nous parle de cercles, de spirales dans lesquels des vies se trouvent enfermées, mais aussi de quelques arbres et d’un carré de ciel que regarde par la fenêtre, au détour de ses heures de travail un menuisier qui, sans doute à cause de ce petit carré, se décide à marcher avec des souliers plutôt que des sandales ou des sabots. Ce sont là quelques uns des paysages et des personnages, des tableaux ou des situations, que l’on découvre dans ses premiers livres. Or je dis que ces scènes sont pauvres, qu’il n’y a pas grand-chose d’autre à découvrir, mais qu’il n’est pourtant question de rien d’autre que de puissance. Que peut un corps? Nous savons au moins qu’il peut, et c’est cette puissance que je voudrais fixer en m’attardant sur le Maître ignorant. Or voici comment tout cela commence : par la lenteur et le bricolage, la patience aussi, en tâtonnant à l’aveuglette, en butant et en trébuchant, et puis en recommençant.

En 1818, Joseph Jacotot, professeur de littérature française exilé à Louvain, connut une expérience qui allait bouleverser les jours calmes qu’il comptait y passer. Car les leçons de ce professeur étaient très prisées, nous dit Jacques Rancière, et comme parmi les étudiants qui voulaient les suivre certains ne parlait pas le français et, ne connaissant pas lui—même le hollandais, il fallait trouver une langue commune dans laquelle il aurait pu les instruire. Or il se publiait en ce temps là le Télémaque de Fénelon en édition bilingue, et Jacotot fit remettre le livre aux étudiants par un interprète et leur demanda d’apprendre comme ils pouvaient le texte en français en s’aidant de la traduction. Ils sont donc partis seuls avec cet ouvrage en main et leur volonté d’apprendre sans le secours du savoir et de l’intelligence de leur maître. Après qu’ils eurent atteint la moitié du premier livre, ce dernier leur fit dire de répéter sans cesse ce qu’ils avaient appris et de lire le reste pour le raconter. Finalement, il leur demanda d’écrire en français ce qu’ils pensaient de ce qu’ils avaient lu en s’attendant à d’affreux barbarismes. Mais quelle ne fut pas sa surprise en constatant que ces élèves, livrés à eux-mêmes, s’étaient tirés de cet exercice aussi bien que l’auraient fait beaucoup de Français ?

Jusque—là Jacotot croyait à juste titre que le devoir du maître était d’expliquer; d’instruire et former les esprits en adaptant ses explications aux capacités intellectuelles de l‘élève et en vérifiant que ce dernier a bien compris ce qu’il a appris. Mais voilà que ces étudiants avaient cherché seuls les mots, ils avaient appris à les combiner pour en faire à leur tour des phrases dont la grammaire et l’orthographe devenaient de plus en plus exacte à mesure qu’ils avançaient dans le livre, et voilà que la langue dans laquelle ils s’exprimaient était davantage celle des écrivains que de simples écoliers. Le fart est que ces étudiants s‘étaient appris seuls à lire, à parler et à écrire en français sans le secours d’une instruction. Mais alors cela signifie-t-il que les explications du maître étaient inutiles ?  Ou, si elles ne l’étaient pas, à qui et à quoi servaient—elles? Une béance venait s’ouvrir devant les yeux de Jacotot et, du coup, la terre bien solide sur laquelle il avait marché se mettait à  trembler. Il constate que tout système d’enseignement repose sur cette évidence : la nécessité des explications. Pour que l’enfant comprenne, il faut qu’on lui explique, comment peut—il en être autrement? Comment apprendra—t—il seul les mathématiques, la chimie, la peinture, la musique ou l’hébreu ? Or voilà que des élèves avaient appris sans aucune explication. Ils ont pris le livre, ils ont regarde, comparé et répété, ils auront probablement réécrit les mots et les phrases encore et encore, ils se sont trompés puis ils ont recommencé, et à force de volonté, ils se sont appris à lire, à écrire et à parler. Jacotot n’avait été rien d’autre qu’un maître ignorant, il n’avait rien pu leur expliquer et s’était simplement tenu sur un seuil pour constater que ses élèves savaient de quoi ils parlaient.

