Dans un panier de voyage en osier que j’ouvre, découvre chatte, petite chatte réduite, complètement réduite, devenue toute petite, les entrailles à l’air, ouvertes, sans plus de membres, semble-t-il, c’est une vraie torture.
C’est une mère, elle a ses petits, trois, très petits, des fœtus pratiquement, alignés.
C’est un énorme chat, qui est aussi dans le panier, qui lui a fait ça, c’est un monstre, il occupe tout l’espace du panier. il fait peur.
Je referme le panier.
D’autres animaux subissent un sort analogue.
Je pense qu’on ne peut laisser cette petite chatte dans cet état. Je crois qu’il est question qu’elle pourrait s’en sortir en sautant par la fenêtre. Je ne sais pas quoi faire, en réalité je suis effrayée, j’ai peur du monstre chat. J’arrive à sensibiliser Frédéric au problème, lui qui au départ s’en fout. Il dit qu’on va ouvrir la cage, prendre le gros chat et le jeter par la fenêtre, par dessus le balcon. Je crois qu’il le fait. Je pense que les petits vont mourir. Et je ne sais pas ce qu’il advient de la mère, de la petite chatte. Peut-être que c’était elle le monstre. Peut-être qu’elle est morte.
Quand je raconte ça en séance à mon analyste, elle me dit que cela lui dit que je suis très angoissée. Je réponds qu’en effet. D’autant plus que les vacances approchent. Elle me donne un RV plus rapproché pour préparer ça. je lui en suis reconnaissante.
il est maintenant 07h07 (vous le voyez comment j’avance vers vous « couchée sur le temps »…) je vous envoie une des lettres non-envoyées dont je vous parlais hier, que j’ai pris le temps de relire et compléter encore ce matin :
paris, lundi 10 mai, 6 heures
très bien dormi, enfin. relu hier catherine dont-j’oublie-le-nom, relu Extases intérieures. mais, c’est pas ça, le titre; catherine millot, le nom. le titre reviendra peut-être aussi. le jour s’est levé. les lampadaires de la rue viennent de s’éteindre. la lumière s’appartient à nouveau.
je ne vais pas bien, depuis quelques jours, difficile(1). mais hier, repris huile de CBD et au réveil cette formidable sensation de chaleur, de confort, de grande lucidité.
je ne pense pas du tout que j’arriverai à noter ici ce qui m’est alors apparu.
l’embarras dans lequel je suis face aux tâches ménagères. dès que je les prends en charge, l’impression d’enfiler la peau de ma mère. tout dans cet appartement demande à ce que je prenne cette peau. à ce que je ne fasse plus que ça, du ménage. hélas, je ne pense pas pouvoir rapporter rien de plus de mes clartés matinales.
tentative : de l’impossibilité de marcher dans les pas de mon père, de sortir du sillon de ma mère : pas très convaincant. au hasard : du besoin impérieux d’agir en cachette, en secret. et de l’insupportable de n’avoir pas d’espace à moi, de temps à moi.
il y eut ce problème hier. tout d’un coup sentie hors de moi, expulsée.
cela fait si longtemps que je suis tentée de me remettre au travail, de me remettre à un travail, et que je n’en trouve pas les moyens : ni la place (où dans l’appartement, à quel bureau, à quel ordinateur ; au café, à la bibliothèque), ni le support (papier, téléphone, ordinateur portable, ordinateur de table ; fichier Word ou blog, blog secret ou blog ancien que je reprends. compiler ma correspondance, reprendre les anciens textes, repartir à zéro, quelle voie pour la fiction, cela s’atteint comment ?), ni le nom (écrire en mon nom ? impossible ; en quel nom alors ? )
à cette fin, et non sans anxiété, je m’installai à la table de la salle à manger. j’allais aussi tenter de combattre cette façon qui est la mienne de dériver, de me laisser aller sans but, incapable que de tenir le gouvernail du plus petit désir, de la moindre intention, je prenais une décision, minime certes, et sortais de mes trajets habituels pour me donner la chance de l’exécuter.
donc anxiété à propos du texte de CM, à propos de ce que j’en ferais, et anxiété parce que je prends une place dans l’appartement pour travailler, au vu est au su de tous, parce que je m’installe ainsi que je le faisais autrefois, il y a 20 ans, à une table, avec un ordinateur et des livres. je vivais alors seule.
vers quinze heures donc à la table de la salle à manger,
or. déjà écrire ceci est compliqué, demande un travail de mémoire, demande d’aller contre ce qui cherche à se faire oublier, ce qui déjà s’enterre. ce dont je veux parler ici, qui s’est passé hier, je l’ai déjà oublié. j’avance, même s’il n’y parait pas, en aveugle. et le sol, me semble-t-il, les mots, ne cessent de se dérober sous moi. littéralement. je ne sais plus ce qui provoqua la colère d’hier.
en attente d’un nom. quel nom me fait trou au cœur. quel nom me manque. que fais-je en cette absence. quel nom puis-je endosser, en quel nom écrire? comment rapprocher ce que j’écris de ma personne, de mon nom (impossible). cela qui n’est possible que dans une lettre (au bas de laquelle j’écris mon nom).
(ce pourquoi j’écris beaucoup de lettres. ce pourquoi je suis tentée d’écrire beaucoup de lettres. est-ce pourquoi elles sont si souvent d’amour sont si souvent d’adieu. elles seules, le lieu de désir, de l’amour, de mort, etc. )
je me dis que je dois retourner à tenter de penser la lâcheté de ça : je n’assume pas ce que je suis, pense. je me dis ça, ces jours-ci. pourquoi ne pas plutôt penser en terme de lâcheté, en termes de lâcheté morale… plutôt que de psychose, de mélancolie ou de Dieu sait quel « rejet de l’inconscient »(2) :
« Il nous faut distinguer, à partir de Télévision, entre la clinique de la lâcheté morale et celle du rejet de l’inconscient. Il s’agit dans le premier cas d’un sujet défini à partir de la structure du langage, la clef en est le désir. Dans le second cas, le rejet de l’inconscient nous renvoie à un autre registre, celui où la jouissance mortifère se noue à la naissance du symbole. »
et c’est là qu’il m’est apparu que je n’aurai jamais rien d’autre à écrire qui ne soit au bord de l’aveu.
(et qu’il y s’agit moins de lâcheté morale que de rachat moral).
toujours au bord de l’aveu. quoi que j’écrive, de cet ordre-là. ce grand désir toujours, qu’on en vienne là, aux faits. le souvenir remonté de dostoïevski. l’enthousiasme de ma mère pour dostoïevski, ses grandes scènes d’aveux.
je veux l’aveu.
faut du crime, faut que ça saigne pour que ça signe, faut que ça s’enseigne, le reste balayé, inexistant, c’est bon pour la fille qu’a un nom : Blanche Demy.
comme s’il n’y aurait jamais rien d’autre à écrire : ma faute. celle reprise à mon compte dont ma mère ne cesse de s’accuser.
(question stupide : est-ce de la même faute qu’il s’agit. s’agit-il de la sienne de faute que je fais mienne, ou s’agit-il de la sienne et de la mienne. s’agit-il de sa folie que je prends à mon compte, de la mienne que je lui attribue, ou sommes nous aussi folles l’une que l’autre…)
il y a une faute qu’aucun nom n’assume. c’est d’elle que ce que je veux écrire voudrais prendre la charge.
aucun nom, seulement la chair. Chère Hélène, Chère Blanche,
n’est-ce pas plutôt de la nature de cette faute qu’il faut se rapprocher. de cet objet de l’écriture. dont j’avais cru lire une interprétation possible dans l’écrit d’Éric Laurent cité plus haut sur la mélancolie. la culpabilité endossée du meurtre de la chose par le symbolique. non, c’était plus dramatique encore que ça. il était question d’incarnation. ne s’agissait-il pas d’incarner ce qui restait du meurtre. ou ce meurtre même et ce qu’il tue. mais non. ah. maisque faire de ces textes qui vous frappent, où il vous semble lire la résolution de l’énigme qui ne trouve d’ailleurs nulle part où s’écrire, qui se referment dès lors qu’on veut les approcher de plus près, n’offrent plus que leur opacité (en lieu et place de la limpidité un instant ressentie). à chaque relecture, je rentre en suspension, c’est à peine si j’ose encore bouger. j’attends que la révélation entr’aperçue parachève ses effets, ma transformation, qu’elle s’énonce enfin en toutes lettres, me libère. or ça, en lieu et place de libération, c’est bien plutôt de culpabilité que je suis envahie. tant il me semble que je ne fais pas alors ce qu’il conviendrait, que je n’accomplis pas le travail exigé. que je n’étreins pas le texte, ne le tords, pour lui faire rendre son suc, ma vérité.
je fais mieux de reprendre le récit de ce qui s’est passé hier.
je veux donc m’installer à table, je m’apprête à m’asseoir, quand Édouard met une musique dont rien ne peut faire que je ne m’en sente agressée. je ne peux rester dans la pièce. nous sommes vraiment peu de choses. je vais à la chambre, je me couche, entends encore. ne sais ce que je fais alors, probablement décide de ne rien faire, d’attendre que cela passe. je ne veux pas laisser ma colère s’amplifier. le sentiment d’être perdue. comme je ne peux plus, je ne veux plus me mettre en colère, « être fâchée sur » Édouard, décontenancée, vidée, je décide de sortir, me promener.
