faire n’importe quoi, jouir

mais que cela soit : conforme à l’impossible
~ à la croisée du désir et de la jouissance ~

Le discours capitaliste moderne n’a rien à voir avec ce que notre gauchisme sexuel d’antan appelait la morale bourgeoise. Son impératif catégorique en matière d’éthique est : Jouis!
Philippe De Georges, Ethique et pulsion

Fais n’importe quoi. Point. Sans conditions. Fais absolument n’importe quoi. [1]
Thierry de Duve, Au nom de l’art,  “Fais n’importe quoi”, p. 129

 

  • Impératif catégorique (capitaliste, selon Philippe De Georges) : Jouis !
  • Impératif catégorique (de l’art moderne, selon Thierry de Duve, et en réponse au capitalisme) : Fais n’importe quoi !

Puis, pp. 133-134 :

Il y va, disais-je il y a un instant, de l’universalité de la loi, de l’universalité de l’art, de l’universalité de l’impératif catégorique “fais n’importe quoi”.
[…]
Il est entendu également que l’impératif catégorique kantien n’énonce aucun contenu de la loi, mais qu’il prescrit la conformité de la maxime à l’universalité d’une loi en général. Comme le dit Jean-Luc Nancy : “La loi prescrit de légiférer selon la forme de la loi, c’est-à-dire selon la forme universelle. Mais – ajoute-t-il – l’universalité n’est pas donnée”1 . Si, comme je le soutiens, “fais n’importe quoi” est bien un impératif catégorique, alors il faut aller plus loin et dire que l’universel est impossible, ou que l’impossible est aujourd’hui la modalité de l’universel. La phrase “fais n’importe quoi” ne donne pas le contenu de la loi, seulement le contenu de la maxime. Et encore ce contenu est-il quelconque et ne devient-il déterminé que par l’action qui met la maxime en pratique. Cela ne prescrit qu’une forme conforme à l’universel dans les conditions radicales et finales de la finitude. Et cela signifie : conforme à l’impossible.

~
Des années que je me  coltine ce « n’importe quoi » de Thierry de Duve, et que je ne m’en dépatouille pas.

« Fais n’importe quoi », impératif catégorique, absolument sans condition, conforme à l’impossible. 

J’ai naturellement pensé le « n’importe quoi » en le rapportant à la pulsion. La pulsion freudienne, la pulsion lacanienne, celle sans queue ni tête, qui se saisit de n’importe quel objet. La pulsion à laquelle Lacan rapporte l’éthique de la psychanalyse. Une éthique conforme à l’impossible, au réel.

Longtemps, dans le désir de sauver le désir, je n’ai pu m’empêcher de chercher à formuler une condition à ce « fais n’importe quoi »,  lui adjoignant : « non pas sans connaissance de cause » (cela s’est imposé à moi, j’ai cru que cela se trouvait dans le texte de Duve, j’aurais aimé que la cause fut sue et une et pleine et entière, que le désir s’en sorte plus ou moins indemne).

C’était néanmoins ignorer la condition d’inconditionnalité de l’impératif que souligne Thierry de Duve.

« Il ne l’est pas, inconditionné, mais il faut qu’il le soit ».

Il faut qu’il le soit. Là, se situerait l’éthique de la pulsion. Cela reviendrait-il à dire que la condition de cet impératif catégorique, de cet impératif émanant du langage, de ce que nous somme des êtres de langage, comporte bien une condition, laquelle de n’appartenir pas au langage, mais d’être causée par lui, par sa rencontre d’avec le corps de l’homme, et ce qu’elle lui fît, alors, à ce corps, doit rester telle, extime au langage, seule à lui apporter l’universalité qu’il requiert, un trou. (N’y eut-il eu l’homme et n’eût-il parlé, il n’y eut eu de trou dans le langage, eût-il été partout plein.) (Il n’y a que dans l’hors-sens, l’extime-sens qu’un sens peut se fixer).

Il faut qu’il le soit. il faut qu’il soit inconditionné, le n’importe quoi que tu feras, aussi pour parer au fantasme, le fantasme qui fige le sujet. Met des voiles sur le trou de l’impossible. Le camoufle. Or le réel en jeu dans le fantasme, non pas le réel de la chose occultée, mais du scénario opposé en parade à l’impossible, ce réel n’est pas plus réductible au signifiant, au langage, que ne l’est celui qu’il tente d’occulter. Il y a toujours réponse du réel au réel. 

C’est là que le sens s’arrête. Si on l’accepte. Dans la recherche de la cause. Parce que la quête de la cause ultime est promise à l’infinitude (et à ses jouissances) et à l’inhibition. Un jour, il faut cesser de vouloir savoir. S’en tenir à l’1-su.

J’ai donc voulu croire que le privilège accordé par Lacan à la pulsion, tenait à ce que la pulsion, une fois « libérée » des entraves du fantasme, pouvait se trouver de plus nombreuses voies et plus agréablement, vivement, empruntées. Que la connaissance de cause permettait permettrait de jouir consciemment là où auparavant ça jouissait malheureusement. J’ai pensé qu’à traquer la répétition, à traquer ce qu’elle traque, à chercher son nom, à lui donner un nom, à réaliser la part de responsabilité qu’on prend à son propre malheur, on irait vers cette volonté qui se découvre au cœur même de la répétition, volonté-même que pour ma part je bénis, qu’on apprend à respecter, oui, à laquelle on est bien obligé de rendre grâce.