Le chemin qu’il venait ainsi de croiser par le plus grand des hasards avec ses élèves, est celui de l’émancipation: Il ne s’est pas passé grand—chose sinon que des étudiants ont appris seuls une langue étrangère. Or ce chemin est là sur des bas-côtés que nous connaissons tous pour les avoir déjà empruntés. Ce sont ceux par lesquels l’enfant a appris à parler, à comprendre et à se faire comprendre de son entourage. Ce sont ceux qu’on utilise pour apprendre ou comprendre quelque chose, pour penser.

Ce que tous les enfants d’homme apprennent le mieux, nous dit Jacques Rancière, c’est ce que nul maître ne peut leur expliquer, la langue maternelle. On leur parle et l’on parle autour d’eux. ils entendent et retiennent, imitent et répètent, se trompent et se corrigent, réussissent par chance et recommencent par méthode, et, à un âge trop tendre pour que des explicateurs puissent entreprendre leur instruction, sont à peu près tous — quels que soient leur sexe, leur condition sociale et la couleur de leur peau – capables de comprendre et de parler la langue de leurs parents.
Or voici que cet enfant qui a appris à parler par sa propre intelligence et par des maîtres qui ne lui expliquait pas la langue commence son instruction proprement dite. Tout se passe maintenant comme s’il ne pouvait plus apprendre à l’aide de la même intelligence qui lui avait servi jusqu‘alors […] Il s’agit de comprendre, et ce seul mot jette un voile sur toute chose : comprendre est ce que l’enfant ne peut faire sans les explications du maître…1

Le point sur lequel Jacotot met le doigt est le suivant: Que nous a-t-on donc expliqué au juste sur les bancs de l’école, au sein de nos familles ou de nos entourages bienveillants? Quelle est cette évidence que l’on va par la suite pouvoir à notre tour transmettre à tous ceux qui nous entourent? Car voilà : on apprend sans doute beaucoup de choses à écouter des explications, mais d’abord que l’on est moins intelligent que celui qui les dispense devant nous et que l’on ne peut pas entrer dans des territoires inconnus sans le secours de ses explications. Le principe de l‘explication  était né, or c’est celui de l’abrutissement constate Jacotot. « As-tu compris?» dira le maître. Ce simple mot interrompt le mouvement d’une intelligence, il jette le voile de l’ignorance que pourra ainsi lever ou baisser l’instituteur. Si ce dernier sait plus de choses que ses élèves, est-il pour autant plus intelligent qu’eux? Entre savoir et intelligence quelque chose s’était introduit qui commence avec la stupeur que produit cette simple question : « As-tu compris? », et à laquelle succède un : « Je vais t’expliquer». L’incapacité a comprendre, nous dit Jacques Rancière, est la fiction structurante de l’ordre explicateur :

C’est l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l’inverse, c’est lui qui constitue l’incapable comme tel. Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par lui-même. Avant d’être l’acte du pédagogue, l’explication est le mythe de la pédagogie, la parabole d’un monde divisé en esprits savants et esprits ignorants. esprits mûrs et immatures, capables et incapables, intelligents et bêtes.

Devant le maître explicateur, l’enfant va donc apprendre et comprendre une chose avant tout, son impuissance. Il ne peut pas sans le secours du maître et il est moins intelligent que ce dernier. Et c’est ainsi que se construit un monde avec du « plus » et du « moins », une intelligence inférieure, celle de l’enfant désordonné, débile, tâtonnant ou de l’homme du peuple, et une intelligence supérieure, celle qu’on retrouvera chez ceux qui auront été bien instruits. Quoi de mieux partagé que cette évidence ? Quoi de plus évident que tel enfant est plus intelligent que tel autre ? On le voit bien d’ailleurs partout et chaque jour, dans les familles ou chez les gens du peuple.

