Christian Oster, Le grand appartement (Quand aimer s’écrit ne pas aimer)

oster. son grand appartement. ce qui m’y plaît d’abord. la façon qu’a son personnage, gavarine, luc, de se moquer de lui-même, d’aller jusqu’au bout de l’absurde (sa serviette, qu’il perd au début du livre, dont il explique comment nulle part il n’irait sans elle, contenant seulement ses clés, pour le reste : vide). je m’interroge hier soir sur ça, comment les pratiquants de l’auto-dérision me touchent, comment ils peuvent me surprendre, et chez moi provoquer le rire. je pense à a. w., que je trouvais si drôle, qui a compté tellement pour moi, et qui ne riait que d’elle-même. je me trouve une sorte de cruauté, à aimer ça. c’est comme si, se moquant ainsi d’eux-mêmes, ils me dispensaient, et qu’à cette dispense je voulus bien me laisser prendre, ils me dispensaient d’avoir à les aimer, comme si par avance, ils prévenaient le non-amour que j’aurais pu avoir pour eux, m’en pardonnaient. comme si c’était à ça qu’ils s’adressaient, au fait que je puisse ne pas les aimer (qui est un sentiment qui m’encombre toujours plus que de raison), ce sentiment n’étant donc pas passé sous silence, autorisé à être, ce non-amour, m’en trouvant dès lors absoute, non-coupable. ce qui a toujours eu, pour résultat, de me les faire aimer énormément, ce qui a toujours provoqué ma tendresse. (et ce qui me surprend, à chaque fois, ce qui reste nouveau, provoque une sorte de sursaut, ce serait d’être moi, débusquée, dans ce non-amour. et puis aussi, cette auto-dérision, j’en suis bien incapable.)
l’acheter, ce livre, de christian oster, mon grand appartement (je l’ai emprunté à la bibliothèque).

Alain, parler sans savoir, s’autoriser à se tromper

alain gilet noir

Je pensais avoir lu dans le livre d’Alain1 quelque chose à propos du plongeon en quoi consistaient pour lui ses conférences : ne pas savoir avant de parler, ne savoir qu’au moment où il se lançait dans la parole, de préférence face à un auditoire acquis, dont il lui semblait qu’il le soutenait, qu’il relançait son travail d’élaboration, avec lequel il vivait une sorte d’osmose, d’expérience mystique. Mais  je n’ai pas retrouvé ce passage qui m’avait frappée (que je n’aurai pourtant pas inventé, que j’aurais aimé recopier ici). Reste néanmoins ce passage-ci que je trouve joli, à propos des erreurs que l’adoption d’un certain ton, dans le dialogue, permet de faire :

Tout ce monde fut parfait pour moi. Et même aux déjeuners de philosophes chez Xavier Léon, je pris une habitude de parler franc et d’établir une parfaite égalité. Cette manière permet de se tromper et d’ignorer, deux choses redoutables en cette opinion prudente et jalouse.

Édition du 15/02/2015 : Je remercie Pierre Heudier, Vice-président de l’Association des amis d’Alain et de l’Institut Alain, de m’avoir signalé mon erreur (j’avais inclus une photographie d’Émile Chartier, Chanoine canadien, et non celle d’Émile Chartier, dit Alain, le philosophe) et envoyé cette très belle photo d’Alain.
http://alinalia.free.fr/

Notes:
  1. Souvenirs sans égards : Suivi de Traité des outils et Dix leçons d’astronomie – 1 septembre 2010, Aubier []

une « pulsion de lire » s’écrirait-elle

Une pulsion de lire s’écrirait-elle, pourrait-on avoir :1 :

L’objet = le livre

Dans la pulsion, l’objet est indifférent. Il n’est là que pour permettre à la pulsion d’atteindre son but : la satisfaction.
N’importe quel livre ? N’importe quel ivre ?
Quand l’objet n’est plus indifférent, il est du fantasme, celui pris dans le fantasme.

 » L’objet de la pulsion est ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but. Il est ce qu’il y a de plus variable dans la pulsion, il ne lui est pas originairement lié : mais ce n’est qu’en raison de son aptitude particulière à rendre possible la satisfaction qu’il est adjoint. Ce n’est pas nécessairement un objet étranger, mais c’est tout aussi bien une partie du corps propre. Il peut être remplacé à volonté tout au long des destins que connaît la pulsion; c’est à ce déplacement de la pulsion que revient le rôle le plus important. Il peut arriver que le même objet serve simultanément à la satisfaction de plusieurs pulsions : c’est le cas de ce qu’Alfred Adler appelle l’entrecroisement des pulsions. »2

Et l’objet livre peut-il n’être pas originairement lié à la pulsion, peut-il être remplacé par l’objet l’ivre, remplacé par l’objet oncle, etc. Et ces objets peuvent-ils servir simultanément à la satisfaction de plusieurs pulsions…

La source = un bord, d’un organe, le bord.

De l’organe, de la source de la pulsion, on ne sait pas grand chose et ce qu’on peut en apprendre, on l’apprend du but de la pulsion :

« Par source de la pulsion, on entend le processus somatique qui est localisé dans un organe ou une partie du corps et dont l’excitation est représentée dans la vie psychique par la pulsion. […] L’étude des sources pulsionnelles déborde le champ de la psychologie; bien que le fait d’être issu de la source somatique soit l’élément absolument déterminant pour la pulsion, elle ne nous est connue dans la vie psychique, que par ses buts. »3

Néanmoins l’on sait. Que Lacan caractérise cet organe par sa structure de bord et que son terrain est celui de la zone érogène. Qu’à ces zones érogènes il ajoute l’organe de la pulsion qui si elle existait s’appellerait pulsion génitale, la ganze Sexualstrebung, c’est l’organe irréel4 : la lamelle ou hommelette, la libido. Lamelle dont les objets a ne sont que les représentants.

Aussi la pulsion trouve-t-elle sa source au lieu de la coupure que fait l’objet a, objet partiel  » qui trouve faveur du trait anatomique d’une marge ou d’un bord : lèvre, « enclos des dents », marge de l’anus, sillon pénien, vagin, fente palpébrale, voire cornet de l’oreille. »5 C’est du bord qu’elle naît, d’où part son « invagination » pour aller faire le tour de l’objet, revenir d’où elle vient et par là marquer son but.

Et si le livre est bizarrement peu somatique, c’est que peut-être, de l’organe, ou de la partie du corps, il est cela qui y fait bord, bord qui redouble le bord.

Un livre rond vint border le trou de son cul, se fermer léger sur son bord. Comme la lamelle, qui vient, bord, s’agrafer sur le bord, et le livre devient de la lamelle représentant. Et la pulsion anale, du livre rond du livre lisse du livre boule – objet petit a, vient faire le tour. Et cet objet se destine à la perte.

