samedi 8 décembre 2012 · 12h08

Le temps d’émerger j’essaie le matin de m’accrocher à une petite routine qui n’est toujours pas bien certaine, mais enfin suffisamment pour que Jules arrive à l’heure à l’école.

Théorie : les angoisses et dangers suscités par la pensée abstraite sont une forte raison pour laquelle nous aimons être si occupés et bombardés de stimuli en permanence. La pensée abstraite tend le plus souvent à frapper durant les moments de rêverie. Comme par exemple tôt le matin, surtout si vous vous réveillez juste avant que votre réveil se mette à sonner, et c’est alors que vous pouvez subitement et sans raison vous rendre compte que vous vous êtes toujours levé du lit chaque matin sans le moindre doute que le sol vous supporterait. Allongé là, considérant la matière, il vous apparaît au moins théoriquement possible que quelque défaut dans la construction du sol ou dans son intégrité moléculaire pourrait le faire se gondoler, ou même qu’une portion aberrante de flux quantique ou un truc comme ça pourrait vous faire passer au travers. C’est-à-dire que ce n’est pas comme si vous aviez réellement peur que le sol puisse se dérober, dans un instant, quand vous sortirez effectivement du lit. C’est simplement que certaines humeurs, certains fils de pensée sont…
David Foster Wallace, Tout et plus encore – Une histoire compacte de l’infini

Le temps d’émerger j’essaie le matin de m’accrocher à une petite routine qui n’est toujours  pas bien certaine,  mais enfin suffisamment pour que Jules arrive à l’heure à l’école. Évidemment pour peu que j’en dévie un poil plus que d’ordinaire, je me mets à errer dans cette sorte de zone tampon,  sas entre la veille et le réveil,  qui manque rarement d’un soupçon d’inquiétude.
Ce moment, entre veille et réveil,  en parle un auteur que je lis ces jours-ci, David Foster Wallace, dans un livre de vulgarisation mathématiques où il s’interroge sur les raisons pour lesquelles les grands génies mathématiques seraient,  ou deviendraient, quelquefois fous.  Lui pense que cela tient à la nature de l’abstraction. Il soupçonne notre esprit d’avoir des difficultés face aux concepts qui n’ont pas de répondants dans la réalité,  comme c’est le cas en mathématiques.  Il pense que c’est un moment particulièrement important et délicat que cet apprentissage pour les enfants, l’apprentissage des nombres et le fait que le « 5 »  par exemple puisse exister,  existe,  indépendamment des pommes qu’il dénombre et avec lesquelles on aura pu chercher à lui faire approcher un nouvelle sorte de mots,  qui ne fonctionne plus tout à  fait comme des étiquettes sur une chose.  Il pense que l’infini, dont traite ce livre,  est encore plus vertigineux. 

David Foster Wallace, Tout et plus encore – Une histoire compacte de l’infini

Il parle de cette abstraction,  une fois donc qu’elle atteint un certain degré,  comme ce qui peut rendre fou.  Et il livre l’expérience qui est la sienne de moments de réveil où il se trouve  dans l’incertitude quant à trouver un sol sous ses pieds quand il se lèvera,  où le doute lié à la non-existence  d’un lien entre un mot et un chose  dans la réalité s’étend à l’ensemble des concepts et donc de la réalité,  et donc de sa réalité. Ce qui lui procure des moments de grande angoisse. Sans connaître cette angoisse-là, j’apprécie pour ma part depuis très longtemps le moment du réveil que j’ai toujours essayé de prolonger et l’expérience que David Foster Wallace relate me dit quelque chose de l’intérêt que j’y trouve. 
Lui, a  fini par se suicider,  ce qui ne devrait pas être mon cas. Peut-être que je supporte mieux la nature de semblant du langage que lui,  voire que j’en apprécie  les possibilités de jeux que cet entraperçu peut offrir.  Je viens à peine de commencer ce livre et j’espère que je tiendrai. Parce que quoi qu’il en die, David Foster Wallace, navigue avec une beaucoup plus grande facilité, passion,  dans les mathématiques que moi. 

samedi 23 novembre 2024 · 09h55

une liste de plaintes oubliées
— de comportements défectueux ou manquants

mais qu’est-ce que je voulais écrire, en me réveillant ce matin, qu’est-ce que je voulais écrire à mon analyste ? que voulais-je écrire à Hélène Parker. différents points, quatre ou cinq, dont il m’apparaissait qu’on pouvait sans doute les qualifier de plaintes, de symptômes même. une liste très simple de comportements défectueux ou manquants, dont je parle peu, dont je ne parle pas. dont je ne parle plus ? (le fait que je ne sorte jamais? que je ne m’occupe de rien? que ce soit F qui s’occupe de tout? que je ne gagne pas d’argent? que je ne prépare pas à manger? que je sois totalement inadéquate face aux exigences pratiques de la vie?) c’est vraiment étrange, à ces choses, je ne penserais plus jamais qu’au réveil, je ne pense plus que dans les premiers instants du réveil. j’y aurais pensé davantage. oui, il est bien possible que j’y aie beaucoup pensé autrefois, considérablement même. voire que je n’aie pensé qu’à ça. et que face à l’impossibilité d’y pallier, ces manquements chez moi, ces tares, petit à petit, je les aie refoulés, je m’y serais faite, inadaptée, déficiente. en ne m’y confrontant plus, j’aurai trouvé le moyen de m’en épargner l’angoisse. j’ai abaissé mon niveau d’exigence. et jamais encore, je crois, quand ils réapparaissent, au petit matin, au réveil, la nuit, je ne suis allée jusqu’à les écrire, comme à chaque fois, je crois, je me le propose. 

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mais qu’est-ce que je voulais écrire, en me réveillant ce matin, qu’est-ce que je voulais écrire à mon analyste ? que voulais-je écrire à Hélène Parker ? différents points, quatre ou cinq, dont il m’apparaissait qu’on pouvait sans doute les qualifier de « plaintes », de « symptômes » même. une liste très simple de comportements défectueux ou manquants, dont je parle peu, dont je ne parle pas. dont je ne parle plus ? (
 le fait que je ne sorte jamais ?     que je ne m’occupe de rien ?     que ce soit F qui s’occupe de tout ?     que je ne gagne pas d’argent, que je ne prépare pas à manger ? que je sois totalement inadéquate face aux exigences pratiques de la vie ?
)       
        c’est vraiment étrange, à ces choses, je ne penserais plus jamais qu’au réveil,
    je n’y pense plus qu’aux premiers instants du réveil.      j’y aurais pensé davantage.      oui, il est bien possible que j’y aie beaucoup pensé autrefois,
                  considérablement même. voire que je n’aie pensé qu’à ça. qu’à ça.

et que face à l’impossibilité d’y pallier, ces manquements chez moi, ces tares, petit à petit, avec le temps, va, je les aie   
refoulés,
je m’y serais faite : inadaptée, déficiente.
 en ne m’y confrontant plus, j’aurai trouvé le moyen de m’en épargner l’angoisse.
j’ai abaissé mon niveau d’exigence et jamais encore, je crois, quand ils réapparaissent, quand ils font leur réapparition, au petit matin, un à un, au réveil, les uns après les autres, quand c’est encore la nuit, défilent, je ne suis plus allée jusqu’à les écrire,
                     comme à chaque fois, je crois,
                                                                     je me le propose. 

(tester version sur papier, manuscrite)

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