Dans un panier de voyage en osier que j’ouvre, découvre chatte, petite chatte réduite, complètement réduite, devenue toute petite, les entrailles à l’air, ouvertes, sans plus de membres, semble-t-il, c’est une vraie torture.
C’est une mère, elle a ses petits, trois, très petits, des fœtus pratiquement, alignés.
C’est un énorme chat, qui est aussi dans le panier, qui lui a fait ça, c’est un monstre, il occupe tout l’espace du panier. il fait peur.
Je referme le panier.
D’autres animaux subissent un sort analogue.
Je pense qu’on ne peut laisser cette petite chatte dans cet état. Je crois qu’il est question qu’elle pourrait s’en sortir en sautant par la fenêtre. Je ne sais pas quoi faire, en réalité je suis effrayée, j’ai peur du monstre chat. J’arrive à sensibiliser Frédéric au problème, lui qui au départ s’en fout. Il dit qu’on va ouvrir la cage, prendre le gros chat et le jeter par la fenêtre, par dessus le balcon. Je crois qu’il le fait. Je pense que les petits vont mourir. Et je ne sais pas ce qu’il advient de la mère, de la petite chatte. Peut-être que c’était elle le monstre. Peut-être qu’elle est morte.
Quand je raconte ça en séance à mon analyste, elle me dit que cela lui dit que je suis très angoissée. Je réponds qu’en effet. D’autant plus que les vacances approchent. Elle me donne un RV plus rapproché pour préparer ça. je lui en suis reconnaissante.
il est maintenant 07h07 (vous le voyez comment j’avance vers vous « couchée sur le temps »…) je vous envoie une des lettres non-envoyées dont je vous parlais hier, que j’ai pris le temps de relire et compléter encore ce matin :
paris, lundi 10 mai, 6 heures
très bien dormi, enfin. relu hier catherine dont-j’oublie-le-nom, relu Extases intérieures. mais, c’est pas ça, le titre; catherine millot, le nom. le titre reviendra peut-être aussi. le jour s’est levé. les lampadaires de la rue viennent de s’éteindre. la lumière s’appartient à nouveau.
je ne vais pas bien, depuis quelques jours, difficile(1). mais hier, repris huile de CBD et au réveil cette formidable sensation de chaleur, de confort, de grande lucidité.
je ne pense pas du tout que j’arriverai à noter ici ce qui m’est alors apparu.
l’embarras dans lequel je suis face aux tâches ménagères. dès que je les prends en charge, l’impression d’enfiler la peau de ma mère. tout dans cet appartement demande à ce que je prenne cette peau. à ce que je ne fasse plus que ça, du ménage. hélas, je ne pense pas pouvoir rapporter rien de plus de mes clartés matinales.
tentative : de l’impossibilité de marcher dans les pas de mon père, de sortir du sillon de ma mère : pas très convaincant. au hasard : du besoin impérieux d’agir en cachette, en secret. et de l’insupportable de n’avoir pas d’espace à moi, de temps à moi.
il y eut ce problème hier. tout d’un coup sentie hors de moi, expulsée.
cela fait si longtemps que je suis tentée de me remettre au travail, de me remettre à un travail, et que je n’en trouve pas les moyens : ni la place (où dans l’appartement, à quel bureau, à quel ordinateur ; au café, à la bibliothèque), ni le support (papier, téléphone, ordinateur portable, ordinateur de table ; fichier Word ou blog, blog secret ou blog ancien que je reprends. compiler ma correspondance, reprendre les anciens textes, repartir à zéro, quelle voie pour la fiction, cela s’atteint comment ?), ni le nom (écrire en mon nom ? impossible ; en quel nom alors ? )
à cette fin, et non sans anxiété, je m’installai à la table de la salle à manger. j’allais aussi tenter de combattre cette façon qui est la mienne de dériver, de me laisser aller sans but, incapable que de tenir le gouvernail du plus petit désir, de la moindre intention, je prenais une décision, minime certes, et sortais de mes trajets habituels pour me donner la chance de l’exécuter.
donc anxiété à propos du texte de CM, à propos de ce que j’en ferais, et anxiété parce que je prends une place dans l’appartement pour travailler, au vu est au su de tous, parce que je m’installe ainsi que je le faisais autrefois, il y a 20 ans, à une table, avec un ordinateur et des livres. je vivais alors seule.
vers quinze heures donc à la table de la salle à manger,
or. déjà écrire ceci est compliqué, demande un travail de mémoire, demande d’aller contre ce qui cherche à se faire oublier, ce qui déjà s’enterre. ce dont je veux parler ici, qui s’est passé hier, je l’ai déjà oublié. j’avance, même s’il n’y parait pas, en aveugle. et le sol, me semble-t-il, les mots, ne cessent de se dérober sous moi. littéralement. je ne sais plus ce qui provoqua la colère d’hier.
en attente d’un nom. quel nom me fait trou au cœur. quel nom me manque. que fais-je en cette absence. quel nom puis-je endosser, en quel nom écrire? comment rapprocher ce que j’écris de ma personne, de mon nom (impossible). cela qui n’est possible que dans une lettre (au bas de laquelle j’écris mon nom).
(ce pourquoi j’écris beaucoup de lettres. ce pourquoi je suis tentée d’écrire beaucoup de lettres. est-ce pourquoi elles sont si souvent d’amour sont si souvent d’adieu. elles seules, le lieu de désir, de l’amour, de mort, etc. )
je me dis que je dois retourner à tenter de penser la lâcheté de ça : je n’assume pas ce que je suis, pense. je me dis ça, ces jours-ci. pourquoi ne pas plutôt penser en terme de lâcheté, en termes de lâcheté morale… plutôt que de psychose, de mélancolie ou de Dieu sait quel « rejet de l’inconscient »(2) :
« Il nous faut distinguer, à partir de Télévision, entre la clinique de la lâcheté morale et celle du rejet de l’inconscient. Il s’agit dans le premier cas d’un sujet défini à partir de la structure du langage, la clef en est le désir. Dans le second cas, le rejet de l’inconscient nous renvoie à un autre registre, celui où la jouissance mortifère se noue à la naissance du symbole. »
et c’est là qu’il m’est apparu que je n’aurai jamais rien d’autre à écrire qui ne soit au bord de l’aveu.
(et qu’il y s’agit moins de lâcheté morale que de rachat moral).
toujours au bord de l’aveu. quoi que j’écrive, de cet ordre-là. ce grand désir toujours, qu’on en vienne là, aux faits. le souvenir remonté de dostoïevski. l’enthousiasme de ma mère pour dostoïevski, ses grandes scènes d’aveux.
je veux l’aveu.
faut du crime, faut que ça saigne pour que ça signe, faut que ça s’enseigne, le reste balayé, inexistant, c’est bon pour la fille qu’a un nom : Blanche Demy.
comme s’il n’y aurait jamais rien d’autre à écrire : ma faute. celle reprise à mon compte dont ma mère ne cesse de s’accuser.
(question stupide : est-ce de la même faute qu’il s’agit. s’agit-il de la sienne de faute que je fais mienne, ou s’agit-il de la sienne et de la mienne. s’agit-il de sa folie que je prends à mon compte, de la mienne que je lui attribue, ou sommes nous aussi folles l’une que l’autre…)
il y a une faute qu’aucun nom n’assume. c’est d’elle que ce que je veux écrire voudrais prendre la charge.
aucun nom, seulement la chair. Chère Hélène, Chère Blanche,
n’est-ce pas plutôt de la nature de cette faute qu’il faut se rapprocher. de cet objet de l’écriture. dont j’avais cru lire une interprétation possible dans l’écrit d’Éric Laurent cité plus haut sur la mélancolie. la culpabilité endossée du meurtre de la chose par le symbolique. non, c’était plus dramatique encore que ça. il était question d’incarnation. ne s’agissait-il pas d’incarner ce qui restait du meurtre. ou ce meurtre même et ce qu’il tue. mais non. ah. maisque faire de ces textes qui vous frappent, où il vous semble lire la résolution de l’énigme qui ne trouve d’ailleurs nulle part où s’écrire, qui se referment dès lors qu’on veut les approcher de plus près, n’offrent plus que leur opacité (en lieu et place de la limpidité un instant ressentie). à chaque relecture, je rentre en suspension, c’est à peine si j’ose encore bouger. j’attends que la révélation entr’aperçue parachève ses effets, ma transformation, qu’elle s’énonce enfin en toutes lettres, me libère. or ça, en lieu et place de libération, c’est bien plutôt de culpabilité que je suis envahie. tant il me semble que je ne fais pas alors ce qu’il conviendrait, que je n’accomplis pas le travail exigé. que je n’étreins pas le texte, ne le tords, pour lui faire rendre son suc, ma vérité.
je fais mieux de reprendre le récit de ce qui s’est passé hier.
je veux donc m’installer à table, je m’apprête à m’asseoir, quand Édouard met une musique dont rien ne peut faire que je ne m’en sente agressée. je ne peux rester dans la pièce. nous sommes vraiment peu de choses. je vais à la chambre, je me couche, entends encore. ne sais ce que je fais alors, probablement décide de ne rien faire, d’attendre que cela passe. je ne veux pas laisser ma colère s’amplifier. le sentiment d’être perdue. comme je ne peux plus, je ne veux plus me mettre en colère, « être fâchée sur » Édouard, décontenancée, vidée, je décide de sortir, me promener.
il faisait beau, bon. ne faut-il en profiter? cela n’avait pas de sens. je suis allée au bois de Vincennes que je ne connais pas, où j’ai marché lentement. me semblant reconnaître le bois de la Cambre à Bruxelles. je suis allée au bois de Vincennes, où j’ai marché lentement, j’ai fait le tour du lac, fort long tour, tout m’a paru charmant, je prenais des photos, parfois. j’envoyais des messages à Édouard et à Anton (pensant que je n’existais que là, par là, par ces petits messages que j’envoyais. mais c’était dans un vouloir les aimer aussi et n’être plus fâchée. ce plus sûr mode chez moi d’aimer, écrire. je t’écris, je t’aime. aurais-je pu n’avoir rien écrit ? ne leur avoir rien écrit? est-ce que ce serait cela, devenir seule ? cette nécessité de solitude à laquelle la lecture de CM m’a ramenée, qu’elle a fait scintiller à mes yeux.)
je n’existe que dans l’écriture-à, me suis-je dit. dans un écrire intransitif, pour reprendre une expression lue sans la comprendre chez catherine millot:
pourquoi a-t-il fallu que cette expression me frappe? c’est que mon écrire-à, mes lettres, ne supportent aucun vide. bien plutôt cherchent à le remplir, à l’habiter, le peupler. aussi, si dépendante que je me trouve depuis longtemps d’un autre auquel écrire, dans l’impossibilité où je suis de désincarner le lieu de mon adresse, de l’abstraire, de tracer moi-même – de dessiner, de fixer, de peindre -, par delà tout, la silhouette vide et désirable d’un autre inexistant, il me semblait convenir que j’arrive à transitiver l’écriture. je voudrais une écriture qui, comme l’angoisse, ne soit pas sans objet, et qui ne cesse de chercher à s’en rapprocher. encore, et encore.
au retour de ma petite promenade où j’avais marché 11620 pas, après avoir gentiment salué tout le monde, enfant et compagnon, je suis retournée dans la chambre et je l’ai finalement retrouvé le passage de Catherine Millot dans Abîmes ordinaires.
je lisais, accrochée à ses lèvres, au déroulé de son énonciation, consciente de ce que se disait là quelque chose de mon être même, dont je ne savais comment le rejoindre ni comment m’en différencier, puisqu’il fallait bien que je m’en différenciasse, n’ayant connu son (fabuleux) destin, à elle, CM (destin : écrivain / analyste). Le passage a-t-il répondu à mes attentes, correspondu à mon souvenir : oui. oui. oui et non. oui. et le sentiment de suspension et le moment sidération et le sentiment de tristesse.
(comment m’extraire moi, de là, de dessous tout son splendide fatras d’elle, Catherine Millot. comment écouter, retenir ce qu’elle dit, ne pas l’oublier déjà, et qui pourrait adoucir mon sort. que d’elle retenir qui me serve, dont je puisse faire usage. son insistance, sa persévérance. son obsession. l’extase, la solitude, l’écriture. elle qui d’un objet de damnation fait un objet de béatitude. )
à Édouard qui passait dans la chambre, je lus à haute vois le passage, très mal, j’aurais espéré qu’il se passât quelque chose de supplémentaire, une petite jouissance supplémentaire, rien. à la fin, Édouard s’empressa de déclarer : extraordinaire, tout à fait dans tes préoccupations, tu es dans de bonnes mains avec ce livre. dont je lui expliquai alors que j’en étais à une tentative de relecture, et qu’il n’y avait pour moi probablement rien de plus triste au monde que l’idée d’avoir terminé un livre, de l’oublier, de ne rien en faire
08:09, il fait maintenant tout à fait lumineux.
*
A cette lettre de mardi, j’ajoute encore, ce matin (06:06) jeudi :
il ne me semble pas que la solitude de Catherine Millot soit à ma portée. et cela reste encore à établir (la nature de mon irréductible dépendance à l’autre).
pourtant dans le silence même qui s’imposait à moi hier en séance, et l’impossibilité même où je me trouve d’écrire encore ces lettres, mes lettres-à, mes lettres intransitives, il y a peut-être ça, un aveu de suffisance. qu’il s’avoue que ça suffit. un aveu de jouissance. un aveu aussi de quelque chose de réussi et qu’une page doive se tourner : je l’ai fait je l’ai écrit je l’ai dit. il y a quelque chose que je dois pouvoir n’avoir pas à redire. c’est ce que j’entendais, hier en séance. un sentiment de déjà dit. avoir dit. et que cela suffise.
il y a ce vêtement de ma mère qui flotte sur moi. et il y a tout ce que j’en ai écrit, tout ce que j’en ai dit. cela s’ajoute. c’est un en plus. c’est ma part. c’est ce qui n’est pas elle. sur les traces de quoi vous m’avez mise, vous, Hélène Parker, lorsque vous me paraissiez vouloir souligner comment je n’étais pas elle. ce que je voulais dire aussi, c’est que j’ai entr’aperçu dans l’autre lettre écrite : il n’est pas attendu que j’en fasse plus, que je fasse tout. tout pour l’autre. je ne peux plus croire qu’Édouard et Anton l’attendent. je ne peux plus les en accuser. seule, moi. à tout attendre. je suis celle qui est dans la tentation du sacrifice. me révolter contre eux, me permettait de faire limite, de limiter l’imitation (qui fut sans révolte, aucune, donnée totalement). or, je n’y arrive plus. (depuis ce lapsus en séance, je n’arrive plus, quel lapsus : celui où je voulus vous dire que j’étais « fâchée sur Édouard », et où c’est mon propre prénom qui sortit : « fâchée sur Blanche ». depuis, il ne m’est plus possible d’être fâchée sur lui, même si le réflexe m’en revient encore, dont je ne sais que faire.) j’ai donc, ainsi que je l’annonçais hier en arrivant, une nouvelle limite à trouver.
car ce sacrifice sans nom auquel ma mère se pliait volontiers mais non sans angoisse, quand je tente par tous les moyens d’y échapper sans cesser d’y retomber, est un trou.
c’est vous qui parliez de trou dans le savoir. ce trou que j’ai appris à aimer. trou dans le savoir dont je cherche à faire état depuis des années. qui ne cesse de vouloir faire symptôme. ainsi mes oublis. les trous de mémoire avec lesquels il me faut composer. auxquels je ne voudrais pourtant pas renoncer.
je vais vous envoyer maintenant cette lettre et retourner me coucher. il y a une autre lettre, je crois, qui traîne encore.
