livre de cuisine
— n'être pas à la hauteur du réel

Publié le Catégorisé comme brouillonne de vie Étiqueté , , , Aucun commentaire sur livre de cuisine
— n'être pas à la hauteur du réel

Je ne sais pas très bien à quelle place je mets les livres, une place idéale. Même la cuisine pour moi devrait sortir des livres. Je ne sais pas du tout cuisiner. Je me garde bien de savoir cuisiner. Et régulièrement, j’achète des livres de cuisine. Dont je dois croire à chaque fois qu’ils me changeront la vie. Ce qu’on est en droit d’attendre de tout livre. Quand je lis un livre, et que j’ai le sentiment qu’il pourrait me changer la vie, changer ma vie, je suis un peu triste. Car je sais bien, à force, non que ça arrive si souvent, que je ne serai pas à la hauteur du changement que le livre convoque. Du coup, un bon livre me rend un peu triste. Ce que j’appelle un bon livre. De n’être pas à la hauteur de la grandeur ressentie d’un livre. De la façon qu’il aura eue de cerner un réel.  (Tout comme on peut se sentir triste de n’être pas à la hauteur du réel tout court). Comme le Beckett lu hier. Cette pièce vue avant-hier, au théâtre, La dernière bande.

Rien ne se retient que par bribes. Rien ne retiens-je que par bribes. Bribes et morceaux, brimborions, trahisons. Les choses en moi ne se modifient que par sédimentations successives. Rencontre. Explosions intérieures, émotions, envolées de poussières, retombées, dépôts, épars. Par sa clarté un beau livre m’explose. Mais ne me recompose pas. Je déteste oublier un livre. Comment se résoudre à l’oubli? Et qu’est-ce que j’oublie ? Tout. Et avant toutes le nom de l’auteur et le nom du livre, les premiers trous, ensuite tout le reste suit, tombe à son tour dans le trou. 1

Qu’y aurait-il à retenir de cette Dernière bande ? Un théâtre de pensées, l’intérieur d’un crâne ou d’une nuit d’insomnie. Toute une vie exposée. De regrets ressassés, d’amertume, d’effrois, de vains enregistrements, de vaines résolutions, ce qui reste. Le goût sublime d’un mot, son mâchonnement. Comme celui d’une banane. Le souvenir de la petite balle dure rendue au chien qui délicatement s’en empare, vous en défait, le passage de l’un à l’autre. De la boule la balade de la main à la bouche, l’infinie délicatesse, l’infinie sensation, éternelle. Le sacrifice de l’a-mour. L’échec de l’écriture. 

« Resté assis devant le feu, les yeux fermés, à séparer le grain de la balle. […] Le grain, voyons, je me demande ce que j’entends par là, j’entends… (il hésite)… je suppose que j’entends ces choses qui en vaudront encore la peine quand toute la poussière sera – quand toute ma poussière sera retombée. Je ferme les yeux et je m’efforce de les imaginer.

[…]

(C’est le moment de la mort de sa mère. Lui est assis sur un banc, face à « la maison du canal où maman s’éteignait ».)

J’étais là quand – (Krapp débranche l’appareil, rêvasse, rebranche l’appareil) – le store s’est baissé, un de ces machins marron sale qui s’enroulent, là en train de jeter une balle pour un petit chien blanc, ça c’est trouvé comme ça. J’ai levé la tête, Dieu sait pourquoi, et voilà, ça y était. Une affaire finie, enfin. Je suis resté là quelques instants encore, assis sur le banc, avec la balle dans la main et le chien qui jappait après et la mendiait de la patte. (Pause.) Instants. (Pause.) Ses instants à elle, mes instants à moi. (Pause) Les instants du chien. (Pause.) A la fin je la lui ai donnée et il l’a prise dans sa gueule, doucement, doucement. Une petite balle de caoutchouc, vieille, noire, plein, dure. (Pause) Je la sentirai, dans ma main, jusqu’au jour de ma mort. (Pause). J’aurais pu la garder. (Pause.) Mais je l’ai donnée au chien.

Pause. »

Le livre de cuisine lui. Me donnerait ce que je n’ai pas reçu de ma mère. Qui s’obstine à cuisiner seule, à vouloir mal cuisiner (rater) (à ne rien demander, à tout donner). Je fais comme elle. Tout demander, rien donner.  p mieux. (= Réussi). 

Un livre qui me changerait la vie m’apprendrait à cuisiner. Qui me changerait la vie pour de bon.

Notes:
  1. Est-ce qu’être à la hauteur d’un livre ce serait arriver à se recomposer en fonction de livre, arriver à l’intégrer dans son discours, sa vie, empêcher qu’il s’é-chappe-vapore-vanouisse, ne pas se contenter des traces inconscientes. Pourquoi cette exigence en moi? Pourquoi cette impossibilité?  Parce que ma jouissance procède de la déconstruction. Et que cela trouve difficilement à passer la barre du discours commun, à échafauder quoi que ce soit. []
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