Mada

Publié le Catégorisé comme Hélène Parker Étiqueté , , , , , ,

Madame,

Je voudrais essayer de vous raconter quelque chose qui s’est passé hier, de quelque chose dans quoi je suis embourbée, dont je ne parviens pas à sortir, et qui ne se laisse pas facilement saisir, relater, même en analyse. Cela a trait à ma relation avec Édouard.

Avant cela, un bout de rêve fait cette nuit.  Je m’apprêtais à pénétrer, à la fin de ce rêve, dans la chambre d’un homme mourant. Allongé, les yeux clos, son visage et son corps dénudés, ses bras maigres, particulièrement éclairés. Il ouvre les yeux, me voit, dans l’entrebâillement de la porte. Il est possible que nous nous parlions. Nous nous parlons, même si cela a quelque chose de répugnant pour moi. Je sais qu’il ne va pas tarder à mourir. Je suis beaucoup plus jeune qu’aujourd’hui. Il est très vieux. Sa figure a quelque chose de biblique, évoque celle de Job, son image en peinture, son corps osseux, la peau flasque et éclairée, lumineuse.

Je me réveille. Je pense que c’est de l’oncle Vincent qu’il s’agit, qui est déjà mort. Je me dis que c’est « l’oncle Vint sans », « vint sans » qu’il faut entendre, « celui qui vint sans, privé ». J’avais écrit un livre, il y a 20 ans, intitulé « Vincent ». C’est à ce livre que je pense. Il n’y s’agissait pas de mon oncle, du moins pas de mon oncle Vincent, mais d’un Vincent avec lequel j’avais vécu. Un livre moins sur sa personne que sur ce qui m’avait liée à lui, écrit au départ d’un rêve dont j’avais méthodiquement analysé chacun des termes. Suspendue nue à un barre au milieu d’un grenier, je criais son nom, Vincent; je suis ici obligée d’ajouter que ma mère s’appelle Delbaere.

J’ai immédiatement pensé que ce rêve avait trait à une situation de la veille, dont j’avais pensé devoir faire l’effort de vous parler, dont il m’avait effleuré qu’on pouvait la catégoriser sous le syntagme « jouissance d’être privée». J’ai pensé alors que ce rêve, c’était l’adieu à cette jouissance, à cette jouissance qui mourait…

La situation. Hier matin, nous entrons dans la chambre, Édouard et moi, debout près du lit, il me touche rapidement les fesses, le sexe, je proteste aussi rapidement, choquée. J’étais allée le chercher, l’avais emprunté cinq minutes à son jeu vidéo pour l’amener devant la cheminée de la chambre, lui demander son avis sur les objets qui s’y trouvent. Les deux statuettes chinoises, un homme et une femme, l’homme plus vieux que la femme, les livres, un paquet  de photos. C’est à propos des photos que je voulais qu’il intervienne, elles ne me paraissaient pas avoir leur place, là. L’idée, c’était de retourner à des choses que nous avions pu faire ensemble autrefois, en complicité, où nous disposions des objets, à notre goût, sur différentes surfaces de l’appartement. La question des photos a été très vite réglée, il s’agissait des photos d’un livre qu’il avait voulu faire, il les a rangées ailleurs. Ce problème clos, puisque je ne souhaitais pas ajouter d’autres objets à la cheminée, j’ai malheureusement, parce que ce n’était pas le moment, plus le moment, évoqué le meuble de l’appartement d’Orléans, celui des parents de Édouard, que nous devons vider, un meuble dont j’avais pensé qu’il pourrait avantageusement remplacer la commode IKEA où je range mes vêtements. J’avais songé, il y a quelque temps et avec un grand plaisir qui m’avait étonnée, que ce meuble pourrait venir là, dans la chambre, à droite du lit. Un très grand plaisir. Je n’avais pas parlé de ce sentiment à Édouard, mais j’avais parlé du meuble. Nous étions tombés d’accord. Un même plaisir, réjouissance secrète, étonnée, m’était venu à l’idée de ramener la deuxième table de nuit d’Orléans, Édouard ayant récemment ramené la première pour son propre usage. Ces deux tables, ce meuble en bois foncé, ouvragé, en provenance de l’un de leurs voyages, aux grands-parents, voyage en Asie, le couple de longues statuettes en ivoire, qui vient de chez eux également, arrivé récemment, sont liés. Ils ouvrent pour moi, curieusement, la possibilité de me sentir un jour ici chez moi. A me sentir chez eux, dans leurs meubles, leurs marques, je me sentirais davantage chez moi.  Rassurée profondément. De même que Outrée me rassurait avant que nous ne nous mettions à tout chambouler. Ce meuble que je verrais dans la chambre, pourrait évoquer le grand meuble, le très grand meuble marqué 1862, qui ne date probablement pas de 1862, qui se trouve dans le salon de ma mère et que j’ai toujours connu, également en bois ouvragé, avec ses têtes de lions sculptées, un large anneau doré leur passant dans la bouche.