L’ordre explicateur va procéder par division : il y a des intelligences, nous dit-il, et du coup des sortes d’hommes, des mondes, du «plus» et du «moins ». Sa grande passion est celle de la différence, et tout se joue dans un léger mépris anodin, l’assurance d’une supériorité où cette petite voix qui nous dit : « je sais bien que je suis plus intelligent que mon voisin, que cette fille est idiote, et il n’y a qu’à entendre cette manière de parler qu’ont ces gens, ces accents, ces bruits ou ces cris, à écouter ce qu’ils disent quand ils parlent : des sottises». On pourra ainsi s’accrocher à ces sottises ou à ces manières de dire pour regarder de haut et on verra bien toujours de la différence. On pourra laisser parler un petit mépris plutôt que de regarder vraiment de quoi il retourne. Et puis s’il y a toujours un esprit qui viendra nous rabaisser, heureusement on trouvera autour de nous un esprit inférieur que l’on pourra à notre tour mépriser. Voilà comment marche le monde, au détour de ces « places» dans lesquelles on se fixe et l’on fixe les autres, en se laissant porter par une passion triste, la passion de la différence. Cette passion nous permet de voir les choses et surtout de ne pas en voir d’autres comme par exemple une même intelligence et l’œuvre chez chacun d’entre nous.  Car l’intelligence se développera différemment selon l’attention plus ou moins grande que l’on portera à ce que l’on fait, c’est affaire de paresse ou de volonté, de courage et de patience, mais aussi du lieu dans lequel on se trouve et de la nécessité qu’il exige de nous. Voilà ce que dit Rancière :

[Chacun d’entre nous développe] l’intelligence que les besoins et les circonstances exigent de [lui]. Là où cesse le besoin, l’intelligence se repose, à moins que quelque volonté plus forte se fasse entendre et dise: continue; vois ce que tu as fais et ce que tu peux faire si tu appliques la même intelligence que tu as appliqué déjà, en portant à toute chose la même attention, en ne le laissant pas distraire de ta voie.

On peut à présent commencer à définir la situation pédagogique telle que l’expose Le maître ignorant. il y a deux facultés en jeu dans l’acte d’apprendre : l’intelligence et la volonté. Et il y a aura abrutissement, nous dit Jacques Rancière, mutilation, « là où une intelligence est subordonnée à une autre intelligence« . L’enfant a-t—il compris ? Il a compris qu’il doit soumettre son intelligence à celle d’un autre, voilà ce qu’on lui explique, et il devient du coup un abruti en cédant à une simple croyance : il croit qu’il ne peut pas tout seul aller ce chemin, il ne le peut plus, faut-il dire plus exactement. Car lorsque sa volonté n’est pas assez forte, il peut bien avoir besoin d’un maître pour le mettre et le maintenir sur la voie. Mais ce rapport devient abrutissant quand il lie une intelligence à une autre. Tandis que dans la situation créée par Joseph Jacotot, l’élève est lié à une volonté, une autorité, celle du maître, et à une intelligence, celle du livre qu’il a dans les mains.mais elles sont entièrement distinctes. Rancière écrit :

On appellera émancipation la différence connue et maintenue des deux rapports, l’acte d’une intelligence qui n’obéit qu’à elle-même, lors même que la volonté obéit à une autre volonté.

Dans cette situation, le maître est simplement celui qui maintient l’élève sur sa route, celle où il est seul à chercher et à ne cesser à le faire. Il accompagne l’élève pour s’assurer qu’il ne sort pas de sa route pour aller se reposer ailleurs, il vérifie sans cesse qu’il fait attention à ce qu’il dit, à ce qu’il fait, à ce qu’il entend, à ce qu’il voit ou à ce qu’il montre. Le maître vérifie que l’élève exerce sa puissance plutôt que de la soumettre. C’est le chemin de l’émancipation. Peu importe au fond ce qu’il sait. Ce qui compte c’est qu’il peut, il peut comprendre et faire ce que tout homme avant lui a compris et a fait. Car on pense que ce qu’un autre homme dit, on peut le comprendre, ce qu’il a fait, on peut le refaire, il faut simplement du temps, de la volonté, de la patience, de l’attention, pour comprendre ce que dit ou ce que fait un autre homme. Ce ne sera donc pas en élève ou bien en savant que l’on abordera les choses ou le monde, mais tout simplement en homme, « comme on répond à quelqu’un qui vous parle et non à quelqu’un qui vous examine : sous le signe de l’égalité »