il faisait beau, bon. ne faut-il en profiter? cela n’avait pas de sens. je suis allée au bois de Vincennes que je ne connais pas, où j’ai marché lentement. me semblant reconnaître le bois de la Cambre à Bruxelles. je suis allée au bois de Vincennes, où j’ai marché lentement, j’ai fait le tour du lac, fort long tour, tout m’a paru charmant, je prenais des photos, parfois. j’envoyais des messages à Édouard et à Anton (pensant que je n’existais que là, par là, par ces petits messages que j’envoyais. mais c’était dans un vouloir les aimer aussi et n’être plus fâchée. ce plus sûr mode chez moi d’aimer, écrire. je t’écris, je t’aime. aurais-je pu n’avoir rien écrit ? ne leur avoir rien écrit? est-ce que ce serait cela, devenir seule ? cette nécessité de solitude à laquelle la lecture de CM m’a ramenée, qu’elle a fait scintiller à mes yeux.)
je n’existe que dans l’écriture-à, me suis-je dit. dans un écrire intransitif, pour reprendre une expression lue sans la comprendre chez catherine millot:
pourquoi a-t-il fallu que cette expression me frappe? c’est que mon écrire-à, mes lettres, ne supportent aucun vide. bien plutôt cherchent à le remplir, à l’habiter, le peupler. aussi, si dépendante que je me trouve depuis longtemps d’un autre auquel écrire, dans l’impossibilité où je suis de désincarner le lieu de mon adresse, de l’abstraire, de tracer moi-même – de dessiner, de fixer, de peindre -, par delà tout, la silhouette vide et désirable d’un autre inexistant, il me semblait convenir que j’arrive à transitiver l’écriture. je voudrais une écriture qui, comme l’angoisse, ne soit pas sans objet, et qui ne cesse de chercher à s’en rapprocher. encore, et encore.
au retour de ma petite promenade où j’avais marché 11620 pas, après avoir gentiment salué tout le monde, enfant et compagnon, je suis retournée dans la chambre et je l’ai finalement retrouvé le passage de Catherine Millot dans Abîmes ordinaires.
je lisais, accrochée à ses lèvres, au déroulé de son énonciation, consciente de ce que se disait là quelque chose de mon être même, dont je ne savais comment le rejoindre ni comment m’en différencier, puisqu’il fallait bien que je m’en différenciasse, n’ayant connu son (fabuleux) destin, à elle, CM (destin : écrivain / analyste). Le passage a-t-il répondu à mes attentes, correspondu à mon souvenir : oui. oui. oui et non. oui. et le sentiment de suspension et le moment sidération et le sentiment de tristesse.
(comment m’extraire moi, de là, de dessous tout son splendide fatras d’elle, Catherine Millot. comment écouter, retenir ce qu’elle dit, ne pas l’oublier déjà, et qui pourrait adoucir mon sort. que d’elle retenir qui me serve, dont je puisse faire usage. son insistance, sa persévérance. son obsession. l’extase, la solitude, l’écriture. elle qui d’un objet de damnation fait un objet de béatitude. )
à Édouard qui passait dans la chambre, je lus à haute vois le passage, très mal, j’aurais espéré qu’il se passât quelque chose de supplémentaire, une petite jouissance supplémentaire, rien. à la fin, Édouard s’empressa de déclarer : extraordinaire, tout à fait dans tes préoccupations, tu es dans de bonnes mains avec ce livre. dont je lui expliquai alors que j’en étais à une tentative de relecture, et qu’il n’y avait pour moi probablement rien de plus triste au monde que l’idée d’avoir terminé un livre, de l’oublier, de ne rien en faire
08:09, il fait maintenant tout à fait lumineux.
*
A cette lettre de mardi, j’ajoute encore, ce matin (06:06) jeudi :
il ne me semble pas que la solitude de Catherine Millot soit à ma portée. et cela reste encore à établir (la nature de mon irréductible dépendance à l’autre).
pourtant dans le silence même qui s’imposait à moi hier en séance, et l’impossibilité même où je me trouve d’écrire encore ces lettres, mes lettres-à, mes lettres intransitives, il y a peut-être ça, un aveu de suffisance. qu’il s’avoue que ça suffit. un aveu de jouissance. un aveu aussi de quelque chose de réussi et qu’une page doive se tourner : je l’ai fait je l’ai écrit je l’ai dit. il y a quelque chose que je dois pouvoir n’avoir pas à redire. c’est ce que j’entendais, hier en séance. un sentiment de déjà dit. avoir dit. et que cela suffise.
il y a ce vêtement de ma mère qui flotte sur moi. et il y a tout ce que j’en ai écrit, tout ce que j’en ai dit. cela s’ajoute. c’est un en plus. c’est ma part. c’est ce qui n’est pas elle. sur les traces de quoi vous m’avez mise, vous, Hélène Parker, lorsque vous me paraissiez vouloir souligner comment je n’étais pas elle. ce que je voulais dire aussi, c’est que j’ai entr’aperçu dans l’autre lettre écrite : il n’est pas attendu que j’en fasse plus, que je fasse tout. tout pour l’autre. je ne peux plus croire qu’Édouard et Anton l’attendent. je ne peux plus les en accuser. seule, moi. à tout attendre. je suis celle qui est dans la tentation du sacrifice. me révolter contre eux, me permettait de faire limite, de limiter l’imitation (qui fut sans révolte, aucune, donnée totalement). or, je n’y arrive plus. (depuis ce lapsus en séance, je n’arrive plus, quel lapsus : celui où je voulus vous dire que j’étais « fâchée sur Édouard », et où c’est mon propre prénom qui sortit : « fâchée sur Blanche ». depuis, il ne m’est plus possible d’être fâchée sur lui, même si le réflexe m’en revient encore, dont je ne sais que faire.) j’ai donc, ainsi que je l’annonçais hier en arrivant, une nouvelle limite à trouver.
car ce sacrifice sans nom auquel ma mère se pliait volontiers mais non sans angoisse, quand je tente par tous les moyens d’y échapper sans cesser d’y retomber, est un trou.
c’est vous qui parliez de trou dans le savoir. ce trou que j’ai appris à aimer. trou dans le savoir dont je cherche à faire état depuis des années. qui ne cesse de vouloir faire symptôme. ainsi mes oublis. les trous de mémoire avec lesquels il me faut composer. auxquels je ne voudrais pourtant pas renoncer.
je vais vous envoyer maintenant cette lettre et retourner me coucher. il y a une autre lettre, je crois, qui traîne encore.
Bonne journée, Hélène Parker,
Blanche Demy
(1) j’en accuse les cigarettes que j’ai fumées récemment. il n’y en aura pas eu plus de 3. pas plus de 3 cigarettes sur 4 ou 5 jours. ça aura suffi pour : me faire pousser un bouton sur le nez, me donner mal aux dents aux oreilles à la gorge, m’empêcher de dormir (+ le reste). j’ai tout de suite pris 1 anxiolytique (pour m’aider à supporter et dépasser l’envie de fumer à nouveau), et finalement des somnifères.
(2) Voir aussi : « Mais ce n’est pas un état d’âme, c’est simplement une faute morale, comme s’exprimait Dante, voire Spinoza : un péché, ce qui veut dire une lâcheté morale, qui ne se situe en dernier ressort que de la pensée, soit du devoir de bien dire ou de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la structure. Et ce qui s’ensuit pour peu que cette lâcheté, d’être rejet de l’inconscient, aille à la psychose, c’est le retour dans le réel de ce qui est rejeté, du langage ; c’est l’excitation maniaque par quoi ce retour se fait mortel. À l’opposé de la tristesse, il y a le gay sçavoir lequel est, lui, une vertu. Une vertu n’absout personne du péché, originel comme chacun sait. » J. Lacan, « Télévision », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 526.
(p.9) (…) « Voici donc liés le moi primordial comme essentiellement aliéné et le sacrifice primitif comme essentiellement suicidaire. » 13 D’une phrase, (…) Lacan donne sa forme au sacrifice primitif dans le fort/da et les jeux d’occultation, qui sont les premiers jeux de l’enfant : « Nous pouvons les concevoir comme exprimant les premières vibrations de cette onde stationnaire de renoncements qui va scander l’histoire du développement psychique ».14 (…) Le sacrifice primitif est sacrifice du sujet, c’est le rapport à l’Autre qui est paranoïaque. A cet égard, le suicide mélancolique est le pendant du meurtre immotivé sur le versant paranoïde ; c’est le point de la structure où affleure le sujet, en tant qu’il est tout entier pris dans le sacrifice, sans aucun recours. (…)
L’action du sujet dans le fort/da est exemplaire. En nommant le vide créé par l’absence de la mère à l’aide de l’alternance présence/absence de la bobine, le sujet la détruit comme objet, mais il constitue cette action même comme objet en la répétant. Le sujet « élève son désir à une puissance seconde (…) Le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la Chose, et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir. »15 Le fort/da n’est plus seulement scansion, mais véritable fondement de l’édifice subjectif du désir. La mélancolie, sacrifice suicide, s’identifie à cette mort du sujet qui se nomme dans le même temps où il s’éternise. Par là, le sujet se fait pur sujet de l’éternité du désir. La mélancolie ne se situe plus à partir du narcissisme, mais à partir des effets du parasite langagier. Plus exactement, le sacrifice narcissique est subordonné au sacrifice symbolique.