Je suis toujours poursuivie par le passé, un passé que je n’arrive pas à reconstituer, à ré-actualiser, qui me parait plus grand que moi, auquel je ne peux renoncer; peut-être simplement la présence réelle, effective, de ces éléments du passé me rassurerait-elle, me soulagerait-elle. Ce qui pour moi avait été la famille, dans la perfection de mes parents, dans la perfection de l’œuvre de ma mère, la maison tenue, le ménage fait, l’entretien, comme si par ces meubles d’un ménage dont je ne savais rien mais qui m’avait de l’extérieur paru tenir, j’en récupérerais quelque liant, quelque glu, quelque glu sainte, que je puisse à mon tour transmettre à Anton, comme si nous ne vivions pas déjà dans une sacrée colle, pour lui, certainement, alors que maintenant que je m’y trouvais, maintenant qu’il fallait que ce soit de mon fait, de jouer à papa et maman, le sentiment était pour moi que cela coulait, s’écoulait de toutes parts, que rien ne tenait qui ressemble à ce qu’il m’avait paru, de l’extérieur, de mes parents, de leurs édifications, de ce qu’ils avaient pu me donner, de grand, d’amour, et que tout cela ne cessait de se perdre. De se perdre avec ce que moi-même, je ne cessais de refuser d’accomplir, cette  façon de me dérober, absolument impérative, de faire trou dans l’édifice, de ne pas reproduire. Ce double mouvement, ces tensions contraires, épuisantes.

La famille, l’infamille, l’affamille. La sainte, l’infâme. 

Enfin. 

Hier donc, je parlais de ce meuble qu’on pourrait ramener et Édouard a demandé : « Et on fait quoi du meuble qui est là ? »

Et je l’ai mal pris.
Ou j’ai voulu mal le prendre.
J’ai parlé d’ironie.
D’ironie entendue dans le ton de sa voix.
(De l’impossible évoqué, l’impossible de remplacer ce neuf meuble par de l’ancien, l’IKEA par la massif asiatique, toutes les actions que cela impliquait, les déplacements réels, physiques, matériels, les muscles que nous n’avons pas, les jambes, les bras, la camionnette, les escaliers, notre paresse, et la nouvelle place à trouver au meuble rejeté. )

J’ai été vexée qu’il ne souvienne plus que j’en avais déjà parlé. Qu’il n’aie pas entendu que c’était important.Et j’ai tout de suite senti que je ne reviendrais pas là-dessus, que c’était trop tard, que je ne pourrais pas sortir de là, que je m’enferrerais. Que je préférerais l’absence de solution à la solution, que je préférerais restée fâchée sur F, que je me refuserais à lui expliquer, à reparler de ce meuble, de ces meubles, qu’une fois de plus l’angoisse m’empêcherait d’avancer dans la voie du changement, que quelque chose de la situation actuelle était trop satisfaisant malgré moi. Quelque chose de notre discord. Quelque chose de mes accusations, de ma séparation.Je n’écouterais pas ses explications. L’angoisse était là. J’étais fâchée.

Et je me suis demandée comment je m’en sortirais, comment j’allais m’en sortir. Il y a une grande jouissance à accuser l’autre d’être l’agent de sa frustration et une grande nécessité à rester privée, à rester sans. 

Enfin, il faut que je dise un mot sur ce qui m’a fait penser que je ne pourrais pas revenir en arrière. Qu’il n’y aurait pas d’apaisement de l’angoisse. C’est que j’étais toujours dans l’arrière-goût de ce moment où F m’avait touché le sexe, où j’avais pensé qu’une fois de plus il le faisait sans « transition », d’une façon qui pour moi ne peut être que choquante. Je ne supporte pas ce que je sens alors, la façon dont cela surgit de nulle part. Je le lui ai dit mille fois, que je ne supportais pas sa façon d’aller « droit au but ». Qu’il n’y mette pas de formes, pas de bornes. Qu’il ne tienne pas compte du fait que nous sommes en période de construction ou de reconstruction. Que rien n’est gagné, au contraire, tout perdu. Qu’il ne peut me considérer comme « acquise », qu’il faut un contexte, que nous l’élaborions ce contexte, ce nouveau contexte. Peut-être un contexte où se dépasse la famille, où elle se troue, se sépare d’elle-même, où nous soyons à deux.

Oui, il manque quelque chose entre Édouard et moi qui me permette de supporter la violence de ce que je ressens quand il met sa main sur mon sexe. Il manque un terrain d’entente.

Avec P, il y avait les lettres, comme champ pour le désir (il y avait ce si beau champ nu de l’in-famille). 

Je ne devrais rien dire de plus.

Voilà, j’arrête là,

Bien  à vous,

Rêve du 8 au 9 juin. Lettre envoyée le 11, à 15H

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