L’expérience menée par Jacotot révèle ceci: « On peut apprendre seul et sans maître explicateur quand on le veut, par la tension de son propre désir ou la contrainte de la situation ». Mais il n’agit pas d’une méthode nouvelle plus efficace qui permettra à l’élève d‘apprendre plus vite et mieux, il s’agit d’une manière de voir et de vivre le monde. Au lieu d’apprendre qu‘il est incapable, l’enfant vérifie qu’il est capable: il peut. L’émancipation n’est rien d‘autre qu’un changement de position, un changement de croyance : on croit qu’on peut. et cela se vérifie. On peut ce que peut «toute intelligence quand elle se considère égale à tout autre et considère tout autre en retour comme égale à la sienne ». L’émancipation est la conscience de cette égalité. Et dès lors on commence à regarder le monde autrement : on voit, par exemple, que derrière les mots et les choses, il y a là un homme qui parle. Or si c’est bien un homme qui parle alors on peut le comprendre. Peut—être que ce dernier était abruti, sans doute se considérait-il comme supérieur tandis que cet autre se dit incapable, mais dans leurs manières de parler ou de faire on découvrira – en y regardant de plus près — une même intelligence, tout comme on la verra dans une machine à vapeur ou dans une robe, dans un ouvrage de littérature ou dans un soulier. Ce que l’on découvre alors est un véritable scandale : il se trouve que des gantières, une femme de ménage, une couturière ou un ouvrier ont la même intelligence que les belles personnes, des philosophes ou que les savants. On peut se reposer derrière la fable confortable des esprits supérieurs et inférieurs, mais quand y regarde et qu’on le vérifie, on peut voir une même intelligence à l’œuvre. C’est la nouvelle qu’annonce Joseph Jacotot : tous les hommes ont une égale intelligence, ou pour le dire autrement. ou peut tout ce que peut un homme – un homme c’est-à—dire aussi une femme ou un enfant.

Je disais que ce que l’on découvre dans l’œuvre de Jacques Rancière, c’est la puissance. Mais cette dernière n’est rien d’autre qu’une manière de voir et de vivre le monde. On ne verra plus des hiéroglyphes indéchiffrables, des grandes ou des petites intelligences, mais simplement un homme derrière des mots et des choses, un homme qui cherche à nous dire quelque chose et que donc, moyennant de la patience, on peut comprendre. On ne verra plus qu’il y a ici du «plus» et là du «moins», mais on verra que celui-ci a fait attention à ce qu’il a dit ou à ce qu’il a fait et que cet autre par contre a fait semblant, à cherché à se tromper ou à nous tromper, et que d‘ailleurs il s‘est caché derrière des mots en répétant «qu’il ne peut pas » pour ne pas faire usage de sa puissance. On ne verra plus ici un brillant homme lettré, là une pauvre femme de ménage, un ouvrier ou une simple couturière, mais une même intelligence exercée ici à écrire ou ailleurs à confectionner une robe, car chacun devra mettre une même intelligence pour faire ce qu’il a à faire. A chaque fois, c’est une langue qu’on apprend à parler que ce soit celle des livres ou celle des tissus, une langue étrangère que nous devons apprendre à parler. Et pour cela, il faut simplement du temps, une nécessité et de la volonté, car nous sommes tous capables d’apprendre une langue étrangère. Or si l’on voit une «même» intelligence à l’œuvre ici et ailleurs, on dira alors que l’ordre du monde s’affole et déraille, celui des différences, des hiérarchies et des abrutissements, et tout cela devant des questions simples : Que vois—tu ? Qu’en peux-tu ? Qu’en fais-tu ? La méthode de l’égalité se résume à ceci : « il faut apprendre quelque chose et y rapporter tout le reste d’après ce principe : tous les hommes ont une égale intelligence”. Ce quelque chose à apprendre pour Jacotot est le livre de Fénelon, le Télémaque, mais ce peut-être aussi bien n’importe quoi : une chanson, une prière, un calendrier… Il va donc donner le livre à qui veut apprendre à lire, à plaider, à peindre ou bien les mathématiques, la chimie, la géographie, peu importe. Il va donner le livre au pauvre et lui dire ceci : «prends le livre et lis». Et le pauvre lui répondra : «je ne sais pas lire. Comment pourrais-je comprendre ce qui est écrit là—dedans ‘? ». Et Jacotot répétera inlassablement : «Comme tu as compris toute chose jusqu’ici, en comparant deux faits. »

Voici un fait que je vais le dire, la première phrase du livre est: Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse. Répète: Calypso, Calypso ne… Voici maintenant un second fait: les mots sont écrits là. Ne reconnaîtras-tu rien? Le premier mot que je t’ai dit est Calypso, ne sera-ce pas aussi le premier mot sur la feuille ? Regarde-le bien, jusqu’à ce que tu sois sûr de le reconnaître toujours au milieu d’une foule d’autres mots. Pour cela il faut que tu me dises tout ce que tu y vois. Il y a là des signes qu’une main a tracés sur le papier, dont une main a assemblé les plombs à l‘imprimerie. Raconte—moi ce mot […] Saurais-tu y reconnaître la lettre O qu’un de mes élèves — serrurier de son état — appelle la ronde, la lettre L qu’il appelle l’équerre? Raconte—moi la forme de chaque lettre comme tu décrirais les formes d’un objet ou d’un lieu inconnu.