Bonne journée, Hélène Parker,
Blanche Demy
(1) j’en accuse les cigarettes que j’ai fumées récemment. il n’y en aura pas eu plus de 3. pas plus de 3 cigarettes sur 4 ou 5 jours. ça aura suffi pour : me faire pousser un bouton sur le nez, me donner mal aux dents aux oreilles à la gorge, m’empêcher de dormir (+ le reste). j’ai tout de suite pris 1 anxiolytique (pour m’aider à supporter et dépasser l’envie de fumer à nouveau), et finalement des somnifères.
(2) Voir aussi : « Mais ce n’est pas un état d’âme, c’est simplement une faute morale, comme s’exprimait Dante, voire Spinoza : un péché, ce qui veut dire une lâcheté morale, qui ne se situe en dernier ressort que de la pensée, soit du devoir de bien dire ou de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la structure. Et ce qui s’ensuit pour peu que cette lâcheté, d’être rejet de l’inconscient, aille à la psychose, c’est le retour dans le réel de ce qui est rejeté, du langage ; c’est l’excitation maniaque par quoi ce retour se fait mortel. À l’opposé de la tristesse, il y a le gay sçavoir lequel est, lui, une vertu. Une vertu n’absout personne du péché, originel comme chacun sait. » J. Lacan, « Télévision », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 526.
(p.9) (…) « Voici donc liés le moi primordial comme essentiellement aliéné et le sacrifice primitif comme essentiellement suicidaire. » 13 D’une phrase, (…) Lacan donne sa forme au sacrifice primitif dans le fort/da et les jeux d’occultation, qui sont les premiers jeux de l’enfant : « Nous pouvons les concevoir comme exprimant les premières vibrations de cette onde stationnaire de renoncements qui va scander l’histoire du développement psychique ».14 (…) Le sacrifice primitif est sacrifice du sujet, c’est le rapport à l’Autre qui est paranoïaque. A cet égard, le suicide mélancolique est le pendant du meurtre immotivé sur le versant paranoïde ; c’est le point de la structure où affleure le sujet, en tant qu’il est tout entier pris dans le sacrifice, sans aucun recours. (…)
L’action du sujet dans le fort/da est exemplaire. En nommant le vide créé par l’absence de la mère à l’aide de l’alternance présence/absence de la bobine, le sujet la détruit comme objet, mais il constitue cette action même comme objet en la répétant. Le sujet « élève son désir à une puissance seconde (…) Le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la Chose, et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir. »15 Le fort/da n’est plus seulement scansion, mais véritable fondement de l’édifice subjectif du désir. La mélancolie, sacrifice suicide, s’identifie à cette mort du sujet qui se nomme dans le même temps où il s’éternise. Par là, le sujet se fait pur sujet de l’éternité du désir. La mélancolie ne se situe plus à partir du narcissisme, mais à partir des effets du parasite langagier. Plus exactement, le sacrifice narcissique est subordonné au sacrifice symbolique.
(p.14 ) La mélancolie comme passion de l’être: douleur d’exister et lâcheté morale
(…) (p.15) Il nous faut distinguer, à partir de Télévision, entre la clinique de la lâcheté morale et celle du rejet de l’inconscient. Il s’agit dans le premier cas d’un sujet défini à partir de la structure du langage, la clef en est le désir. Dans le second cas, le rejet de l’inconscient nous renvoie à un autre registre, celui où la jouissance mortifère se noue à la naissance du symbole. C’est cette zone qu’en 1953, Lacan désignait ainsi :
« Quand nous voulons atteindre dans le sujet ce qui était avant les jeux sériels de la parole, ce qui est primordial à la naissance des symboles, cela nous le trouvons dans la mort.« 39
Une clinique qui ne s’épuise pas à suivre l’établissement du « discours déprimé » est ici indiquée. Nous pouvons y inclure non seulement les phénomènes dépressifs isolés chez l’adulte, échappant à toute reprise dans l’histoire du sujet et de ses symptômes, mais aussi les moments dépressifs majeurs chez l’enfant. Il s’agit là d’interroger le sujet non pas du côté de l’inconscient comme discours de l’Autre, mais du côté du silence des pulsions de mort. Dans la nouvelle jouissance qui fait irruption pour ce sujet, nous trouverons des indications sur ce que nous pourrons attendre à tels ou tels moments des la vie, dans les mauvaises rencontres qui pourront avoir lieu, au cours même de la psychanalyse. Notre hypothèse est que ces moments de rejet de l’inconscient ont même valeur indicative que tel ou tel « phénomène élémentaire » isolé par exemple par Lacan, à la suite de Freud, dans le cas de l’Homme aux loups.
Notes
13 Jacques Lacan, Ecrits, p. 187. 14 Ibid. 15 Ibid., p. 319. 39 Jacques Lacan, Ecrits, p. 320.
À ce que j’écrivais ce matin, je voudrais rapidement ajouter que je m’étais d’abord réveillée fort prise dans un rêve où j’ai aussi longtemps que possible continuer d’errer, que j’aimais alors qu’il s’agissait d’un cauchemar, dont je ne me souviens d’aucun terme, si ce n’est, peut-être, celui exagéré des silhouettes de ce sculpteur dont le nom me revient : Giacometti.
J’étais dans le rêve affublée d’un double, crois-je. Un double masculin dont l’allure évoquait l’un de ses longs marcheurs au corps de terre adoigtement rapprochée (je le dis comme ça me vient). Ce double avait une fonction déterminée liée à ce qu’il ne soit pas sans sens qu’il soit, lui, de sexe masculin. Cette fonction s’exerçait sur moi, consistait à me faire faire quelque chose. D’autres personnes étaient ainsi affublées de doubles. De doubles comme d’ombres.
(Dans une revue, j’avais vu hier une sculpture de Giacometti constituée, je crois, de 4 de ces longs marcheurs (pris dans une sorte de carré, de plaque carrée, à distance respectable les uns des autres), chacun solitaire*. Il y a de ça dans le rêve. Ainsi qu’une petite céramique de mon père.)
Eveillée, songeant à ce rêve, l’oubliant tout en même temps, constatant ma fatigue, j’entendis l’une de ces voix dont j’oublie toujours les paroles, qui me disait, mais de façon fort neutre, de mourir. Je l’ai observé, le phénomène, j’ai vu qu’il pouvait s’amplifier (les phrases étaient prêtes à faire chorus). Je n’avais pas du tout peur, n’étais pas mal à l’aise, restais dans les traces du rêve où j’aurais aimé retourner, dans l’observation de mon ample fatigue, très remarquable, très agréable. J’ai envoyé tout de même l’une de ces phrases un peu stupides que j’utilise parfois pour contrer le phénomène, où je m’enjoins à vivre plutôt (que de mourir). Phrases un peu stupides, inspirées par le tai chi, mais qui ont certainement largement contribué à dédramatiser le phénomène, qui fut autrefois douloureux, qui l’est de moins en moins. Qui n’est plus qu’un signe mystérieux de je-ne-sais-quoi, d’une réalité de mon fonctionnement, d’une vérité même. Il y a en moi quelque chose qui ne tient pas tellement à ce que je vive.
Je ne dis pas qu’il n’y ait pas d’autres choses à écrire ici, qui aient trait à ce phénomène (des ordres de mourir que j’entends, ou des injures), dont, si je puis dire, la charge virale semble s’être considérablement amoindrie. Je le ferai. Je crois bien que je le ferai.
C’est ce phénomène, dont je ne retiens jamais comment les psys l’appelle, ce que j’ignorais jusqu’à peu, qu’ils l’appelaient, le nommaient, jusqu’à ce que je commence à lire sur la bipolarité, qui a signé pour moi ma mélancolie, dont j’ai même lu qu’elle était considérée « déclenchée » une fois que ces voix apparaissaient. personnellement, j’aurais préféré la case « psychose ordinaire ». Mais bon, ça change.
* Illustration : La sculpture était plus grande que celle de l’illustration que j’ai utilisée, sans être surélevée. Les personnages au moins 4, et plus distants.
ces derniers temps, je contemple ça, je suis fascinée par ça, j’interroge muettement ça, comment je suis seule et comment je suis seule depuis longtemps et sans que je m’en sois même nécessairement rendu compte. comment ça a commencé, je me suis dit, comment ça s’est fait, j’ai pas de réponse, comment une petite fille jolie gentille qui réussit bien à l’école, ne se fait pas vraiment d’ami, en a même de moins en moins, grandit, et reste dans ce constat : il n’y a pas d’amis. parfois, il y en a. il y a l’une ou l’autre meilleure amie. qui disparaissent. changement d’école. changement de boulot. dispute stupide, incompréhensible. déménagement en France. alors, la cause ?
timidité. alors d’accord, mettons ça sur le dos de la timidité. testons ça pour un temps.
qu’est-ce que cette timidité. est-ce un autre nom de la maladie. est-ce un mauvais nom pour la maladie. un nom trop vite mis qui empêche de voir ce qu’il en est. ce qu’il en est vraiment.
ça veut dire quoi, timidité? elle est timide. je suis timide. combien au monde sommes-nous à être timides?
comment as-tu été timide, chérie, raconte. tu ne peux pas, veux pas, n’a pas envie, a oublié, n’y crois pas. tu t’es enfermée dans tes invitations déclinées, tes évitements. t’as fui toutes ces situations où tu n’arrivais pas à faire face (on ne t’avait pas encore suggéré le mot « angoisse » pour dire le désagrément où tu te trouvais alors). toutes les situations où il y avait plus de deux personnes. où tu n’as rien à dire? où une chape de silence fond sur toi. où tu ne peux absolument pas être au même titre que les autres. tu t’en rends compte, tu le constates, tu le vois. où ta différence est une souffrance de tous les instants. où ta seule issue de secours, c’est la séduction, non pas celle que tu agis, mais celle que tu constates agir sur les autres, sur certains autres, celle que tu connais depuis longtemps, celle où tu te donnes identité de femme, où tu te dis femme, elle seule te soutient, devient dès lors impérative, pas d’autre être (para être). ce qui te met tout à fait à la merci du regard (de l’autre : tu es vue femme, ça attire sur ton corps des courants pulsionnels, appelons-ça, du coup tu te dis femme).
tu en viens à éviter toutes les situations un tant soit peu sociales et tu t’isoles.
cet isolement passe relativement inaperçu. tu as du travail. tu as toujours l’une ou l’autre amie que tu vois de temps en temps. plus tard, ce sera un homme plutôt, presque toujours un homme que tu accompagnes, à l’ombre de qui tu choisis de marcher, où tu t’abrites. tu t’en sors à être la femme de, comme beaucoup plus tard tu t’en sortiras à être la mère de.
tu auras beau avoir été informée du féminisme.
et qu’y a-t-il encore qui tient la main de la timidité et de son rien à dire : le rien à mettre. de tout temps le rien à mettre tient la main du rien à dire, se cache derrière ses jupes, ses longues jupes.
le rien à dire a des jupes: nul doute à cela.
* * *
comment tout ça, et les années passées à l’analyser aveuglément, aveuglément, a-t-il pu te mener au point où tu en es aujourd’hui, où tu ré-appréhendes les choses sous cet angle là, de ton isolement de longue date, de ta solitude.
en as-tu souffert plus qu’aujourd’hui? tu t’y es faite. tu as eu à faire face à de tels monstres, que tout ça… et c’est bien parce que ces monstres se sont aujourd’hui assagis, voire ont disparu, que tu regardes les choses depuis cet angle, jusque là délaissé. que tu regardes en arrière.
depuis qu’on a donné un nouveau nom à ta maladie, tu regardes partout, tu regardes tout autour, tu regardes en arrière bientôt tu regarderas en avant et toutes les questions te paraissent posées différemment.
avoir été seule, avoir été timide, de toujours, aurait été déjà un symptôme de la maladie. toi, tu pensais jusque là que c’était un symptôme de femme. eh bien pas tout à fait, il semblerait. la frontière est trouble.
donc, tu voudrais en savoir plus sur la maladie, tu as envie de ce qui se sait de la maladie, dans les livres, déjà, et tu as envie de ce que tu pourrais en dire de plus, de ce que tu pourrais y ajouter. ça te motive. dire quelque chose de la maladie, dire de toi. à la fois tu voudrais dire la grandeur de la maladie, à la fois tu voudrais n’en plus pâtir ni faire pâtir les autres. tu voudrais faire aimer la maladie. la maladie plus que toi-même. et tu veux la nouer à ton être de femme, auquel tu as toujours tenu. haï tenu. qu’il faut maintenant, vu l’âge, maintenir en vie hors la séduction, la séduction perdue et sans pleurer dessus. il faut lui donner mot, prendre voix.
que sont ces riens à dire, riens à mettre de ton isolement,quels sont ces facteurs de la maladie. que tu n’ignorais pas, ces riens, tu les savais au cœur de ton fonctionnement, de tes dysfonctionnements, sans arriver à t’en soustraire, à en tirer ton épingle du jeu.
du rien, tu voyais le lien à la mystique, à la jouissance, sans trouver le moyen de l’approfondir –
pourtant tu seras bientôt seule avec le rien. année après année, tu le vois faire le vide autour de toi, sans que tu y puisses rien, manigancer, motus sur ces secrètes fins : bientôt il n y a plus rien entre le rien et toi, rien qui vous sépare, on pourrait presque vous confondre, n’était-ce peut-être chez toi le désir perpétué, rené, d’analyse, d’écriture de ce rien.