(p.14 ) La mélancolie comme passion de l’être: douleur d’exister et lâcheté morale
(…) (p.15) Il nous faut distinguer, à partir de Télévision, entre la clinique de la lâcheté morale et celle du rejet de l’inconscient. Il s’agit dans le premier cas d’un sujet défini à partir de la structure du langage, la clef en est le désir. Dans le second cas, le rejet de l’inconscient nous renvoie à un autre registre, celui où la jouissance mortifère se noue à la naissance du symbole. C’est cette zone qu’en 1953, Lacan désignait ainsi :
« Quand nous voulons atteindre dans le sujet ce qui était avant les jeux sériels de la parole, ce qui est primordial à la naissance des symboles, cela nous le trouvons dans la mort.« 39
Une clinique qui ne s’épuise pas à suivre l’établissement du « discours déprimé » est ici indiquée. Nous pouvons y inclure non seulement les phénomènes dépressifs isolés chez l’adulte, échappant à toute reprise dans l’histoire du sujet et de ses symptômes, mais aussi les moments dépressifs majeurs chez l’enfant. Il s’agit là d’interroger le sujet non pas du côté de l’inconscient comme discours de l’Autre, mais du côté du silence des pulsions de mort. Dans la nouvelle jouissance qui fait irruption pour ce sujet, nous trouverons des indications sur ce que nous pourrons attendre à tels ou tels moments des la vie, dans les mauvaises rencontres qui pourront avoir lieu, au cours même de la psychanalyse. Notre hypothèse est que ces moments de rejet de l’inconscient ont même valeur indicative que tel ou tel « phénomène élémentaire » isolé par exemple par Lacan, à la suite de Freud, dans le cas de l’Homme aux loups.
Notes
13 Jacques Lacan, Ecrits, p. 187. 14 Ibid. 15 Ibid., p. 319. 39 Jacques Lacan, Ecrits, p. 320.
À ce que j’écrivais ce matin, je voudrais rapidement ajouter que je m’étais d’abord réveillée fort prise dans un rêve où j’ai aussi longtemps que possible continuer d’errer, que j’aimais alors qu’il s’agissait d’un cauchemar, dont je ne me souviens d’aucun terme, si ce n’est, peut-être, celui exagéré des silhouettes de ce sculpteur dont le nom me revient : Giacometti.
J’étais dans le rêve affublée d’un double, crois-je. Un double masculin dont l’allure évoquait l’un de ses longs marcheurs au corps de terre adoigtement rapprochée (je le dis comme ça me vient). Ce double avait une fonction déterminée liée à ce qu’il ne soit pas sans sens qu’il soit, lui, de sexe masculin. Cette fonction s’exerçait sur moi, consistait à me faire faire quelque chose. D’autres personnes étaient ainsi affublées de doubles. De doubles comme d’ombres.
(Dans une revue, j’avais vu hier une sculpture de Giacometti constituée, je crois, de 4 de ces longs marcheurs (pris dans une sorte de carré, de plaque carrée, à distance respectable les uns des autres), chacun solitaire*. Il y a de ça dans le rêve. Ainsi qu’une petite céramique de mon père.)
Eveillée, songeant à ce rêve, l’oubliant tout en même temps, constatant ma fatigue, j’entendis l’une de ces voix dont j’oublie toujours les paroles, qui me disait, mais de façon fort neutre, de mourir. Je l’ai observé, le phénomène, j’ai vu qu’il pouvait s’amplifier (les phrases étaient prêtes à faire chorus). Je n’avais pas du tout peur, n’étais pas mal à l’aise, restais dans les traces du rêve où j’aurais aimé retourner, dans l’observation de mon ample fatigue, très remarquable, très agréable. J’ai envoyé tout de même l’une de ces phrases un peu stupides que j’utilise parfois pour contrer le phénomène, où je m’enjoins à vivre plutôt (que de mourir). Phrases un peu stupides, inspirées par le tai chi, mais qui ont certainement largement contribué à dédramatiser le phénomène, qui fut autrefois douloureux, qui l’est de moins en moins. Qui n’est plus qu’un signe mystérieux de je-ne-sais-quoi, d’une réalité de mon fonctionnement, d’une vérité même. Il y a en moi quelque chose qui ne tient pas tellement à ce que je vive.
Je ne dis pas qu’il n’y ait pas d’autres choses à écrire ici, qui aient trait à ce phénomène (des ordres de mourir que j’entends, ou des injures), dont, si je puis dire, la charge virale semble s’être considérablement amoindrie. Je le ferai. Je crois bien que je le ferai.
C’est ce phénomène, dont je ne retiens jamais comment les psys l’appelle, ce que j’ignorais jusqu’à peu, qu’ils l’appelaient, le nommaient, jusqu’à ce que je commence à lire sur la bipolarité, qui a signé pour moi ma mélancolie, dont j’ai même lu qu’elle était considérée « déclenchée » une fois que ces voix apparaissaient. personnellement, j’aurais préféré la case « psychose ordinaire ». Mais bon, ça change.
* Illustration : La sculpture était plus grande que celle de l’illustration que j’ai utilisée, sans être surélevée. Les personnages au moins 4, et plus distants.
ces derniers temps, je contemple ça, je suis fascinée par ça, j’interroge muettement ça, comment je suis seule et comment je suis seule depuis longtemps et sans que je m’en sois même nécessairement rendu compte. comment ça a commencé, je me suis dit, comment ça s’est fait, j’ai pas de réponse, comment une petite fille jolie gentille qui réussit bien à l’école, ne se fait pas vraiment d’ami, en a même de moins en moins, grandit, et reste dans ce constat : il n’y a pas d’amis. parfois, il y en a. il y a l’une ou l’autre meilleure amie. qui disparaissent. changement d’école. changement de boulot. dispute stupide, incompréhensible. déménagement en France. alors, la cause ?
timidité. alors d’accord, mettons ça sur le dos de la timidité. testons ça pour un temps.
qu’est-ce que cette timidité. est-ce un autre nom de la maladie. est-ce un mauvais nom pour la maladie. un nom trop vite mis qui empêche de voir ce qu’il en est. ce qu’il en est vraiment.
ça veut dire quoi, timidité. elle est timide. je suis timide. combien au monde sommes-nous à être timides.
comment as-tu été timide, chérie, raconte. tu ne peux pas, veux pas, n’a pas envie, a oublié, n’y crois pas. t’es enfermée dans tes invitations déclinées, tes évitements. t’as fui toutes ces situations où tu n’arrivais pas à faire face (on ne t’avait pas encore suggéré le mot « angoisse » pour dire le désagrément où tu te trouvais alors). toutes les situations où il y avait plus de deux personnes. où tu te tais. où une chape de silence fond sur toi. où tu ne peux absolument pas être au même titre que les autres. tu t’en rends compte, tu le constates, tu le vois. où ta différence est une souffrance de tous les instants. où ta seule issue de secours, c’est la séduction, non pas celle que tu agis, mais celle que tu constates agir sur les autres, sur certains autres, celle que tu connais depuis longtemps, celle où tu te donnes identité de femme, où tu te dis femme, elle seule te soutient, devient dès lors impérative, pas d’autre être (para être). ce qui te met tout à fait à la merci du regard (de l’autre : tu es vue femme, ça attire sur ton corps des courants pulsionnels, appelons-ça, du coup tu te dis femme). (et donc cette dite femme par où tout lien ne se perd surnage quelque part dans les brumes de tout ce qui par ailleurs se disperse, se noie, dans ce qui se troue d’angoisse et de « timidité ».)
enfin donc, il y a ladite timidité, celle qui fait que de toujours tu ne sais pas quoi dire, que tu ressens les malaises les plus profonds à ne pas savoir quoi dire, à n’avoir rien à dire. tu en viens à evitertoutes les situations un tant soit peu sociales et tu t’isoles.
cet isolement passe relativement inaperçu parce que tu as tout de même l’une ou l’autre amie que tu vois de temps en temps, que tu aimes intensément, qui paraît souvent t’aimer beaucoup, sans pour autant t’intégrer pleinement dans sa vie. tu as toujours une place à part. est-ce à force d’avoir refusé trop d’invitations ?
plus tard, cet isolement passe relativement inaperçu parce que tu as toujours un homme, tu as presque toujours un homme que tu accompagnes, à l’ombre de qui tu choisis de marcher, où tu t’abrites. tu t’en sors à être la femme de, comme beaucoup plus tard tu t’en sortiras à être la mère de.
tu auras beau avoir été informée du féminisme.
et qu’y a-t-il qui tient la main de la timidité et de son rien à dire : le rien à mettre. le rien à se mettre tient la main du rien à dire, se cache dans ses jupes, se cache derrière ses jupes, ses très longues jupes.
le rien à dire a des jupes: nul doute à cela.
comment tout ça, et les années passées à l’analyser aveuglément, aveuglément, a-t-il pu te mener au point où tu en es aujourd’hui, où tu ré-appréhendes les choses sous cet angle là, de ton isolement de longue date, de ta solitude.
en as-tu souffert plus qu’aujourd’hui. certainement. aujourd’hui, tu t’y es faite. tu t’es accoutumée. tu as eu à faire face à de tels monstres, que tout ça…
et c’est bien parce que ces monstres se sont aujourd’hui assagis, voire ont disparu, que tu regardes les choses depuis cet angle, jusque là délaissé. que tu regardes en arrière.
depuis qu’on a donné un nouveau nom à ta maladie, tu regardes partout, tu regardes tout autour, tu regardes en arrière bientôt tu regarderas en avant et toutes les questions te paraissent posées différemment.
avoir été seule, avoir été timide, de toujours, aurait été déjà un symptôme de la maladie. toi, tu pensais jusque là que c’était un symptôme de femme. eh bien pas tout à fait, il semblerait. la frontière est trouble.
donc, tu voudrais en savoir plus sur la maladie, tu as envie de ce qui se sait de la maladie, dans les livres, déjà, et tu as envie de ce que tu pourrais en dire de plus, de ce que tu pourrais y ajouter. ça te motive. dire quelque chose de la maladie, dire de toi. à la fois tu voudrais dire la grandeur de la maladie, à la fois tu voudrais n’en plus pâtir ni faire pâtir les autres. tu voudrais faire aimer la maladie. la maladie plus que toi-même. et tu veux la nouer à ton être de femme, auquel tu as toujours tenu. haï tenu. qu’il faut maintenant, vu l’âge, maintenir en vie hors la séduction, la séduction perdue et sans pleurer dessus. il faut lui donner mot, prendre voix.