Il y a donc des signes qu’une main a tracés sur le papier puis dont une autre main a assemblé les plombs à l’imprimerie : derrière les mots, il y a une main, un doigt, c‘est-à-dire un homme. Derrière les mots et les choses, il y a un autre homme. Et si c’est un homme, alors on peut le comprendre, ou peut parler avec lui, comme on le fait tous les jours. Il n’y a rien d’autre derrière la page écrite, pas de double fond qui nécessite une intelligence autre, il n’y a rien d’autre qu’une parole d’homme qui nous a été adressée, une volonté de s’exprimer que l’on peut reconnaître, quand on y porte notre attention. Quand on sait cela, il n’y a alors pour tous qu’un même chemin pour aller à sa rencontre : en observant et en retenant, en répétant et en vérifiant, en rapportant ce que l’on cherche à connaître à ce que l’on connaît déjà. En faisant et en réfléchissant à ce que l’on a fait. Voilà la puissance, et il n’y a pas d’autre puissance.

Dans le Maître ignorant, Jacques Rancière nous raconte une histoire et des faits, il nous propose d’entrer dans le cercle de la puissance que trace un « livre » circulant entre les mains, entre les langues, entre les intelligences, pour annoncer à tous une nouvelle scandaleuse: tous les hommes ont une égale intelligence. Cette opinion se déclare et elle se vérifie dans la foulée de quelques injonctions que distribue un maître ignorant à des élèves à qui on avait appris jusqu’alors une seule et même chose, leur impuissance. Il répétera inlassablement ceci :

Ne dis pas que tu ne le peux pas. Tu sais voir, tu sais parler, tu sais montrer, tu peux te souvenir. Que faut-il de plus ? une attention absolue pour voir et revoir, dire et redire

Ou encore :

« La puissance ne se divise pas, il n’y a qu’un pouvoir, celui de voir et de dire, de faire attention à ce qu’on voit et à ce qu’on dit […] on saura qu’on peut, dans l’ordre intellectuel, tout ce que peut un homme”.

Au détour donc d’une mère analphabète qui peut pourtant apprendre à lire et à écrire à son enfant, au détour d’un maître ignorant qui dit à la volonté qui est en face de la sienne de trouver son chemin et donc d’exercer toute seule son intelligence pour trouver ce chemin, ce sillon est simplement celui que tracent une oreille, un œil, une bouche, une main, une intelligence en somme, affirmant et vérifiant une capacité à voir, à dire, à montrer, à entendre et à penser, affirmant une même puissance de l’intelligence humaine. Autrement dit, si nous avons tous des yeux, des oreilles, des mains, une bouche, il nous reste à savoir que l’on peut voir, entendre, parler ou faire, c’est la notre puissance. Non pas simplement voir ce que l’on nous donne à regarder, mais commencer à regarder vraiment et constater ainsi par exemple que cette autre personne aussi a vu, qu’elle peut voir ou bien qu’elle a cherché à nous montrer quelque chose. On y rencontrera alors une même puissance. Or tout ceci n’est rien d’autre qu’un petit trou creusé dans l’ordre des choses, mais c’est par là que l’on voit et que l’on vit autrement le monde, un même monde. Et je crois que Jacques Rancière aura cherché à s’approcher et à enrouler ce qui s’ouvre, un ouvert, comme autant de points de fuite qu’auront construits des vies emportées par une même passion, la passion de l’égalité. Alors, ce seront ces courbes que tresse Jacques Rancière en fixant des scènes fuyantes dans lesquelles se croisent les expériences et les actes de cette vérification, une puissance et des courbes qui viennent interrompre un certain ordre des choses en éprouvant le présupposé de l’égalité, et c’est dans la matérialité d‘un « n’importe quoi» que l’on retrouve à l‘œuvre une même intelligence que ce soit dans l‘écriture d’un livre ou dans la confection de gants, un « n’importe quoi» et un « n‘importe qui» entre lesquels se décident et se construisent les points de flotte d’une communauté des égaux . Ce seront ainsi des villageoises des environs_ de Grenoble qui travaillent à faire des gants, et depuis qu’elles sont émancipées, elles s’appliquent à regarder, à étudier, à comprendre un gant bien confectionné :