On ne va pas savoir. Mais on prendra quelques connaissances. On apprendra à préférer les choix de l’Un-su à ceux de l’idéal, et de loin.

Et moi donc qui ne  suis pas sans avoir de difficultés avec le désir, qui ne suis pas sans pâtir de la répétition, cette répétition n’étant forcément pas sans être marquée d’un Un qui veuille se répéter, dans mon désir d’éclaircir ce qu’il en est pour moi du désir – aussi parce que ça a été pendant bien longtemps l’impératif au cœur de l’enseignement de Lacan et par quoi  il s’était d’abord imposé à moi : pas sans connaissance de cause de ton désir – , d’éclaircir donc ce qui ferait la matière du mien, si tant est que j’en avais, je n’ai pu m’empêcher de me rappeler, je n’ai pu empêcher que me revienne constamment à l’esprit ces termes de Lacan concernant la « conditionnalité absolue du désir ». On voit alors ici, assez classiquement se confronter pulsion et désir, jouissance et désir. est-il vrai que la pulsion se saisisse de n’importe quel objet? Elle se saisit certainement de n’importe quel objet au regard de l’idéal. Elle fait foutrement fi de l’idéal. Et on finit par ne même plus ce qu’est l’idéal.  (C’est le travail de l’analyse ça aussi, « travail », finir par préférer ses petites crottes aux perles de ses vieux idéaux. Ca passe par un jouir de ça, raconter d’abord, puis jouir tout court, et enfin, dira-t-on. Ca permet d’atteindre à un certaine satisfaction. Et les statues de l’idéal en viennent à paraître moins belles.)
~

La condition absolue du désir ( tandis que l’inconditionnel de l’amour, tandis que l’inconditionnel de la pulsion)

Si l’on y croit, à cette condition absolue, si l’on y croit en tant que cause (parce qu’il y a quelque chose de ça qui passe dans les séminaires de Lacan, qui passe et dont le parfum est enivrant), alors

Et que cette condition absolue du désir se découvre disposer de cette qualité d’être impossible

Et en tant que telle pouvant très bien pu s’offrir comme condition du n’importe quoi puisque conforme à l’impossible, particularité absolue, universellement extime, dont le manque au langage, au savoir, l’in-su, su de l’Un seulement, seul est universel.

Enfin, quel est cet Un qu’il y a, cet Un de la répétition, cet Un souvenir du trauma originel, cet Un égal (en quantité) à n’importe quel autre Un, cet Un aujourd’hui de partout flatté, encouragé à être consommé, à être a-dicté (une cigarette, donne-m’en une, la dernière, pour la route! le petit pot, de yaourt, prends-en 4, un chips? vas-y, le paquet n’est pas fini), cet Un d’aujourd’hui décoloré, cet Un, qui est comme n’importe quel autre Un, se différencie pourtant du Un de l’impératif catégorique de Duve (car c’est bien ce qu’est son n’importe quoi), en ceci que si sa jouissance est universelle, elle n’est plus que ça : jouissance qui se passe totalement du langage et de la parole et dénie à l’homme sa nécessité, son symptôme : il a un corps et il parle. Et qu’à cette condition se lie un impératif, catégorique, que l’on préfère conforme à l’impossible, comme l’est celui énoncé par Duve, car l’impossible qu’il vise de la rencontre du corps et du langage de l’homme, est bien le seul qui vaille. Lui qui restitue à l’Un sa qualité de marque d’un sujet (objectivement) unique. Et celui qui passe.

Voilà,

2 février 2006 – 27 juin 2013

Notes:
  1. Et le « fais n’importe quoi » n’est jamais inconditionné mais il faut qu’il le soit. A l’universalité de l’échange, la loi de la réalité, il faut opposer, muette et incompréhensible, la loi de la nécessité qui est aussi nécessité de la loi. L’impératif « fais n’importe quoi » est un impératif catégorique. []
Notes:
  1. Jean-Luc Nancy, L’impératif catégorique, Flammarion, Paris, 1983, p. 24 []

C’est ce qu’on découvre, c’est ce qui se dénude dans l’addiction, dans le «un verre de plus» …

L’addiction, c’est la racine du symptôme, qui est fait de la réitération inextinguible du même Un. C’est le même, c’est-à-dire précisément ça ne s’additionne pas. On n’a jamais le « j’ai bu trois verres donc c’est assez », on boit toujours le même verre une fois de plus. C’est ça la racine même du symptôme. C’est en ce sens que Lacan a pu dire qu’un symptôme c’est un et cætera. C’est-à-dire le retour du même événement. On peut faire beaucoup de choses avec la réitération du même. Précisément on peut dire que le symptôme est en ce sens comme un objet fractal, parce que l’objet fractal montre que la réitération du même par les applications successives vous donne les formes les plus extravagantes et même on a pu dire les plus complexes que le discours mathématique peut offrir.

car c’est une chose qu’on a tendance à oublier ces temps-ci,

lacan n’a pas dit : « y a l’un »,  il a dit : « y a DE l’un », le donnant cet un d’ores et déjà séparé de lui-même, insaisissable – réel. de l’un : y EN a. y en a éventuellement beaucoup. et c’est bien tout ce qu’on en a, de lui, de l’un; de l’un originaire n’avons qu’une part, cette part seulement se donnant pour preuve de l’existence de l’un (hors part). ceci bien sûr parce que même disant seulement  « il y a », on est déjà dans le symbolique.

