Théorie du nom juif par Jean-Claude Milner
— la mise hors-jeu du nom, c'est la Loi

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Extraits :

 » C’est que les noms m’importent. Ils m’importent en particulier à propos des Juifs. A la différence de millions de gens sur la surface de la Terre, je ne crois pas que les Juifs soient une race; je ne crois même pas que par des voies culturelles, ils aient acquis des caractères qui les feraient se ressembler entre eux (au sens où nous disons, en conversation, que les Français sont ceci, les Allemands sont cela, etc). Les Juifs, c’est un nom.

Catherine Kintzler [voir l’article dans une fenêtre « popup »] fait l’éloge de la Révolution Française et de la République. Je m’y associe. Mais l’éloge, sous ma plume, serait intrinsèquement relié à la question des noms. L’axiome des Révolutionnaires, je l’exprimerais ainsi : « le pouvoir de décision ne dépend pas du nom qu’on porte ». Ainsi se trouvent écartés d’emblée (qu’il ait fallu du temps pour la mise en œuvre, c’est autre chose) le principe dynastique, les privilèges attachés aux titres de noblesse, les particularités climatiques attachées aux noms régionaux, les pouvoirs des minorités etc. La forme positive de la mise hors-jeu du nom, c’est la Loi (en cela Rousseau importa plus que Montesquieu); la forme matérielle de la décision détachée du nom, c’est le vote secret et anonyme. Ainsi, les Juifs et les protestants pouvaient-ils voter au même titre que les catholiques (je rappelle que les discriminations liées aux appartenances confessionnelles ont duré très tard en Europe, y compris en Grande-Bretagne). Je passe sur les détails : on mesure le degré d’accomplissement matériel d’un tel modèle politique en répondant à la question très pragmatique : de quoi le vote décide-t-il ou ne décide-t-il pas ? La République, telle qu’elle est entendue, depuis la Première jusqu’à la Cinquième, c’est que le vote y décide de tout. Je dis bien le vote, et non le sondage.
[…]
Soit donc la proposition : le propre de la politique issue de la Révolution française, c’est de ne pas poser la question des noms. Certains en concluent que la question des noms ne doit pas être posée. C’est ne rien comprendre à la politique, telle que la Révolution française la détermine. La politique n’est pas là un illimité, mais un limité. Comprendre la Révolution française et comprendre la République qui en pousse les conséquences à leur point d’aboutissement, conduit à conclure : la question des noms peut se poser librement. J’use de cette liberté. J’en use à propos du nom de Juif, parce qu’il concentre sur lui un nœud de difficultés. J’en use, sans m’interdire de recourir ni à mon savoir de linguiste ni aux réflexions que j’ai menées à partir de Lacan ni à ce que j’ai pu apprendre des philosophes et des historiens.
[…]

le nom de Juif est d’abord un nom proféré en première personne;
[…]
La plupart des noms d’une langue sont des noms de 3e personne. Ils se reconnaissent à ceci qu’ils peuvent s’employer de manière prédicative, dans la mesure exacte où ils s’analysent comme un paquet de prédicats. En revanche, insulter quelqu’un, le traiter de salaud, ce n’est pas lui attribuer un prédicat, ce n’est même pas le faire entrer dans une classe : les salauds sont ceux qu’on traite de salauds (où l’on retrouve Sartre); la circularité est ici structurante. La phrase apparemment prédicative « Untel est un salaud »n’est pas vraiment prédicative; elle est la transposition en 3e personne d’une insulte de 2e personne. Quant à l’aveu « Je suis un salaud », il intériorise une insulte, qu’elle ait été proférée ou pas.
En tant que Juif est un nom de personne, les Juifs sont ceux qui disent d’eux-mêmes « je suis Juif ». Mais ce propos, là encore, n’est qu’apparemment prédicatif. Le pseudo-prédicat est une réitération du sujet. C’est une manière de dire « je ». On est plus près de la proclamation performative, au sens de Benveniste, que du jugement d’attribution. L’insulte de 2e personne, « sale Juif », vient en second temps; c’est de fait une convocation requérant le sujet de dire de lui-même « je suis Juif », mais non pas sur le mode de la proclamation performative; bien plutôt sur le mode de l’aveu. La phrase de 3e personne « Untel est Juif » est transposition d’un énoncé de 1e personne ou de 2e personne, suivant les circonstances.
[…]
Si profondément que je m’inscrive en 1e personne dans mon nom propre, ce nom m’a été donné.

[…]

En revanche, le nom juif a pour seul support matériel indispensable de sa persistance la persistance de l’étude juive. Si cela lui était retiré (ce qui est objectivement possible; les témoins pensent que l’interruption a manqué de se produire après la Seconde guerre), l’effacement aurait lieu, même si l’état d’Israël par ailleurs continuait, dans des frontières sûres et reconnues. Car enfin, Juifs et Israéliens, ce n’est pas le même nom. Quand un vieillard meurt en Afrique, une bibliothèque disparaît, dit-on; pour le nom de Juif, la proposition se renverse; si l’étude pharisienne devait prendre fin, alors on pourrait dire des Juifs du monde comme Spinoza, des Juifs d’Espagne : “peu de temps après, rien d’eux ne subsistait, non pas même le souvenir”

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Réflexions sur une lecture. Seconde partie Théorie du nom juif par Jean-Claude Milner

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

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