Elles devineront le sens de toutes les phrases, de tous les mots de ce gant. Elles finiront par parler aussi bien que les dames de la ville […] Il ne s’agit que d’apprendre une langue que l’on parle avec des ciseaux, une aiguille et du fil. Il n’est jamais question […] que de comprendre et de parler une langue.

Ou encore disait le maître ignorant à l’enfant qui ne peut pas lire :

Il y a là des signes qu’une main a tracée sur le papier, dont une main a assemblé les plombs à l’imprimerie…

Et il s’agira finalement derrière ce papier imprimé de reconnaître un « doigt », c’est—à—dire à chaque fois une même intelligence à l’œuvre. Entre cette curieuse langue des oiseaux, de l’aiguille, du fil, et un mot imprimé qui se transforme en doigt, il y a donc une même intelligence, il y a un même, et c’est qu’indexe Jacques Rancière, la puissance de l’égalité.

Ce qu’il résume en une formule dans laquelle on le retrouve installé : « Le livre, c’est la fuite bloquée ». Cette fuite bloquée, c’est naturellement la route inattendue ou l’exercice d’une liberté que tracera un enfant émancipé dans ce tout qu’est le livre, dans un simple mot imprimé, en découvrant un doigt dans les mots ou ailleurs elle pourra se jouer à travers le parcours de quelques villageoises dans la langue des ciseaux, de l‘aiguille, du fil ou de l’outil. Or cette fuite bloquée est finalement ce qui identifie la pensée de Jacques Rancière, ce qu‘il tresse entre les courbes, les spirales et les cercles de la puissance, ce qu’il lie dans les écarts d’un « même » où se rencontrent le « n’importe quoi » et le « n’importe qui ».

le bar "Comment un ouvrier comme moi ... peut-il comprendre quelque chose aux livres et savoir si ce qu'il lit, on l'a vraiment écrit pour lui?  En lisant et en réfléchissant. En se trompant et en réfléchissant. Même pour nous qui les écrivons, il n'y a pas d'autres voies. Dans ce monde, personne n'a rien pour rien. Il faut avoir la patience d'apprendre ces modes, comme on apprend les langues étrangères. Et alors, peu à peu, il t'arrivera de rencontrer partout l'homme et le camarade de même façon qu'on arrive à discuter avec un chinois... De toute façon, il faut être patient. Plus tu fréquentes un ami
Comment un ouvrier comme moi … peut-il comprendre quelque chose aux livres et savoir si ce qu’il lit, on l’a vraiment écrit pour lui?
En lisant et en réfléchissant. En se trompant et en réfléchissant. Même pour nous qui les écrivons, il n’y a pas d’autres voies. Dans ce monde, personne n’a rien pour rien. Il faut avoir la patience d’apprendre ces modes, comme on apprend les langues étrangères. Et alors, peu à peu, il t’arrivera de rencontrer partout l’homme et le camarade de même façon qu’on arrive à discuter avec un chinois… De toute façon, il faut être patient. Plus tu fréquentes un ami, plus tu apprends à le connaître. C’est la même chose pour les livres. Et n’est-ce pas beau d’arriver à connaître un homme qui pendant trente ans, pendant toute sa vie, a essayé de parler avec toi ?

Ce « n’importe quoi » et ce «n’importe qui », l’injonction de la puissance égalitaire. c’est très exactement ce que l’on retrouve dans ce passage de Cesare Pavese dialoguant avec un camarade qui n’y connaît rien aux livres2  :

 » – Comment un ouvrier comme moi pourra comprendre quelque chose aux livres et savoir si ce qu’il lit, on l’a vraiment écrit pour lui ?
– En lisant et en réfléchissant. En se trompant et en recommençant. Même pour nous qui les écrivons. il n’y a pas d’autres voies. Dans ce monde, personne n’a rien pour rien […]
Il faut avoir la patience d’apprendre ces modes, comme on apprend les langues étrangères. Et alors, peu à peu, il t’arrivera de rencontrer partout l’homme et le camarade, de même qu’on réussit à discuter avec un Chinois ou un Turc. De toute façon, il faut être patient. Plus tu fréquentes un ami, plus tu apprends à le connaître. C’est la même chose pour les livres. Et n’est-ce pas beau d’arriver à connaître un homme qui pendant trente ans, pendant toute sa vie, a essayé de parler avec toi ‘?

