lundi 2 décembre 2019 · 16h19

livre de cuisine
— n'être pas à la hauteur du réel

Je ne sais pas très bien à quelle place je mets les livres, une place idéale. Même la cuisine pour moi devrait sortir des livres. Je ne sais pas du tout cuisiner. Je me garde bien de savoir cuisiner. Et régulièrement, j’achète des livres de cuisine. Dont je dois croire à chaque fois qu’ils me changeront la vie. Ce qu’on est en droit d’attendre de tout livre. Quand je lis un livre, et que j’ai le sentiment qu’il pourrait me changer la vie, changer ma vie, je suis un peu triste. Car je sais bien, à force, non que ça arrive si souvent, que je ne serai pas à la hauteur du changement que le livre convoque. Du coup, un bon livre me rend un peu triste. Ce que j’appelle un bon livre. De n’être pas à la hauteur de la grandeur ressentie d’un livre. De la façon qu’il aura eue de cerner un réel.  (Tout comme on peut se sentir triste de n’être pas à la hauteur du réel tout court). Comme le Beckett lu hier. Cette pièce vue avant-hier, au théâtre, La dernière bande.

Rien ne se retient que par bribes. Rien ne retiens-je que par bribes. Bribes et morceaux, brimborions, trahisons. Les choses en moi ne se modifient que par sédimentations successives. Rencontre. Explosions intérieures, émotions, envolées de poussières, retombées, dépôts, épars. Par sa clarté un beau livre m’explose. Mais ne me recompose pas. Je déteste oublier un livre. Comment se résoudre à l’oubli? Et qu’est-ce que j’oublie ? Tout. Et avant toutes le nom de l’auteur et le nom du livre, les premiers trous, ensuite tout le reste suit, tombe à son tour dans le trou. 1

Qu’y aurait-il à retenir de cette Dernière bande ? Un théâtre de pensées, l’intérieur d’un crâne ou d’une nuit d’insomnie. Toute une vie exposée. De regrets ressassés, d’amertume, d’effrois, de vains enregistrements, de vaines résolutions, ce qui reste. Le goût sublime d’un mot, son mâchonnement. Comme celui d’une banane. Le souvenir de la petite balle dure rendue au chien qui délicatement s’en empare, vous en défait, le passage de l’un à l’autre. De la boule la balade de la main à la bouche, l’infinie délicatesse, l’infinie sensation, éternelle. Le sacrifice de l’a-mour. L’échec de l’écriture. 

« Resté assis devant le feu, les yeux fermés, à séparer le grain de la balle. […] Le grain, voyons, je me demande ce que j’entends par là, j’entends… (il hésite)… je suppose que j’entends ces choses qui en vaudront encore la peine quand toute la poussière sera – quand toute ma poussière sera retombée. Je ferme les yeux et je m’efforce de les imaginer.

[…]

(C’est le moment de la mort de sa mère. Lui est assis sur un banc, face à « la maison du canal où maman s’éteignait ».)

J’étais là quand – (Krapp débranche l’appareil, rêvasse, rebranche l’appareil) – le store s’est baissé, un de ces machins marron sale qui s’enroulent, là en train de jeter une balle pour un petit chien blanc, ça c’est trouvé comme ça. J’ai levé la tête, Dieu sait pourquoi, et voilà, ça y était. Une affaire finie, enfin. Je suis resté là quelques instants encore, assis sur le banc, avec la balle dans la main et le chien qui jappait après et la mendiait de la patte. (Pause.) Instants. (Pause.) Ses instants à elle, mes instants à moi. (Pause) Les instants du chien. (Pause.) A la fin je la lui ai donnée et il l’a prise dans sa gueule, doucement, doucement. Une petite balle de caoutchouc, vieille, noire, plein, dure. (Pause) Je la sentirai, dans ma main, jusqu’au jour de ma mort. (Pause). J’aurais pu la garder. (Pause.) Mais je l’ai donnée au chien.

Pause. »

Le livre de cuisine lui. Me donnerait ce que je n’ai pas reçu de ma mère. Qui s’obstine à cuisiner seule, à vouloir mal cuisiner (rater) (à ne rien demander, à tout donner). Je fais comme elle. Tout demander, rien donner.  p mieux. (= Réussi). 

