9 Ce qui spécifie l’impératif catégorique, en revanche, c’est qu’il ordonne sans conditions. Le caractère de commandement n’est pas dans la dépendance d’une fin donnée par ailleurs : il est intrinsèque. De soi, c’est un commandement. Autrement dit, ce qui est commandé et le fait du commandement sont une même chose, ou plus exactement s’entr’appartiennent de manière nécessaire. Il n’y a pas ici le concept d’une fin, d’une part, et d’autre part une volonté qui peut vouloir ou ne pas vouloir cette fin, et qui doit si elle la veut se plier à une contrainte. Il y a au contraire le concept d’une fin qui enveloppe en elle-même la volonté de cette fin et la soumission de cette volonté à l’impératif de cette fin. Le caractère impératif est impliqué dans le concept ou dans la catégorie de la fin.
13 Il s’en suit, par corollaire, que l’impératif hypothétique relève d’un jugement analytique – si ceci est donné, alors cela s’en déduit – tandis que l’impératif catégorique suppose un jugement synthétique : à la raison pure – ou à la catégorie – s’ajoute a priori la motion impérative.
14 La « catégorie », c’est ici l’ordre entier des concepts ou des catégories. C’est la table complète de celles-ci qui s’adjoint l’impératif de sa propre intégralité pratique. Pratiquement, et non formellement, le système de cette fameuse table se prescrit lui-même comme devoir. On fera ici l’économie de l’analyse détaillée des douze catégories : il suffira de dire que leur système présente en effet la totalité des existences déterminées, dans la communauté de leurs rapports – totalité qui en tant que fin pratique serait identique à l’effectuation de la liberté.
15 L’impératif catégorique signifie que le concept d’un monde est indissociable de celui d’un impératif – un monde, cela doit être – et que le concept d’un impératif pur (non relatif à une fin donnée) est indissociable du concept d’un monde : ce qui doit être, c’est un monde, et rien d’autre qu’un monde ne doit, absolument, être mis en œuvre.
16 L’impératif catégorique de Kant inaugure ainsi de manière péremptoire et sans doute irréversible l’âge contemporain de l’éthique : il ne s’agit plus de répondre à une ordonnance donnée, ni dans le monde ni hors du monde dans la représentation d’un autre monde, mais il s’agit d’instaurer un monde là où n’est disponible et discernable qu’un agrégat confus. Il faut faire en ce monde et malgré lui advenir le monde de la raison, ou bien la raison comme monde.
25… et s’il reste exclu que l’être suprême passe de l’être au devoir-être, alors il s’en suit bien plutôt que le « suprême » n’est plus un prédicat de l’être mais que l’impératif devient sa consistance propre, si l’on peut dire. Rien n’est plus haut que le commandement : non pas le « commander », mais l’« être-commandé ». Non pas le sujet-maître, mais le sujet assujetti à cette réceptivité de l’ordre.
26…
Il reçoit l’ordre – il se reçoit en tant que l’ordre – de faire un monde. Mais il ne s’agit pas (et c’est ce que doit comprendre le sujet) de venir occuper la place de l’étant démiurgique, puisque c’est précisément cette place qui vient d’être vidée. Il s’agit de se tenir en ce vide et à lui – c’est-à-dire de rejouer à nouveaux frais ce que « ex nihilo » veut dire. Que rien ouvre un monde et s’ouvre dans le monde, que le sens du monde écarte toute vérité donnée et délie toute signification liée. Que je reçoive, que nous recevions l’ordre de nous tenir dans cette ouverture. C’est impératif, en effet.
Jean-Luc Nancy, « Préface à l’édition italienne de L’Impératif catégorique », Le Portique [En ligne], 18 | 2006, mis en ligne le 15 juin 2009, Consulté le 05 novembre 2010.
URL : http://leportique.revues.org/index831.html