que sont ces riens à dire, riens à mettre de ton isolement, quels sont ces facteurs de la maladie. que tu n’ignorais pas, ces riens, tu les savais au cœur de ton fonctionnement, de tes dysfonctionnements, sans arriver à t’en soustraire, à en tirer ton épingle du jeu.
du rien, tu voyais le lien à la mystique, à la jouissance, sans trouver le moyen de l’approfondir –
pourtant tu seras bientôt seule avec le rien. année après année, tu le vois faire le vide autour de toi, sans que tu y puisses rien, manigancer, motus sur ces secrètes fins : bientôt il n y a plus rien entre le rien et toi, rien qui vous sépare, on pourrait presque vous confondre, n’était-ce peut-être chez toi le désir perpétué, rené, d’analyse, d’écriture de ce rien.
tu n’as plus de travail, plus d’astreinte, plus aucune contrainte, l’angoisse et celle liée à la vie de ta petite famille, s’en sont atténuées largement, tu as recommencé à dormir. une forme d’équilibre est atteint.
tu te sais mue par l’amour du réel.
tu te sais mue par l’amour du réel.
le réel du symptôme.
et tu entrevois qu’il ne s’éteindra pas, que sa source ne s’épuisera pas, que tu trouveras à t’y abreuver sans fin. il y aura toujours quelque chose à écrire.
tu penses que tu es privilégiée. tu penses que tu as fait de ta condamnation un privilège. tu sais que c’est une question de vie ou de mort. qu’il y a d’autres questions. comme celle du temps, que l’on n’arrête pas. mais que celle-là, quoi qu’il en soit, tu ne peux pas y renoncer. ce sera toujours dans la balance. ça n’est pas nécessairement confortable. c’est un choix que tu dis malgré toi. que tu n’as pas élucidé. dont la maladie est un nom. tu as avancé jusque là entre les murs formés des vagues relevées de l’ angoisse, toujours prêtes à t’engloutir. avancé dans la mer morte.
du rien, tu voyais le lien à la mort, au suicide, à l’échec, au ratage, à l’anonymat obligés. du rien tu craignais les ravages sur ton fils.
du rien, tu voyais l’oubli perpétuellement avançant, grignotant, la perte inéluctable de la langue, de la raison.
tu as considéré les mots qu’il te restait, et l’estime où tu tiens ce qui avance ne s’ignorant pas seulement mu par la jouissance du parler en dépit du moindre sens. tu dis : il restera toujours à chanter.
du rien donc, et ça en sera assez pour aujourd’hui, il te reste à trouver le moyen d’entrer dans la complicité, dans la jouissance éclairée, trouver à l’enseigner de sorte qu’à ceux dont il est comme à toi le mot de damnation, tu
Dans la même chambre : de ma cousine S. Ai-je pensé à elle récemment? Peut-être hier. Pourquoi? Lui parler du psoriasis de mon frère. Toutes ces maladies auto-immunes qui se multiplient dans la famille. Elle-même gravement atteinte. Côté de mon père, donc, plutôt. Pourquoi ne l’ai-je pas appelée, ma cousine, manque de temps, toujours. Un coup de fil : briser dans l’habitude, dans le train-train.
Sylvie, dans l’enfance, dite « garçon manqué » et moi très petite fille (et comment j’y tenais à mes tresses, à mes jupes).
Nous ne somme pas dans le même lit, Edouard et moi, pas à la même place. Comme ma cousine et moi-même dans sa chambre autrefois. Or, à la réflexion, il me semble être plutôt à sa place, de ma cousine, dans le fond de la chambre, et E. à la mienne, près de la porte, dans une encoignure où un placard. Le lit de Sylvie, la place où je suis, se trouvait tout au fond de la chambre, qui était très en longueur, dans une partie que je ne connaissais pas, qui m’était inconnue, et ma timidité m’aurait bien empêchée d’y aller voir. Je suis donc à une place inconnue de moi. Cette place m’évoque également, de façon lointaine, une place d’un lit d’Anton dans une chambre d’hôtel à Tokyo, un lit au bord d’une fenêtre d’un très haut étage.
S’agissant des deux places, celle d’E, la mienne, un lit est « rajouté » (dans la chambre de ma cousine, il s’agit d’un lit d’ami situé, me semble-t-il, dans un placard; dans la chambre d’hôtel, c’est un lit pour enfant, rajouté à la suite) mais les « rôles » sont inversés ou plutôt mélangés.
Chambre cousine : Moi : lit de ma cousine (« garçon manqué ») dans la partie de la pièce que je ne connais pas et lit Anton au bord du vide; Edouard : mon lit d’invitée, placard, près de la porte. …. « Immixtion des sujets » dans le rêve…. dans la réalité…
Couloir éclairé chez Rose. Pourquoi ce détail, pourquoi le souvenir de ce couloir et de la porte des toilettes, juste en face. Toutes les portes du vaste appartement portes bicolores, rose et beige, leurs moulures ovales, en « oeil de boeuf », les boutons de porte dorés, ronds, avec la serrure incluse dans celle des toilettes. Présence/absence de ma tante, de la soeur de mon père, de la soeur de mon oncle. Rose, est aussi le nom de la femme (prostituée) pour qui mon oncle a tué deux personnes.
Cigarette. Chez ma mère, je vais avoir envie de fumer. Toujours chez elle je fume. De la cigarette, il me semble avoir déjà parlé ici. Fumer me donne des boutons, j’y pensais encore hier, et ravive mes inflammations de la bouche. Tout cela souvent couplé alors à des réveils intempestifs dans la nuit et des « mauvaises pensées » (les pensées cruelles, méchantes, les injures, les invitation à mourir). Souvent je pense que c’est la cigarette qui tuera ma mère.
L’agressivité. Edouard, lui, ne l’est jamais, agressif. Il le devient donc. Contre toute attente et en même temps, ça ne m’étonne pas. Dans le rêve et au réveil, je pense « déclenchement », je pense « psychose ordinaire ». Je me suis interrogée hier encore sur ma « folie ». Je relis en ce moment l’article de Sophie Marret sur la mélancolie. Cette agressivité est celle de mon oncle, celui susmentionné, est la mienne quand je vais mal, celle qui justement, ces derniers mois s’est fortement atténuée, voire a disparu, est devenu remarquablement contrôlable. Cela s’est passé avec l’analyste, avec Hélène Parker, et, je le crois, grâce à l’huile de CBD. L’agressivité, les sautes d’humeur, c’est ce qui m’interroge. Les dits « troubles de l’humeur ». Je voudrais apprendre à écrire quand ça arrive. C’est difficile. Il y faut une part d’humilité et de renoncement. Humilité face à la grossièreté de ce qui arrive. Dès que c’est décrit, analysé, cela devient grotesque, on en aurait honte. Comment contrebalancer cela. Parce que l’angoisse est réelle et la prise instantanée dans ce ciment bien involontaire. Et renoncement, probablement à la part de jouissance, à une part de la jouissance incluse dans ce symptôme. Puis, il y a la résistance, dont je ne sais rien. La résistance du symptôme, qui tient à sa propre peau, qui est d’une malignité extrême, qui refuse de se laisser évincer. Actuellement ma tactique, c’est le silence. Je réagis subitement trop fort à quelque chose, ça monte, ça surprend. Je me tais. On se tait. Je ne me laisse plus leurrer (par ce qui ferait la phrase du fantasme éveillé, lequel reste à écrire, à tout hasard, je risque, parce que cela résiste à être retenu : je ne suis pas entendue). Mais l’angoisse, massive, la prise, est là. Il m’est alors, par exemple, arrivé de me dire que j’allais faire une heure de ménage. Puis une deuxième, puis une troisième, etc. Dans le blanc, l’absence de sentiment, la patience, une forme d’indifférence travaillée pour elle-même. Et puis tout d’un coup, je peux de nouveau m’adresser à Edouard, ça repart. Car c’est toujours d’une agressivité qui se manifeste vis-à-vis de lui qu’il s’agit, une déchirure dans l’angoisse.
Vous n’êtes plus là, vous, l’analyste, il devient fou : Ai-je peur pour moi? Il arrive que je m’interroge, en particulier hier. Tellement de choses sont « tombées » pendant les vacances. Le tai chi, l’analyste. Tombées comme des écailles. Je suis seule avec une forme de vide, qui n’est pas forcément très net, je n’ai plus, me semble-t-il, d’appui extérieur, de structure soutenante. Ou, il y en a une et je ne l’aperçois pas. Ou, je n’en n’ai plus besoin. Je sais le vide et l’inanité et je vis. Il y a Edouard et il y a la structure de la famille, celle-la même que j’avais du mal à supporter. Cet été à Outrée, il a fallu faire beaucoup de ménage, je l’ai fait. Parfois avec plaisir, me demandant si je l’écrirais, ce plaisir, parfois dans une forme d’indifférence, parfois combattant l’angoisse, mais jamais fâchée. Revenue à Paris, j’ai repris ces activités ménagères. Je me suis dit : alors c’est ça, les choses ont bougé de façon telle que simplement maintenant je peux supporter de m’adonner à cette activité sans rage, sans désespoir. Les choses ont bougé de façon telle, qu’il ne reste plus que ça. Après l’identification d’une « mélancolie ménagère », c’est fait, je m’y suis faite et supporte et c’est bon? (j’ai trouvé le moyen de supporter d’être dans la peau de ma mère ?) Je suis arrivée à parler un peu, autour de ça. Ma façon d’avancer de proche en proche, « dans la métonymie », incapable d’envisager la globalité d’un travail…. Avec le risque de l’infinitisation… Revoir la théorie d’Achille et la tortue. La nécessité qu’il y a que je montre, parle de ce que j’ai fait, que nous parlions chacun de ce que nous faisons, que je ne fasse pas les choses seule dans mon coin, sans reconnaissance, que nous n’avancions pas dans le sacrifice, au contraire que nous cherchions la reconnaissance. Bon, on arrive à Bruxelles.