tu n’as plus de travail, plus d’astreinte, plus aucune contrainte, l’angoisse et celle liée à la vie de ta petite famille, s’en sont atténuées largement, tu as recommencé à dormir. une forme d’équilibre est atteint.
tu te sais mue par l’amour du réel.
le réel du symptôme.
et tu entrevois qu’il ne s’éteindra pas, que sa source ne s’épuisera pas, que tu trouveras à t’y abreuver sans fin. il y aura toujours quelque chose à écrire.
tu penses que tu es privilégiée. tu penses que tu as fait de ta condamnation un privilège. tu sais que c’est une question de vie ou de mort. qu’il y a d’autres questions. comme celle du temps, que l’on n’arrête pas. mais que celle-là, quoi qu’il en soit, tu ne peux pas y renoncer. ce sera toujours dans la balance. ça n’est pas nécessairement confortable. c’est un choix que tu dis malgré toi. que tu n’as pas élucidé. dont la maladie est un nom. tu as avancé jusque là entre les murs formés des vagues relevées de l’ angoisse, toujours prêtes à t’engloutir. avancé dans la mer morte.
du rien, tu voyais le lien à la mort, au suicide, à l’échec, au ratage, à l’anonymat obligés. du rien tu craignais les ravages sur ton fils.
du rien, tu voyais l’oubli perpétuellement avançant, grignotant, la perte inéluctable de la langue, de la raison.
tu as considéré les mots qu’il te restait, et l’estime où tu tiens ce qui avance ne s’ignorant pas seulement mu par la jouissance du parler en dépit du moindre sens.
du rien tu as vu les bouchées qu’il fait de la vie des uns, de la vie des autres. et du peu de poids qu’il accorde jamais à l’opinion où il n’en pèse d’ailleurs aucun, sinon celui-ci : par l’opinion tu trahis ton intelligence, non pas celle de l’Autre, celle de l’Un qui ne s’y laissera pas réduire. aucune opinion ne détermine, ne résout une identité, toutes te mèneront à te trahir, à trahir le flot, le non-identifié. je me dis alors : parle pour toi, c’est bien assez.
du rien donc, et ça en sera assez pour aujourd’hui, il te reste à trouver le moyen d’entrer dans la grande joie, et si ce n’est pas la grande porte, ce sera par la petite, l’étroite, et trouveras à l’enseigner de sorte qu’à ceux dont il est comme à toi le mot de damnation, tu
Dans la même chambre : de ma cousine S. Ai-je pensé à elle récemment? Peut-être hier. Pourquoi? Lui parler du psoriasis de mon frère. Toutes ces maladies auto-immunes qui se multiplient dans la famille. Elle-même gravement atteinte. Côté de mon père, donc, plutôt. Pourquoi ne l’ai-je pas appelée, ma cousine, manque de temps, toujours. Un coup de fil : briser dans l’habitude, dans le train-train.
Sylvie, dans l’enfance, dite « garçon manqué » et moi très petite fille (et comment j’y tenais à mes tresses, à mes jupes).
Nous ne somme pas dans le même lit, Edouard et moi, pas à la même place. Comme ma cousine et moi-même dans sa chambre autrefois. Or, à la réflexion, il me semble être plutôt à sa place, de ma cousine, dans le fond de la chambre, et E. à la mienne, près de la porte, dans une encoignure où un placard. Le lit de Sylvie, la place où je suis, se trouvait tout au fond de la chambre, qui était très en longueur, dans une partie que je ne connaissais pas, qui m’était inconnue, et ma timidité m’aurait bien empêchée d’y aller voir. Je suis donc à une place inconnue de moi. Cette place m’évoque également, de façon lointaine, une place d’un lit d’Anton dans une chambre d’hôtel à Tokyo, un lit au bord d’une fenêtre d’un très haut étage.
S’agissant des deux places, celle d’E, la mienne, un lit est « rajouté » (dans la chambre de ma cousine, il s’agit d’un lit d’ami situé, me semble-t-il, dans un placard; dans la chambre d’hôtel, c’est un lit pour enfant, rajouté à la suite) mais les « rôles » sont inversés ou plutôt mélangés.
Chambre cousine : Moi : lit de ma cousine (« garçon manqué ») dans la partie de la pièce que je ne connais pas et lit Anton au bord du vide; Edouard : mon lit d’invitée, placard, près de la porte. …. « Immixtion des sujets » dans le rêve…. dans la réalité…
Couloir éclairé chez Rose. Pourquoi ce détail, pourquoi le souvenir de ce couloir et de la porte des toilettes, juste en face. Toutes les portes du vaste appartement portes bicolores, rose et beige, leurs moulures ovales, en « oeil de boeuf », les boutons de porte dorés, ronds, avec la serrure incluse dans celle des toilettes. Présence/absence de ma tante, de la soeur de mon père, de la soeur de mon oncle. Rose, est aussi le nom de la femme (prostituée) pour qui mon oncle a tué deux personnes.
Cigarette. Chez ma mère, je vais avoir envie de fumer. Toujours chez elle je fume. De la cigarette, il me semble avoir déjà parlé ici. Fumer me donne des boutons, j’y pensais encore hier, et ravive mes inflammations de la bouche. Tout cela souvent couplé alors à des réveils intempestifs dans la nuit et des « mauvaises pensées » (les pensées cruelles, méchantes, les injures, les invitation à mourir). Souvent je pense que c’est la cigarette qui tuera ma mère.
L’agressivité. Edouard, lui, ne l’est jamais, agressif. Il le devient donc. Contre toute attente et en même temps, ça ne m’étonne pas. Dans le rêve et au réveil, je pense « déclenchement », je pense « psychose ordinaire ». Je me suis interrogée hier encore sur ma « folie ». Je relis en ce moment l’article de Sophie Marret sur la mélancolie. Cette agressivité est celle de mon oncle, celui susmentionné, est la mienne quand je vais mal, celle qui justement, ces derniers mois s’est fortement atténuée, voire a disparu, est devenu remarquablement contrôlable. Cela s’est passé avec l’analyste, avec Hélène Parker, et, je le crois, grâce à l’huile de CBD. L’agressivité, les sautes d’humeur, c’est ce qui m’interroge. Les dits « troubles de l’humeur ». Je voudrais apprendre à écrire quand ça arrive. C’est difficile. Il y faut une part d’humilité et de renoncement. Humilité face à la grossièreté de ce qui arrive. Dès que c’est décrit, analysé, cela devient grotesque, on en aurait honte. Comment contrebalancer cela. Parce que l’angoisse est réelle et la prise instantanée dans ce ciment bien involontaire. Et renoncement, probablement à la part de jouissance, à une part de la jouissance incluse dans ce symptôme. Puis, il y a la résistance, dont je ne sais rien. La résistance du symptôme, qui tient à sa propre peau, qui est d’une malignité extrême, qui refuse de se laisser évincer. Actuellement ma tactique, c’est le silence. Je réagis subitement trop fort à quelque chose, ça monte, ça surprend. Je me tais. On se tait. Je ne me laisse plus leurrer (par ce qui ferait la phrase du fantasme éveillé, lequel reste à écrire, à tout hasard, je risque, parce que cela résiste à être retenu : je ne suis pas entendue). Mais l’angoisse, massive, la prise, est là. Il m’est alors, par exemple, arrivé de me dire que j’allais faire une heure de ménage. Puis une deuxième, puis une troisième, etc. Dans le blanc, l’absence de sentiment, la patience, une forme d’indifférence travaillée pour elle-même. Et puis tout d’un coup, je peux de nouveau m’adresser à Edouard, ça repart. Car c’est toujours d’une agressivité qui se manifeste vis-à-vis de lui qu’il s’agit, une déchirure dans l’angoisse.
Vous n’êtes plus là, vous, l’analyste, il devient fou : Ai-je peur pour moi? Il arrive que je m’interroge, en particulier hier. Tellement de choses sont « tombées » pendant les vacances. Le tai chi, l’analyste. Tombées comme des écailles. Je suis seule avec une forme de vide, qui n’est pas forcément très net, je n’ai plus, me semble-t-il, d’appui extérieur, de structure soutenante. Ou, il y en a une et je ne l’aperçois pas. Ou, je n’en n’ai plus besoin. Je sais le vide et l’inanité et je vis. Il y a Edouard et il y a la structure de la famille, celle-la même que j’avais du mal à supporter. Cet été à Outrée, il a fallu faire beaucoup de ménage, je l’ai fait. Parfois avec plaisir, me demandant si je l’écrirais, ce plaisir, parfois dans une forme d’indifférence, parfois combattant l’angoisse, mais jamais fâchée. Revenue à Paris, j’ai repris ces activités ménagères. Je me suis dit : alors c’est ça, les choses ont bougé de façon telle que simplement maintenant je peux supporter de m’adonner à cette activité sans rage, sans désespoir. Les choses ont bougé de façon telle, qu’il ne reste plus que ça. Après l’identification d’une « mélancolie ménagère », c’est fait, je m’y suis faite et supporte et c’est bon? (j’ai trouvé le moyen de supporter d’être dans la peau de ma mère ?) Je suis arrivée à parler un peu, autour de ça. Ma façon d’avancer de proche en proche, « dans la métonymie », incapable d’envisager la globalité d’un travail…. Avec le risque de l’infinitisation… Revoir la théorie d’Achille et la tortue. La nécessité qu’il y a que je montre, parle de ce que j’ai fait, que nous parlions chacun de ce que nous faisons, que je ne fasse pas les choses seule dans mon coin, sans reconnaissance, que nous n’avancions pas dans le sacrifice, au contraire que nous cherchions la reconnaissance. Bon, on arrive à Bruxelles.
Bruxelles, vendredi 3 septembre
Dans le salon de ma mère, après nuit largement sans sommeil et réveil me disant : Je me déteste, je me déteste, je me déteste…. C’est une nouvelle variation, moins cruelle, de mes « fracassemeurs ». Je l’attribue aux cigarettes fumées hier, de même que l’insomnie.
La lumière dans le couloir. Présence, je le redis, de ma tante Rose. Elle, complice de mon oncle, du frère de mon père, de sa folie (parano), aveuglée par son amour. Elle et ma grand-mère. Fascinées par ce personnage brillant, cet acteur de cinéma. Mon grand-père qui dit à mon père : Plutôt que tes petits dessins, fais plutôt comme ton frère, regarde comme il s’en sort bien. Ignorant que l’argent ramené par lui à la maison est l’argent de casses, de braquages. C’est maigre, ce que je dis là…
« Père ne vois-tu pas que je brûle? » « Siehst du nicht dass ich verbrenne? » Le pathétique de cette phrase. J’ai beaucoup travaillé ce texte de Freud, je ne m’en souviens plus du tout. Qui brûle? Quelle éternelle brûlure ? Quel père à jamais déploré ? J’y suis le père endormi, que ne réveille pas l’incendie dans la pièce à côté. L’Un-sans-dit. La cigarette.
Le bandage pitoyable sur la bouche, la lèpre. Mon pauvre enfant. Une lèpre causée par la colère, et si mon souvenir est bon, une volonté mauvaise, une volonté tueuse, dans cette colère.
Une fois que le mal est connu, l’enfant peut être guéri.
Qu’est-ce que je sais de ma colère? Revenir sur le sacrifice. Relire ce que j’ai pu écrire sur le « Père ne vois-tu pas…«
Dans 10 jours (le 13), l’anniversaire du double meurtre de mon oncle.
Bon, c’est pas tout ça, j’ai du travail.
Edit, dans le train de retour à Paris, samedi 4 sept.
la lèpre, la covid.Benedetta, vu et non aimé. le bandeau sur la bouche, qui évoque ce que j’ai pu dire déjà auparavant de la maladie de la parole et de la parole empêchée, dans le cauchemar du 18 juillet, publié ici dont j’écrivais : » évoque peut-être quelque chose de l’insupportable de la parole, parfois pour moi, quand je vais mal, en risque de tourner à l’agression (j’aboie) ou d’être ressentie comme agressive (tu me tues), tandis que je l’aime quand elle raconte des histoires, qu’elle m’humanise. une parole, est ce qui doit toujours m’être donné. mais dites seulement un parole et je serai… » Hypothèse : La parole est la maladie.
En 1998, Jacques-Alain Miller introduisait le terme de « psychose ordinaire » pour évoquer les formes non déclenchées ou tempérées de la psychose, sur lesquelles la clinique contemporaine, dans le sillage du dernier enseignement de Lacan, a conduit à mettre l’accent. En effet la psychose est de structure pour Lacan, conséquence de la forclusion du Nom-du-Père dont les effets peuvent se repérer dans un temps d’avant le déclenchement. Dans un récent article, J.-A. Miller précise : « la psychose ordinaire n’a pas de définition rigide » [1] ; il la définit ainsi : peut-être que «la psychose ordinaire est une psychose qui n’est pas manifeste jusqu’à son déclenchement » [2] La psychose ordinaire s’oppose à l’extraordinaire des formes déclenchées.
Lacan réduit, dans son dernier enseignement, le Nom-du-Père au noyau du symptôme – soit à une fonction de nomination du réel – à partir duquel se nouent les éléments de la structure du sujet (réel, symbolique et imaginaire).
Lacan réduit, dans son dernier enseignement, le Nom-du-Père au noyau du symptôme – soit à une fonction de nomination du réel – à partir duquel se nouent les éléments de la structure du sujet (réel, symbolique et imaginaire). Son intérêt pour Joyce le conduisit en outre à rompre plus encore avec toute conception déficitaire de la psychose, en mettant l’accent sur les possibilités offertes au sujet de remédier à la forclusion initiale. Il ouvrait ainsi la voie de l’ordinaire de la psychose, dont les grandes formes psychiatriques ne sont plus que des réalisations particulières.
J.-A. Miller invite à un repérage plus fin de la structure en l’absence de signes cliniques apparents de déclenchement, sans phénomènes élémentaires, par exemple. L’enjeu est d’importance, car si la clinique du sinthome gomme les différences entre névrose et psychose, elle ne les abolit pas pour autant ; l’incidence du repérage de la structure sur la conduite de la cure reste essentielle. Dès lors, les particularités des éléments diagnostiques de la mélancolie s’avèrent un repère diagnostique précieux.
La psychose contemporaine
Le dernier enseignement de Lacan nous convie à affiner nos outils. Il a contribué à une extension considérable du champ de la psychose, dans ses formes les plus variées, de la simple clocherie de l’être aux grandes formes psychiatriques, tandis que la psychose venait se ranger dans ses formes discrètes au rang de drame ordinaire, se trouvant aussi banalisée. « En fin de compte, note J.-A. Miller, nous nous sommes mis sous le signe d’une sorte de clinique du capiton généralisé ». Il en vient ainsi à opposer deux modèles de la psychose, la forme chêne et la forme roseau : « Disons que lorsque le symptôme est du modèle chêne, quand la tempête arrive le déclenchement est patent. Lorsque la structure tient plutôt sous l’aspect roseau, que le sujet a élaboré un symptôme en glissade, à la dérive, le cas ne prête pas à un franc déclenchement. […] Les psychoses ordinaires sont principalement de type roseau » [3].