(c’est peut-être la même chose pour le nom propre, qui résiste à se donner comme l’un, à me donner comme l’une)

aléas et nécessités de la jouissance // jouissance, trop, peu, demi, double, Un, un par un, infinitisation, tortue

en faire peu, pour moi, en passe par en faire trop.
(le peu que je dois et le trop que je ne dois pas.)
(c’est une question de jouissance, et donc à respecter. une fois qu’on le sait, on en profite. )

//

pour y revenir : espace de la jouissance féminine et égrenage du un ( infinitude, achille et la tortue)

L’espace de la jouissance féminine dans Encore (Jacques Lacan). L’avancée, la progression de demi en demi, l ‘ infinitisation creusée dans l’ espace, l’ouvert (limité ? borné? Relire) entre deux entiers ( ?)/nombres naturels (?) , l’impossible passage alors à la limite, le saut exigé. La jouissance (phallique) de ce saut, du passage à la limite (et l’angoisse liée à ce saut) opposée à la jouissance non-teintée, elle, d’angoisse tant que ce saut n’est pas fait, et que l’on reste à l’intérieur de l’ouverture, dans l’espace du un par un, du demi en demi, dans cet infini.

[Ici recopier passage de Encore.]

Passage à la limite, saut : jouissance masculine, phallique–> angoisse (pour moi), impossible (pour moi)- métaphore (création d’un sens nouveau)

A l’intérieur de l’ouvert, simple répétition du Un (demi), « trop » – puisque destiné à n’aboutir jamais, ou sur/dans un terme suffisamment long que pour ne pas le sentir passer–> pas d’angoisse- métonymie (glissement) //
Affinités avec psychanalyse et jouissance dans monde contemporain

Dans le monde ancien et tout contracté des « localités », les choses, les discours, les œuvres avaient à croître et à devenir.

Dans le monde ancien et tout contracté des « localités »,  les choses,  les discours,  les œuvres avaient à croître et à devenir. Ils avaient à se propager de bouche en bouche ou de main en main, et ils se propageaient en étoile, au petit bonheur, se différenciant et se symbolisant toujours davantage, et formant des mondes culturels distincts les uns des autres,  avec leur légendes,  leurs mythes,  leurs rites propres.  Dans le monde contemporain de la mondialité,  rien ne se propage plus : tout est déjà immédiatement  propagé, déjà universel,  déjà connu de tous. Un récit,  soumis au régime du « mondial » ne se développe pas,  ne se transmet pas : il atteint immédiatement sa forme définitive. Aussi n’est-il jamais traité comme discours.  Il ne se donne pas comme texte à déchiffrer,  mais comme « reportage »,  bloc de réel à l’état pur. L’événement est trop vite su, figé mondialement dans son « quoi » sans devenir, pour faire germer un récit.1

Il fut un temps où  j’essayais de penser ce qui est décrit là en terme de « translation »2 . Sur les réseaux sociaux, les choses ne circulent plus que reproduites mécaniquement, à l’identique et par écrit.  Par écrit, sans qu’aucune main, aucun doigt n’en détaille plus les lettres, c’est en bloc compact qu’elles  sont sélectionnées, copiées, collées.  « Bloc de réel à l’état pur »  en effet, dont seul compte le chiffre de jouissance :  pur Un ((du Y a d’l’Un lacanien)) hors sens, ne valant que par sa frappe, like ou Retweet, racine de l’addiction. On est dans le « One to One », le « want to want » de la pulsion acéphale, littéralement sans queue ni tête. (One to one qui est  One to Self que la boîte d’écho de l’internet mue One to Many.)

Notes:
  1. Cédric Lagandré, Le monde des asphodèles,  « Le protocole du sens » ,  p.  81, 82. []
  2. Définition translation
    Action de faire passer une chose d’un lieu dans un autre.
    Déplacement d’un corps dont tous les points décrivent des trajectoires égales et parallèles entre elles. Action de transférer une propriété d’une personne à une autre. Biologie : Translation de coupure  []

de l’autoroute (Lagandré vs Lacan, du nom-du-père à l’usage)

Ils se consacrent à l’aménagement d’une existence confortable, affranchie du besoin de sens, et à laquelle suffit amplement la perspective d’une prolongation indéfinie.1

[…] s’annonce un « monde » commode à tout point de vue, ajusté sans médiation aux usages humains et réduit de force à ces seuls usages : un monde sans arrière-fond, sans possibilités secrètes, pas même orienté vers un mieux, visant sa seule perpétuation.2

[…] le monde ne fait plus question, son fait mystérieux ne les concerne plus. L’heure est à son aménagement, à sa rationalisation pour l’usage des hommes.3

Lire, se demander ce qu’il en est de cet « usage » ?