Bruxelles, vendredi 3 septembre
Dans le salon de ma mère, après nuit largement sans sommeil et réveil me disant : Je me déteste, je me déteste, je me déteste…. C’est une nouvelle variation, moins cruelle, de mes « fracassemeurs ». Je l’attribue aux cigarettes fumées hier, de même que l’insomnie.
La lumière dans le couloir. Présence, je le redis, de ma tante Rose. Elle, complice de mon oncle, du frère de mon père, de sa folie (parano), aveuglée par son amour. Elle et ma grand-mère. Fascinées par ce personnage brillant, cet acteur de cinéma. Mon grand-père qui dit à mon père : Plutôt que tes petits dessins, fais plutôt comme ton frère, regarde comme il s’en sort bien. Ignorant que l’argent ramené par lui à la maison est l’argent de casses, de braquages. C’est maigre, ce que je dis là…
« Père ne vois-tu pas que je brûle? » « Siehst du nicht dass ich verbrenne? » Le pathétique de cette phrase. J’ai beaucoup travaillé ce texte de Freud, je ne m’en souviens plus du tout. Qui brûle? Quelle éternelle brûlure ? Quel père à jamais déploré ? J’y suis le père endormi, que ne réveille pas l’incendie dans la pièce à côté. L’Un-sans-dit. La cigarette.
Le bandage pitoyable sur la bouche, la lèpre. Mon pauvre enfant. Une lèpre causée par la colère, et si mon souvenir est bon, une volonté mauvaise, une volonté tueuse, dans cette colère.
Une fois que le mal est connu, l’enfant peut être guéri.
Qu’est-ce que je sais de ma colère? Revenir sur le sacrifice. Relire ce que j’ai pu écrire sur le « Père ne vois-tu pas…«
Dans 10 jours (le 13), l’anniversaire du double meurtre de mon oncle.
Bon, c’est pas tout ça, j’ai du travail.
Edit, dans le train de retour à Paris, samedi 4 sept.
la lèpre, la covid.Benedetta, vu et non aimé. le bandeau sur la bouche, qui évoque ce que j’ai pu dire déjà auparavant de la maladie de la parole et de la parole empêchée, dans le cauchemar du 18 juillet, publié ici dont j’écrivais : » évoque peut-être quelque chose de l’insupportable de la parole, parfois pour moi, quand je vais mal, en risque de tourner à l’agression (j’aboie) ou d’être ressentie comme agressive (tu me tues), tandis que je l’aime quand elle raconte des histoires, qu’elle m’humanise. une parole, est ce qui doit toujours m’être donné. mais dites seulement un parole et je serai… » Hypothèse : La parole est la maladie.
En 1998, Jacques-Alain Miller introduisait le terme de « psychose ordinaire » pour évoquer les formes non déclenchées ou tempérées de la psychose, sur lesquelles la clinique contemporaine, dans le sillage du dernier enseignement de Lacan, a conduit à mettre l’accent. En effet la psychose est de structure pour Lacan, conséquence de la forclusion du Nom-du-Père dont les effets peuvent se repérer dans un temps d’avant le déclenchement. Dans un récent article, J.-A. Miller précise : « la psychose ordinaire n’a pas de définition rigide » [1] ; il la définit ainsi : peut-être que «la psychose ordinaire est une psychose qui n’est pas manifeste jusqu’à son déclenchement » [2] La psychose ordinaire s’oppose à l’extraordinaire des formes déclenchées.
Lacan réduit, dans son dernier enseignement, le Nom-du-Père au noyau du symptôme – soit à une fonction de nomination du réel – à partir duquel se nouent les éléments de la structure du sujet (réel, symbolique et imaginaire).
Lacan réduit, dans son dernier enseignement, le Nom-du-Père au noyau du symptôme – soit à une fonction de nomination du réel – à partir duquel se nouent les éléments de la structure du sujet (réel, symbolique et imaginaire). Son intérêt pour Joyce le conduisit en outre à rompre plus encore avec toute conception déficitaire de la psychose, en mettant l’accent sur les possibilités offertes au sujet de remédier à la forclusion initiale. Il ouvrait ainsi la voie de l’ordinaire de la psychose, dont les grandes formes psychiatriques ne sont plus que des réalisations particulières.
J.-A. Miller invite à un repérage plus fin de la structure en l’absence de signes cliniques apparents de déclenchement, sans phénomènes élémentaires, par exemple. L’enjeu est d’importance, car si la clinique du sinthome gomme les différences entre névrose et psychose, elle ne les abolit pas pour autant ; l’incidence du repérage de la structure sur la conduite de la cure reste essentielle. Dès lors, les particularités des éléments diagnostiques de la mélancolie s’avèrent un repère diagnostique précieux.
La psychose contemporaine
Le dernier enseignement de Lacan nous convie à affiner nos outils. Il a contribué à une extension considérable du champ de la psychose, dans ses formes les plus variées, de la simple clocherie de l’être aux grandes formes psychiatriques, tandis que la psychose venait se ranger dans ses formes discrètes au rang de drame ordinaire, se trouvant aussi banalisée. « En fin de compte, note J.-A. Miller, nous nous sommes mis sous le signe d’une sorte de clinique du capiton généralisé ». Il en vient ainsi à opposer deux modèles de la psychose, la forme chêne et la forme roseau : « Disons que lorsque le symptôme est du modèle chêne, quand la tempête arrive le déclenchement est patent. Lorsque la structure tient plutôt sous l’aspect roseau, que le sujet a élaboré un symptôme en glissade, à la dérive, le cas ne prête pas à un franc déclenchement. […] Les psychoses ordinaires sont principalement de type roseau » [3].
Si l’affinement conceptuel du dernier enseignement de Lacan a conduit à un repérage plus fréquent du modèle roseau, qui fait souvent l’ordinaire de notre clinique, et si les neuroleptiques ont contribué à gommer les manifestations aiguës des psychoses, il semble que la prévalence actuelle du modèle roseau sur celui du chêne résulte également du changement de discours à notre époque. L’époque n’est plus à un réglage sur l’Autre, mais plutôt sur le particulier du symptôme. C’est ainsi que J.-A. Miller peut affirmer : « ce qui est cohérent avec l’époque de l’Autre qui n’existe pas [celle du défaut de garantie de la vérité et du déclin des idéaux], c’est la psychose ordinaire » – soit la voie du bricolage, du capitonnage de la fuite du sens. La psychose ordinaire, « c’est la psychose à l’époque de la démocratie » [4], note encore Éric Laurent. « Quand nous disons “psychose ordinaire”, poursuit-il, nous ne nous attachons plus seulement aux grandes exceptions qui ont constitué la clinique du regard et la première clinique psychanalytique » [5].
Un autre appui diagnostique est requis, fourni par l’abord lacanien du langage, relève-t-il, plaçant l’accent sur la fuite du sens. Il est frappant de constater, néanmoins, la fréquence de la convocation de la mélancolie en lien avec la psychose ordinaire, dans ce volume issu de la conversation d’Antibes.
Le modèle de la mélancolie
J.-A. Miller, suivant Hubertus Tellenbach et Karl Kraus, et citant le rapport de la section clinique d’Aix-Marseille du volume de la convention d’Antibes, y évoque « le copiage d’une sorte d’idéal, non pas du moi, mais d’une norme sociale » dans la mélancolie. Les auteurs notent que les personnalités pré-mélancoliques sont « plus facilement typifiées et reconnaissables dans les cultures où les normes sociales sont plus clairement définies, voire imposées, comme c’est le cas au Japon et en Allemagne » ; J.-A. Miller en conclut : « c’est une notation fort utile : à partir du moment où les normes se diversifient, on est évidemment à l’époque de la psychose ordinaire. Ce qui est cohérent avec l’époque de l’Autre qui n’existe pas, c’est la psychose ordinaire » [6].
Au défaut de la tenue phallique répond la suridentification à une norme. É. Laurent poursuit : « Je trouve fécond de prendre la notion de suridentification dans le cadre général de la psychose ordinaire. En un sens, ces travaux confortent l’idée que l’identification dans la mélancolie s’aborde de la même façon que dans les autres psychoses, avec suridentification de traits parfaitement normaux. En un autre sens, la suridentification normale souligne que la norme d’identification est folle. » [7]
Du fait même de cette folie de la norme d’identification relevée par É. Laurent, la possibilité d’une normalisation de la psychose se dégage, par la voie de la suridentification à des traits spécifiques d’une norme sociale, soit à la « capture dans l’imaginaire d’une série de traits […] qui donnent une cohésion imaginaire au sujet pré-mélancolique », capture susceptible « d’endiguer le débordement de jouissance » [8].
Dans Le sinthome, Lacan met l’accent, en ce qui concerne Joyce, sur le défaut de sa tenue phallique, associée au dénouage de l’imaginaire auquel l’écrivain a suppléé par son art. L’absence de déclenchement chez celui-ci nous porte à considérer qu’il relève de la psychose ordinaire. Si la clinique borroméenne nous conduit à une appréhension plus fine de la psychose à partir des effets subtils d’un nouage défectueux des éléments de la structure, Lacan place en particulier l’accent dans ce Séminaire sur la manière dont le détachement de l’imaginaire affecte l’identification. C’est d’ailleurs par une suridentification à l’artiste, que l’on repère dans Portrait de l’artiste, que Joyce procède au « raboutage de l’Ego », soit supplée au défaut de la représentation de lui-même [9].