Si l’affinement conceptuel du dernier enseignement de Lacan a conduit à un repérage plus fréquent du modèle roseau, qui fait souvent l’ordinaire de notre clinique, et si les neuroleptiques ont contribué à gommer les manifestations aiguës des psychoses, il semble que la prévalence actuelle du modèle roseau sur celui du chêne résulte également du changement de discours à notre époque. L’époque n’est plus à un réglage sur l’Autre, mais plutôt sur le particulier du symptôme. C’est ainsi que J.-A. Miller peut affirmer : « ce qui est cohérent avec l’époque de l’Autre qui n’existe pas [celle du défaut de garantie de la vérité et du déclin des idéaux], c’est la psychose ordinaire » – soit la voie du bricolage, du capitonnage de la fuite du sens. La psychose ordinaire, « c’est la psychose à l’époque de la démocratie » [4], note encore Éric Laurent. « Quand nous disons “psychose ordinaire”, poursuit-il, nous ne nous attachons plus seulement aux grandes exceptions qui ont constitué la clinique du regard et la première clinique psychanalytique » [5].
Un autre appui diagnostique est requis, fourni par l’abord lacanien du langage, relève-t-il, plaçant l’accent sur la fuite du sens. Il est frappant de constater, néanmoins, la fréquence de la convocation de la mélancolie en lien avec la psychose ordinaire, dans ce volume issu de la conversation d’Antibes.
Le modèle de la mélancolie
J.-A. Miller, suivant Hubertus Tellenbach et Karl Kraus, et citant le rapport de la section clinique d’Aix-Marseille du volume de la convention d’Antibes, y évoque « le copiage d’une sorte d’idéal, non pas du moi, mais d’une norme sociale » dans la mélancolie. Les auteurs notent que les personnalités pré-mélancoliques sont « plus facilement typifiées et reconnaissables dans les cultures où les normes sociales sont plus clairement définies, voire imposées, comme c’est le cas au Japon et en Allemagne » ; J.-A. Miller en conclut : « c’est une notation fort utile : à partir du moment où les normes se diversifient, on est évidemment à l’époque de la psychose ordinaire. Ce qui est cohérent avec l’époque de l’Autre qui n’existe pas, c’est la psychose ordinaire » [6].
Au défaut de la tenue phallique répond la suridentification à une norme. É. Laurent poursuit : « Je trouve fécond de prendre la notion de suridentification dans le cadre général de la psychose ordinaire. En un sens, ces travaux confortent l’idée que l’identification dans la mélancolie s’aborde de la même façon que dans les autres psychoses, avec suridentification de traits parfaitement normaux. En un autre sens, la suridentification normale souligne que la norme d’identification est folle. » [7]
Du fait même de cette folie de la norme d’identification relevée par É. Laurent, la possibilité d’une normalisation de la psychose se dégage, par la voie de la suridentification à des traits spécifiques d’une norme sociale, soit à la « capture dans l’imaginaire d’une série de traits […] qui donnent une cohésion imaginaire au sujet pré-mélancolique », capture susceptible « d’endiguer le débordement de jouissance » [8].
Dans Le sinthome, Lacan met l’accent, en ce qui concerne Joyce, sur le défaut de sa tenue phallique, associée au dénouage de l’imaginaire auquel l’écrivain a suppléé par son art. L’absence de déclenchement chez celui-ci nous porte à considérer qu’il relève de la psychose ordinaire. Si la clinique borroméenne nous conduit à une appréhension plus fine de la psychose à partir des effets subtils d’un nouage défectueux des éléments de la structure, Lacan place en particulier l’accent dans ce Séminaire sur la manière dont le détachement de l’imaginaire affecte l’identification. C’est d’ailleurs par une suridentification à l’artiste, que l’on repère dans Portrait de l’artiste, que Joyce procède au « raboutage de l’Ego », soit supplée au défaut de la représentation de lui-même [9].
C’est en ce sens que le modèle de la mélancolie s’avère intéressant à rapprocher de la psychose ordinaire, comme repère diagnostique. Il ne s’agit pas tant d’énoncer, comme le fait François Morel dans la Convention d’Antibes que « la mélancolie est […] une psychose ordinaire » [10], mais plutôt de souligner comment la psychose ordinaire masque souvent une position mélancolique pouvant conduire à penser le fond mélancolique de toute psychose. H. Tellenbach, psychiatre d’orientation phénoménologique cherchant à dégager les structures de la conscience, relevait la proximité de la mélancolie avec la névrose obsessionnelle, notamment par l’attachement des sujets mélancoliques à l’ordre et la propreté, ainsi que par leur sens du devoir et leur sérieux. L’état pré-mélancolique s’avère ainsi parfois difficilement discernable de la névrose. Soulignant qu’Abraham et Freud constatent « la parenté structurale des maniaco-mélancolies avec les névrosés obsessionnels », H. Tellenbach indique : « Que le typus melancholicus […] présente des éléments qui relèvent de la sphère de l’obsession, c’est incontestable. Allons plus loin : en anticipant sur les développements ultérieurs, on peut constater que du dossier des états d’obsession, aujourd’hui encore assez informe, il est possible de dégager un typus d’obsédé qui […] est analogue au typus melancholicus. Je pense aux phobies d’impulsion […] sous leurs différentes formes » [11] H. Tellenbach s’attache d’ailleurs à la définition d’un type mélancolique, plutôt qu’aux formes déclenchées de la maladie, type qu’il définit ainsi : « Nous entendrons donc par typus mélancolique le genre de nature constituée par une certaine structure, repérable de façon empirique, qui obéissant à son potentiel, incline vers le champ de gravitation de la mélancolie. » [12] En d’autres termes, il fait du type mélancolique une entité – une nature, voire une structure –, aux manifestations discrètes dans les formes pré-mélancoliques et qui présente un caractère banal semblable à celui de la névrose. Freud indique pour sa part : « La mélancolie dont le concept est défini, même dans la psychiatrie descriptive, de façon variable, se présente sous des formes cliniques diverses dont il n’est pas certain qu’on puisse les rassembler en une unité, et parmi lesquelles certaines font penser plutôt à des affections somatiques qu’à des affections psychogènes. » [13]Si la forme déclenchée est suffisamment caractéristique pour ne pas laisser douter de la psychose, l’état pré-mélancolique, ou le type mélancolique de H. Tellenbach, nous enseigne sur les éléments diagnostiques de la psychose non-déclenchée ou psychose ordinaire. J.-A. Miller précise, pour sa part, qu’il a introduit le terme de « psychose ordinaire » pour rendre compte des difficultés rencontrées par les cliniciens à trancher entre psychose et névrose : « si vous ne reconnaissez pas la structure très précise de la névrose du patient, vous pouvez parier ou vous devez essayer de parier que c’est une psychose dissimulée, une psychose voilée » [14]. Le questionnement diagnostique ouvert par le type mélancolique, rejoint celui qui s’avère sous-jacent à l’introduction du terme de « psychose ordinaire ».
Dans une description très précise, H. Tellenbach caractérise ainsi le typus melancholicus à partir d’éléments diagnostiques que l’on peut regrouper en trois orientations majeures. Il relève, à la suite de Freud, les troubles de l’identification du sujet mélancolique et pré-mélancolique : son identification narcissique avec l’objet aimé (qu’il reprend d’Abraham et Freud), le sentiment de « communauté symbiotique » avec l’autre par lequel « la souffrance d’autrui est votre propre souffrance, et la maladie de l’autre vous rend parfois malade avec lui » [15]. Il note la sensibilité de ces sujets, qui dépasse la moyenne, ainsi que leurs difficultés à se séparer, de leur fille pour les femmes notamment. Il lie cette extrême sensibilité à la place que tiennent pour ces sujets le sentiment de la faute et la sensibilité au jugement d’autrui. L’on sait que la mélancolie déclenchée se caractérise notamment par des auto-reproches qui semblent, soit énigmatiques, soit excessifs à l’entourage.
H. Tellenbach pointe, par ailleurs, les stratégies déployées par ces sujets pour remédier à ces troubles de l’identification primordiale, pour « tenir en ordre le fond de l’homme » [16] : l’hyper-normalité, l’hypertrophie du devoir qui les conduit souvent à exercer une masse de travail supérieure à la moyenne avec l’impression constante de ne jamais en faire assez, l’« identité immuable de l’être et du paraître » [17], la pente à « exécuter sans recul un rôle prescrit » [18], soit la suridentification à une norme. K. Kraus, rappelle H. Tellenbach, note que le sujet maniaco-dépressif « ne peut plus se défaire de cette aliénation dans un rôle ou dans l’anonymat »[19]. Cette description précise montre que Tellenbach met nettement l’accent sur les troubles de l’imaginaire et ceux de l’identification primordiale.
Il note enfin que pour le sujet mélancolique, « il manque un contenu à la vie », et ajoute : « on ne peut être soi-même son propre contenu »[20]. Il situe là les conséquences de la non-extraction de l’objet qui fait défaut pour orienter l’existence du sujet, ce qui retentit dans le champ du sens. Lacan relève que « l’énigme, c’est le comble du sens » [21] : le détachement de l’imaginaire laisse Joyce en proie à la perplexité, comme en attestent ses épiphanies dont la signification échappe – la signification étant ce qui tranche et fait choix dans l’ambiguïté du sens, et qui ressortit de la conjonction du symbolique et de l’imaginaire. Freud insiste ainsi sur le caractère d’énigme de l’inhibition mélancolique [22] ; il laisse déjà entendre que les troubles de l’imaginaire affectent le sens.
La mélancolie freudienne
Dans « Deuil et mélancolie », Freud caractérise la mélancolie par une dépression profondément douloureuse, la suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité, la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste en autoreproches ou auto-injures pouvant aller jusqu’à l’attente délirante du châtiment. Il différencie la mélancolie du deuil à partir du manque d’estime de soi, qui fait défaut dans le deuil [23]. La mélancolie est rapportée à la perte d’un objet aimé ou à une perte d’une nature plus morale.
Freud constate qu’il est parfois difficile de reconnaître ce qui a été perdu. Il indique que la perte de l’objet est « soustraite à la conscience ». Il insiste alors sur la diminution extraordinaire du sentiment d’estime de soi, sur « un immense appauvrissement du moi » : « Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie c’est le moi lui-même » [24]. Le moi est tenu pour dépourvu de valeur. Il relève que la perte concerne le moi. Freud situe pareillement au principe de la mélancolie un déficit des identifications imaginaires. Il relève, par ailleurs, la part de jouissance convoquée quand il souligne comment la fonction de la honte devient inopérante quand le sujet « s’épanche auprès d’autrui de façon importune, trouvant satisfaction à s’exposer à nu » : « c’est l’aversion morale du malade à l’égard de son propre moi qui vient au premier plan » [25]. Freud décrit alors ainsi le processus qui conduit à l’accablement mélancolique :
« Il n’est […] pas difficile de reconstruire ce processus. Il existait d’abord un choix d’objet, une liaison de la libido à une personne déterminée ; sous l’influence d’un préjudice réel ou d’une déception de la part de la personne aimée, cette relation fut ébranlée. Le résultat ne fut pas celui qui aurait été normal, à savoir un retrait de la libido de cet objet et son déplacement sur un nouvel objet, mais un résultat différent, qui semble exiger pour se produire plusieurs conditions. L’investissement d’objet s’avéra peu résistant, il fut supprimé, mais la libido libre ne fut pas déplacée sur un autre objet, elle fut retirée dans le moi. Mais là, elle ne fut pas utilisée de façon quelconque : elle servit à établir une identification du moi avec l’objet abandonné. L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné » [26].Freud relève alors que « l’identification narcissique avec l’objet devient le substitut de l’investissement d’amour » [27]. Il note à nouveau la part de jouissance impliquée dans le processus, quand il énonce que « la torture que s’inflige le mélancolique et qui, indubitablement, lui procure de la jouissance, représente, comme le phénomène correspondant dans la névrose obsessionnelle, la satisfaction des tendances sadiques haineuses qui, visant un objet, ont subi de cette façon un retournement sur la personne propre ». Ainsi, la maladie devient parfois un moyen de torturer l’entourage du sujet sans avoir à leur manifester d’hostilité ouverte[28]. « Seul ce sadisme vient résoudre l’énigme de la tendance au suicide qui rend la mélancolie si intéressante – et si dangereuse », ajoute Freud. Il précise que « Le moi ne peut se tuer lui-même que lorsqu’il peut se traiter lui-même comme un objet », et que, dans cet état, le moi est « écrasé par l’objet » [29].
É. Laurent souligne que pour Freud, le mélancolique ne s’identifie pas tant à un objet imaginaire qu’à la Chose [das Ding], ce qui est déductible de la distinction faite entre l’identification narcissique et l’identification hystérique. « Freud souligne que l’identification narcissique qu’il voit à l’œuvre dans la mélancolie est la même, en son principe, que celle qu’il désigne dans la schizophrénie. L’objet, en tant qu’il est abandonné par le sujet, ne relève plus de la catégorie de Sachen, c’est un objet qui vient en place de das Ding, de la chose toujours déjà perdue » [30]. É. Laurent relève que la seconde version que Freud donne de l’identification mélancolique dans « Le moi et le ça » [31], comme identification au père mort, n’est pas antinomique à cette première version : « Il nous faut pour cela reconnaître dans la modalité spécifique d’identification au père en jeu dans les psychoses, ce que Lacan a isolé sous le nom de forclusion du Nom-du-Père, désignant le régime d’identification qui a alors lieu. C’est ce mécanisme signifiant même qui permet cette modalité de retour de la jouissance qu’est la Chose qui tombe sur le moi. C’est de la forclusion du Nom-du-Père que se dénude le rapport à la chose » [32].
Ainsi la logique freudienne nous conduit-elle à situer la mélancolie comme caractérisée par une défaillance de l’imaginaire, indice d’une carence de la chasuble phallique qui recouvre l’être, conséquence de la forclusion du Nom-du-Père.
