légende du lendemain (matin de la veille bouleversée)

Me réveillant je sus que l’air et le gaz, c’était la même chose. Que si j’avais été chambre à air j’étais aussi bien chambre à gaz. L’air, mon être peut-être, dont je n’avais jusqu’alors considéré que la neutralité, le rien, se révélait tant délétère que vital. L’air est le gaz, le risque d’explosion. Si j’en souris, j’en tremblai. Or l’air n’est rien d’autre que ce qui  bouge. Ce qui ne se sait pas assez (ni de moi).
(Lettre X du bel âne Mü)

Les mots seuls sont drôles. Et les petits chats. Les petits pois
sont rouges.

Les points sur le U

Je m’étais couchée raisonnablement tôt, après une journée particulièrement banale –  j’avais dû regarder quelques épisodes de série ( la finale d’Enlightened), je n’avais pas eu envie de lire, cela je m’en souviens, et je m’apprêtais à m’endormir dans un sentiment inhabituel de satisfaction. Soudain, couchée sur le côté – c’est autre chose. Une sensation dont j’aurais probablement tout oublié si je n’avais rapidement jeté ces quelques notes le lendemain matin– des mots que la nuit-même je m’étais répétés, anxieuse de les retenir, même si je les notai ensuite un peu à contrecœur, consciente encore de tout ce qui s’y perdait  :

« Nuit
Corps sous couette, souffrance vide
corps & mots
Certain souvenir
Des mots
S’en viennent, s’en vont

— L’idée d’un livre, l’intituler « Trauma » et qu’il n’y soit jamais raconté. –

Trauma. Tréma. Umlaut.1
Trauma. Tréma. Umlaut.
Ces points sur le u que je restituai à mon nom au sortir de l’analyse.
Müller, l’ü en double i. »

Il y avait eu les Journées d’étude de l’ECF2 sur le trauma.  Je n’y étais pas allée mais j’en avais lu de nombreux textes préparatoires sur un blog publié par les directrices de ces Journées3. Je m’étais alors dit que je n’avais aucun souvenir de trauma, que je n’avais rien repéré comme tel au cours de mon analyse. Je ne manque pas bien sûr de mauvais souvenirs,  et c’est d’ailleurs l’un d’entre-eux qui m’était revenu cette nuit-là,  ses mots. Mais je ne leur ai jamais accordé de « valeur » traumatique. Ce sont de mauvais souvenirs. Point. Ils ne me semblent pas rattachés à grand chose de ce que je suis devenue — j’irais jusqu’à dire qu’ils ne me paraissent pas faire partie de mon histoire ( ou alors aux endroits qui s’arrêtent sur un gouffre, dont les chemins ne sont plus repris,  bords oubliés d’un monde sinon rond). A moins qu’ils n’appartiennent à l’histoire honteuse  ( ne pas raconter non pas à cause de l’indicible mais à cause de la honte). J’ai cherché à les oublier, cela oui, et ce n’est pas eux que j’ai oubliés, mais la souffrance qui se liait à eux. Ils sont vidés. Autant que l’était mon corps cette nuit-là. Lourd, recourbé en virgule sur rien, seul. Absolument, fondamentalement. Devenu seul et les mots, vides, sont juste là – satellites, mouches.  le corps est la souffrance et la souffrance est vide. C’est une impression unique qui vient ( subrepticement) en suite de ce travail de l’École de la Cause freudienne sur le traumatisme. En réponse inattendue.

Il n’y a pas, il n’existe pas, me dis-je, d’interprétation de ces mauvais souvenirs, de possibilité d’interprétation.  Je ne sais pas ce qu’ils m’ont fait. De son côté, mon corps, lui, a-t-il pu « arrêter une interprétation » ? Qu’il ait noué des liens spéciaux à certains mots de ces souvenirs, certains signifiants, sans m’inclure dans la partie, est possible. C’est bien ce que donne à penser ma transcription de cette nuit-là. La juxtaposition des mots et le corps, le vide de leur relation, la souffrance de ce lien en souffrance. Les mots étant la souffrance même, du corps seul, vides de sens,  en un endroit d’étrangeté.

C’était comme ça. Comme je le dis, là.

Il y aura eu une façon d’interprétation de mon corps, de la part de mon corps, de mon corps en cet endroit inédit de solitude ; mais rien qui aie pu, aurait dû être interprété par moi et rejoué dans un scénario fantasmatique quelconque, destiné à être répété. Plutôt s’agirait-il d’une inscription.

ü

De pür douleur, dont l’un des noms s’est donné, aperçu alors, dans l’Umlaut de mon nom, le tréma, les points sur le « u »…

Oui, c’est drôle, tout d’un coup j’ai vu ça, que dans tréma, il y avait trauma.