Mais si le livre confond ses pages avec celles des paupières, s’il se glisse, là, encore en lamelle, la pulsion de voir va chercher sa satisfaction, s’en va dériver, dans le sillage soudainement ouvert quoique aveuglé de la « pulsion de lire ». Et l’objet apparu dans l’éclair, dis-paru au dit, trouve l’écrit.

Et quand le livre vient à manquer si fort qu’il le faut dévorer, c’est tous les aliments qui se font livres et qui continuent à manquer, à manquer à la bouche qui ne les rend pas. Parce que c’est à l’Autre (qui l’avait repris) qu’il a été dérobé, en cachette. Chocolat bleu pâle.

Parce que pour, je dis pour, modifier l’état de satisfaction, c’est à ce niveau-là, que ça joue. Il faut continuer à prendre au mot la pulsion qui s’y est prise, et non plus vomir, mais rendre, le livre, objet étranger. Savoir de quel livre il s’agit, ce qu’il cache, et, non pas se faire lire comme livre, mais, avoir appris, qu’après être né de l’Autre, le sujet qui a lu le livre, devra se faire lire, et que c’est un livre, un objet qu’il aura détaché de lui – ce que la pulsion anale lui aura appris, à son corps défendant -, que ce sujet né dans l’Autre devra rendre, et que cet objet sera un autre objet. Alors l’état de satisfaction sera modifié, alors la pulsion aura marqué son but. Sera passée entre les murailles de l’impossible6, sans plus de malheur.

Car avant tous les autres livres, il y avait eu le livre si violemment tu qu’il avait fait saigné les oreilles, donné des otites, rendu muette – pour qu’il reste secret, qu’il ne soit pas livré, c’est le livre ancien; le livre du Dieu jaloux au nom imprononçable. Et il fallait le livre nouveau, mais le livre nouveau cloue. Au lit avec un bon livre. Et ce livre initial est le nom de ce qui manque au dit.

Un bord

= pourrait être le bord des doigts, de l’ongle – Pourquoi pas ? Je, me rongeais, manie, le bord des ongles, les autres parlaient, je me rongeais, silencieusement, le bord des ongles. Un homme me dit, des années plus tard : Les envies. Tu te rongeais les envies. Je réponds aujourd’hui : Non, pour me ronger les envies, il eût fallu que je sache que les envies s’appellent envies. Je dis : je me rongeais le bord de l’ongle. De l’oncle. Au bout du corps, au bord du corps, au bout du doigt, le bord des doigts, ces ongles ronds, allongés, rouges parfois, leurs bords, rongés, mangés, avalés – le bord de l’ongle existant, polis, policé, beau – lisse. Et les aspérités à éliminer.

Le but

= selon Freud :  » Le but d’une pulsion est toujours la satisfaction, qui ne peut être obtenue qu’en supprimant l’état d’excitation à la source de la pulsion. Mais, quoique ce but final reste invariable pour chaque pulsion, diverses voies peuvent mener au même but final, en sorte que différents buts, plus proches ou intermédiaires, peuvent s’offrir pour une pulsion; ces buts se combinent et s’échangent les uns avec les autres.  »7
D’où, je déduirai, que le but poursuivi par une pulsion de lire, est l’un des buts, plus proche ou intermédiaire d’une autre pulsion, but qui, lui-même, se combine et s’échange avec d’autres. J’ajouterai ici, que ma pulsion de lire est « inhibée quant au but » et qu’elle ne va pas sans une satisfaction partielle.

Pour Lacan, le but de la pulsion, c’est de marquer le coup. C’est-à-dire, d’avoir bouclé la boucle, accompli son trajet. Que la pulsion mue par sa konstante Kraft, sa force constante, ait fait retour à la source d’où elle est issue.

Le trajet

= « The aim, c’est le trajet, par où il faut passer. Le goal, c’est d’avoir marqué le coup et par là atteint votre but. »8

 » Tout ce que Freud épelle des pulsions partielles nous montre le mouvement que je vous ai tracé au tableau la dernière fois, ce mouvement circulaire de la poussée qui sort à travers le bord érogène pour y revenir comme étant sa cible, après avoir fait le tour de quelque chose que j’appelle l’objet a. Je pose que c’est par là que le sujet vient à atteindre ce qui est, à proprement parler, la dimension du grand Autre. » 9

 

Cela qu’il faut retenir. C’est que la source est un bord, un bord du corps, et que c’est d’elle que ça part pour revenir à elle et le trajet de l’aller et le trajet du retour ne sont pas équivalents. L’aller va chercher dans l’Autre, en contournant l’objet a, une réponse qu’il ramène à son point de départ.

Cela qu’il faut retenir, c’est que la source n’est pas l’objet, mais que l’objet peut aller s’ensourcer sur un bord du corps. Que cet objet-là reçoit sa consistance de l’Autre, vient en nom de l’objet initialement perdu, animé du vivant qui rend force à une pulsion en manque d’allant.

Ce qu’il faut retenir. C’est que l’objet est indifférent et qu’à cet objet, Lacan donne un nom : objet a. Ce qu’il faut retenir, c’est que la source est toujours la source, est toujours bord du corps. Ce qu’il faut retenir, c’est que nous sommes sujets du langage. Et qu’il y a eu la langue. Que c’est à l’intérieur de Lalangue que des objets perdus ont trouvé métaphores, et que c’est à partir d’eux, que des morceaux du corps sont passés aux mots, que rien, seulement rien, n’est su du corps sans la coupure qu’ils y ont faite. Et quand des mots, S1, privilégiés prennent valeur d’objets, c’est qu’ils sont de loin en loin, souvenirs du corps perdu, émietté. Et que ces souvenirs du corps vont s’accoler là où le corps est en détresse.

Mais la source reste toujours la source. Où le corps est coupé, reste. Et c’est à ses fentes, coupures, sur, à cheval, que vient se poser l’autre organe, celui de la pulsion génitale, celle qui si elle existait réaliserait la fusion des pulsions partielles. Qui si elle existait, parce qu’il n’y aura pas de pulsion totale, il n’y aura pas de pulsion du sexe, de l’union des sexes, qu’il n’y aura pas de pulsion sexuelle qui fera que l’homme et la femme s’accouplent et enfantent. Les pulsions resteront partielles et perdues à la réunion des sexes et à la reproduction sexuée. Elles ne serviront pas à rendre le rapport sexuel possible. Pourtant la pulsion génitale, la ganze Sexualstrebung, a son organe. La lamelle, cela que l’homme perd à être sexué. Le manque d’avant le manque.