Pour s’ en expliquer, Cédric Lagandré se réfère à l’autoroute. L’autoroute, explique-t-il, est à usage unique. Elle sert à passer d’un endroit à un autre aussi vite que possible.  Point barre. Une route de campagne, elle, offre bien d’autres possibilités. Sa consommation ne s’achève pas du seul fait de son parcours, il y a du reste :

L’exemple de l’autoroute fait apercevoir la chose d’un coup d’œil : l’autoroute n’est pas une chose, mais une fonction. Elle n’existe pas indépendamment de cette fonction. Et celui qui l’emprunte ne fait nullement une expérience du monde : une fois sur l’autoroute, il est pour ainsi dire déjà arrivé. Au-delà de cette puissance qu’elle actualise toujours, être parcourue, l’autoroute ne peut plus rien. Aucune virtualité ne se cache en elle. Elle est d’ores et déjà allée au bout de ses possibilités, qui s’incarnent dans sa fonction. Une route de campagne, pour faire la comparaison, en plus d’autoriser le parcours, autorise aussi le détour et le détournement, c’est-à-dire la « défonctionnalisation » : je peux m’y arrêter, par exemple, et son parcours m’insinue dans les plis du monde qui se découvre à mesure. Je ne peux actualiser toutes ses puissances en un seul usage: si je la parcours en auto, me manque l’expérience de son parcours à pied. Je ne l’ai donc pas « consommée ». Son identité à elle-même est complexe et jamais entièrement dépliée : son être-autre hante encore toutes ses actualisations.4

Lacan, je m’en souviens, parlait lui de la grand’route du Nom-du-Père ((  Les psychoses, chap. XXIII « La grand’route et le signifiant ‘être père' », p. 326 )), de la grand’route comme métaphore de ce signifiant qui manque dans la psychose, qui polarise, accroche les significations.

Est-ce qu’il y aurait par hasard le moindre rapport dans l’utilisation de l’autoroute comme métaphore chez l’un de l’usage, chez l’autre du signifiant « être père« ? On pressent qu’une sorte d’inversion, de retournement y est à l’œuvre.

Au contraire de Lagandré, Lacan refuse de voir la grand-route réduite justement à son seul usage :  « Vous pouvez avoir le sentiment qu’il y a là une métaphore banale, que la grand-route n’est qu’un moyen d’aller d’un point à un autre. Erreur. »  Pour Lacan, elle est ouvreuse d’un champ, d’un espace :  « La grand-route, dit-il, n’est pas quelque chose qui s’étend d’un point à un autre, c’est une dimension développée dans l’espace, la présentification d’une réalité originale. »

Lagandré

Autoroute
métaphore de l’usage

Jouissance Une

Usage (jouissance) unique –> Un (jetable) –> consommation sans reste/consommation du reste

Lacan

Grand-route
métaphore du signifiant « être père« 

Nom-du-père

Signifiant du désir,
désir en son fond impossible, non-consommé,  et
qui crée le reste,
reste qui se fait alors relance du désir.

C’est devenu un lieu commun que de dire que le monde contemporain a vu la  dissolution du nom-du-père (unique), de la fonction paternelle (exception), de la démultiplication des noms-du-père (comme autant de noms-du-pire) et  que le langage ne troue plus seulement le psychotique, mais  que « tout le monde est fou« , tout le monde vit sur le bord du trou. Aussi le hasard qui a voulu que Lagandré prenne l’autoroute comme métaphore de l’usage, quand Lacan l’avait prise comme métaphore du Nom-du-Père, trouve-t-il à s’en expliquer d’une façon qui n’est pas totalement, elle, due au hasard.

Et l’on s’aperçoit qu’il s’agit avec l’usage, dans l’acception de Lagandré, de la consommation, de la jouissance d’un reste du Nom-du-Père de Lacan – ce signifiant qui rendait possible la signification – séparé de toute signification, absolument insignifiant, dont seule la marque est restée, marque qui en fait la jouissance. Qu’en dire de cette marque ? Sinon qu’elle répondrait de ce que le langage a marqué le corps, l’a marqué hors sens,  y a fait trace, empreinte vide dont on ne sait rien. L’esprit a entendu les mots,  le corps a « entendu » également, mais autrement. Il l’a marqué de cette façon dont on ne peut aujourd’hui, à la suite de Lacan et de Miller, rien dire d’autre sinon qu’elle est jouissance. Qu’elle est ce à quoi il faut retourner, retourner malgré soi et dont le  corps est le support.

Du signifiant du désir, n’est resté que la jouissance, celle-là même qui manquait au signifiant, au nom-du-père et dont le manque relançait le désir. Cette jouissance est l’usage que désigne Lagandré.

Autrefois – dira-t-on, dans le monde ancien… – l’autoroute pouvait représenter l’ouverture d’un  champ de significations possibles, virtuelles, d’un réseau dont elle est la clé, sans laquelle il se dissout, aujourd’hui que ces significations n’existent plus, l’autoroute est devenue fermeture, enfermement dans un usage autiste, délié du sens, réduit à sa seule marque. On parle de marque parce qu’il s’agit d’indice de la rencontre du corps et du signifiant. Hors sens, cette marque, est jouissance. Hors sens, cette marque est remembrance, se souvient, répète la première rencontre du réel du corps et du signifiant, de la séparation du corps réel d’avec lui-même par le signifiant, sa refente. (Dans cette refente le sujet naît qui pourrait prendre la parole quand le silence aujourd’hui lui parle mieux que jamais. Or il y a, toutes les nouvelles formes de l’écriture, port aujourd’hui pour l’angoisse, lieu d’une liberté neuve caressée par l’image. Et silencieuse encore.)