Et un peu plus loin alors que le camarade demande « Ce sont des livres pour nous? », il ajoute :

Ce sont des livres pour qui veut les lire. Tu saurais me dire, toi, pour qui est fait un livre ? Méfie-toi des livres qui sont faits pour un tel ou un tel. Même un livre qui a été écrit en chinois a été fait pour toi. Il s’agit toujours d’apprendre les paroles d’un autre homme. Tous les livres qui valent quelque chose ont été écrits en chinois, et on ne sait pas toujours les traduire. Vient toujours un moment où tu es seul devant la page, comme était seul l’écrivain qui l’a écrite. Si tu as de la patience, si tu ne prétends pas que l’auteur te traite comme un enfant ou un demeuré, tu vas rencontrer un autre homme et te sentir plus homme toi aussi. Mais c’est dur, Masino, cela demande de la bonne volonté.
Et beaucoup de patience.

« Te sentir plus homme toi aussi », « arriver à connaître un homme qui a essayé de parler avec toi toute sa vie », voilà donc ce qu’il y a dans les livres et dans les choses. On retrouve ainsi la méthode de Jacques Rancière se confondant et épousant les propos de Joseph Jacotot dans un simple « Que vois—tu ? Qu’en penses-tu ? Qu’en fais—tu ? », ce qui se dira dans un léger glissement de la langue : manière de voir, manière d’entendre, manière de dire et manière de faire, ou ce qui se conceptualise encore « partage du sensible » et il n’y a pas d’autre puissance que cela, ce que reprend inlassablement Joseph Jacotot :

Ne dis pas que tu ne le peux pas. Tu sais voir, tu sais parler, tu sais montrer, tu peux te souvenir. Que faut—il de plus ? une attention absolue pour voir et revoir, dire et redire

OU encore:

La puissance ne se divise pas, il n’y a qu’un pouvoir, celui de voir et de dire, de faire attention à ce que peut un homme.

Alors ce que j’ai essayé de faire, c’était de présenter le plus simplement possible le livre de Jacques Rancière, comme on fait quand on cherche à comprendre ou à apprendre quelque chose : en recopiant, en répétant, en vérifiant et en réécrivant encore. Mais je voulais revenir pour conclure à ce que je disais en commençant. Quel est donc le trésor que rencontre un philosophe ? Quel est le trésor qu’aura rencontré pour sa part Jacques Rancière et que j’ai essayé de pointer ici ? Car après avoir en somme fouillé dans son ouvrage, en ne rencontre finalement que des scènes humbles, comme celle d’un enfant un peu idiot qui apprend pourtant à lire ou bien ces petites phrases que prononce incessamment le maître ignorant: Que vois—tu ? Qu’en penses-tu ? Qu’en dis-tu ? Des petites phrases qui interrompent l’ordre du monde pour ouvrir un autre chemin.

Et La Nuit des prolétaires, ce très bel ouvrage se résume là encore à des scènes fugitives, des tableaux ou des situations. C’est la nuit, à la lumière d’une lampe à huile, qu’il identifie le rêve d’émancipation de ces ouvriers ou artisans qui se font poètes ou philosophes, qui sortent de leur monde et de leurs routes pour en découvrir d’autres. La nuit donc, après leur journée de travail, où ils se mettent à lire et à écrire, où en définitive ils changent de position, en grignotant la matérialité du temps et du monde ouvrier. Alors c’est ce petit trésor où il est question de croyances, de rêveries et temps grignoté dont Jacques Rancière assume le gardiennage. Ou bien encore avec le menuisier Louis Gabriel Gauny, il évoque ce moment que ce dernier décrit où, dans l’épuisement de l‘atelier, il lève la tête un bref instant et se met à regarder par la fenêtre la découpe d’un petit carré de ciel, d’arbres et d’oiseaux, comme une échappée. Il est question simplement de la découpe d’un petit carré de ciel et puis aussi de ces mots, ce qu’écrit Gauny à son ami Moïse Retouret à propos d‘un rendez-vous improbable :