Deux manques ici se recouvrent. L’un ressortit au défaut central autour de quoi tourne l’avènement du sujet à son propre être dans la relation à l’Autre – par le fait que le sujet dépend du signifiant et que le signifiant est d’abord au champ de l’Autre. Ce manque vient à reprendre l’autre manque qui est le manque réel, antérieur, à situer à l’avènement du vivant, c’est-à-dire à la reproduction sexuée. Le manque réel, c’est ce que le vivant perd, de sa part de vivant, à se reproduire par la voie sexuée. Ce manque est réel parce qu’il se rapporte à quelque chose de réel, qui est ceci que le vivant, d’être sujet au sexe, est tombé sous le coup de la mort individuelle

[ …] recherche par le sujet, non du complément sexuel, mais de la part à jamais perdue de lui-même, qui est constituée du fait qu’il n’est qu’un vivant sexué, et qu’il n’est plus immortel.

[..] pour la même raison qui fait que c’est par le leurre que le vivant sexué est induit à sa réalisation sexuelle – la pulsion, la pulsion partielle, est foncièrement pulsion de mort, et représente en elle-même la part de la mort dans le vivant sexué.10

Notes:
  1. Bruxelles, mars 2002. Extrait du chapitre 3 d’un texte intitulé Vincent []
  2. Sigmund Freud, Métapsychologie, Pulsions et destins des pulsions, p. 18. []
  3. Sigmund Freud, Métapsychologie, Pulsions et destins des pulsions, p. 19. []
  4. « L’irréel se définit de s’articuler au réel d’une façon qui nous échappe, et c’est justement ce qui nécessite que sa représentation soit mythique, comme nous le faisons. Mais d’être irréel, cela n’empêche pas un organe de s’incarner. » Jacques Lacan, Séminaire XI, p. 187. []
  5. Jacques Lacan, Ecrits, pp. 819, 820. []
  6. « [..] c’est au niveau de la pulsion que l’état de satisfaction est à rectifier. Cette satisfaction est paradoxale, quant on y regarde de près, on s’aperçoit qu’entre en jeu quelque chose de nouveau : la catégorie de l’impossible.  […] Le chemin du sujet – pour prononcer ici le terme par rapport auquel, seul, peut se situer la satisfaction – passe entre deux murailles de l’impossible. » Jacques Lacan, Séminaire XI, p. 152 []
  7. S. Freud, Métapsychologie, Pulsions et destins des pulsions, p. 18. []
  8. Jacques Lacan, Séminaire XI, p. 163. []
  9. Jacques Lacan, Séminaire XI, p.177. []
  10. Jacques Lacan, Séminaire XI, p. 186, 187. []

le symbolique est de soi impératif (Jean-Luc Nancy)

9 Ce qui spécifie l’impératif catégorique, en revanche, c’est qu’il ordonne sans conditions. Le caractère de commandement n’est pas dans la dépendance d’une fin donnée par ailleurs : il est intrin­sèque. De soi, c’est un commandement. Autrement dit, ce qui est commandé et le fait du commandement sont une même chose, ou plus exactement s’entr’appartiennent de manière nécessaire. Il n’y a pas ici le concept d’une fin, d’une part, et d’autre part une vo­lonté qui peut vouloir ou ne pas vouloir cette fin, et qui doit si elle la veut se plier à une contrainte. Il y a au contraire le concept d’une fin qui enveloppe en elle-même la volonté de cette fin et la soumis­sion de cette volonté à l’impératif de cette fin. Le caractère impé­ratif est impliqué dans le concept ou dans la catégorie de la fin.

13 Il s’en suit, par corollaire, que l’impératif hypothétique relève d’un jugement analytique – si ceci est donné, alors cela s’en déduit – tandis que l’impératif catégorique suppose un jugement synthé­tique : à la raison pure – ou à la catégorie – s’ajoute a priori la motion impérative.

14 La « catégorie », c’est ici l’ordre entier des concepts ou des caté­gories. C’est la table complète de celles-ci qui s’adjoint l’impératif de sa propre intégralité pratique. Pratiquement, et non formelle­ment, le système de cette fameuse table se prescrit lui-même comme devoir. On fera ici l’économie de l’analyse détaillée des douze catégories : il suffira de dire que leur système présente en effet la totalité des existences déterminées, dans la communauté de leurs rapports – totalité qui en tant que fin pratique serait identique à l’effectuation de la liberté.

15  L’impératif catégorique signifie que le concept d’un monde est indissociable de celui d’un impératif – un monde, cela doit être – et que le concept d’un impératif pur (non relatif à une fin donnée) est indissociable du concept d’un monde : ce qui doit être, c’est un monde, et rien d’autre qu’un monde ne doit, absolument, être mis en œuvre.

16 L’impératif catégorique de Kant inaugure ainsi de manière péremptoire et sans doute irréversible l’âge contemporain de l’éthique : il ne s’agit plus de répondre à une ordonnance donnée, ni dans le monde ni hors du monde dans la représentation d’un autre monde, mais il s’agit d’instaurer un monde là où n’est dis­ponible et discernable qu’un agrégat confus. Il faut faire en ce monde et malgré lui advenir le monde de la raison, ou bien la raison comme monde.

25… et s’il reste exclu que l’être su­prême passe de l’être au devoir-être, alors il s’en suit bien plutôt que le « suprême » n’est plus un prédicat de l’être mais que l’impé­ratif devient sa consistance propre, si l’on peut dire. Rien n’est plus haut que le commandement : non pas le « commander », mais l’« être-commandé ». Non pas le sujet-maître, mais le sujet assujetti à cette réceptivité de l’ordre.

26…

Il reçoit l’ordre – il se reçoit en tant que l’ordre – de faire un monde. Mais il ne s’agit pas (et c’est ce que doit comprendre le sujet) de venir occuper la place de l’étant démiurgique, puisque c’est précisément cette place qui vient d’être vidée. Il s’agit de se tenir en ce vide et à lui – c’est-à-dire de rejouer à nouveaux frais ce que « ex nihilo » veut dire. Que rien ouvre un monde et s’ouvre dans le monde, que le sens du monde écarte toute vérité donnée et délie toute signification liée. Que je reçoive, que nous recevions l’ordre de nous tenir dans cette ouverture. C’est impératif, en effet.

Jean-Luc Nancy, « Préface à l’édition italienne de L’Impératif catégorique », Le Portique [En ligne], 18 | 2006, mis en ligne le 15 juin 2009, Consulté le 05 novembre 2010.
URL : http://leportique.revues.org/index831.html

Fini le faire, reste le nom. Fini le tour de main, reste le Witz.