C’est en ce sens que le modèle de la mélancolie s’avère intéressant à rapprocher de la psychose ordinaire, comme repère diagnostique. Il ne s’agit pas tant d’énoncer, comme le fait François Morel dans la Convention d’Antibes que « la mélancolie est […] une psychose ordinaire » [10], mais plutôt de souligner comment la psychose ordinaire masque souvent une position mélancolique pouvant conduire à penser le fond mélancolique de toute psychose. H. Tellenbach, psychiatre d’orientation phénoménologique cherchant à dégager les structures de la conscience, relevait la proximité de la mélancolie avec la névrose obsessionnelle, notamment par l’attachement des sujets mélancoliques à l’ordre et la propreté, ainsi que par leur sens du devoir et leur sérieux. L’état pré-mélancolique s’avère ainsi parfois difficilement discernable de la névrose. Soulignant qu’Abraham et Freud constatent « la parenté structurale des maniaco-mélancolies avec les névrosés obsessionnels », H. Tellenbach indique : « Que le typus melancholicus […] présente des éléments qui relèvent de la sphère de l’obsession, c’est incontestable. Allons plus loin : en anticipant sur les développements ultérieurs, on peut constater que du dossier des états d’obsession, aujourd’hui encore assez informe, il est possible de dégager un typus d’obsédé qui […] est analogue au typus melancholicus. Je pense aux phobies d’impulsion […] sous leurs différentes formes » [11] H. Tellenbach s’attache d’ailleurs à la définition d’un type mélancolique, plutôt qu’aux formes déclenchées de la maladie, type qu’il définit ainsi : « Nous entendrons donc par typus mélancolique le genre de nature constituée par une certaine structure, repérable de façon empirique, qui obéissant à son potentiel, incline vers le champ de gravitation de la mélancolie. » [12] En d’autres termes, il fait du type mélancolique une entité – une nature, voire une structure –, aux manifestations discrètes dans les formes pré-mélancoliques et qui présente un caractère banal semblable à celui de la névrose. Freud indique pour sa part : « La mélancolie dont le concept est défini, même dans la psychiatrie descriptive, de façon variable, se présente sous des formes cliniques diverses dont il n’est pas certain qu’on puisse les rassembler en une unité, et parmi lesquelles certaines font penser plutôt à des affections somatiques qu’à des affections psychogènes. » [13]Si la forme déclenchée est suffisamment caractéristique pour ne pas laisser douter de la psychose, l’état pré-mélancolique, ou le type mélancolique de H. Tellenbach, nous enseigne sur les éléments diagnostiques de la psychose non-déclenchée ou psychose ordinaire. J.-A. Miller précise, pour sa part, qu’il a introduit le terme de « psychose ordinaire » pour rendre compte des difficultés rencontrées par les cliniciens à trancher entre psychose et névrose : « si vous ne reconnaissez pas la structure très précise de la névrose du patient, vous pouvez parier ou vous devez essayer de parier que c’est une psychose dissimulée, une psychose voilée » [14]. Le questionnement diagnostique ouvert par le type mélancolique, rejoint celui qui s’avère sous-jacent à l’introduction du terme de « psychose ordinaire ».
Dans une description très précise, H. Tellenbach caractérise ainsi le typus melancholicus à partir d’éléments diagnostiques que l’on peut regrouper en trois orientations majeures. Il relève, à la suite de Freud, les troubles de l’identification du sujet mélancolique et pré-mélancolique : son identification narcissique avec l’objet aimé (qu’il reprend d’Abraham et Freud), le sentiment de « communauté symbiotique » avec l’autre par lequel « la souffrance d’autrui est votre propre souffrance, et la maladie de l’autre vous rend parfois malade avec lui » [15]. Il note la sensibilité de ces sujets, qui dépasse la moyenne, ainsi que leurs difficultés à se séparer, de leur fille pour les femmes notamment. Il lie cette extrême sensibilité à la place que tiennent pour ces sujets le sentiment de la faute et la sensibilité au jugement d’autrui. L’on sait que la mélancolie déclenchée se caractérise notamment par des auto-reproches qui semblent, soit énigmatiques, soit excessifs à l’entourage.
H. Tellenbach pointe, par ailleurs, les stratégies déployées par ces sujets pour remédier à ces troubles de l’identification primordiale, pour « tenir en ordre le fond de l’homme » [16] : l’hyper-normalité, l’hypertrophie du devoir qui les conduit souvent à exercer une masse de travail supérieure à la moyenne avec l’impression constante de ne jamais en faire assez, l’« identité immuable de l’être et du paraître » [17], la pente à « exécuter sans recul un rôle prescrit » [18], soit la suridentification à une norme. K. Kraus, rappelle H. Tellenbach, note que le sujet maniaco-dépressif « ne peut plus se défaire de cette aliénation dans un rôle ou dans l’anonymat »[19]. Cette description précise montre que Tellenbach met nettement l’accent sur les troubles de l’imaginaire et ceux de l’identification primordiale.
Il note enfin que pour le sujet mélancolique, « il manque un contenu à la vie », et ajoute : « on ne peut être soi-même son propre contenu »[20]. Il situe là les conséquences de la non-extraction de l’objet qui fait défaut pour orienter l’existence du sujet, ce qui retentit dans le champ du sens. Lacan relève que « l’énigme, c’est le comble du sens » [21] : le détachement de l’imaginaire laisse Joyce en proie à la perplexité, comme en attestent ses épiphanies dont la signification échappe – la signification étant ce qui tranche et fait choix dans l’ambiguïté du sens, et qui ressortit de la conjonction du symbolique et de l’imaginaire. Freud insiste ainsi sur le caractère d’énigme de l’inhibition mélancolique [22] ; il laisse déjà entendre que les troubles de l’imaginaire affectent le sens.
La mélancolie freudienne
Dans « Deuil et mélancolie », Freud caractérise la mélancolie par une dépression profondément douloureuse, la suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité, la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste en autoreproches ou auto-injures pouvant aller jusqu’à l’attente délirante du châtiment. Il différencie la mélancolie du deuil à partir du manque d’estime de soi, qui fait défaut dans le deuil [23]. La mélancolie est rapportée à la perte d’un objet aimé ou à une perte d’une nature plus morale.
Freud constate qu’il est parfois difficile de reconnaître ce qui a été perdu. Il indique que la perte de l’objet est « soustraite à la conscience ». Il insiste alors sur la diminution extraordinaire du sentiment d’estime de soi, sur « un immense appauvrissement du moi » : « Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie c’est le moi lui-même » [24]. Le moi est tenu pour dépourvu de valeur. Il relève que la perte concerne le moi. Freud situe pareillement au principe de la mélancolie un déficit des identifications imaginaires. Il relève, par ailleurs, la part de jouissance convoquée quand il souligne comment la fonction de la honte devient inopérante quand le sujet « s’épanche auprès d’autrui de façon importune, trouvant satisfaction à s’exposer à nu » : « c’est l’aversion morale du malade à l’égard de son propre moi qui vient au premier plan » [25]. Freud décrit alors ainsi le processus qui conduit à l’accablement mélancolique :
« Il n’est […] pas difficile de reconstruire ce processus. Il existait d’abord un choix d’objet, une liaison de la libido à une personne déterminée ; sous l’influence d’un préjudice réel ou d’une déception de la part de la personne aimée, cette relation fut ébranlée. Le résultat ne fut pas celui qui aurait été normal, à savoir un retrait de la libido de cet objet et son déplacement sur un nouvel objet, mais un résultat différent, qui semble exiger pour se produire plusieurs conditions. L’investissement d’objet s’avéra peu résistant, il fut supprimé, mais la libido libre ne fut pas déplacée sur un autre objet, elle fut retirée dans le moi. Mais là, elle ne fut pas utilisée de façon quelconque : elle servit à établir une identification du moi avec l’objet abandonné. L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné » [26].Freud relève alors que « l’identification narcissique avec l’objet devient le substitut de l’investissement d’amour » [27]. Il note à nouveau la part de jouissance impliquée dans le processus, quand il énonce que « la torture que s’inflige le mélancolique et qui, indubitablement, lui procure de la jouissance, représente, comme le phénomène correspondant dans la névrose obsessionnelle, la satisfaction des tendances sadiques haineuses qui, visant un objet, ont subi de cette façon un retournement sur la personne propre ». Ainsi, la maladie devient parfois un moyen de torturer l’entourage du sujet sans avoir à leur manifester d’hostilité ouverte[28]. « Seul ce sadisme vient résoudre l’énigme de la tendance au suicide qui rend la mélancolie si intéressante – et si dangereuse », ajoute Freud. Il précise que « Le moi ne peut se tuer lui-même que lorsqu’il peut se traiter lui-même comme un objet », et que, dans cet état, le moi est « écrasé par l’objet » [29].
É. Laurent souligne que pour Freud, le mélancolique ne s’identifie pas tant à un objet imaginaire qu’à la Chose [das Ding], ce qui est déductible de la distinction faite entre l’identification narcissique et l’identification hystérique. « Freud souligne que l’identification narcissique qu’il voit à l’œuvre dans la mélancolie est la même, en son principe, que celle qu’il désigne dans la schizophrénie. L’objet, en tant qu’il est abandonné par le sujet, ne relève plus de la catégorie de Sachen, c’est un objet qui vient en place de das Ding, de la chose toujours déjà perdue » [30]. É. Laurent relève que la seconde version que Freud donne de l’identification mélancolique dans « Le moi et le ça » [31], comme identification au père mort, n’est pas antinomique à cette première version : « Il nous faut pour cela reconnaître dans la modalité spécifique d’identification au père en jeu dans les psychoses, ce que Lacan a isolé sous le nom de forclusion du Nom-du-Père, désignant le régime d’identification qui a alors lieu. C’est ce mécanisme signifiant même qui permet cette modalité de retour de la jouissance qu’est la Chose qui tombe sur le moi. C’est de la forclusion du Nom-du-Père que se dénude le rapport à la chose » [32].