Évidemment, j’élide malheureusement une bonne part de ce que CL cerne dans ses remarques sur l’usage. Il faudra que j’y retourne. De même, il me faudrait probablement retourner à cet espace que dit Lacan, qu’ouvre l’autoroute.

[ En cours : 14 janvier 2013 – 30 mars 2013 ]

Notes:
  1.  Cédric Lagandré, La plaine des asphodèles,  p.10. []
  2. Ibid., p.11 []
  3. Ibid., p. 15. []
  4. Ibid., p. 23. []

Usages du corps, corps usagés par Damien Botté

Aujourd’hui, l’Organisation Mondiale de la Santé préconise de manière hygiéniste trente minutes de marche rapide par jour, comme si faire du sport tous les jours devenait un devoir voire un droit. L’OMS serait-elle influencée par la lecture d’un ouvrage d’anticipation de Georges Perec1 , où dans une île imaginaire dénommée W, la population vit toute unie pour le sport ? Toujours est-il que certains êtres parlants confondent désir et devoir, désir et contrainte, désir et jouissance, et font du sport pendant des heures chaque jour. Pourquoi tant de personnes, notamment depuis les années 1970 et l’apparition du signifiant jogging, courent-elles autant et longtemps, parfois tous les jours ? Les psychanalystes sont rarement de grands passionnés de sport, trop occupés à recevoir leurs patients ou à lire et écrire. Pourtant, semble-t -il, Lacan lui-même aimait partir aux sports d’hiver, bien qu’il en parlait en terme de « camp de concentration pour la vieillesse aisée »2 … Faire du sport à outrance est un mode de jouir singulier. Lors de ses Entretiens à Sainte-Anne en 1971, Lacan s’interroge : « Où est-ce que ça gite, la jouissance ? Qu’est-ce qu’il y faut ? Un corps. Pour jouir il faut un corps. »3  L’usage jouissif du corps peut entraîner certains sportifs dans une réitération à l’extrême, quitte à transformer ce corps en corps usagé, torturé par la souffrance.

Au-delà des écrits de certains sportifs de haut-niveau, le romancier Haruki Murakami4 nous a livré il y a quelques années un essai fort intéressant sur la course à pied. Il n’est qu’amateur, néanmoins très assidu,5 mais cela l’aide à écrire, dit-il, ce dont témoigne fort bien sa dernière trilogie6 . Dans son livre, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, il décrit justement « la jubilation qu’éprouve [son] corps »7 dans la souffrance issue de la course à pied, ce qui lui permet d’atteindre « le désir d’être seul» 8 , formulation de son exil dans sa jouissance autistique. Il précise ce qu’il recherche : « Je cours dans le vide. Ou peut-être devrais- je le dire autrement : je cours pour obtenir le vide»9 . Courir pour obtenir le vide et se retrouver seul, seul avec son corps qui se jouit à travers la souffrance. Le corps, entraîné par des dizaines d’heures de répétition de travail, devient alors extérieur, quasi indépendant et réagissant tel un automate : il se transforme en corps-machine. Nous pourrions référer cela à ce que Marie-Hélène Brousse caractérise comme « la rencontre avec le réel dans le traumatisme répétée de la compétition »10 .

Alors que l’ auteur décrit son expérience dans l’exercice d’un cent kilomètres en course à pied, la jouissance apparait à nouveau : « Cette fois, je voudrais jouir, jusqu’à un certain point, des derniers kilomètres »11. Il ne parle pas de libération d’enképhalines ou d’endorphines, mais plutôt de la « sensation d’être semblable à un morceau de bœuf en train de passer à vitesse réduite au hachoir à viande »12 . Ce mode de jouir si singulier permet de repérer à nouveau que la jouissance n’est pas que plaisir mais aussi déplaisir pour reprendre les principes freudiens, qu’elle est plaisir combiné à une « sorte de torture très raffinée»13 . Souffrance et déplaisir extrêmes, au point dit-il, que son « corps était comme dispersé et sentait que sous peu il serait hors d’usage »14 . Hors d’usage, confirmant l’énonciation de Lacan : « Il n’y a de jouissance que de mourir »15 , c’est-à-dire celle de retourner à l’état inanimé. Ou comme le dit l’écrivain japonais, le corps devient pendant l’effort « juste un rouage d’une machine» 16 , en se faisant « entrer de force dans un lieu inorganique, […] seul moyen de survivre»17 et d’atteindre le nirvana au sens freudien.

« La jouissance, c’est ce qui ne sert à rien »18  , nous dit Lacan, au sens où Bentham définissait ce qu’il en est de l’utilitarisme moral, qui a pour principe, comme l’eudémonisme, le plus grand bien pour le plus grand nombre dans une visée totalisante. L’utile serait donc dans l’agréable, le plaisir et l’absence de douleur. Ce mode de jouir de Murakami ne sert donc à rien, au sens de Bentham, sauf à l’aider à écrire, ce qui lui est utile, au sens lacanien, pour se nommer et exister.