L’impossibilité du fer,

génie de l’impuissance

« Ainsi, le readymade est de l’art à propos de la peinture avant d’être de l’art à propos de l’art. L’art de peindre, c’est l’art du faire, dit Duchamp, qui répète là une très vieille définition de l’art comme artisanat et habilité manuelle. Mais si l’industrialisation a rendu objectivement inutile l’artisanat, alors l’habilité manuelle est aussi ce que l’artiste sensible à l’époque doit ressentir comme impossible. Ce sentiment est, dans la peinture, même normale, sa « nécessité intérieure », la nécessité qui poussa Kandinsky et les autres pionniers de l’abstraction à abandonner presque toutes les conventions traditionnelle de la peinture, et qui poussa Duchamp à l’abandon du métier lui-même.

Fini le faire, reste le nom. Fini le tour de main, l’habilité, le talent, reste le génie, le Witz. A Denis de Rougemont qui lui demande « Qu’est-ce que le génie? », Duchamp répondit par un calembour : « L’impossibilité du fer« .

Puisque faire signifie choisir, le syllogisme de tout à l’heure conduit à la conclusion, cette fois, que le génie tient à l’impossibilité de choisir. Et puisque l’exemple exemplaire d’un tel choix impossible est un tube de bleu, un tube de rouge, il faudrait imaginer que le génie tient à l’impossibilité de choisir ses couleurs, d’ouvrir un tube, de commencer son tableau, de peindre. Génie de l’impuissance en lieu et place de l’impuissance du talent ! »

Thierry de Duve, Résonnances du readymade, « Le readymade et le tube de couleur » (1984-1989), Éditions Jacqueline Chambon, 1989, p. 127, 128, 129, 130

« Voilà donc, dans le concret, où se situe le vide. Comment articuler le vide, c’est ce qui intéressait Lacan. L’usage correct du vide, de ce Vide-médian qui est une sorte de version du littoral, soit ce qui sépare deux choses qui n’ont entre elles aucun moyen de tenir ensemble, ni aucun moyen de passer de l’une à l’autre. » E.L.

que le marché de l’art s’emballe à nouveau et qu’il s’enflamme, tout feu tout bois, pour un art sans foi ni loi…

Inversement, il est peut-être tout aussi significatif, et guère plus étonnant, que ce soit au plus profond de la crise économique actuelle que le marché de l’art s’emballe à nouveau et qu’il s’enflamme, tout feu tout bois, pour un art sans foi ni loi. Ce n’est pas que le retour du refoulé, comme certains l’ont dit de la résurgence symptomatique de la figuration et de l’expressionnisme. Ce n’est pas que le retour également symptomatique du sublime comme effet et mise en scène, comme citation, comme reproduction, comme aura de la marchandise comestible. Ce n’est pas que le retour d’exil des artistes, leur sortie du désert, l’évènement des prophètes-gestionnaires et leur retour aux affaires du monde. Même si c’est aussi tout cela, l’éclectisme et l’historicisme postmodernes , c’est le retour de la loi.

C’est d’abord la vengeance de la loi. Loi du marché, loi de l’échange, la seule en régime capitaliste à être à la fois réalisée et universelle. Elle tient tout et tous sous sa coupe, tous les objets qu’elle réifie, tous les sujets qui la servent. Pas un artiste ne lui échappe s’il veut survivre. Ils en souffrent ou en jouissent, mais c’est toujours la souffrance ou la jouissance  de l’esclave, sans dialectisation. Car il n’y a plus de maître, il y a le Système et le Système n’est pas le Sujet, il n’est pas le Signifiant. Il est bien la loi, mais pervertie, pure immanence pragmatique et opérationnelle résorbée dans son propre behaviorisme. Ce qu’elle enjoint aux artistes de faire ne  peut aller que dans le sens de son propre renforcement. Elle enrichit certains, elle en écrase beaucoup, elle n’affranchit personne. Les artistes sont libres, oui, ils sont libres d’échanger et d’échanger n’importe quoi, mais il ne peuvent le faire forcément que là où les choses s’échangent, sur le marché. Ils sont aussi libres de faire n’importe quoi, mais la violence de cette liberté n’est plus celle de la  révolution, ce n’est plus que celle de la concurrence. Tous les styles, toutes les manières, toutes les formes et tous les médias sont échangeables et interchangeables. Tous s’affrontent sans se contredire, beaucoup moins comme des idéologies que comme des marchandises. La peinture , qui se vend bien de nos jours surtout si elle est figurative, n’a jamais été aussi abstraite, elle a l’abstraction  de la monnaie.

La loi du marché n’est pas neuve, elle est là fatalement depuis qu’il existe un marché de l’art. Dès avant Courbet elle dit la condition économique du modernisme et fixe la condition sociale de l’artiste moderne comme « travailleur libre » ou petit entrepreneur. Mai ce n’est qu’avec le modernisme tardif, celui d’un Warhol par exemple, que les condition économiques de la pratique artistique, jusque-là tenues pour contingentes et extérieures à l’art proprement dit, sont devenues son sujet, sa substance et sa forme. Ce n’est qu’au moment où l’impératif moderne, conditionné par la transcendance horizontale de ses déterminations économiques, s’est mis à s’auto-interpréter comme s’il n’était que l’expression de la loi du marché qu’il a aussi pu être reçu, toute transcendance abolie, comme un encouragement cynique à l’opportunisme radical: fais n’importe quoi pourvu que ça marche! Warhol vaut mieux qu’un procès d’intentions, c’est certain. Et d’ailleurs il n’était pas opportuniste. Mais l’ombre de son succès plane aujourd’hui sur toute une génération d’artistes qui n’ont pas sa schizophrénie feinte ni l’hypersensibilité de son insensibilité, et qui souffrent et jouissent alternativement du rôle purement fonctionnel que leur fait jouer le marché renforçant sa propre loi. Ce qui était désir cool pour Wahrol (« I want of be a machine ») est devenu réalité pathétique. […] En tant qu’il s’exprime, ce pathos est le sentiment de la loi, le sentiment de quelqu’un qui se trouve sous la loi du marché, sous la loi universelle de l’échange et sous sa vengeance. Mais il est aussi, en tant qu’impératif, le sentiment ou le pressentiment d’une autre loi, l’appel nécessaire d’une autre universalité et le rappel de ce que l’impératif moderne, en dépit de tous le vœux de postmodernisme, nous tient toujours sous sa nécessité : fais n’importe quoi. Point. Sans conditions. Fais absolument n’importe quoi. C’était l’impératif du readymade, et le readymade n’est pas la boîte de Brillo. […] Qu’en reste-t-il aujourd’hui? Il en reste une version faible et libérale du « fais n’importe quoi pourvu que », un fantôme d’utopie auquel certains rattachent naïvement leurs derniers espoirs et qu’ils appellent pluralisme. Il en reste aussi une version forte et presque fasciste du « fais n’importe quoi pourvu que » à laquelle s’adonnent certains – c’en sont d’autres, mais pas toujours – et qu’on peut appeler simulation mais qui s’appelle en réalité cynisme, désespérance et irresponsabilité. […] Or tout n’est pas permis. Ce serait peut-être juste mais ce n’est pas vrai. La vérité, c’est qu’il faut que tout soit permis. Les liberté sont relatives mais il faut que la liberté soit absolue. Le readymade est pluraliste – il en existe une pluralité – mais il faut qu’il dise l’universel. L’objet quelconque n’est jamais quelconque mais il faut qu’il y prétende , absolument. Et le « fais n’importe quoi » n’est jamais inconditionné mais il faut qu’il le soit. A l’universalité de l’échange, la loi de la réalité, il faut opposer, muette et incompréhensible, la loi de la nécessité qui est aussi nécessité de la loi. L’impératif « fais n’importe quoi » est un impératif catégorique.