Ainsi la logique freudienne nous conduit-elle à situer la mélancolie comme caractérisée par une défaillance de l’imaginaire, indice d’une carence de la chasuble phallique qui recouvre l’être, conséquence de la forclusion du Nom-du-Père.
Avec Lacan
É. Laurent, montrant qu’« il y a bien une théorie de la mélancolie dans l’enseignement de Jacques Lacan », souligne que dès les « Complexes familiaux » [33], Lacan situe la psychose maniaco-dépressive « dans la clinique différentielle des psychoses » comme un trouble du narcissisme. « Environ dix ans plus tard, indique-t-il, en 1946, cet accent est radicalement modifié par la référence directe à la pulsion de mort freudienne qui écarte définitivement les repères jaspersiens » [34]. Dans ce même article, É. Laurent poursuit l’exploration de la trajectoire de Lacan et indique notamment comment, en 1963, il « précisera les rapports du narcissisme avec le fantasme » : « Le sujet mélancolique, par la traversée de l’image qu’il effectue dans l’impulsion suicide, est présenté comme l’exemple même de l’impulsion à rejoindre son être : “comme cet objet a est d’habitude masqué derrière l’image du narcissisme, c’est là ce qui nécessite pour la mélancolique de passer au travers de sa propre image, de pouvoir atteindre cet objet a dont la commande lui échappe, dont la chute l’entraînera dans la précipitation suicide”. » Enfin, en 1973, dans Télévision, Lacan définit la manie à partir du rejet de l’inconscient, le retour de « ce qui est rejeté du langage ». Elle est retour d’une jouissance dans le réel corrélative de la non-extraction de l’objet a. Autrement dit, tout au long de son parcours concernant la mélancolie, Lacan part de la chute des identifications imaginaires, pour mettre enfin l’accent sur l’identification à l’objet réel, « hors de toute ponctuation phallique » [35]. Il retrouve les traces freudiennes et précise la nature de l’identification mélancolique à l’objet.
Si l’on suit la description donnée par H. Tellenbach du Typus melancholicus, tout concourt en effet à spécifier la mélancolie à partir d’un défaut de la tenue phallique et de ses conséquences. En dehors des manifestations de la mélancolie sous sa forme déclenchée [36], il est possible de saisir le paramètre fondamental de la position mélancolique, incluant les formes non déclenchées, à partir d’un défaut de la tenue phallique et d’une défaillance de la marque du trait unaire sur l’objet – conséquence de la forclusion du Nom-du-Père et qui révèle l’identification du sujet à l’objet a. C’est en ce sens que l’on peut évoquer le fond mélancolique de toute psychose. L’identification à l’objet est l’une des conséquences de la forclusion et se laisse discerner sous bien des formes dans la plupart des psychoses, y compris la paranoïa et la schizophrénie, où elle devient manifeste quand les défenses chutent. Elle est le centre diagnostique de la mélancolie. C’est ainsi que l’on peut comprendre que les éléments diagnostiques de la mélancolie sont des repères majeurs pour discerner la psychose ordinaire, en dehors des manifestations secondaires de sa forme déclenchée.
De la mélancolie à la psychose ordinaire
Bien des cas de psychose ordinaire se présentent en faisant porter l’accent sur la question de l’être plutôt que sur celle du désir, dans une constellation de petits signes discrets qui attestent de la carence de la fonction phallique, sans phénomènes élémentaires manifestes. Le repérage de la position d’objet du sujet est en ce cas précieux – mais parfois difficile, tant elle reste masquée par des identifications imaginaires – ; elle ne peut se saisir qu’à condition de rester attentif à la nature de la plainte du sujet, mais aussi aux autres éléments évocateurs de la psychose. L’un de ceux-ci, dans la mélancolie, me semble être le rapport au sens, comme le relève Freud qui soulève le caractère énigmatique de l’inhibition mélancolique, ou H. Tellenbach, qui évoque le sentiment de perte du sens de l’existence. Une certaine perplexité prévaut soudain, un rapport particulier du sujet au sens, un caractère d’énigme de la vie, une difficulté à faire sienne son histoire dont il parle avec un détachement teinté d’inaffectivité, un engluement dans une difficulté présente hors de toute saisie dans une causalité. Mme A. se plaignait ainsi du surgissement d’angoisses qu’elle ne pouvait relier à rien. Une bonne partie du travail avec elle consista à rechercher le détail qui avait fait surgir l’angoisse et à mettre du sens sur ce qui lui arrivait. Mais il était notable que si cette appropriation de l’expérience dans le sens avait un effet d’apaisement, elle était à chaque fois à recommencer, ne suffisant pas à permettre au sujet de s’en saisir, lorsque survenait une condition similaire à celle qui avait précédemment provoqué l’angoisse (elle avait pourtant fait de très longues études, si bien que cette difficulté ne pouvait être mise au compte d’un manque de moyens intellectuels). Il fallait la rencontre et mes questions pour que le circuit du sens reprenne, jusqu’à ce que les conditions qui suscitaient les états propres à l’émergence des crises aient pu être écartées. Par ailleurs, la présence de la culpabilité, conduisant à l’interrogation de l’implication que le sujet peut prendre dans ce qui lui arrive, est fréquente dans les tableaux de psychose ordinaire, prêtant souvent à confusion diagnostique. À cet égard, il me semble important de ne pas confondre la manifestation d’une division subjective (qui signe l’émergence de l’inconscient), avec une tendance discrète à l’autoreproche, indice de l’identification mélancolique à l’objet. J.-A. Miller situe trois registres dans lesquels repérer les indices de psychose ordinaire : une externalité sociale, une externalité corporelle et une externalité subjective. Concernant l’externalité sociale, il indique : « le plus clair des indices se trouve dans la relation négative que le sujet a à son identification sociale. Quand vous devez admettre que le sujet est incapable de conquérir sa place au soleil, d’assumer sa fonction sociale » [37], mais il ajoute : « vous devez aussi être sur le qui-vive face aux identifications sociales positives dans la psychose ordinaire. Disons, quand ces sujets investissent trop dans leur boulot, leur position sociale, quand ils ont une identification bien trop intense à leur position sociale » [38]. Il rejoint là la problématique de la suridentification à un rôle social relevé par Kraus et Tellenbach. Il relève par ailleurs l’externalité du sujet psychotique avec son corps, soit le défaut de tenue phallique que Lacan notait chez Joyce, et dont J.-A. Miller souligne qu’il peut s’avérer parfois artificiellement compensé (piercing, tatouage, mode, etc.). Enfin, il insiste sur l’expérience du vide, de la vacuité que l’on rencontre souvent dans la psychose ordinaire, soulignant que cette expérience diffère du vide rencontré dans la névrose par sa nature non dialectique et sa fixité. Il insiste sur l’identification avec l’objet a comme déchet. Il situe comme corrélat de l’externalité subjective le rapport au langage, indiquant notamment que le sujet peut se défendre d’une identification au déchet par un maniérisme de la langue. Il évoque enfin un rapport spécifique aux idées, qu’il ne développe pas. La déclinaison de ces trois externalités retrouve encore les points saillants de la mélancolie : défaut de tenue phallique, chute des identifications imaginaires, identification à l’objet a, entraînant des effets au niveau du sens et du langage, souvent masqués dans la psychose ordinaire par des artifices. Alexandre Stevens précise que le réglage sur l’identification imaginaire est une caractéristique possible de la psychose ordinaire [39], souvent rencontrée. J’ai pu constater que les éléments diagnostiques de la mélancolie furent une aide particulièrement précieuse dans le cas de sujets pour lesquels l’investissement dans de longues études avait permis un étayage, sans qu’aucun trouble précis ne se manifeste (si ce n’étaient des épisodes dépressifs antérieurs). Ceux-ci venaient à la faveur d’une maternité, du début de leur vie professionnelle, de l’affirmation d’un choix professionnel, ou encore d’une confrontation à la vie amoureuse retardée par les études : des éléments impliquant une mise en jeu du désir ou une prise de responsabilité. Si bien des névrosés peuvent entamer une cure dans des conditions similaires, il est important de garder à l’esprit comment la suridentification à une norme peut aussi venir compenser une défaillance de l’identification primordiale et de la tenue phallique qui devient apparente quand le sujet se trouve au pied du mur d’une décision importante. Il convient également de saisir comment l’engagement dans un apprentissage peut masquer la carence de la signification phallique et, enfin, de ne pas risquer de confondre avec la division du sujet une certaine facilité à se remettre en question, relevant de discrets autoreproches. Le transfert en ce cas ne s’engage pas tant sur une supposition de savoir sur l’inconscient que sur une demande de soutien, qui tend à le décoller de son identification à l’objet et à s’opposer au laisser tomber, visant une régulation de la jouissance. La mise en fonction du sens, la construction ou un certain usage du langage, peuvent également contribuer à restaurer l’imaginaire défaillant. Si la psychose ordinaire présente un empan plus large que celui de la mélancolie [40], la forme princeps de celle-ci constitue néanmoins une boussole diagnostique précieuse de la psychose ordinaire, révélant des points de fragilité majeurs de la structure, ainsi que les modalités de leur compensation.
Notes
[1] La psychose ordinaire. La convention d’Antibes, Paris, Seuil / Agalma, coll. Le Paon, (dir.) Miller J.-A., 1998.
[2] Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto, n° 94-95, janvier 2009, p. 41 & 44.
[3] La psychose ordinaire, op. cit., p. 275 & 276.
[36] Freud en souligne la diversité : « la mélancolie dont le concept est défini, même dans la psychiatrie descriptive, de façon variable, se présente sous des formes cliniques diverses dont il n’est pas certain qu’on puisse les rassembler en une unité », « Deuil et mélancolie », op. cit., p. 147.
[37] Miller, « Effet retour sur la psychose ordinaire », Retour sur la psychose ordinaire, op. cit., p. 45.