Notes:
  1. Perec G., W ou le souvenir d’enfance, Paris, Gallimard, 1993. []
  2.  Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 173. []
  3.  Lacan J., « Savoir, ignorance, vérité et jouissance », Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 28. []
  4.  Murakami H., Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, Belfond, 10/18, 2009. []
  5.  Il court en compétition depuis 1982 et s’entraine 6 à 7 jours par semaine, une heure pour 10 km par jour. En 2007, Murakami avait tout de même parcouru 33 marathons, 1 cent kilomètres et 6 triathlons Distance Olympique ! []
  6.  Murakami H., 1Q84, Livres 1, 2 et 3, Paris, Belfond, 2011 – 2012. []
  7.  Murakami H., Autoportrait…, op. cit., p. 13. []
  8.  Ibid., p. 27. []
  9.  Ibid., p. 27. []
  10.  Ibid., p. 28. 10 Brousse M. – H., « Sport et psychanalyse », La Lettre Mensuelle, n° 78, Paris, avril 1989, p. 14. []
  11.  Murakamu H., Autoportrait…, op. cit., p. 91. []
  12.  Ibid., p. 137. []
  13.  Ibid., p. 176. []
  14.  Ibid. []
  15.  Lacan J., « Savoir, ignorance, vérité et jouissance», op. cit., p. 36. []
  16.  Murakami H., Autoportrait…, op. cit., p. 138. []
  17. Ibid., p. 139. []
  18.  Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 10. []

Les points sur le U

Je m’étais couchée raisonnablement tôt, après une journée particulièrement banale –  j’avais dû regarder quelques épisodes de série ( la finale d’Enlightened), je n’avais pas eu envie de lire, cela je m’en souviens, et je m’apprêtais à m’endormir dans un sentiment inhabituel de satisfaction. Soudain, couchée sur le côté – c’est autre chose. Une sensation dont j’aurais probablement tout oublié si je n’avais rapidement jeté ces quelques notes le lendemain matin– des mots que la nuit-même je m’étais répétés, anxieuse de les retenir, même si je les notai ensuite un peu à contrecœur, consciente encore de tout ce qui s’y perdait  :

« Nuit
Corps sous couette, souffrance vide
corps & mots
Certain souvenir
Des mots
S’en viennent, s’en vont

— L’idée d’un livre, l’intituler « Trauma » et qu’il n’y soit jamais raconté. –

Trauma. Tréma. Umlaut.1
Trauma. Tréma. Umlaut.
Ces points sur le u que je restituai à mon nom au sortir de l’analyse.
Müller, l’ü en double i. »

Il y avait eu les Journées d’étude de l’ECF2 sur le trauma.  Je n’y étais pas allée mais j’en avais lu de nombreux textes préparatoires sur un blog publié par les directrices de ces Journées3. Je m’étais alors dit que je n’avais aucun souvenir de trauma, que je n’avais rien repéré comme tel au cours de mon analyse. Je ne manque pas bien sûr de mauvais souvenirs,  et c’est d’ailleurs l’un d’entre-eux qui m’était revenu cette nuit-là,  ses mots. Mais je ne leur ai jamais accordé de « valeur » traumatique. Ce sont de mauvais souvenirs. Point. Ils ne me semblent pas rattachés à grand chose de ce que je suis devenue — j’irais jusqu’à dire qu’ils ne me paraissent pas faire partie de mon histoire ( ou alors aux endroits qui s’arrêtent sur un gouffre, dont les chemins ne sont plus repris,  bords oubliés d’un monde sinon rond). A moins qu’ils n’appartiennent à l’histoire honteuse  ( ne pas raconter non pas à cause de l’indicible mais à cause de la honte). J’ai cherché à les oublier, cela oui, et ce n’est pas eux que j’ai oubliés, mais la souffrance qui se liait à eux. Ils sont vidés. Autant que l’était mon corps cette nuit-là. Lourd, recourbé en virgule sur rien, seul. Absolument, fondamentalement. Devenu seul et les mots, vides, sont juste là – satellites, mouches.  le corps est la souffrance et la souffrance est vide. C’est une impression unique qui vient ( subrepticement) en suite de ce travail de l’École de la Cause freudienne sur le traumatisme. En réponse inattendue.

Il n’y a pas, il n’existe pas, me dis-je, d’interprétation de ces mauvais souvenirs, de possibilité d’interprétation.  Je ne sais pas ce qu’ils m’ont fait. De son côté, mon corps, lui, a-t-il pu « arrêter une interprétation » ? Qu’il ait noué des liens spéciaux à certains mots de ces souvenirs, certains signifiants, sans m’inclure dans la partie, est possible. C’est bien ce que donne à penser ma transcription de cette nuit-là. La juxtaposition des mots et le corps, le vide de leur relation, la souffrance de ce lien en souffrance. Les mots étant la souffrance même, du corps seul, vides de sens,  en un endroit d’étrangeté.

C’était comme ça. Comme je le dis, là.

Il y aura eu une façon d’interprétation de mon corps, de la part de mon corps, de mon corps en cet endroit inédit de solitude ; mais rien qui aie pu, aurait dû être interprété par moi et rejoué dans un scénario fantasmatique quelconque, destiné à être répété. Plutôt s’agirait-il d’une inscription.