Thierry de Duve, Au nom de l’art, « Fais n’importe quoi », Editions de Minuit, 1989, p. 127, 128, 129, 130

l’oublieuse (ô solitude)

Il arrive souvent que des choses me bouleversent, sans que je ne m’en rende nécessairement compte.

Si ce bouleversement se prolonge, se renforce – de façon dramatique -, sur plusieurs jours, je peux alors éventuellement l’interroger, éventuellement poser un lien avec ce qui l’a causé. Mais, il s’agit alors d’une interrogation consciente, et donc  teintée d’une sorte de doute. ( Je ne pense pas qu’il y ait en moi d’autre lieu pour la certitude que l’inconscient. Or mon lien à l’inconscient serait si serré, que je ne pourrais m’empêcher d’attendre, sans concession, que la conscience m’offre cette même sorte de certitude.  Ce qui est à proprement parler impossible.) Aussi, n’arrive-t-il (pratiquement) jamais que j’en parle, de ce qui me bouleverse. Non, que je ne le veuille, mais faute de le repérer, et ensuite faute d’arriver à m’en assurer.

Ainsi, peut-être eût-il été normal qu’à l’ouverture de ce livre, dès ses premières pages, je dise : « Ce livre est extraordinaire. Il me bouleverse » et m’en explique. Cependant qu’il semble bien possible que rien de ce qui s’adresse directement à mon inconscient et semble toucher directement à mon sort, ma destinée, rien de ce qui me semble alors la modifier, devoir la modifier en profondeur, ne puisse devenir conscient, et moins encore passer à la parole (je ne suis même pas sûre d’y être souvent arrivée en analyse).

Mon lien à  l’inconscient, mon goût pour ce genre-là de bouleversement, ces bouleversements qui me lient au sens même de la vie, qui seuls lui esquissent  une destinée possible, que perdraient-ils à passer à la parole, au bavardage même que l’on me recommande à l’occasion et que  je souhaite d’ailleurs en ce moment, inquiète que je deviens de mes difficultés de plus en plus grandes à trouver mes mots, comme si mon manque d’exercice, ou la tumeur cérébrale dont je soupçonne l’existence, m’en avait fait perdre beaucoup. 

Il m’apparaît au fond que j’aurais l’inconscient particulièrement perméable, directement atteignable, sans que ce qui ne l’affecte n’en passe par la conscience – en-dehors des quelques éclats de voix, affolés, qui m’échappent -, me travaillant directement de l’intérieur, et de là, remontant à la surface, manifesté par des changements d’humeur (cf. la « touche de réel » de Lacan). Changements qui ponctuent ma vie, me donnant l’impression de n’être qu’un jouet du destin, menu bouchon flottant au gré parfois mauvais des vagues d’une mer sinon plate, déserte toujours.

C’est un livre donc, qui en est souvent la cause. Il s’agit d’un mouvement d’ouverture, d’une brèche qui s’ouvre, et la dépression qui toujours succèdera à ces bouleversements tient à ce que je n’aurai pas su, pas pu m’y engouffrer, la faire mienne, lui permettre de donner à ma vie un nouveau tournant, ni plus qu’en rendre compte, en témoigner, en répondre. La brèche se referme, et je sais que déjà que je l’oublie. Je n’aurai vécu qu’un moment d’espoir, quelques éblouissements, et me vois reprise par le quotidien, inchangée, telle qu’en moi-même l’éternité me fit.

Une éternité en forme d’oubli.

Le livre dont je voulais parler ici est celui de Catherine Millot, « Ô solitude ».

Illustration de l’article : L’inconscient de l’inconscient, Charles Dreyfus

« N’abandonne jamais un texte avant d’en avoir compris à fond chaque mot, chaque cas, chaque détail de grammaire. »

Au commencement fut le verbe. Amo, Amas, amat me servit de Sésame, ouvre-toi: « apprendre ces verbes d’ici vendredi » fut l’essence de mon éducation; peut-être que cela constitue d’ailleurs, mutatis mutandis, l’essence de toute éducation. J’appris aussi, bien entendu, ma propre langue, demeurée jusque-là idiome étranger dans une certaine mesure. J’appris de M. Osmand comment écrire la meilleure langue du monde avec précision, clarté et, pour finir, une élégance sans faiblesse. Je découvris les mots, et les mots firent mon salut. Je n’étais pas un enfant de l’amour, sinon dans une acception très altérée de ce terme ambigu. Je fus un enfant du verbe. ( p. 32)

« N’abandonne jamais un texte avant d’en avoir compris à fond chaque mot, chaque cas, chaque détail de grammaire. » Une vague compréhension n’était pas suffisante au goût de M. Osmand. Les manuels de grammaire me servaient de livres de prière. Chercher des mots dans le dictionnaire, c’était pour moi une image du bien. La tâche sans fin d’apprendre des mots, c’était pour moi une image de la vie.

Le temps d’émerger j’essaie le matin de m’accrocher à une petite routine qui n’est toujours pas bien certaine, mais enfin suffisamment pour que Jules arrive à l’heure à l’école.