Au départ, il y avait un tréma sur le u de mon nom et sur celui des autres membres de ma famille. Or ce tréma, au gré des passages par les guichets de l’administration belge, s’est vu disparaître. Moi-même, ni d’ailleurs mes parents, je ne l’apposais pas à mon nom, puisque ce n’était pas français. C’était un petit en-trop.  Mais quand mon analyse s’est interrompue, brusquement interrompue et que je suis venue m’installer à Paris, j’ai voulu restituer ce tréma à mon nom, et je l’ai, à partir de là, retracé sur le « u ».  J’ai fait cela sans réfléchir,  je l’ai fait et je m’y suis tenue. Me séparant d’ailleurs sur ce point et avec plaisir du reste de ma famille, qui continue d’écrire ce nom sans ses points dus.

… que « le désir de l’analyste n’est pas un désir pur » et que « c’est un désir d’obtenir la différence absolue ». Il précise alors que la différence dont il s’agit est celle qui « intervient» quand le sujet, « confronté au signifiant primordial», « vient», pour la première fois, « en position de s’y assujettir». –Pierre Naveau, Désir de l’analyste

Donc, la proximité inhabituelle où j’étais de mon corps, d’une certaine vie de mon corps, non liée à ma conscience, mais à des signifiants vides de sens, sans pathos, me permettait de relever dans  le tréma de mon nom sa résonance avec le terme trauma ; pointait ce  « u», ce  « u » aussi de l’avoir « eu »,  du corps « eu ».  J’assistais à sa solitude, elle d’ordinaire inaperçue, et percevais les mots qui la hantent. Et même si mon corps est aujourd’hui couvert de mille petits points (mini tumeurs bénignes qu’une dermatologue patiente et blonde m’enlève à l’électricité depuis peu), en devint-il, au moment de ces événements, de cet éventuel trauma, pour autant plus sexuellement malade qu’il ne l’était déjà ? N’étais-je pas sans savoir déjà ce qu’il y avait à (ne pas) savoir du sexuel ? Non, non non, non.  Dénégation, pourquoi niai-je mon ignorance d’alors ?  Mais ce que je savais surtout ne pas savoir, qui couvrait tout le reste,  c’était la possible méchanceté des hommes. Ce que je ne savais pas. C’est. Je ne savais pas qu’il pouvait m’arriver des malheurs. Je me croyais protégée. De Dieu. Je pensais que mon innocence me protégeait. Je ne perdais pas mon innocence, mais elle rencontrait dans le monde des réponses auxquelles elle ne s’attendait pas. Et ces mauvaises réponses étaient sexuelles. Et ces mauvaises réponses furent recouvertes par la méchanceté – qu’il était à ma portée, alors, de connaître déjà. Que sus-je alors de plus? Que je n’étais pas la princesse charmante – et que me restait-il alors à être?  Que le monde résiste à la sainteté. Que le monde résiste à Dieu. Qu’un corps n’appelle pas que l’amour.  Cependant, je restai püre. Alors que le sexe se séparait de l’amour.

C’est quoi la pureté?

Dieu, le sexe, l’amour, Un.

Conviendrait-il aujourd’hui que je ramène à ces souvenirs leurs tristes affects? Même tristes, malencontreuses, horribles éventuellement, ces histoires racontées, le pathos qu’elles appellent, dont elles relèvent en surface, n’est pas ce qui compte.  C’est pourquoi je ne les ai jamais considérées comme des traumas, et que j’ai accepté que mon analyste ne les traitât pas comme tel.

 

*
*    *

 

Notes:
  1. Umlaut (Wikipedia) : En phonétique, le processus d’ Umlaut (de l’allemand um-, « autour, transformation » + Laut, «son »), ou métaphonie (terme grec de même sens ; ne pas confondre avec le paronyme métatonie) ou encore inflexion, désigne le changement de timbre d’une voyelle à la suite de l’amuïssement d’une autre voyelle dans une syllabe suivante. La voyelle altérée garde pour ainsi dire une trace de la voyelle disparue en récupérant une de ses caractéristiques. C’est un type complexe de dilation. []
  2. l’École de la Cause freudienne []
  3. Mmes Marie-Hélène Brousse et Christiane Alberti, toutes deux psychanalystes et membres de l’ECF []

trauma, désir de l’analyste, après coup

… que «le désir de l’analyste n’est pas un désir pur » et que « c’est un désir d’obtenir la différence absolue ». Il précise alors que la différence dont il s’agit est celle qui «intervient » quand le sujet, « confronté au signifiant primordial », « vient », pour la première fois, « en position de s’y assujettir ». Une telle différence s’avère, dès lors, être « lisible » sous la forme d’un intervalle – que ce soit celui de la division du sujet ou celui de la sexualité.

Pierre Naveau, Désir de l’analyste

Le concept freudien, sur lequel Lacan se fonde pour proposer ici la notion de cause est celui de Nachträglichkeit, l’effet de rétroaction, où un élément hétérogène, que Freud définit comme traumatique, devient actif seulement quand, dans un second temps, il prend sens pour le sujet.