« Le temps ne m’appartient pas, écrit-il ; ainsi demain je ne pourrai aller chez toi, mais si tu te trouvais place de la Bourse entre deux heures et deux heures et demie, nous nous verrions comme les ombres misérables des bords de l’enfer« .3

Ces deux phrases triviales, un « carré de ciel » ici volé lors des heures déchirantes de labeur et ce temps qui ne lui appartient pas, un temps qu’il se propose d’arracher dans l’intervalle d’une demi-heure, ces deux phrases disent donc la même chose. Elles disent le « bougé » d’une émancipation et elles circonscrivent l’équation de sa vérification. « Le temps ne m’appartient pas » »’, dit—il, mais il prend le temps d’écrire cette phrase, il arrange aussi le temps d’un rendez—vous improbable, il prend le temps d’écrire, et c’est un autre temps qui alors advient… Ce que l’on découvre donc. c’est qu’il n’y a pas le temps mais il y a des temps. Ce qui «bouge» ce sont des corps qui ont affaire à la matérialité d’une situation, d’une réalité, et qui mettent un temps dans un autre, l’intervalle d’une petite demi—heure ici et cet autre intervalle où l’on se met à écrire et à passer d’un monde à un autre. Et puis il y a cet autre intervalle, ce «petit carré de ciel», cette découpe figeant l’aspiration heureuse d’une échappée, mais alors on dira qu’il se met à voir ce qu’il ne voyait pas. il se fabrique un temps et un horizon : il regarde — au lieu d’être regardé.

Ce serait donc là le trésor qu’a rencontré Jacques Rancière, le regard d’un menuisier s‘appropriant un carré de ciel et qui ajoute que le temps ne lui appartient pas, il n’est question donc que d’espace, de temps et d’un corps éprouvant sa capacité à sortir d’un cercle qui dit « tu es là» pour le transformer en un autre cercle, ce qui se dit : « je suis là mais je peux aussi être ailleurs. je peux et je le vérifie ».

Un carré de ciel, les heures passées la nuit à la lumière d’une lampe à huile, à lire et à écrire, une petite demi-heure ici et une autre là sans doute, voilà de quoi il retourne dans l’œuvre de Jacques Rancière, avec aussi ces gantières qui apprennent à parler la langue des oiseaux, de l’aiguille et du fil, une main que l’on découvre dans les mots et les choses, ou ce maître ignorant constatant qu’on peut choisir de penser que les hommes ont une égale intelligence, et qu’on peut donc vivre et construire le partage d’un autre monde. Un «bougé», des intervalles, l’ouvert, le mouvement d’une échappée ou des points de fuite, c’est cela au fond qu’on découvre dans son œuvre. Or tout ce chemin commence en définitive avec quelque chose de très simple: voir, entendre, parler, faire. C’étaient ces choses que je voulais retrouver là où elles circulent dans ses ouvrages pour se conjuguer selon une étrange grammaire qui vient vérifier un possible. « Il est possible » : voilà finalement ce que je propose d’appeler le trésor de Jacques Rancière, et il n‘y a pas d’autre puissance. S’il fallait donc reformuler l’expression de Spinoza dont on parlait en commençant — nous ne savons pas ce que peut un corps —-, je dirais que pour Jacques Rancière cela se dit et se vérifie par un « il est possible ». « Il est possible », voilà donc ce qu’il rencontre ici ou ailleurs, ce qui nous donne au passage de la joie et donc aussi du courage.

Alexandre Costanzo

Trouvé ce texte d’Alexandre Costanzo sur le site de Flamme éternelle, comme je cherchais d’où était tiré celui qui était affiché en grand au dessus du bar de Flamme éternelle, l’expo-oeuvre de Thomas Hirshhorn, là :  http://www.flamme-eternelle.com/JOURNAL11.pdf

Notes:
  1.   Jacques Rancière, Le maître ignorant, 10/18, p. 14. []
  2. Cesare Pavese, Littérature et société, Gallimard, 1999 []
  3. Ibid. p. 33, Gauny à Retouret, 12 octobre 1833, Fonds Gauny, Ms. 165. []
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