Théorie : les angoisses et dangers suscités par la pensée abstraite sont une forte raison pour laquelle nous aimons être si occupés et bombardés de stimuli en permanence. La pensée abstraite tend le plus souvent à frapper durant les moments de rêverie. Comme par exemple tôt le matin, surtout si vous vous réveillez juste avant que votre réveil se mette à sonner, et c’est alors que vous pouvez subitement et sans raison vous rendre compte que vous vous êtes toujours levé du lit chaque matin sous le moindre doute que le sol vous supporterait. Allongé là, considérant la matière, il vous apparaît au moins théoriquement possible que quelque défaut dans la construction du sol ou dans son intégrité moléculaire pourrait le faire se gondoler, ou même qu’une portion aberrante de flux quantique ou un truc comme ça pourrait vous faire passer au travers. C’est-à-dire que ce n’est pas comme si vous aviez réellement peur que le sol puisse se dérober, dans un instant, quand vous sortirez effectivement du lit. C’est simplement que certaines humeurs, certains fils de pensée sont…
David Foster Wallace, Tout et plus encore – Une histoire compacte de l’infini

Le temps d’émerger j’essaie le matin de m’accrocher à une petite routine qui n’est toujours  pas bien certaine,  mais enfin suffisamment pour que Jules arrive à l’heure  à l’école. Évidemment pour peu que j’en dévie un poil plus que d’ordinaire, je me mets à errer dans cette sorte de zone tampon,  sas entre la veille et le réveil,  qui manque rarement d’un soupçon d’inquiétude.
Ce moment, entre veille et réveil,  en parle un auteur que je lis ces jours-ci, David Foster Wallace, romancier, dans un livre de vulgarisation mathématiques où il s’interroge sur les raisons pour lesquelles les grands génies mathématiques seraient,  ou deviendraient, quelquefois fous.  Lui pense que cela tient à la nature de l’abstraction. Il soupçonne notre esprit d’avoir des difficultés face aux concepts qui n’ont pas de répondants dans la réalité,  comme c’est le cas en mathématiques.  Il pense que c’est un moment particulièrement important et délicat que cet apprentissage pour les enfants, l’apprentissage des nombres et le fait que le « 5 »  par exemple puisse exister,  existe,  indépendamment des pommes qu’il dénombre et avec lesquelles (les pommes) on aura pu chercher à lui faire approcher un nouvelle sorte de mots,  qui ne fonctionne plus tout à  fait comme des étiquettes sur une chose.  Il pense que l’infini,  dont traite ce livre,  est encore plus vertigineux. 

David Foster Wallace, Tout et plus encore – Une histoire compacte de l’infini

Il parle de cette abstraction,  une fois donc qu’elle atteint un certain degré,  comme ce qui peut rendre fou.  Et il livre l’expérience qui est la sienne de moments de réveil où il se trouve  dans l’incertitude quant à trouver un sol sous ses pieds quand il se lèvera,  où le doute lié à la non-existence  d’un lien entre un mot et un chose  dans la réalité s’étend à l’ensemble des concepts et donc de la réalité,  et donc de sa réalité. Ce qui lui procure des moments de grande angoisse. Sans connaître cette angoisse-là, au moins ces particulières angoisses-là,  j’ apprécie pour ma part depuis très longtemps le moment du réveil que j’ai toujours essayé de prolonger et l’expérience que David Foster Wallace raconte me dit quelque chose de l’intérêt que j’y trouve. Je n’étais pas bien réveillée quand je vous ai écrit.
Lui, a  fini par se suicider,  ce qui ne devrait pas être mon cas. Mettons que je supporterais mieux la nature de semblant du langage que lui,  voire que j’en apprécie  les possibilités de jeux que cet entraperçu (de ce dont je suppose qu’il ne peut jamais que s’apercevoir) peut offrir.  Je viens à peine de commencer ce livre et j’espère que je tiendrai. Parce que quoi qu’il en die, David Foster Wallace, navigue avec une beaucoup plus grande facilité, passion,  dans les mathématiques que moi. Mon être probablement ne s’y trouvant pas suspendu.
Voilà ce que je voulais vous dire hier soir,  à propos de ce texte malvenu l’autre jour car écrit trop tôt quand j’étais encore dans un monde où,  dirais-je pour le moment,   quelque chose du réel était encore trop prégnant. 

« La violence du réel est insoutenable pour qui doit la soutenir seul »

Comme ce non-lieu (la plaine des Asphodèles) interdit tout perspective commune, qu’elle condamne chacun à trouver en lui seul l’avenir et le sens qui collectivement font défaut, et que par suite chacun à seul en charge son humanité, il est presque impossible de se figurer sous quelle forme collective le monde présent pourrait quitter la plaine.1

 

Cédric Lagandré, La plaine des Asphodèles ou Le monde à refairePour Cédric Lagandré, la plaine des Asphodèles, c’est où nous vivons aujourd’hui. Nous qui ne cherchons, dit-il, plus de sens à nos vies.

Que je choisisse de m’attarder à ce livre-là en particulier, c’est un peu au hasard, le désir est d’étude, le désir est d’arrêt, de pause2. Bien sûr, il m’aura bouleversée un jour ou deux3, comme  je commençais à le lire, quand j’y aurai saisi ce qu’il y a aujourd’hui4 d’héroïque et surtout de solitaire à se poser à chaque instant la question de ce que l’on fait ( à quoi confine probablement pour moi la question du sens : quoi faire? quoi faire et qui vienne à s’inscrire dans une « ligne de vie » que je me tracerais, dont je puisse donc arrêter le sens, d’une façon qui fût communicable au reste du monde (où le sens se révèlerait arrêté au seul instant de sa communication, forme de répétition atténuée du trauma initial.))

Bouleversée donc par ce livre, quand  j’y ai reconnu ce trait particulier de ma vie – que CL nomme, circonscrit – son questionnement sans répit où, Sisyphe damnée, je suis effectivement absolument seule5. Lieu même de ma solitude .

Tout ceci étant d’ores et déjà difficile à affirmer dans la mesure où s’y  pose la question  de ce qu’est le sens.  Cette question se posant à moi différemment qu’à Cédric Lagandré, quand je me dresse pour ma part depuis grand nombre d’années à déconsidérer le sens et à chercher à m’en détacher,  ceci en conséquence directe de mon analyse et de ma lecture de l’enseignement de Jacques-Alain Miller (à la suite de celle de Lacan).

À bien des égards, en effet, le sens vient-il trop vite et  trop bien à qui est en analyse, lui apportant d’ailleurs jouissance  dont les  effets thérapeutiques ne tardent à se montrer, quand il lui faut des  années (une bonne dizaine pour ce qui me concerne) à se faire  repérer pour ce qu’elle est, « joui-sens » seulement promise au flot continu ne trouvant forme d’arrêt, qui est coude, qu’au lieu du non-sens où il se grippe s’arrête trébuche,  d’où il repart retourne. Et dont rien n’est su. Finalement. Expérience m’ayant amenée à déconsidérer le symbolique (à entendre, venant de moi, comme le langage et son monde), à le détrôner, et à chercher, mais à tâtons certainement, d’autres voies dans l’abord du réel et dans ma recherche d’une « conduite », d’un rapport à l’éthique (qui ne nous incombe que du langage), d’arrangements possibles du désir (le monde que défend Cédric Lagandré et dont il déplore la perte)  et de la jouissance (celui auquel je voudrais arriver à me faire) (dit grossièrement).