[39] Stevens A., « Mono-symptômes et traits de psychose ordinaire », Retour sur la psychose ordinaire, op. cit., p. 62.
[40] Jean-Claude Maleval en donne une description précise à partir des troubles de l’imaginaire, du symbolique et du réel, cf. « Éléments pour une appréhension clinique de la psychose ordinaire », texte inédit téléchargeable en ligne à l’adresse suivante : http://w3.erc.univ-tlse2.fr/seminaires.html
j’ai deux chiens identiques, je les reçois. deux jeunes chiens noirs et maigres, au poil ras. ils courent dans tous les sens.
j’ai un grand chien, plutôt grand et blanc, au poil long. je le promène, je fais des activités avec lui.
à un moment, des laisses sont mises.
je me souviens avec effroi des jeunes chiens noirs, oubliés, disparus. ils doivent être attachés quelque part. je les retrouve, debout, immobiles, côte à côte dans un carton que j’ouvre, ils sont liés, j’ôte leur laisse, leurs liens, qui sont des sortes de bandages sur les yeux, fermés, que je détache. ils gardent les yeux fermés, collés. c’est affreux en fait, ils sont dans un sale état. je suis très triste.
le gros chien blanc est toujours là. ils sont trois chiens. je crois que j’ai le sentiment que je ne dois plus l’oublier.
il y avait eu la veille l’idée, la pensée aux chiens et aux chats, à ce qui les sépare. mais je ne sais plus quoi. j’avais pensé à cette sorte de malchance des chiens, leur ultra-dépendance aux humains.
il y a le lendemain, vendredi, aujourd’hui, au réveil, cette idée :
être partie de a – a’, l’identification imaginaire au double, au petit autre
avoir rencontré le chien blanc, le grand chien blanc. celui aussi du semblant. je pense à lacan.
et puis… me souvenir qu’ils sont là, qu’ils sont là aussi.
a-a’
Hier lecture article sur La mélancolie d’Althusser, article de J-C Encalado. j’y lis des choses très très simples, très clairement articulées sur cette identification imaginaire, ce lien a-a’, qui me frappent, et qui entraînent cette interprétation du rêve. Bien sûr, je fais cette lecture après le rêve. Avant, le rêve, il y a ce qui m’avait frappée dans la lecture sur l’immixtion des sujets dans la psychose, de L. Fainsilber, que j’ai republié ici.
Jean-Claude Encalado écrit cette relation imaginaire d’Althusser à son grand-père, à son ami Paul, à d’autres encore, des professeurs, et finalement aussi à Hélène Rytmann, relation imaginaire qui va pouvoir venir suppléer au défaut phallique : avec le grand père : « Et pendant toutes ces activités qu’il accomplit avec son grand père, il se sent là dans un corps d’homme. » avec l’ami Paul : « Il trouve en Paul un appui imaginaire : « Il a ce que je n’ai pas : le courage. » Il est costaud, il est courageux, et dans leur détresse, dans leur solitude, ils vont trouver refuge dans leur association. » avec Monsieur Richard : « professeur de français, un pur esprit, un être détaché de la chair. « Je m’identifiai complètement à lui (tout y prêtait), j’imitai aussitôt son écriture, […] adoptai ses goûts, ses jugements, imitai même sa voix et ses inflexions tendres. […] Manière de régler mon rapport à un père absent en me donnant un père imaginaire. » Comme il le dit clairement, à la forclusion paternelle, répond une figure imaginaire : un professeur de lettres. » Ce qui se passera avec Hélène Rytman est plus subtil. Elle deviendra sa femme. Il ira d’abord vers elle tout à l’élan de la sauver – elle est dans un état lamentable -, puis il passera par un moment d’angoisse extrême provoqué par leur premier rapport sexuel qui le conduit en hôpital psychiatrique à Sainte Anne, où il est enfermé pour démence précoce et dont il n’est pas sûr de pouvoir jamais sortir. C’est Hélène qui le sauvera, qui l’en sortira, parvenant à introduire un autre médecin à l’hôpital qui infirme le diagnostic, parle de mélancolie grave, et il… s’en sort, non sans passer par un traitement aux électrochocs. L’hospitalisation a duré plusieurs mois. Au sortir de là, il va vers la femme qui l’a sauvée, la femme au courage et à l’intelligence d’exception, qui dit-il, fait de lui un homme. Il peut la sauver (comme il faut qu’il sauve sa mère), mais elle aussi, le sauve. Quelques années plus tard, il la tuera… dans un moment d’égarement.
Je ne suis pas sûre que cela éclaire vraiment ce qu’il en est dans ce rêve, en tout cas un petit peu ce qu’il peut en être dans la relation imaginaire.
Autre chose m’avait frappée : ils sont l’une et l’autre atteints de maniaco-dépression, et c’est comme s’il s’agissait d’une tout autre maladie. Ce qu’il décrit des terribles difficultés d’Hélène est certainement plus proche de ce que je connais que de ces épisodes hypomaniaques à lui.
…la terreur fantasmatique d’Hélène de n’être qu’une mauvaise mère, une mère affreuse, une mégère à faire du mal et mal, et avant tout à qui l’aimait ou voulait l’aimer.
le chien blanc
Pour ce qui est du chien blanc, ce chien unique, qui a toutes les qualités inverses de celles des deux chiens : il est Un, il est blanc, il est grand, il a le poil long (un peu chien de berger, quand les deux autres sont de très jolis petits bâtards noirs)…. Pourquoi me fait-il penser à Lacan ? Je parlais hier de ce que ça avait été pour moi, d’avoir pu croire en Lacan. Pendant des années, je me suis suis bâtie sur sa lecture, je me suis formée à son enseignement, il m’a apporté des choses que je n’ai trouvées nulle part ailleurs. Il est véritablement le seul qui ait donné du sens à ce qui jusque là n’en avait aucun, et qui m’ait filé l’envie de savoir, de découvrir. Le goût de Lacan pour le réel, les instruments qu’il offre pour l’aborder… c’est un virus dont on ne veut pas être guéri… Tout dans l’enseignement de Lacan est ouvert sur le plus mystérieux, le plus étrange, le plus extime… Si j’ai appris à m’aimer, si je ne suis pas confondue de haine pour moi-même comme ce que je lisais hier sous la plume d’Althusser parlant de sa femme, c’est par lui, c’est grâce à lui… Même m’étant durant toutes ces années, plus de 20, trompée quant à mon diagnostic: ce qui ne trompe pas c’est la jouissance. La jouissance dans son acception lacanienne.
Cet amour Un pour Lacan, sans faille, dont j’ai cru qu’il finirait par m’apporter métier et communauté, ce qui n’a nullement été le cas, cet amour a fait de moi une névrosée modèle pendant toutes ces années. Je veux dire que le discours même de Lacan, son goût du réel, c’est ce qui a suppléé au dit défaut phallique. On est tout le temps, dans la démarche analytique dans une volonté de nommer le réel. Et ce goût, et ce respect du réel, respect peut-être uniquement provoqué par la jouissance intellectuelle qu’il y a à le traquer, à le débusquer, à toujours vouloir aller vers ce qui vous dépasse, ce dont on se sent à la fois le plus séparé et le plus proche, par ce que cette démarche permet d’apercevoir des subtilités de la vie, dont in fine aucune loi déjà écrite ne répond. Il n’y a pas de relation entre l’amour où je suis de moi-même et la haine. L’amour me vient de la démarche analytique, la haine…. Aujourd’hui, je dois peut-être renoncer à trouver sa cause. Elle vient du dedans, elle m’est en fait absolument étrangère, intouchable je crois par l’analyse. Restée en tout cas longtemps intouchée, innommée, méconnue jusqu’à ce diagnostic par moi posé : mélancolie. C’est dans les textes sur la mélancolie que je l’ai reconnue.
Toute la maladie n’est pas la haine de soi. La haine de soi c’est le chien des enfers. Si je l’ai peu dite en analyse, si elle a manqué à apparaître, si elle ne s’est exprimée que dans une haine adressée à autrui (ce que j’ai tenté de cerner avec mon histoire d’immixtion des sujets), c’est que je savais ce qu’elle comporte de jouissance et que je me gardais d’en faire étalage. Cette jouissance, je ne voulais pas qu’elle soit repérée en tant que telle par un analyste. Elle s’est manifestée autrement. (C’est une chose, je me dis parfois, qu’on devrait apprendre à l’école, la part qu’on prend à son propre malheur, ça n’est plus très à la mode, et ça l’a parfois été trop, je me suis certes accusée de trop de torts, mais enfin, s’en défier davantage ne ferait de tort à personne.) Je disais donc : la haine où je suis de moi, je suis arrivée à la faire payer cher aux autres, aux autres aussi (Freud le dit très bien), et ce n’est pas ce que je voulais dire. Je voulais dire : elle n’est pas tout. Mais, je ne sais plus ce que je voulais dire.
Alors, certes, tout ça nous mène très loin du rêve aux chiens, du rêve aux 3 chiens. Dans ce rêve, ce qui compte, c’est l’oubli des petits chiens. Et l’état lamentable dans lequel je les retrouve, enfermés dans des cartons, les yeux tout collés. Ils sont un peu comme des chiens empaillés, mais toujours en vie. Ils ont cette sorte de raideur de certain jouet que j’aurais eu, de chien noir, petit chien noir à bascule : exactement, les voilà, le voilà. C’est un jouet qui ne m’a pas appartenu, mais qui se trouvait au château d’A, et qui avait bien pour moi quelque chose de dégoutant, tant il était réaliste (peut-on s’asseoir sur un chien empaillé, ce qu’il n’était pas, pas vraiment).
Je ne sais ce qui dans les jours précédents m’a conduite à repenser à ce qu’a été Lacan pour moi. Quel père il a été.