ü

De pür douleur, dont l’un des noms s’est donné, aperçu alors, dans l’Umlaut de mon nom, le tréma, les points sur le « u »…

Oui, c’est drôle, tout d’un coup j’ai vu ça, que dans tréma, il y avait trauma.

Au départ, il y avait un tréma sur le u de mon nom et sur celui des autres membres de ma famille. Or ce tréma, au gré des passages par les guichets de l’administration belge, s’est vu disparaître. Moi-même, ni d’ailleurs mes parents, je ne l’apposais pas à mon nom, puisque ce n’était pas français. C’était un petit en-trop.  Mais quand mon analyse s’est interrompue, brusquement interrompue et que je suis venue m’installer à Paris, j’ai voulu restituer ce tréma à mon nom, et je l’ai, à partir de là, retracé sur le « u ».  J’ai fait cela sans réfléchir,  je l’ai fait et je m’y suis tenue. Me séparant d’ailleurs sur ce point et avec plaisir du reste de ma famille, qui continue d’écrire ce nom sans ses points dus.

… que « le désir de l’analyste n’est pas un désir pur » et que « c’est un désir d’obtenir la différence absolue ». Il précise alors que la différence dont il s’agit est celle qui « intervient» quand le sujet, « confronté au signifiant primordial», « vient», pour la première fois, « en position de s’y assujettir». –Pierre Naveau, Désir de l’analyste

Donc, la proximité inhabituelle où j’étais de mon corps, d’une certaine vie de mon corps, non liée à ma conscience, mais à des signifiants vides de sens, sans pathos, me permettait de relever dans  le tréma de mon nom sa résonance avec le terme trauma ; pointait ce  « u», ce  « u » aussi de l’avoir « eu »,  du corps « eu ».  J’assistais à sa solitude, elle d’ordinaire inaperçue, et percevais les mots qui la hantent. Et même si mon corps est aujourd’hui couvert de mille petits points (mini tumeurs bénignes qu’une dermatologue patiente et blonde m’enlève à l’électricité depuis peu), en devint-il, au moment de ces événements, de cet éventuel trauma, pour autant plus sexuellement malade qu’il ne l’était déjà ? N’étais-je pas sans savoir déjà ce qu’il y avait à (ne pas) savoir du sexuel ? Non, non non, non.  Dénégation, pourquoi niai-je mon ignorance d’alors ?  Mais ce que je savais surtout ne pas savoir, qui couvrait tout le reste,  c’était la possible méchanceté des hommes. Ce que je ne savais pas. C’est. Je ne savais pas qu’il pouvait m’arriver des malheurs. Je me croyais protégée. De Dieu. Je pensais que mon innocence me protégeait. Je ne perdais pas mon innocence, mais elle rencontrait dans le monde des réponses auxquelles elle ne s’attendait pas. Et ces mauvaises réponses étaient sexuelles. Et ces mauvaises réponses furent recouvertes par la méchanceté – qu’il était à ma portée, alors, de connaître déjà. Que sus-je alors de plus? Que je n’étais pas la princesse charmante – et que me restait-il alors à être?  Que le monde résiste à la sainteté. Que le monde résiste à Dieu. Qu’un corps n’appelle pas que l’amour.  Cependant, je restai püre. Alors que le sexe se séparait de l’amour.

C’est quoi la pureté?

Dieu, le sexe, l’amour, Un.

Conviendrait-il aujourd’hui que je ramène à ces souvenirs leurs tristes affects? Même tristes, malencontreuses, horribles éventuellement, ces histoires racontées, le pathos qu’elles appellent, dont elles relèvent en surface, n’est pas ce qui compte.  C’est pourquoi je ne les ai jamais considérées comme des traumas, et que j’ai accepté que mon analyste ne les traitât pas comme tel.

 

*
*    *

 

Notes:
  1. Umlaut (Wikipedia) : En phonétique, le processus d’ Umlaut (de l’allemand um-, « autour, transformation » + Laut, «son »), ou métaphonie (terme grec de même sens ; ne pas confondre avec le paronyme métatonie) ou encore inflexion, désigne le changement de timbre d’une voyelle à la suite de l’amuïssement d’une autre voyelle dans une syllabe suivante. La voyelle altérée garde pour ainsi dire une trace de la voyelle disparue en récupérant une de ses caractéristiques. C’est un type complexe de dilation. []
  2. l’École de la Cause freudienne []
  3. Mmes Marie-Hélène Brousse et Christiane Alberti, toutes deux psychanalystes et membres de l’ECF []

la chute dans la vie

la chute de l’homme dans la banalité, sa « seconde chute » selon Heidegger, est une chute dans la vie (assomption meurtrière où nous sommes à la fois « les auteurs et les victimes »).

« Nous sommes devenus des êtres individués, c’est-à-dire non divisibles en eux-mêmes et virtuellement indifférenciés. Cette individuation dont nous sommes si fiers n’a donc rien d’une liberté personnelle, c’est au contraire le signe d’une promiscuité générale. »

« Tous télé-guidés » par Jean Baudrillard

 

 

 

(l’image, sa fiction POUR échapper au réel, où nous sommes tombés)

« Plus on avance dans l’orgie de l’image et du regard, moins on peut y croire. »

« Tous télé-guidés » par Jean Baudrillard

Catherine, spectatrice, se déplaçait «déjà dans le récit de la scène […]. Il arrive que le regard se fixe sur le visible pour permettre à la conscience de se dérober; on ne peut être présent à l’intérieur d’une image»

« De l’utilité des fictions »  par Jeanne Joucla citant ici Catherine Millet dans Une enfance rêvée.

le vide au corps

Enthousiasmant article de François Regnault, découvert sur Lacan Quotidien et repris ici, à propos du livre d’Eric Laurent, Sur L’Envers de la biopolitique – Une écriture de la jouissance. La bonne nouvelle en est délicieuse et j’en ai commandé le livre avant même que d’avoir terminé la lecture de l’article.