Avec Lacan
É. Laurent, montrant qu’« il y a bien une théorie de la mélancolie dans l’enseignement de Jacques Lacan », souligne que dès les « Complexes familiaux » [33], Lacan situe la psychose maniaco-dépressive « dans la clinique différentielle des psychoses » comme un trouble du narcissisme. « Environ dix ans plus tard, indique-t-il, en 1946, cet accent est radicalement modifié par la référence directe à la pulsion de mort freudienne qui écarte définitivement les repères jaspersiens » [34]. Dans ce même article, É. Laurent poursuit l’exploration de la trajectoire de Lacan et indique notamment comment, en 1963, il « précisera les rapports du narcissisme avec le fantasme » : « Le sujet mélancolique, par la traversée de l’image qu’il effectue dans l’impulsion suicide, est présenté comme l’exemple même de l’impulsion à rejoindre son être : “comme cet objet a est d’habitude masqué derrière l’image du narcissisme, c’est là ce qui nécessite pour la mélancolique de passer au travers de sa propre image, de pouvoir atteindre cet objet a dont la commande lui échappe, dont la chute l’entraînera dans la précipitation suicide”. » Enfin, en 1973, dans Télévision, Lacan définit la manie à partir du rejet de l’inconscient, le retour de « ce qui est rejeté du langage ». Elle est retour d’une jouissance dans le réel corrélative de la non-extraction de l’objet a. Autrement dit, tout au long de son parcours concernant la mélancolie, Lacan part de la chute des identifications imaginaires, pour mettre enfin l’accent sur l’identification à l’objet réel, « hors de toute ponctuation phallique » [35]. Il retrouve les traces freudiennes et précise la nature de l’identification mélancolique à l’objet.
Si l’on suit la description donnée par H. Tellenbach du Typus melancholicus, tout concourt en effet à spécifier la mélancolie à partir d’un défaut de la tenue phallique et de ses conséquences. En dehors des manifestations de la mélancolie sous sa forme déclenchée [36], il est possible de saisir le paramètre fondamental de la position mélancolique, incluant les formes non déclenchées, à partir d’un défaut de la tenue phallique et d’une défaillance de la marque du trait unaire sur l’objet – conséquence de la forclusion du Nom-du-Père et qui révèle l’identification du sujet à l’objet a. C’est en ce sens que l’on peut évoquer le fond mélancolique de toute psychose. L’identification à l’objet est l’une des conséquences de la forclusion et se laisse discerner sous bien des formes dans la plupart des psychoses, y compris la paranoïa et la schizophrénie, où elle devient manifeste quand les défenses chutent. Elle est le centre diagnostique de la mélancolie. C’est ainsi que l’on peut comprendre que les éléments diagnostiques de la mélancolie sont des repères majeurs pour discerner la psychose ordinaire, en dehors des manifestations secondaires de sa forme déclenchée.
De la mélancolie à la psychose ordinaire
Bien des cas de psychose ordinaire se présentent en faisant porter l’accent sur la question de l’être plutôt que sur celle du désir, dans une constellation de petits signes discrets qui attestent de la carence de la fonction phallique, sans phénomènes élémentaires manifestes. Le repérage de la position d’objet du sujet est en ce cas précieux – mais parfois difficile, tant elle reste masquée par des identifications imaginaires – ; elle ne peut se saisir qu’à condition de rester attentif à la nature de la plainte du sujet, mais aussi aux autres éléments évocateurs de la psychose. L’un de ceux-ci, dans la mélancolie, me semble être le rapport au sens, comme le relève Freud qui soulève le caractère énigmatique de l’inhibition mélancolique, ou H. Tellenbach, qui évoque le sentiment de perte du sens de l’existence. Une certaine perplexité prévaut soudain, un rapport particulier du sujet au sens, un caractère d’énigme de la vie, une difficulté à faire sienne son histoire dont il parle avec un détachement teinté d’inaffectivité, un engluement dans une difficulté présente hors de toute saisie dans une causalité. Mme A. se plaignait ainsi du surgissement d’angoisses qu’elle ne pouvait relier à rien. Une bonne partie du travail avec elle consista à rechercher le détail qui avait fait surgir l’angoisse et à mettre du sens sur ce qui lui arrivait. Mais il était notable que si cette appropriation de l’expérience dans le sens avait un effet d’apaisement, elle était à chaque fois à recommencer, ne suffisant pas à permettre au sujet de s’en saisir, lorsque survenait une condition similaire à celle qui avait précédemment provoqué l’angoisse (elle avait pourtant fait de très longues études, si bien que cette difficulté ne pouvait être mise au compte d’un manque de moyens intellectuels). Il fallait la rencontre et mes questions pour que le circuit du sens reprenne, jusqu’à ce que les conditions qui suscitaient les états propres à l’émergence des crises aient pu être écartées. Par ailleurs, la présence de la culpabilité, conduisant à l’interrogation de l’implication que le sujet peut prendre dans ce qui lui arrive, est fréquente dans les tableaux de psychose ordinaire, prêtant souvent à confusion diagnostique. À cet égard, il me semble important de ne pas confondre la manifestation d’une division subjective (qui signe l’émergence de l’inconscient), avec une tendance discrète à l’autoreproche, indice de l’identification mélancolique à l’objet. J.-A. Miller situe trois registres dans lesquels repérer les indices de psychose ordinaire : une externalité sociale, une externalité corporelle et une externalité subjective. Concernant l’externalité sociale, il indique : « le plus clair des indices se trouve dans la relation négative que le sujet a à son identification sociale. Quand vous devez admettre que le sujet est incapable de conquérir sa place au soleil, d’assumer sa fonction sociale » [37], mais il ajoute : « vous devez aussi être sur le qui-vive face aux identifications sociales positives dans la psychose ordinaire. Disons, quand ces sujets investissent trop dans leur boulot, leur position sociale, quand ils ont une identification bien trop intense à leur position sociale » [38]. Il rejoint là la problématique de la suridentification à un rôle social relevé par Kraus et Tellenbach. Il relève par ailleurs l’externalité du sujet psychotique avec son corps, soit le défaut de tenue phallique que Lacan notait chez Joyce, et dont J.-A. Miller souligne qu’il peut s’avérer parfois artificiellement compensé (piercing, tatouage, mode, etc.). Enfin, il insiste sur l’expérience du vide, de la vacuité que l’on rencontre souvent dans la psychose ordinaire, soulignant que cette expérience diffère du vide rencontré dans la névrose par sa nature non dialectique et sa fixité. Il insiste sur l’identification avec l’objet a comme déchet. Il situe comme corrélat de l’externalité subjective le rapport au langage, indiquant notamment que le sujet peut se défendre d’une identification au déchet par un maniérisme de la langue. Il évoque enfin un rapport spécifique aux idées, qu’il ne développe pas. La déclinaison de ces trois externalités retrouve encore les points saillants de la mélancolie : défaut de tenue phallique, chute des identifications imaginaires, identification à l’objet a, entraînant des effets au niveau du sens et du langage, souvent masqués dans la psychose ordinaire par des artifices. Alexandre Stevens précise que le réglage sur l’identification imaginaire est une caractéristique possible de la psychose ordinaire [39], souvent rencontrée. J’ai pu constater que les éléments diagnostiques de la mélancolie furent une aide particulièrement précieuse dans le cas de sujets pour lesquels l’investissement dans de longues études avait permis un étayage, sans qu’aucun trouble précis ne se manifeste (si ce n’étaient des épisodes dépressifs antérieurs). Ceux-ci venaient à la faveur d’une maternité, du début de leur vie professionnelle, de l’affirmation d’un choix professionnel, ou encore d’une confrontation à la vie amoureuse retardée par les études : des éléments impliquant une mise en jeu du désir ou une prise de responsabilité. Si bien des névrosés peuvent entamer une cure dans des conditions similaires, il est important de garder à l’esprit comment la suridentification à une norme peut aussi venir compenser une défaillance de l’identification primordiale et de la tenue phallique qui devient apparente quand le sujet se trouve au pied du mur d’une décision importante. Il convient également de saisir comment l’engagement dans un apprentissage peut masquer la carence de la signification phallique et, enfin, de ne pas risquer de confondre avec la division du sujet une certaine facilité à se remettre en question, relevant de discrets autoreproches. Le transfert en ce cas ne s’engage pas tant sur une supposition de savoir sur l’inconscient que sur une demande de soutien, qui tend à le décoller de son identification à l’objet et à s’opposer au laisser tomber, visant une régulation de la jouissance. La mise en fonction du sens, la construction ou un certain usage du langage, peuvent également contribuer à restaurer l’imaginaire défaillant. Si la psychose ordinaire présente un empan plus large que celui de la mélancolie [40], la forme princeps de celle-ci constitue néanmoins une boussole diagnostique précieuse de la psychose ordinaire, révélant des points de fragilité majeurs de la structure, ainsi que les modalités de leur compensation.
Notes
[1] La psychose ordinaire. La convention d’Antibes, Paris, Seuil / Agalma, coll. Le Paon, (dir.) Miller J.-A., 1998.
[2] Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto, n° 94-95, janvier 2009, p. 41 & 44.
[3] La psychose ordinaire, op. cit., p. 275 & 276.
[36] Freud en souligne la diversité : « la mélancolie dont le concept est défini, même dans la psychiatrie descriptive, de façon variable, se présente sous des formes cliniques diverses dont il n’est pas certain qu’on puisse les rassembler en une unité », « Deuil et mélancolie », op. cit., p. 147.
[37] Miller, « Effet retour sur la psychose ordinaire », Retour sur la psychose ordinaire, op. cit., p. 45.
[39] Stevens A., « Mono-symptômes et traits de psychose ordinaire », Retour sur la psychose ordinaire, op. cit., p. 62.
[40] Jean-Claude Maleval en donne une description précise à partir des troubles de l’imaginaire, du symbolique et du réel, cf. « Éléments pour une appréhension clinique de la psychose ordinaire », texte inédit téléchargeable en ligne à l’adresse suivante : http://w3.erc.univ-tlse2.fr/seminaires.html
j’ai deux chiens identiques, je les reçois. deux jeunes chiens noirs et maigres, au poil ras. ils courent dans tous les sens.
j’ai un grand chien, plutôt grand et blanc, au poil long. je le promène, je fais des activités avec lui.
à un moment, des laisses sont mises.
je me souviens avec effroi des jeunes chiens noirs, oubliés, disparus. ils doivent être attachés quelque part. je les retrouve, debout, immobiles, côte à côte dans un carton que j’ouvre, ils sont liés, j’ôte leur laisse, leurs liens, qui sont des sortes de bandages sur les yeux, fermés, que je détache. ils gardent les yeux fermés, collés. c’est affreux en fait, ils sont dans un sale état. je suis très triste.
le gros chien blanc est toujours là. ils sont trois chiens. je crois que j’ai le sentiment que je ne dois plus l’oublier.
il y avait eu la veille l’idée, la pensée aux chiens et aux chats, à ce qui les sépare. mais je ne sais plus quoi. j’avais pensé à cette sorte de malchance des chiens, leur ultra-dépendance aux humains.
il y a le lendemain, vendredi, aujourd’hui, au réveil, cette idée :
être partie de a – a’, l’identification imaginaire au double, au petit autre
avoir rencontré le chien blanc, le grand chien blanc. celui aussi du semblant. je pense à lacan.
et puis… me souvenir qu’ils sont là, qu’ils sont là aussi.
a-a’
Hier lecture article sur La mélancolie d’Althusser, article de J-C Encalado. j’y lis des choses très très simples, très clairement articulées sur cette identification imaginaire, ce lien a-a’, qui me frappent, et qui entraînent cette interprétation du rêve. Bien sûr, je fais cette lecture après le rêve. Avant, le rêve, il y a ce qui m’avait frappée dans la lecture sur l’immixtion des sujets dans la psychose, de L. Fainsilber, que j’ai republié ici.
Jean-Claude Encalado écrit cette relation imaginaire d’Althusser à son grand-père, à son ami Paul, à d’autres encore, des professeurs, et finalement aussi à Hélène Rytmann, relation imaginaire qui va pouvoir venir suppléer au défaut phallique : avec le grand père : « Et pendant toutes ces activités qu’il accomplit avec son grand père, il se sent là dans un corps d’homme. » avec l’ami Paul : « Il trouve en Paul un appui imaginaire : « Il a ce que je n’ai pas : le courage. » Il est costaud, il est courageux, et dans leur détresse, dans leur solitude, ils vont trouver refuge dans leur association. » avec Monsieur Richard : « professeur de français, un pur esprit, un être détaché de la chair. « Je m’identifiai complètement à lui (tout y prêtait), j’imitai aussitôt son écriture, […] adoptai ses goûts, ses jugements, imitai même sa voix et ses inflexions tendres. […] Manière de régler mon rapport à un père absent en me donnant un père imaginaire. » Comme il le dit clairement, à la forclusion paternelle, répond une figure imaginaire : un professeur de lettres. » Ce qui se passera avec Hélène Rytman est plus subtil. Elle deviendra sa femme. Il ira d’abord vers elle tout à l’élan de la sauver – elle est dans un état lamentable -, puis il passera par un moment d’angoisse extrême provoqué par leur premier rapport sexuel qui le conduit en hôpital psychiatrique à Sainte Anne, où il est enfermé pour démence précoce et dont il n’est pas sûr de pouvoir jamais sortir. C’est Hélène qui le sauvera, qui l’en sortira, parvenant à introduire un autre médecin à l’hôpital qui infirme le diagnostic, parle de mélancolie grave, et il… s’en sort, non sans passer par un traitement aux électrochocs. L’hospitalisation a duré plusieurs mois. Au sortir de là, il va vers la femme qui l’a sauvée, la femme au courage et à l’intelligence d’exception, qui dit-il, fait de lui un homme. Il peut la sauver (comme il faut qu’il sauve sa mère), mais elle aussi, le sauve. Quelques années plus tard, il la tuera… dans un moment d’égarement.
Je ne suis pas sûre que cela éclaire vraiment ce qu’il en est dans ce rêve, en tout cas un petit peu ce qu’il peut en être dans la relation imaginaire.
Autre chose m’avait frappée : ils sont l’une et l’autre atteints de maniaco-dépression, et c’est comme s’il s’agissait d’une tout autre maladie. Ce qu’il décrit des terribles difficultés d’Hélène est certainement plus proche de ce que je connais que de ces épisodes hypomaniaques à lui.