J’écris ceci comme je commence cette lecture. Revenant sur ce qu’elle a provoqué en moi.

Notes:
  1. Cédric Lagandré, La plaine des Asphodèles, ou Le monde à refaire, p. 12. []
  2. que je parle ici de hasard, vient peut-être simplement de ce que je serais incapable de reconnaître longtemps mon désir, dont ce bouleversement serait la flamme, l’embrasement, vite éteint,  et que je me refuse à affirmer quoi que ce soit sans y apposer une teinte de doute. []
  3. Et c’est ce bouleversement donc qu’aujourd’hui je veux retenir, rattraper, récupérer, prolonger. []
  4. en forme de contrainte contemporaine, peut-être, quand on s’y laisse, et pour qui a un pied dans le monde ancien, l’autre dans le nouveau []
  5. Et ce d’autant plus que je suis arrivé à évacuer de ma vie tout ce qui pourrait faire obstacle à ce questionnement,  évacuation en quoi consiste peut-être déjà l’obstacle,  ou l’un des obstacles majeurs,  à son élucidation – dans la mesure où elle consiste à avoir évacué tout ce que je considérais comme empêchement à mes élucubrations (tout ou pas-tout?  j’ai pu accueillir finalement un homme et un enfant),  quand ces empêchements, si j’avais pu m’en accommoder, délaissant l’espoir d’une découverte de sens par mon seul moi-même, m’auraient peut-être amenée à une  élucidation qui ne se serait pas située du côté d’un sens glorieusement indépendant. Vains regrets,  puisque je suis bien obligée de faire avec cette matière là de ma jouissance :  celle de ma pensée. []

Les écrivains, les lecteurs et les médias – Prose et poésie chez Houellebecq

03-04-2013 15-39-40

Rien ne pourra faire que Houellebecq en couverture de Libération,  son portrait pleine page + les 4 pages qui lui sont consacrées  ne fassent partie de la lecture qu’on a de lui ni d’ailleurs de sa propre écriture. Et c’est comme ça.

On en sait beaucoup trop des écrivains aujourd’hui. Ainsi par exemple, ce que dévoile Houellebecq de sa sexualité dans La possibilité d’une île, me déplaît-il souverainement. Ce n’est pas son écriture qui est en cause,  c’est lui,  sa petite personne. Qu’on me rétorque que c’est de la fiction, je n’en crois rien. Houellebecq aime les petites jeunes, les jolis corps fermes, c’est la beauté pour lui.  Et il ne me donne pas l’impression de pouvoir imaginer qu’il puisse en être autrement. On se situe de l’ennuyant côté de ce qui ne peut être pris que comme une opinion (d’autant plus qu’il s’agit de sexualité. Jusqu’à un certain point,  n’y a-til  de sexualité que d’opinion,  elle qui ne connaît pas d’universel). Par contre, j’aime d’autres aspects du livre, les endroits où il ne sait pas où il va. J’ai besoin que les choses restent un peu inconnues pour l’écrivain lui-même. Quand il en sait trop, ça m’ennuie (d’autant qu’évidemment, c’est tout ce qu’il ne sait pas qui crie alors).  Donc, je n’aime pas tout de cet écrivain, je dois supporter ça, l’accepter. Par contre,  j’adore sa poésie. Je la trouve  géniale. Peut-être est-ce parce qu’il y est moins présent.  Il me faut des livres qui soient détachés, qui puissent être détachés de ceux qui les ont écrits. Ça,  c’est très difficile avec la médiatisation, avec la starification. La médiatisation va toujours s’intéresser aux personnes. Ce sont les œuvres qui en pâtissent.

On est obligé de lire aujourd’hui en analyste. Les livres des écrivains sont leurs symptômes. Ça a toujours été le cas,  bien sûr,  mais ça a changé. Quel que soit l’effort de l’écrivain, il n’arrive plus que rarement à mettre ce symptôme en scène et à rendre cette scène comme l’Autre scène,  comme la scène de l’inconscient,  de l’Unbewusst, de ce qui n’est pas su. Une distance s’est perdue,  au sens brechtien je crois. Et la médiatisation,  quand elle intervient, vient grossir,  intervenir dans ce symptôme. En le pervertissant. Pour le lecteur également.  Paradoxalement, la médiatisation met l’écrivain à notre portée (au sens de l’American Dream. Ce qui est possible pour l’un,  le devient pour tous.) Son image prend le dessus sur son écriture. Il est starifié. Il est obligé de faire avec ça. Ça rentre dans son combat,  dans son calcul aussi.

Si maintenant, je retourne vers le symptôme,  le livre-symptôme contemporain,  que pourrais-je en dire de plus? Quelle hypothèse ?

L’hypothèse,  ce serait celle de la croyance au symptôme et sa trop grande lisibilité. Le symptôme se donne comme lisible quand il ne l’est fondamentalement pas (ou alors dans une lecture incessante, fluctuante, très loin du scripta manent). Et la charge est laissée au lecteur de lui ramener les doutes (qui ne sont pourtant pas ce qui lui faut), l’incrédulité (qui s’en rapprocherait,  de ce qu’il lui faut, car le symptôme doit être incroyable) et la curiosité,  l’insatisfaction.

C’est la part de mystère qui manque. Tout est éclairci. Tout est donné comme éclairci. Et l’au-delà, eh bien de l’au-delà la charge est laissée à la curiosité, au désir du lecteur. Enfin,  ça,  c’est pour  le symptôme, tant qu’il garde son aspect, sa consistance « classique » de symptôme, celui qui est construit,  dans le premier temps de l’analyse (élaboré par le fantasme). 

Quand Houellebecq devient poète, le mystère revient,  le mystère revient assumé par la langue,  à sa bonne place. Car la place du mystère ne se trouve pas du côté du sens, mais de ce qui n’en n’a pas, et dans la jouissance de la langue. 