Inversement, si nous nous demandons se situe l’élément hétérogène ou traumatique qui s’active dans l’après-coup avec le mécanisme du Nachträglichkeit, la seule réponse que nous puissions donner est qu’il n’est pas localisé, qu’il n’a pas de coordonnées spatiales, c’est une rencontre sans lieu, et c’est une « mauvaise rencontre ». Cette rencontre, contingente, non seulement n’a pas de lieu de rendez-vous, mais simplement ne peut être référée à aucune coordonnée spatiale, c’est un battement, un effilochage de l’existence où le temps s’est arrêté.

« La cause réelle est la cause non nécessaire » par Marco Focchi

Tracey Emin – Why I Never Became a Dancer – 1995

Tracey Emin: Why I Never Became a Dancer, 1995 from MOCA North Miami on Vimeo.

Tracey Emin, découverte à Miami, ce musée d’art contemporain qui ne montre qu’une seule exposition, d’un seul artiste, et encore, petite exposition, d’une grande découverte, artiste, Tracey Emin. My story looks so much like hers. So I thank you, Tracey Emin.

Mon identité tient mal
— "Qu'y a-t-il dans un nom ?"

Mon identité tient mal. Ou tiendrait mal. Parce qu’il y a un moment où quand l’identité tient mal, le sens ne tient plus très bien la route. À moins que ce ne soit le contraire. Parce que le sens ne tient pas, l’identité ne tient pas. Mais je ne pense pas. C’est depuis ce problème de départ avec ce que serait mon identité que le sens s’est pour moi souvent teinté de doutes, voire s’est annulé, annihilé.

Je précise que c’est là où l’identité tient à un nom, à un prénom accolé à un nom de famille, un patronyme, que cela me pose problème. Je n’arrive pas à relier ma personne, qui existe bien pour moi, à mon nom. Quelque chose en moi s’y refuse. Ce nom, dont il est cependant usé dans les administrations, les hôpitaux, les invitations, par les amis, par des vendeurs, pour des colis ou des factures, est pour moi comme une enveloppe vide, morte. Dans les lettres cependant, dans la correspondance, cette enveloppe trouve tout son sens. S’anime, vibre, vit. Et me remplit et se remplit.

De même à chaque fois que je suis nommée, quand il ne s’agit pas de l’appel dans une cour d’école, par exemple, c’est comme si je recevais une nouvelle fois mon nom, un nom. C’est un baptême à chaque fois. Un tressaillement. Alors, l’enveloppe rejoint sa lettre, le contenant son contenu…

Attacher mon nom à ma personne me pose un problème. Sans que je sache vraiment lequel. Sans que je le comprenne. Une étrangeté.

Une vie vouée à l’anonymat.

Il est possible qu’un jour je trouve une explication à cet état de fait, peut-être plus commun que je ne le crois. Dont on imagine mal ce qu’il peut entraîner comme handicap dans l’accomplissement de sa vie.

Il aurait fallu que je me fasse un nom, que je me fasse ce nom. J’ai été tentée souvent d’en prendre un autre, un pseudo, un nom d’artiste. Mais curieusement alors mon identité me paraissait tronquée. Divisée. Et c’était comme devoir assumer deux vies différentes. Dont l’une n’est pas la mienne.

Exactement comme si le manque d’adhérence à mon nom m’identifiait plus authentiquement qu’aucun nom. Mon manque à mon nom. Était ce qui réclamait reconnaissance.

En même temps, je me connais en tant que Véronique Müller. Intimement. Je me reconnais. Et peut-être que les années d’analyse ont-elles servi à cela, dans le secret du cabinet, nourrir l’identité, le nom – le symptôme. Et qu’il faudrait que j’examine à quel endroit, à partir de quelle zone limite, ça ne fonctionne plus, l’usage du nom. À moins que je ne le sache déjà.

Le symptôme n’est pas ce qui trouve à s’inscrire, à s’insérer le plus facilement dans le discours contemporain.

Mon nom traînerait toujours avec lui le poids de l’intime, dont il ne se départirait pas.
Contrairement donc à ce que j’affirmais d’abord.
Non pas étrange, mais trop intime.

Que je m’y sois liée par la psychanalyse et par l’intime, le réel. Le secret.

Du coup lui aussi toujours trop nu. Pour les mondanités trop légèrement vêtu.

Du coup, plutôt que dans les astres, je parlerais d’ancrage du nom dans la matière de qui s’est tramé, de ce qui a pu se tramer d’histoires autour et au départ de son réel, ce qui au fil des séances s’y est brassé et accordé de jouissance, venant s’inscrire à même le corps, faisant chair.

* « Du symptôme à son épure : le sinthome » de Jean-Guy Godin repris dans le Joyce avec Lacan de Jacques Aubert, que l’on peut lire là :

https://excerpts.numilog.com/books/9782868270498.pdf

(Où chaque exception réclame sa loi, cherche le couvert de la loi, là où le symptôme peut trouver à s’inscrire dans la loi comme exception.)

Atelier Laura Vazquez

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