…la terreur fantasmatique d’Hélène de n’être qu’une mauvaise mère, une mère affreuse, une mégère à faire du mal et mal, et avant tout à qui l’aimait ou voulait l’aimer.
le chien blanc
Pour ce qui est du chien blanc, ce chien unique, qui a toutes les qualités inverses de celles des deux chiens : il est Un, il est blanc, il est grand, il a le poil long (un peu chien de berger, quand les deux autres sont de très jolis petits bâtards noirs)…. Pourquoi me fait-il penser à Lacan ? Je parlais hier de ce que ça avait été pour moi, d’avoir pu croire en Lacan. Pendant des années, je me suis suis bâtie sur sa lecture, je me suis formée à son enseignement, il m’a apporté des choses que je n’ai trouvées nulle part ailleurs. Il est véritablement le seul qui ait donné du sens à ce qui jusque là n’en avait aucun, et qui m’ait filé l’envie de savoir, de découvrir. Le goût de Lacan pour le réel, les instruments qu’il offre pour l’aborder… c’est un virus dont on ne veut pas être guéri… Tout dans l’enseignement de Lacan est ouvert sur le plus mystérieux, le plus étrange, le plus extime… Si j’ai appris à m’aimer, si je ne suis pas confondue de haine pour moi-même comme ce que je lisais hier sous la plume d’Althusser parlant de sa femme, c’est par lui, c’est grâce à lui… Même m’étant durant toutes ces années, plus de 20, trompée quant à mon diagnostic: ce qui ne trompe pas c’est la jouissance. La jouissance dans son acception lacanienne.
Cet amour Un pour Lacan, sans faille, dont j’ai cru qu’il finirait par m’apporter métier et communauté, ce qui n’a nullement été le cas, cet amour a fait de moi une névrosée modèle pendant toutes ces années. Je veux dire que le discours même de Lacan, son goût du réel, c’est ce qui a suppléé au dit défaut phallique. On est tout le temps, dans la démarche analytique dans une volonté de nommer le réel. Et ce goût, et ce respect du réel, respect peut-être uniquement provoqué par la jouissance intellectuelle qu’il y a à le traquer, à le débusquer, à toujours vouloir aller vers ce qui vous dépasse, ce dont on se sent à la fois le plus séparé et le plus proche, par ce que cette démarche permet d’apercevoir des subtilités de la vie, dont in fine aucune loi déjà écrite ne répond. Il n’y a pas de relation entre l’amour où je suis de moi-même et la haine. L’amour me vient de la démarche analytique, la haine…. Aujourd’hui, je dois peut-être renoncer à trouver sa cause. Elle vient du dedans, elle m’est en fait absolument étrangère, intouchable je crois par l’analyse. Restée en tout cas longtemps intouchée, innommée, méconnue jusqu’à ce diagnostic par moi posé : mélancolie. C’est dans les textes sur la mélancolie que je l’ai reconnue.
Toute la maladie n’est pas la haine de soi. La haine de soi c’est le chien des enfers. Si je l’ai peu dite en analyse, si elle a manqué à apparaître, si elle ne s’est exprimée que dans une haine adressée à autrui (ce que j’ai tenté de cerner avec mon histoire d’immixtion des sujets), c’est que je savais ce qu’elle comporte de jouissance et que je me gardais d’en faire étalage. Cette jouissance, je ne voulais pas qu’elle soit repérée en tant que telle par un analyste. Elle s’est manifestée autrement. (C’est une chose, je me dis parfois, qu’on devrait apprendre à l’école, la part qu’on prend à son propre malheur, ça n’est plus très à la mode, et ça l’a parfois été trop, je me suis certes accusée de trop de torts, mais enfin, s’en défier davantage ne ferait de tort à personne.) Je disais donc : la haine où je suis de moi, je suis arrivée à la faire payer cher aux autres, aux autres aussi (Freud le dit très bien), et ce n’est pas ce que je voulais dire. Je voulais dire : elle n’est pas tout. Mais, je ne sais plus ce que je voulais dire.
Alors, certes, tout ça nous mène très loin du rêve aux chiens, du rêve aux 3 chiens. Dans ce rêve, ce qui compte, c’est l’oubli des petits chiens. Et l’état lamentable dans lequel je les retrouve, enfermés dans des cartons, les yeux tout collés. Ils sont un peu comme des chiens empaillés, mais toujours en vie. Ils ont cette sorte de raideur de certain jouet que j’aurais eu, de chien noir, petit chien noir à bascule : exactement, les voilà, le voilà. C’est un jouet qui ne m’a pas appartenu, mais qui se trouvait au château d’A, et qui avait bien pour moi quelque chose de dégoutant, tant il était réaliste (peut-on s’asseoir sur un chien empaillé, ce qu’il n’était pas, pas vraiment).
Je ne sais ce qui dans les jours précédents m’a conduite à repenser à ce qu’a été Lacan pour moi. Quel père il a été.
Ecrit en commentaire à un texte sur Facebook très remonté contre Emmanuel Carrère, l’accusant entre autres de proposer aux grands déprimés de se faire faire une cure de bonne conscience auprès de réfugiés sur une île grecque, tout en travestissant la réalité des faits alors qu’il se targue de toujours vouloir dire la vérité, ce dont il fait même le cœur de son livre et de son écriture.
Certains écrivent, d’autres pas. Certains s’y autorisent, d’autres pas. Certains y sont obligés, d’autres pas. À toutes sortes d’égards, écrire est maladie, écrire fait partie de la maladie, écrire est sa guérison. Peut-on enlever l’écriture à Emmanuel Carrère ? Qui le peut ?
Ces « révélations » de l’ex-épouse indiquent une fois de plus certaines limites du genre, eu égard à ce que serait la grande littérature, la vraie, et ne sont pas loin de faire partie intégrante du livre et de l’écriture contemporaine et de la lecture contemporaine. C’est faiblesse sans doute que de s’y trouver trop bien intégré. Mais n’est-ce pas l’époque qui est faible, et souvent prise entre la manie et la dépression.
Pour autant, faudrait-il qu’il n’écrive pas, Emmanuel Carrère ? Qu’il n’ait pas trouvé la forme fictionnelle de son malheur, fictionnelle au point qu’on n’y reconnaisse plus les très exacts faits de la réalité, celle dont d’autres peuvent témoigner, dont c’est à la fois le peu d’écart et le trop d’écart qui lui est reproché. Trop proche et pas assez de la réalité.
Mais enfin, quel est l’enjeu ? La réalité, la vérité ? À moins que ce ne soit le réel dont l’innomabilité à force d’être répétée finit par exaspérer, dont on a tout dit quand on a rien dit, où pourtant tombent certains d’entre nous, pas forcément les meilleurs, les plus géniaux, qui alors éventuellement pourront /vont pouvoir / finiront par agripper certains des mots qui les agressent, cela s’apprend au fil du temps, des années, qui les agressent par nuées, par milliers, les poigner ces misérables, ces cruels, au hasard, les garder au creux des mains dans le silence de la nuit où ils sont cloués au lit, sont-ils morts, sont-ils vivants, ces mots retenus dans leurs poings, sont-ils résonance, celui qui les malaxe jusqu’à en faire prise par où se hisser, se cramponner, est en grande attention. À quoi il n’y a pas de mode d’emploi, c’est la nuit ici qui régit, reine qui accroît son domaine de silence, d’infinie indifférence qui vous revoit. Et faudrait-il à ces rescapés reprocher de n’avoir pas tous fait bonne pêche. Ils usent de cela même qui les tuent. Nuées de mots, qui ne sont plus qu’énergie vrombissante, qui les encercle traverse dépèce, seul réel qui annihile toute réalité, toute vérité. L’écriture est le moyen de les coller au mur, à la surface de la paroi. Et du moment qu’on trouve à en nouer 2 ou 3, ou 4, ou 5 ou 6, on est bien content, et ça se fait à l’aveugle, et sans qu’on fasse trop la fine bouche ou qu’on n’aie trop le choix du sens qui se cherche se tresse vous redresse. Certaines vérités y retrouvent vie, qui sont autant de fictions, de celles qui ont tissé votre filandreuse matière, comme celle de « l’homme bon ». Qui est qui pour critiquer cela ? Quel sens, bon sens, pour en juger ? )
Pour ma part, je suis convaincue du courage qu’il aura fallu pour écrire cette folie, pour avouer ce diagnostic. Et je lui suis reconnaissante de l’avoir eu. Alors, faiblesse du livre, peut-être, ces mois traînés sur les îles grecques qui « dans la réalité » n’auraient été que des jours. S’y joue donc une des parts de fiction du livre. Fiction qui n’en détient pas moins sa vérité (voire d’ailleurs qui en acquière).
S’agit-il donc de la fiction de l’homme bon à laquelle Emmanuel Carrère se plaît à croire, de son aveu. Plus largement s’agit-il de la fiction de notre temps, de son inassimilable, de toutes nos solitudes ancrées dans du sable, échoués que nous sommes jamais loin de migrants dont nous ne sommes pas, dont tout nous sépare sinon cette propriété d’être corps vivants encore écrasés là, flaques. Ce n’est pour ma part pas là que je l’ai senti guérir, Emmanuel Carrère. Là, dans les îles grecques, c’est temps blanc, sa métaphore, yeux ouverts sur rien dans la proximité de damnés contemporains qui se relèvent, lui aussi, usent de leurs jambes, errent, pianotent sur des téléphones portables, s’ennuient. Font du tai chi. Temps d’intervalle, sas à l’heure de nulle part, suspendu comme on l’est en avion. S’il y a eu guérison, c’est pour moi dans le renouement avec l’écriture qu’elle a lieu, juste après, dans le retour en France, empruntant la petite porte, celle des valets, des manuels, par l’exercice entêté, obtus, sourd, inlassable de ses 2 mains qui posent leurs 10 doigts sur le clavier, le simple recopiage d’interminables pages de manuscrit, l’obéissance à un ami cher, à l’éditeur aimé, décédé. C’est là, pour moi, que ça renoue avec la possibilité de la vie, avec l’écriture et la publication. C’est dans la production matérielle de l’objet livre qu’Emmanuel Carrère se leste, bouche la veine ouverte par où il se vidait lentement de lui-même.
Il y aurait toujours d’autres choses à dire de la crise de dépression mélancolique, on pourrait toujours dire autrement ce qui ne peut s’en dire, tout ce qui d’elle n’appartient pas même à la mémoire, et je trouve pour ma part qu’il en dit fort simplement l’impossible et même l’oubli, terrible. Son trou dans l’être. Et c’est alors par les parois imaginaires de la descente aux enfers, par d’autres déjà si souvent risquée, qu’un énième auteur prend sa plume et aveugle, à tâtons grave, le corps plaqué à la paroi humide, ce qu’il peut, de l’inconcevable, de ces régions dont on est revenu bête, ou l’on a perdu l’entendement, l’humanité peut-être. Cela relève de l’éthique du bien dire, seule capable de répondre du sacrifice mélancolique.
MP à l’auteur du texte que je commentais
Yoga – Je dois vous avouer que ce livre m’a permise de prendre la mesure d’un diagnostic que je n’acceptais pas, et d’en voir ma vie bouleversée. Définitivement. Je refuse encore les médicaments et cherche. Mais, ce livre, aussi peu littéraire soit-il, m’a extraordinairement aidée. Car ce n’est plus du tout le même combat, la même responsabilité, le même risque. Le même combat pour un retour à une normalité. Je suis dédouanée. Mes responsabilités sont ailleurs. Et ma culpabilité s’est évaporée. Qu’une autre se mette en place, c’est possible. Mais j’aurai me semble-t-il les moyens de la combattre. Espérant ne pas vous blesser, Cordialement, Blanche
19.08.22 Je rouvre le blog (en ayant exclu plusieurs catégories à la publication) dans le but de comprendre(!) l’inhibition mélancolique. Je doute que j’arrive à progresser en ce sens, cette inhibition ayant largement pris possession de ma vie.
Freud insiste ainsi sur le caractère d’énigme de l’inhibition mélancolique (Freud, « Deuil et mélancolie » Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1968, p. 152.) ; il laisse déjà entendre que les troubles de l’imaginaire affectent le sens.
Dans « Deuil et mélancolie », Freud caractérise la mélancolie par une dépression profondément douloureuse, la suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité, la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste en autoreproches ou auto-injures pouvant aller jusqu’à l’attente délirante du châtiment. Il différencie la mélancolie du deuil à partir du manque d’estime de soi, qui fait défaut dans le deuil (Freud, Ibid., p. 148-149). La mélancolie est rapportée à la perte d’un objet aimé ou à une perte d’une nature plus morale.) Freud constate qu’il est parfois difficile de reconnaître ce qui a été perdu. Il indique que la perte de l’objet est «soustraite à la conscience ».
Je vais développer quelques liens qui peuvent exister entre l’inhibition et la mélancolie à partir de la notion de perte. Pour cela je vais me centrer sur le livre de Ludwig Binswanger Mélancolie et Manie1.
Une perte inestimable précède au pire, mais pas n’importe quelle perte ; Lacan parlait de «la puissance de la pure perte2». Il semble évident, même naturel, qu’à une perte s’ensuive un deuil, mais Freud met en question cette évidence : derrière le deuil se cache une énigme, «une grande énigme»3. Lacan nous rappelle que c’est en lisant « Deuil et mélancolie » qu’il a inventé l’objet petit a4.
Pour tout vous dire, si j’ai un jour inventé ce que c’était que l’objet petit a, c’est que c’était écrit dans Trauer und Melancolie. Littéralement, je n’ai eu qu’à me laisser guider. Freud parle à propos du deuil de la perte de l’objet. Qu’est-ce que c’est que cet objet, cet objet qu’il n’a pas su nommer, cet objet privilégié, cet objet qu’on ne trouve pas chez tout le monde, qu’il arrive qu’un être incarne pour nous ? C’est bien dans ce cas-là qu’il faut un certain temps pour digérer son deuil, jusqu’à ce que cet objet, on se le soit résorbé. C’est dit en clair, c’est écrit dans Freud.
Binswanger dans Mélancolie et Manie relate sa longue expérience clinique, il recourt à un vocabulaire philosophique qui, à certains endroits, le rend inaccessible. Les changements d’humeur, phénoménologiquement si différents, posent la question de la cause. Rappelons que Binswanger est l’initiateur de l’analyse existentielle, laquelle le pousse à se détacher de l’orientation psychanalytique, malgré l’admiration qu’il gardera pour Freud.
Le texte de Binswanger présente un intérêt pour nous ; ses références au temps éternisé du sujetsont précieuses pour donner une unification aux deux structures, mélancolie et manie, qui se mêlent comme dans une bande de Mœbius. En effet, Binswanger constate que, malgré l’alternance des affects, les mêmes signifiants se retrouvent, en même temps que la plainte du sujet est constante dans les deux états.
Binswanger centre la mélancolie autour d’un « style de perte5»; cette référence au style est en lien avecl’absence d’objet. Pour Binswanger l’angoisse est sans objet6. Il entre dans des considérations philosophiques pour tenter d’expliquer que la détresse du sujet mélancolique est en lien avec une détresse existentielle et plus précisément avec une angoisse qui porte sur la vie et notamment sur « l’être-encore-en-vie ».