Les noms, Don DeLilllo

Que d’ambiguïté dans les choses exaltées. Nous les méprisons un peu.  (p.  9)

C’est presque comique le nombre de manières dont on peut se sentir diminué. (p. 25)

lu ausi

Quote from: dulce coniglio on September 09, 2013, 11:55:06 am
« c c’est super mais tellement dense
donc j’ai pris ça en parallèle »

– ah oui, moi j’ai pareil avec Proust, sa Recherche, que j’ai lue pendant les vacances, dense donc en parallèle ce livre, Love&Pop, parmi d’autres, mais je ne me souviens plus de cette histoire du mec qui a le sida, de toutes façons j’ai aucune mémoire, à la place je me souviens d’un film que j’avais vu, japonais, dont je ne me souviens bien sûr pas du titre, en deux parties, le film, j’ai vu que la première partie et je suis pas sûre d’avoir aimé – parce que je n’ai pas de goût; comme personne, je n’ai pas de goût. bon, le film parlait d’un type qui se marie et qui veut seulement regarder sa femme de temps en temps, sa femme habillée d’une certaine tenue, dans leur chambre, le soir, rien de plus, quelques instants, pour le reste il devient assez brutal je crois avec elle, il ne veut pas qu’elle sorte de chez eux, qu’elle rencontre qui que ce soit, etc. la fille a eu un traumatisme quand elle était petite, une fille a été tuée et des poupées volées, voilà, il est peut-être le voleur de poupées, il est riche, le film c’est Celles qui ne voulaient pas se souvenir ou quelque chose comme ça. j’écoute seulement le cliquetis du clavier. en fait j’aimais pas fort ce film, ça m’a rien apporté, mais une amie aimait beaucoup était même pressée de voir la deuxième partie, du coup, je savais plus. je me rends compte que je n’écris plussouvent à l’ordinateur (remplacé par smarthone).
j’ai lu aussi le Monsieur Proust de Céleste Albaret et c’était super. C’était au mois de juillet. Ca a participé à la beauté et la bonté de mon mois de juillet. c’est un livre que j’ai pris à la bibliothèque, et je ne sais pas si je dois l’acheter ou pas, ça fait partie des livres que j’aimerais lire tout le temps, qu’il ne me quitte pas, mais j’ai ça avec beaucoup de livres, après, je les oublie quand même et je ne les relis plus. en ce moment je songe à jeter tous mes livres à ne lire plus que des livres de la bibliothèque à n’acheter que ce qu’il n’y a pas à la bibliothèque et puis les jeter ou les donner; d’abord parce que ça prend beaucoup de place puis on doit faire des économies, mais bon
j’ai aussi lu Darrieusecq, Clèves, parce que quelqu’un dans une soirée en avait parlé, je ne sais plus comment s’appelait cette personne qui se disait très contente de me rencontrer, c’était le jour où j’avais coupé mes cheveux ou quelques jours après, Élise aussi était là, elle avait aussi dit quelque chose de Clèves, et il y c’était le soir de l’événement du bouquin de Dulce.  moi, Clèves, j’ai trouvé ça horrible, pas formidable, horrible, d’ailleurs aussi le Love&Pop, horrible. Clèves m’a permis quand même de comprendre quelque chose et m’a rappelé une phrase de je ne sais plus qui sur son blog qui disait approximativement : toutes les filles ont un truc horrible à vous raconter de leur enfance ou de leur jeunesse une expérience sexuelle tordue, pas cool.
Je ne pense pas avoir lu d’autre livre que j’aie trouvé horrible pendant ces vacances, non. il y en a eu un très mignon, que j’ai lu à Jules aussi, La Cybériade de Stanislas Lem. je ne sais pas si j’ai lu d’autres livres, ah oui, le séminaire nouvellement sorti sur le désir, de Lacan. pardon, comme les noms et les titres me manquent tout le temps m’échappent, je suis obligée de faire beaucoup de périphrases. se taire convient aussi. mais j’ai passé de bons moments, de bonnes vacances avec ces livres que l’ai lus, et je voulais essayer de m’en souvenir avant de les avoir complètement oubliés pour de bon. je ne sais pas s’il y a eu d’autres livres. 1, au moins, mais qui n’est pas worth mentionning here. 

Également lus :

Le journal d’un homme de trop, de Tourguéniev

Le troisième Reich, Roberto Bolaño

 

 

 

Le Troisième Reich, Roberto Bolano

Nue, Jean-Philippe Toussaint

Il y a la « disposition océanique » aussi, de Marie,  son goût pour la nudité. Sa facilité à faire une, nue, avec la nature, dont aurait répondu le défilé en robe de miel, révélant, pourtant, avérant, questionnant la possible face d’horreur (de la nue dans la nature). Comme s’il avait fallu, pour elle, Marie, que la haute couture repondît de la grandeur, de la beauté de ce « sentiment océanique » que le narrateur dit donc observer chez elle. Et que ce soit au départ de la faille, de la faillite, alors de cette correspondance, du recouvrement « nature/culture » pour le dire très grossièrement – peut-être on aurait pu dire aussi « femme /robe », « nue/non-nue, vêtue », « une nue/une vêtue »- que quelque chose se révèle de la raison du travail de la jeune femme, et de leur couple.

///

Moi, je déteste m’habiller. Je n’habille pas la nue. Je laisse nue la nue. Dois laisser nue la nue.

Comme si…. la nuée d’abeilles, la robe de miel, cherchaient à répondre de la nue Marie (semblant réel).

C’est le semblant qui m’est impossible.

Quelque chose n’est pas recouvert.

Pauvre F, qui déteste la nudité (dit-il).

 

Le croyant et la dupe alors ?

Là où l’obsessionnel se porte caution de l’Autre, c’est le Sans-Foi qui caractérise l’intrigue de l’hystérique, c’est-à-dire un « ne pas y croire ». A faire d’elle-même le point de référence, le lieu de la Vérité, elle déstabilise toute croyance dans la parole du Maître. …

Alors, les femmes sont-elles dupes d’elles-mêmes ? Sont-elles dupes de rester pour elles-mêmes leur seule vérité ? Sont-elles dupes de cette jouissance qu’elles éprouvent mais dont elles ne savent rien et ne peuvent rien dire ? Sont-elles dupes de l’amour dont le discours et la lettre les entraînent au-delà de l’aimé ? Sont-elles dupes de l’homme par l’inconscient duquel elles sont choisies ? Là, c’est ce que donnerait à penser le ravage que peut à l’occasion devenir la relation avec un homme.

 Nous mettrons ici le même écart entre « être dupe » et « se faire la dupe » qu’il y a entre être l’objet du fantasme d’un homme et accepter de s’en faire l’objet cause du désir. Cet écart est celui de l’accès à une place de semblant

Se faire l’objet du fantasme masculin conduit une femme à cette relation de « ravage » qui caractérise aussi bien la relation mère-fille quand, enfant, elle se fait objet du désir « pervers » de la mère. Tandis qu’accepter de se faire l’objet cause du désir pour un homme, accepter de se prêter à la perversion masculine, souligne l’accès à une place de semblant.  Adopter cette place est une façon pour une femme de se faire la dupe du choix de l’inconscient.

Le croyant et la dupe, Marie-Françoise De Munck

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