Un livre qui me changerait la vie m’apprendrait à cuisiner. Qui me changerait la vie pour de bon.

Notes:
  1. Est-ce qu’être à la hauteur d’un livre ce serait arriver à se recomposer en fonction de livre, arriver à l’intégrer dans son discours, sa vie, empêcher qu’il s’é-chappe-vapore-vanouisse, ne pas se contenter des traces inconscientes. Pourquoi cette exigence en moi? Pourquoi cette impossibilité?  Parce que ma jouissance procède de la déconstruction. Et que cela trouve difficilement à passer la barre du discours commun, à échafauder quoi que ce soit. []
mercredi 24 janvier 2024 · 16h11

que l’obscurité que je m’étais toujours acharné à refouler est en réalité mon meilleur

« Spirituellement une année on ne peut plus noire et pauvre jusqu’à cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n’oublierai jamais, où tout m’est devenu clair. La vision, enfin [The vision, at last]. Voilà j’imagine ce que j’ai surtout à enregistrer ce soir, en prévision du jour où mon labeur sera… (il hésite)… éteint et où je n’aurai peut-être plus aucun souvenir, ni bon ni mauvais, du miracle qui… (il hésite)… du feu qui l’avait embrasé. Ce que soudain j’ai vu alors, c’était que la croyance qui avait guidé toute ma vie, à savoir — (Krapp débranche impatiemment l’appareil, fait avancer la bande, rebranche l’appareil) — grands rochers de granit et l’écume qui jaillissait dans la lumière du phare et l’anémomètre qui tourbillonnait comme une hélice, clair pour moi enfin que l’obscurité que je m’étais toujours acharné à refouler est en réalité mon meilleur — (Krapp débranche impatiemment l’appareil, fait avancer la bande, rebranche l’appareil) — indestructible association jusqu’au dernier soupir de la tempête et de la nuit avec la lumière de l’entendement et le feu — (Krapp jure, débranche l’appareil, fait avancer la bande, rebranche l’appareil) ».4

Beckett S., La dernière bande, suivi de Cendres, Paris, Éditions de Minuit, 2005, p. 22.

La nature de l’épisode. La « vision » de Beckett – comme d’ailleurs celle du jeune Krapp – n’est pas une hallucination11. Elle ne correspond pas à un signifiant forclos qui ferait retour sur le registre réel en sonorisant l’objet voix (hallucination verbale), ni non plus à un bout de réel qui ferait retour sur le registre imaginaire (hallucination visuelle). Cette vision semble plutôt de l’ordre de ce qu’en anglais est désigné par le mot d’insight : un regard vers l’intérieur, qui est en même temps la prise de conscience d’une erreur et l’intuition du rectificatif à apporter. Samuel dira : « j’ai pris conscience de ma sottise […, j]’entrevis le monde que je devais créer pour pouvoir respirer. »12 Quelle est la sottise qu’il remet en question alors ? Il précise : « Jusque-là, j’avais cru que je pouvais faire confiance à la connaissance. Que je devais m’équiper sur le plan intellectuel. […] j’ai cherché à savoir, afin d’être en mesure de pouvoir. Puis je me suis aperçu que je faisais fausse route. »13 Sur cette fausse route, en effet, il avait conduit l’écriture de ses ouvrages les quinze ans antérieurs, en les formulant avec une prétention de maîtrise savante du monde fictionnel – une orientation qu’il tenait dès son contact avec James Joyce.

L’effet global de cette épiphanie : un changement d’orientation dans la vie du personnage, qui remet en cause de façon très claire une croyance l’ayant jusque-là guidé ; cette croyance, concernant une « obscurité » volontairement réprimée, s’avère finalement être fausse. Il ne faudrait plus réprimer la soi-disant obscurité, car elle serait en réalité une « lumière de l’entendement » – à tel point qu’elle deviendrait son meilleur « allié » (justement, ce dernier mot est celui qui manque au récit lorsque le vieux Krapp interrompt la démarche de l’appareil pour la deuxième fois).

À propos de l’épiphanie profane de Samuel Beckett, https://cpsy.hypotheses.org/214
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