Un exemple de cette perte paradoxale qui pousse le sujet à l’inhibition est le cas de David Büge, relaté par Binswanger. Il s’agit d’un homme de 45 ans, commerçant, qui se plaignait quotidiennement devant les médecins de ce qui avait causé sa «dépression»: il s’était porté caution de quarante mille francs, somme assez importante, mais qui n’était pas du tout ruineuse dans son cas. Le reproche, noté par Binswanger, qui l’avait fait sombrer dans la mélancolie était : «Si je n’avais pas fait la bêtise d’assumer cette caution, je ne serais pas tombé malade7», donc une perte irrécupérable. Mais un jour inattendu, l’argent lui fut rendu et bien évidement le patient n’a pas été guéri, ni même sa santé améliorée. Comme si de rien n’était, en un tour de main, le patient donne suite à un autre thème mélancolique pour poursuivre sa plainte : il s’agit d’une perte dont il n’a pas d’idée, mais dont il a la certitude, peu importe la nature de l’objet perdu. Pour le mélancolique, la perte n’est pas une supposition, mais quelque chose d’évident, c’est une certitude8.
Reprenons un autre cas de Binswanger pour illustrer cette perte. Il s’agit d’une patiente autrichienne âgée de 26 ans, divorcée, mère d’un enfant de 9 ans ; son nom est Olga Blum. À la suite de la première crise d’épilepsie de son père lorsqu’elle avait 6 ans, elle a éprouvé une angoisse vitale, croissante et le sentiment que la «vie devant tant d’horreur ne vaut pas la peine d’être vécue9. » Cette patiente oscille entre des états dits «mixtes maniaco-dépressifs », états que Binswanger constate pendant l’hospitalisation et qui ont lieu durant la journée. Il n’y a pas forcément de périodes maniaques et mélancoliques, dans une même journée elle pouvait passer d’un état à l’autre. Binswanger parle d’une fureur maniaque à laquelle participe tout le corps. Olga Blum voyait tout en rose et éprouvait un sentiment de victoire, elle s’habillait soigneusement et la journée semblait longue avec des impressions sensorielles aussi bien optiques qu’acoustiques; elle éprouvait aussi un besoin d’écrire et de parler. Une filiation délirante viendra s’imposer à elle : elle a l’idée que l’écrivain Goethe est son double.
Lors d’une phase maniaque elle confie au médecin qu’elle est soulagée que Goethe ait vécu avant elle, sans quoi elle aurait dû écrire le Faust10. Cela montre bien, souligne Binswanger, une défaillance de l’expérience de l’ego.
Binswanger procède alors à décrire une double identification qui est en jeu, laquelle pourrait expliquer le changement d’humeur. D’un côté, son père est identifié au père malade, indigne, qui ne mérite pas de vivre ; elle déclare à Binswanger qu’un être si médiocre et misérable que son père doitse tirer une balle dans la tête. Le signifiant maître de cette identification concernant son père est « égoïste », un père égoïste. De l’autre côté, la mère et sa famille sont idéalisées, elles sont brillantes, elles ont accompli des exploits dans leur vie et vivent à cent à l’heure. Quand Olga Blum s’identifie à son père elle devient objet petit a, elle s’abhorre, se hait 11, elle devient abjecte 12, comme dirait Lacan. L’identification à son père est de l’ordre de ce que Freud appelait la conscience morale 13, c’est-à-dire une aversion morale à l’égard de son propre moi qui vient au premier plan.
Nous assistons ici à ce que Lacan a appelé le « suicide d’objet 14 », qui est le propre de l’inhibition mélancolique. En effet, son père ne doit plus exister, il ne doit plus avoir d’enfant, il n’a pas le droit à la vie. Ce qui veut dire que dans le suicide mélancolique, le malade ne se détruit pas lui même,mais détruit le membre haï du couple parental qui a été introjecté. Binswanger reprend ici les développements d’Abraham15. Ces réflexions viennent en opposition avec la phase maniaque, dans laquelle Olga est dans un flux de vie où elle ne veut plus avoir de mésentente ni aucun bouleversement et ne peut plus éprouver de déception16. C’est un état maniaque qui est proche de la mort aussi.
L’unité des deux phases est bien la pulsion de mort. Un tranchant mortel de l’identification au père se dévoile. Cette relation filiale qu’Olga Blum entretient avec son père est un lien mortel, du fait que, une fois le père déchu de ses droits de donner la vie, elle, en étant sa fille, n’a plus droit à vivre ; c’est une version de la forclusion du nom du père. Dans le cas d’Olga Blum, il y a un échec de l’identification narcissique au père, qui est à l’œuvre dans la mélancolie : il n’y a pas d’idéal, d’objet idéal ; comme dans Hamlet, il n’y a pas de brillance phallique. Son père est « égoïste », c’est une certitude, elle ne saurait être le manque de ce père, comme Hamlet avec Ophélie quand il reconnaît qu’il est son manque. Le mélancolique n’a pas perdu son objet, il n’est pas en manque, il a perdu plutôt son « je » (Ich).
Les impulsions meurtrières contre l’autre sont une sorte d’acte suicidaire dans lequel l’objet écrase le sujet.
Soulignons un autre aspect important de ce cas : la question de lalangue, des langues que parle Olga Blum. Binswanger ne manque pas de remarquer qu’à l’âge de 8 ans elle parlait quatre langues, ce que nous pouvons mettre en parallèle avec la logorrhée dont elle souffre et son impossibilité de s’arrêter de parler. À la fin de la description du cas, un autre détail est souligné : son père l’a toujours embrassée sur la bouche 17, un élément d’autocritique où la question d’un amour premier pour le père qui se retourne contre lui comme un gant dans une haine profonde reste dit entre les lignes. C’est un exemple de logorrhée, de liberté maniaque que Lacan explique par le fait que le sujet est soumis « à la métonymie pure, infinie et ludique, de la chaîne signifiante 18 ». L’inhibition mélancolique est au fond, comme disait Freud, « défaite de la pulsion » de vie qui oblige tout vivant à tenir bon à la vie.
À partir de cas présentés par Binswanger, je voudrais insister sur le caractère de la simultanéité des deux états qui confirment le rejet de l’inconscient. Grâce à Lacan, nous pouvons sortir des binaires qu’avait proposés Freud, vie et mort, manie et mélancolie. Avec Lacan, nous constatons aussi la présence de la mort dans la manie, dans la fureur maniaque de vivre. La phrase « être toute la fille d’un père égoïste » est une holophrase dans le sens que Lacan lui donne : un collage entre l’identification à cet objet au niveau imaginaire et le fait d’être l’objet, c’est à dire « la fille du père égoïste ». Mais il faudrait être plus précis : pouvons nous véritablement parler d’une identification à l’objet dans la mélancolie, en termes freudiens ? Il me semble que non, il s’agit plutôt d’une identité avec l’objet. La forclusion du nom du père fait défaut dans la transmission et le signifiant « égoïste » devient persécuteur.
L’holophrase est l’absence d’intervalle, de coupure entre les signifiants.
Elle s’oppose à la structure du langage, que l’on peut schématiser ainsi : deux signifiants, S1 et S2, le sujet, défini comme étant représentépar S1pour S2, et donc divisé($) ; mais ce sujet, pour une part, n’est pas représenté. Quelque chose est donc perdu dans l’intervalle inter-signifiants. Cette perte non représentable est l’objet a, qui devient la cause du désir et l’objet de la pulsion. L’holophrase, bloc S1S2, ne divise pas le sujet et l’objet n’est pas perdu.Il n’y a pas de S1 (soit de signifiant de l’instance paternelle, phallique) qui se distingue des autres signifiants. Le sujet est monolithique, sujet d’un énoncé sans énonciation.
Le mélancolique touche à cette vérité première d’être une ordure, un rebut, un déchet, un objet petit a. Au lieu de remplacer l’objet perdu par une identification, le sujet mélancolique reste fixé dans ce moment où il est possédé par une certitude, par un pseudo-savoir. Le sujet mélancolique ne fonde pas un lien social à partir de sa position subjective comme le fait l’hystérique ; il est coupé de tout lien social, il est plongé dans une indignité, il s’identifie à l’objet indigne sans en connaître la valeur, ce qui est le contraire du deuil, qui donne une valeur positive d’exaltation à l’objet perdu.
Le sujet mélancolique met l’accent sur le retour dans le réel. Le langage lui-même implique une soustraction de vie, du fait qu’il introduit le manque dans le réel ; le nom de cette négativation est castration. Pour l’analyste, dans ce cas de mélancolie, la marge de manœuvre n’est pas très grande. La faute morale du mélancolique déroge au devoir du bien dire. Dans « Deuil et mélancolie », Freud note la différence entre le sujet mélancolique qui ne veut plus souffrir et donc ne veut plus savoir et le sujet mélancolique qui est en position de savoir, qui sait ce qui a été perdu. L’acte analytique demande la plus grande prudence dans le suivi de cas de mélancolie. Bleuler, dans un de ses écrits, a fait le constat que plus les soignants fournissaient des efforts pour empêcher que le patient se suicide, plus augmentaient les suicides. Les restrictions et les pressions exercées sur le sujet ont un impact sur lui. C’est la raison pour laquelle Lacan insistait, en 1972, face à son public belge, sur le fait que le discours analytique ne cherche pas à donner un sens à la vie, et caractérisait en revanche l’acte de l’analyste ainsi : « L’acte en tant que tel, c’est d’exposer sa vie, de la risquer19.»
* Intervention aux Journées nationales de l’epfcl « Actes et inhibition » à Paris les 26 et 27 novembre 2016.
1. l. Binswanger, Mélancolie et manie, études phénoménologiques, Paris, puf, 2011. 2. J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 691. 3. P. Fédida, « La grande énigme du deuil, dépression et mélancolie, le beau objet », dans L’Absence, Paris, Folio Essais, 2005, p. 99. 4. Ce texte est celui de la bande enregistrée de la conférence de Jacques Lacan donnée à la grande rotonde de l’université de Louvain, le 13 octobre 1972. Paru dans Quarto (supplément belge à La Lettre mensuelle de l’École de la Cause freudienne), n° 3, 1981, p. 520. « La perte de l’objet, [dit Lacan] qu’est-ce que c’est que cet objet, cet objet qu’il [Freud] n’a pas su nommer, cet objet privilégié, cet objet qu’on ne trouve pas chez tout le monde, qu’il arrive qu’un être incarne pour nous ? C’est bien dans ce cas-là qu’il faut un certain temps pour digérer son deuil, jusqu’à ce que cet objet, on se le soit résorbé. C’est dit en clair, écrit dans Freud. » 5. Souligné par Binswanger, Mélancolie et manie, op. cit., p. 51. 6. Ibid. p. 55, mais aussi p. 56. 7. Ibid., p. 36. 8. Ibid., p. 49. 9. Ibid., p. 98. 10. Ibid., p. 100. 11. Ibid., p. 109. 12. J. Lacan, « Télévision », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 525. « La fonder [l’angoisse], dis-je de cet abject comme je désigne maintenant plutôt l’objet (a). » 13. S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1968 p. 153. 14.< J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, Le Transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 463. 15.< L. Binswanger, Mélancolie et manie, op. cit., p. 110. 16.< Ibid., p. 107. 17.< Ibid., p. 110. 18.< J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 388. 19. Conférence de Jacques Lacan à la grande rotonde de l’université de Louvain, art. cit.
il y a en moi une force qui me pousse à ne pas faire ce que je dois, et qui a dominé toute me vie, à ne pas faire ce que je dois et à me haïr. à me haïr et à me supprimer.
(tentative d’articulation : je ne fais pas ce que je dois pour pouvoir me haïr)
c’est la force la plus insidieuse qui soit, la plus dissimulée.
je ne pense pas qu’elle s’exerce chez les autres de la même façon, ni qu’elle se soit exercée également en moi tout au long de ma vie. elle m’a cependant toujours rattrapée.
je pense que je peux exprimer ceci à l’âge que j’ai, à 59 ans (je pense que cette force-même s’y oppose, et que je suis en cette période en position de force vis-à-vis d’elle. )
tout au long de ma vie, je me serai battue pour mettre en place des stratagèmes divers et variés pour la contrer.
ces stratagèmes n’obéissent à rien de connu (de l’ordre de l’ordre, de la morale ou de la discipline). me semble-t-il. (en fait, je ne sais pas grand chose d’eux, je constate que je suis actuellement arrivée à une forme d’équilibre, de balance.)
quand sa menace se fait trop forte, souvent, me semble-t-il, j’écris. en dernier recours. car écrire entraîne une satisfaction de moi-même que je ne peux pas longtemps maintenir. que mon besoin de haine de moi vient rapidement contrecarrer.
(tout cela aujourd’hui, je le connais. j’écris, je ne pourrai pas écrire longtemps, il va falloir que j’oublie, que j’arrête, je ne vais pas rester dans ce confort, d’être celle qui écrit, je dois juste attendre le moment où,je pourrai y retourner. il n’y a là derrière rien d’autre que cette force d’inertie qui… ne veut pas que je puisse m’identifier à quoi que ce soit. c’est pourquoi aujourd’hui, il est temps que j’arrive à tracer les contours, même en creux, d’une identification, de ce que j’appelle une identification, c »est-à-dire quelque chose de l’ordre d’une forme, même en creux, car, à force de me fréquenter, je peux dire que je le sens finalement : il y en a une, de forme, identifiable.)
je voudrais aussi pouvoir l’écrire d’une écriture qui apprenne à faire place à la légèreté, je tiens à dédramatiser ce qui a pourtant toutes les allures d’un drame.
l’écriture n’est pas le seul stratagème, il y en a d’autres.
ce dont je parle, cette force de la haine de soi, de la haine de moi, des haïsseurs de soi, il m’est arrivé de l’attribuer à une maladie, celle répondant au doux nom de mélancolie.
ce nom est-il nécessaire, cette classification?
ce diagnostic.
ce diagnostic m’a emmenée à pouvoir écrire ce que j’écris ici. il n’a pas expliqué. il ne m’a pas expliqué.
par sa prise en compte d’une mortelle haine de soi, faisant partie de son pathologie, qu’il tirait enfin dans la lumière.