Il est rare que j’arrive à réagir à ce que je lis et qui me bouleverse. Cette fois,  je me risquerai cependant, en m’en tenant à cette seule phrase : « Corps vide au regard de la jouissance, car en tant qu’Un, il ne contient rien, c’est un sac, dont les organes sont réservés, si vous voulez, à la médecine. »

Si je puis me permettre, donc, et au risque de me montrer ridicule, il n’en va pas partout ainsi. Pour l’expérience que j’en ai, via ma pratique du taï chi  et le peu de recherche que j’ai fait, le corps, en Chine, s’il relève également du domaine de la médecine, de la médecine chinoise, inséparable de sa pensée, y est d’abord le premier lieu du souffle, du Ki.  Un lieu que tout un chacun est amené dès la naissance à investir  aussi bien imaginairement, réellement que symboliquement : on y rencontrera tant des montagnes et des fleuves, que des organes réels et des circuits ancestraux d’énergie. L’intérieur du corps y est lieu premier du réel et de sa jouissance.  Laquelle est loin de s’arrêter à celle du seul sujet. Du coup, dirait-on, elle n’en plus nécessairement mauvaise, ce que d’ailleurs pressent, prédit, l’enseignement de Jacques-Alain Miller, et qui pour ma part fait la part de la bonne nouvelle. Elle est jouissance, elle apporte le bien être, elle est voie de connaissance – laquelle en passe, sans qu’aucune primauté lui soit accordée, par le signifiant.  Et je me risquerais à dire que c’est le signifiant qui est alors instrumentalisé, dont il est usé comme outil de reconnaissance, en vue d’une cartographie du corps. Mais, un signifiant dégagé de l’idéal, de l’identification et de la maîtrise, proche de la lettre dans l’instant même de son écriture, inséparable du mouvement qui la trace et du support qu’elle affecte. Il  ne s’agit que de nommer, et de reconnaître, de ressentir  ce qui dans le corps jouit de cette nomination. Nommer et renommer, inscrire et réinscrire, connaître et reconnaître, à chaque fois pour la première fois, célébrer cette alliance « toujours nouvelle et qui n’a pas changé » où un corps reçoit  la marque du signifiant et en jouit. Chinoisement écrite, la  bonne nouvelle de Regnault,  ça donnerait : d’un autre point de vue, depuis une autre dimension : trauma est délice (pour peu que le sujet lui lâche un peu la grappe, si j’ose dire). Vide, le corps, il l’est. Il y a le vide au corps. Mais la jouissance qu’on en éprouve ne l’est certes pas.  Seulement, il  manque le terme de ce qu’elle serait, puisqu’elle n’est pas dialectique. Aussi, la médecine chinoise n’appartient-elle pas aux instruments biopolitiques du pouvoir.

L’Un tout seul avec Parménide

L’Un tout seul avec Parménide

Par Dominique Rudaz

De ce qui est, de ce qu’il y a

La question de l’ontologie, de ce qui est, et de l’existence, de ce qu’il y a, est centrale dans notre expérience analytique, puisque la position que nous prenons par rapport à notre pratique varie singulièrement selon qu’on l’ordonne à ce qui est ou à ce qu’il y a[1]. Si, comme Miller nous explique, « le secret de l’ontologie »[2] est que l’être n’est que du semblant, si l’être ne tient qu’au discours, à ce qui est dit (l’être de langage), alors qu’est-ce qu’il y a, qu’est ce qui existe en deçà ?

Ce qu’il y a, ce qui existe, ce qui est du réel et non pas du semblant est noué au signifiant. C’est ce qui du signifiant s’imprime, s’inscrit, se marque sur le corps et qui « commémore une irruption de jouissance inoubliable »[3] : ce qu’il y a, c’est la rencontre matérielle d’Un signifiant et du corps ; le choc contingent et singulier, à prendre au cas par cas, du langage sur le corps[4]. Cependant, soyons attentifs au fait que ce signifiant n’est pas celui qui note la parole, le signifiant rhétorique, le signifiant qui renvoie à un autre signifiant et qui nous fait entrer dans la machinerie signifiante, avec ses effets de signifié. Ici c’est le signifiant en tant que Un, l’Un tout seul : c’est l’ « essaim »[5], le S1 sans le S2 qui répondrait et qui ferait sens, voire fonction, copule : justement, ça ne copule pas ! Nous sommes dans ce qui résonne et qui s’itère en boucle comme la pulsion, qui est « l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire »[6]. La rencontre contingente du signifiant Un et du corps, c’est « (…) l’événement originaire et en même temps permanent, c’est-à-dire qu’il se réitère sans cesse, (…) [c’est] la réitération inextinguible du même Un »[7].

Top