//
maintenant, maintenant, ce matin sept heures, assise dans le canapé dans la maison endormie, je vais dire des choses étranges. la force derrière cette haine de soi, l’intelligence à l’œuvre, la forme d’intelligence à l’œuvre, qui n’est rien de connu, seulement éprouvé, subi, a quelque chose à voir avec la santé, la santé physique. et l’alimentation. là, commence le délire, j’entends les commentaires. c’est de l’ordre de la conviction, de la certitude. signature de plus du délire. et pourtant.
j’écris ici, rompue, couchée sur le dos, cassée. bien plus cassée physiquement que mentalement.
et convaincue que c’est par l’alimentation que je pourrai me soigner. et l’exercice.
(dos cassé, calculs aux reins, ostéoporose, arthrose, etc.)
//–
or,
il n’y a pas toujours eu la maladie. physique. mentale, toujours.
il faut donc que je tienne compte de ça. la maladie physique est récente, liée à la d’échéance de l’âge.
longtemps le corps a été plus fort (que les excès).
n’a pas eu sa part dans le débat, s’est tu.
et si c’était maintenant qu’il déchoit, qu’il s’entend, se fait entendre, maintenant qu’il arrive à capter l’attention, qu’il est entendu, répondu.
que ce soit au moment où ses forces déclinent, qu’elles ne sont plus prises comme allant de soi, qu’elles se mettent à exister. ce qu’il en reste. qu’elles ne sont plus « naturelles », négligeables. la force silencieuse à l’œuvre jusque là.
et que ce soit en commençant à faire attention, que j’ai commencé à rentrer dans une forme de dialogue avec mon corps, que j’ai commencé à le soigner, à me soigner.
//–
faux.
il y a toujours eu mon corps. sa manifestation. son écoute. ses perturbations. moins dans la maladie que dans l’angoisse. sa manifestation dans l’angoisse.
la maladie physique a peut-être servi à mettre des mots, à établir des lois, à détecter des causes et des effets, avec l’effet d’apaisement connu.
d’apaisement de l’angoisse.
//–
alors, mauvaise piste ?
il y a eu le corps haï.
il y a tellement eu le corps haï.
Je l’oubliais.
Je me suis haïe (et adorée) d’abord par le corps.
la mauvaise image, l’outre.
ainsi fut ma jeunesse.
l’outre pleine. l’outre débordante. l’outre à viscéralement haïr. du dedans.
et son image. jamais la bonne, insaisissable. manquante, absente. en moi provoquant l’effroi.
j’écrivais : adorée. y eût-il l’adoration? c’est lacan qui dit ça (l’homme adore parce qu’il croit qu’il l’a).
l’incompréhensible, c’est qu’il y a eu ce sentiment, cette conscience d’être belle. et son contraire. il y a eu ce sentiment de triomphe. étrange, non. oui, de triomphe. de grandeur. de joie, de confort, physique. en particulier, lorsque je marchais dans la rue. de conquête.
(cela arrivait dans les moments de nécessité, où je n’avais pu échapper à une obligation sociale et où il fallait ça pour me faire sortir de chez moi, le rendre possible. je n’en fais pas l’aveu sans honte. mais, sans avoir atteint cet état-là de confiance physique en moi, je ne serais pas sortie. tous les jours il n’en allait pas comme ça. je ne parle pas des sorties usuelles pour l’école ou le boulot. des occasions, je parle. les grandes. est-ce que je dis la vérité? jusqu’à un certain point oui, parce que je me souviens l’avoir déjà analysé, écrit, à un moment où ce sentiment pouvait encore exister. je me souviens de ma grande complicité avec mes jambes, entente, jouissance, joie. et celle de ma taille élevée qu’élevaient encore des talons hauts. mais pour affronter du monde, il fallait ça. aucune simplicité possible. du grand apprêt, harnachement. et alors, flotter.)
//–
c’est que longtemps je n’ai eu de présence au monde possible que par la séduction. d’autre présence, intelligence, vie.
//–
quand la séduction m’a quittée
il a fallu tout réinventer
j’ai dû apprendre à compter sur moi par où je n’avais jamais compté
soulagement à la fois que mort
or quelque chose de la haine de soi s’accomplissait et n’était plus à accomplir en corps.
probablement je suis encore moins sortie dans le monde
tout en le trouvant plus facile
car : invisible, devenue.
//
enfin donc, corps: première matière de la haine de soi.
et aujourd’hui : première matière de la connaissance de soi, de la guérison de soi.
//–
j’ajoute: il y a eu (à l’aube de la fin du monde, du corps) la pratique du tai chi, la rencontre d’un corps qui ne doive pas se réduire à l’image, qui prenait consistance, corps, vie, via une pratique physique et la connaissance intime de trajets, de circuits que la médecine chinoise y inscrit/lit. une connaissance du dedans, un dessin interne, neutre, de seule circulation, flux, jouissance. une nouvelle géographie, une nouvelle cartographie.
//
beaucoup est dit.
retour à la haine de soi.
qui a peut être toujours à voir avec le devoir et le faire.
qui maintient dans le devoir et l’impossible faire (l’impossibilité du fer).
Ça ne sonne pas bien.
ce n’est donc probablement pas juste.
Je vais donc en rester là pour aujourd’hui.
Là au lit, 20% batterie de mon téléphone, dans le noir. Réveil.
Je ne sais pas comment, quand ça a commencé, les idées de suicide, très jeune. Je ne sais pas ce qui les a provoquées. Il n’y en n’avait pas rue Tiberghien, je crois. C’est rue Waelhem. Donc plus tard, mais quand ? Lors de la troisième année d’études secondaires ? Quel âge avais-je ? Tu vois, V, tu ne connais plus l’âge, ce qui ne t’étonne pas, te connaissant, mais il y a cette phrase amusante, en échange : Quel âge avais-je ? Mes premiers souvenirs de pensée au suicide remontent à la table de cuisine de cette maison-là. La table en bois dont j’ai toujours la nostalgie. Je ne pensais pas alors, crois-je, déjà, au suicide pour moi-même, mais pour les autres. Je ne comprenais pas que les gens ne se suicident pas plus. Il était question des difficultés que traversait je ne sais plus qui, tante N. peut-être, qui vit toujours aujourd’hui, ou de son fils, qui est mort, et je me disais : mais pourquoi est-ce qu’il ne se tuent pas. Je n’ai jamais compris que les gens fassent face aux difficultés.
C’est une sorte de souvenir-écran.
Nous étions à table et nous parlions des difficultés des uns et des autres, j’aimais ça, ça j’aimais. Ma mère certainement était dans la conversation. Des difficultés psychologiques, c’était mon truc. Ma mère aussi probablement. Là, j’ai le souvenir qu’il était question de difficultés psychologiques qui s’accumulaient. Et alors cette pensée : pourquoi ne se tuent-ils pas, plutôt.
J’aime écrire au chaud, dans le noir, mais j’ai dû me lever, 8 % de batterie à recharger au salon.
8h48. Il faut donner à boire à cette plante-là. La pauvre.
Hier, aussi, à propos d’une autre plante, sur le balcon, je me disais : la pauvre – peut-être l’ai-je dit tout haut – et j’ai pensé que dans la traque au symptôme, il me faudrait l’écrire, ça, aussi, cette façon que je pourrais avoir de souligner mon degré de létalité. Comment j’aime à le dire, force m’est de l’admettre, qu’avec moi, même les plantes meurent. J’aime à le dire, inconsciemment. J’aime inconsciemment à le dire. Non sans une certaine dose d’agressivité. Bizarrement tournée contre celui à qui je le dis, qui déjà se défendrait, Mais non, tu n’es pas si nocive que ça. Ils ne s’en rendent pas toujours bien compte.
Enfin, cette plante, à qui j’ai connu de meilleurs jours, devrait recevoir de l’eau.
Je me suis levée pour me faire un autre café et fumer la cigarette achetée hier.
Je vais arrêter d’écrire maintenant, je crois.
Hier soir, je lisais des articles sur les auto-reproches dans la mélancolie.
Dans le premier article, je lisais quelque chose qui avait trait au sentiment d’incurabilité, d’irrémédiable, dans la mélancolie, quelque chose que Lacan avait noté, et qui raisonnait en moi. Il faudrait que je retrouve ce texte. Le voilà : Le problème de la mélancolie anxieuse
« La pensée négative de Leopardi arrive à un lieu où la seule certitude est l’incertitude, où la mélancolie peut être totale : à ce moment-là, pleurer serait encore un signe d’espoir, mais rire est le signe de l’acceptation du désastre. Le rire peut être angélique ou satanique : angélique lorsque c’est le rire des oiseaux lorsqu’ils se sentent heureux, comme l’écrit Leopardi dans Éloge des oiseaux, abandon à la vie et à l’oubli de ceux qui n’ont rien à oublier. Satanique est le rire de l’homme, abandonné des dieux, irrémédiablement mélancolique, et qui sait regarder au fond du gouffre de sa propre perte… »
11:48
« Mais que sa voix s’apaise ou gronde
Elle est toujours riche et profonde
C’est là son charme et son secret.
Cette voix qui perle et qui filtre
Dans mon fonds le plus ténébreux
Me remplit comme un vers nombreux
et me réjouit comme un philtre
Elle endort les plus cruels maux
Et contient toutes les extases ;
Pour dire les plus longues phrases,
Elle n’a pas besoin de mots.
Non, il n’est pas d’archet qui morde
Sur mon cœur, parfait instrument,
Et fasse plus royalement
Chanter sa plus vibrante corde
Que ta voix, chat mystérieux,
Chat séraphique, chat étrange,
En qui tout est, comme en un ange
Aussi subtil qu’harmonieux ! »
« Et c’est bien cette voix « de l’autre » qui manque au mélancolique, le hante et qui initie l’acte poétique. »
18:02
A 17h30 je me suis demandée quelle pourrait être une raison de sortir.
19:15
Cela fait des jours et des jours que je ne fais plus à manger. J’ai fait un peu de ménage aujourd’hui. Je suis comme une convalescente. Je suis toujours comme une convalescente. Et traitée comme telle, ici.
Qu’est-ce qui me fait dire ça.
Qu’est-ce qui se passerait si F n’était pas là.
Parfois je pense que simplement je ferais à manger.
Je lis Malcom Lowry sans rien y comprendre. Lunar caustic – Caustique lunaire.
F fait de la manette (de jeu).
23:35
Extrait de la Terre de glace (2018). YUICHI YOKOYAMA.ÉDITION MATIÈRE
Je ne suis pas sortie aujourd’hui. J’ai lu aujourd’hui, je crois, un article sur le son dans la poésie de 3 poètes (dont j’ai oublié le nom et que je ne connais pas beaucoup) et la mélancolie. Un très bel article (de lui qu’est issu les extraits de poèmes plus haut). Il y était même question des acouphènes. L’écriture des sons. Ça m’a fait penser à un manga que je lisais hier, dont l’auteur, Yuichi Yokoyama, prend un grand plaisir, lui aussi a écrire des sons, en japonais, il répète ces sons parfois sur plusieurs pages. Cela l’excite, dit-il.
«Je m’attache à décrire le temps qui passe avec des moyens visuels figés. Je rapporte le bruit du son avec l’écriture, que je rends de manière très visuelle avec les onomatopées. Et je module l’évolution des situations par la taille des cases et leur densité. Ici, par exemple, les cases font la même taille parce que je fais en sorte que le temps s’écoule de manière constante. Entre cette case et cette case, il y a théoriquement deux secondes qui passent. C’est pour des raisons techniques que je m’abstiens de faire du cinéma ou du dessin animé. D’un, je ne saurais pas comment m’y prendre. Deux, je n’aime pas être encombré.»
«Ce n’est pas un commentaire en creux sur la société actuelle qui serait hyperactive ou infernale. En remplissant des pages et des pages de bruit, je me rends compte que ça m’excite. Ce livre sur lequel je travaille est carrément assourdissant. Il casse les oreilles. C’est comme du punk rock : toujours le même volume, la même intensité, il n’y a aucun decrescendo.»
La logique mélancolique est d’un autre ordre (…), en ce que le manque y est beaucoup moins apparent. Le mélancolique va en effet jusqu’au point de non-retour où se profère, par exemple, cette phrase : « Tout ce que je dis est faux»1)
Si « tout ce que je dis est faux » est l’énoncé princeps de la mélancolie, alors je ne suis pas mélancolique, ou alors, la pratique de la psychanalyse m’a suffisamment introduite à la vérité de l’inconscient que pour survivre. (Si « tout ce que je dis est faux » prend son départ d’un amour inconditionnel, absolu du vrai, alors la vérité entraperçue vivement parfois dans mes lectures psychanalytiques ou au travers de mon expérience en analyse, cette vérité si bien mi-dite et si bien liée à une expérience de jouissance propre, unique, est précisément ce qui tend à me fonder comme sujet, non pas du désir de l’Autre, mais comme sujet de la jouissance, de l’Un. Un tel sujet est impossible – sinon dans le registre de la vérité psychanalytique). Il me semble que j’ai pu connaître des moments de « tout ce que je dis est faux », peut-être bien les moments les plus vides, les plus désappointants, où il ne reste plus aucun point d’appui. « Tout ce que je dis est faux », je peux l’éprouver aussi en sortant de chez l’analyste, à me sentir déçue par rapport à ce que j’aurais espéré pouvoir dire. C’est encore ce que je dis quand je dis que l’approche du pas-tout lacanien (mon approche théorique du pas-tout lacanien) est ce qui m’a (dans la pratique) soulagée du tout, est ce qui m’a aidé à combattre l’angoisse liée au tout. J’ai trouvé des solutions par le pas-tout.
F. Pellion, Mélancolie et vérité, chapitre 2, Paris, PUF, 2000. Il suffit donc à un sujet ordinaire d’être mélancolique pour produire des énoncés analogues à ceux que l’on rencontre dans les manuels de logique, où ils paraissent fabriqués. (En l’occurrence, cet énoncé-ci se superpose assez bien au paradoxe du menteur, connu depuis l’Antiquité et largement commenté par Lacan dans son Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, spécialement les p. 127-129. [↩]
Leopardi, Baudelaire et Pessoa accordent beaucoup d’importance aux impressions acoustiques, Leopardi et Pessoa plus encore que Baudelaire, qui est un « voyeur- voyant » et un poète proche de la peinture. Mais ses impressions auditives sont fondamentales, en ce qu’elles se réfèrent, comme pour les autres, à des sons particuliers, à une musique souvent populaire, à une musique chantée, et à des souvenirs musicaux le plus souvent revécus sous le signe de la perte. De plus, les effets de ces musiques et de l’émotion qu’elles suscitent sont voisins, comme on le verra. Le vers de Baudelaire « Valse mélancolique et langoureux vertige ! », dans Harmonie du soir, associe quatre éléments que l’on voudrait étudier chez les « poètes du spleen ».