Inhibition et mélancolie, Armando Cote

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Je vais développer quelques liens qui peuvent exister entre l’inhibition et la mélancolie à partir de la notion de perte. Pour cela je vais me centrer sur le livre de Ludwig Binswanger Mélancolie et Manie1.

Une perte inestimable précède au pire, mais pas n’importe quelle perte ; Lacan parlait de «la puissance de la pure perte2». Il semble évident, même naturel, qu’à une perte s’ensuive un deuil, mais Freud met en question cette évidence : derrière le deuil se cache une énigme, «une grande énigme»3. Lacan nous rappelle que c’est en lisant « Deuil et mélancolie » qu’il a inventé l’objet petit a4.

Pour tout vous dire, si j’ai un jour inventé ce que c’était que l’objet petit a, c’est que c’était écrit dans Trauer und Melancolie. Littéralement, je n’ai eu qu’à me laisser guider.
Freud parle à propos du deuil de la perte de l’objet. Qu’est-ce que c’est que cet objet, cet objet qu’il n’a pas su nommer, cet objet privilégié, cet objet qu’on ne trouve pas chez tout le monde, qu’il arrive qu’un être incarne pour nous ? C’est bien dans ce cas-là qu’il faut un certain temps pour digérer son deuil, jusqu’à ce que cet objet, on se le soit résorbé. C’est dit en clair, c’est écrit dans Freud.

Lacan Jacques, Conférence de Louvain, 1972

Binswanger dans Mélancolie et Manie relate sa longue expérience clinique, il recourt à un vocabulaire philosophique qui, à certains endroits, le rend inaccessible. Les changements d’humeur, phénoménologiquement si différents, posent la question de la cause. Rappelons que Binswanger est l’initiateur de l’analyse existentielle, laquelle le pousse à se détacher de l’orientation psychanalytique, malgré l’admiration qu’il gardera pour Freud.

Le texte de Binswanger présente un intérêt pour nous ; ses références au temps éternisé du sujet sont précieuses pour donner une unification aux deux structures, mélancolie et manie, qui se mêlent comme dans une bande de Mœbius. En effet, Binswanger constate que, malgré l’alternance des affects, les mêmes signifiants se retrouvent, en même temps que la plainte du sujet est constante dans les deux états.

Binswanger centre la mélancolie autour d’un « style de perte5»; cette référence au style est en lien avec l’absence d’objet. Pour Binswanger l’angoisse est sans objet6. Il entre dans des considérations philosophiques pour tenter d’expliquer que la détresse du sujet mélancolique est en lien avec une détresse existentielle et plus précisément avec une angoisse qui porte sur la vie et notamment sur « l’être-encore-en-vie ».

Un exemple de cette perte paradoxale qui pousse le sujet à l’inhibition est le cas de David Büge, relaté par Binswanger. Il s’agit d’un homme de 45 ans, commerçant, qui se plaignait quotidiennement devant les médecins de ce qui avait causé sa «dépression»: il s’était porté caution de quarante mille francs, somme assez importante, mais qui n’était pas du tout ruineuse dans son cas. Le reproche, noté par Binswanger, qui l’avait fait sombrer dans la mélancolie était : «Si je n’avais pas fait la bêtise d’assumer cette caution, je ne serais pas tombé malade7», donc une perte irrécupérable. Mais un jour inattendu, l’argent lui fut rendu et bien évidement le patient n’a pas été guéri, ni même sa santé améliorée. Comme si de rien n’était, en un tour de main, le patient donne suite à un autre thème mélancolique pour poursuivre sa plainte : il s’agit d’une perte dont il n’a pas d’idée, mais dont il a la certitude, peu importe la nature de l’objet perdu. Pour le mélancolique, la perte n’est pas une supposition, mais quelque chose d’évident, c’est une certitude8.

Reprenons un autre cas de Binswanger pour illustrer cette perte. Il s’agit d’une patiente autrichienne âgée de 26 ans, divorcée, mère d’un enfant de 9 ans ; son nom est Olga Blum. À la suite de la première crise d’épilepsie de son père lorsqu’elle avait 6 ans, elle a éprouvé une angoisse vitale, croissante et le sentiment que la «vie devant tant d’horreur ne vaut pas la peine d’être vécue9. » Cette patiente oscille entre des états dits «mixtes maniaco-dépressifs », états que Binswanger constate pendant l’hospitalisation et qui ont lieu durant la journée. Il n’y a pas forcément de périodes maniaques et mélancoliques, dans une même journée elle pouvait passer d’un état à l’autre. Binswanger parle d’une fureur maniaque à laquelle participe tout le corps. Olga Blum voyait tout en rose et éprouvait un sentiment de victoire, elle s’habillait soigneusement et la journée semblait longue avec des impressions sensorielles aussi bien optiques qu’acoustiques; elle éprouvait aussi un besoin d’écrire et de parler. Une filiation délirante viendra s’imposer à elle : elle a l’idée que l’écrivain Goethe est son double.

Lors d’une phase maniaque elle confie au médecin qu’elle est soulagée que Goethe ait vécu avant elle, sans quoi elle aurait dû écrire le Faust10. Cela montre bien, souligne Binswanger, une défaillance de l’expérience de l’ego.

Binswanger procède alors à décrire une double identification qui est en jeu, laquelle pourrait expliquer le changement d’humeur. D’un côté, son père est identifié au père malade, indigne, qui ne mérite pas de vivre ; elle déclare à Binswanger qu’un être si médiocre et misérable que son père doit se tirer une balle dans la tête. Le signifiant maître de cette identification concernant son père est « égoïste », un père égoïste. De l’autre côté, la mère et sa famille sont idéalisées, elles sont brillantes, elles ont accompli des exploits dans leur vie et vivent à cent à l’heure. Quand Olga Blum s’identifie à son père elle devient objet petit a, elle s’abhorre, se hait 11, elle devient abjecte 12, comme dirait Lacan. L’identification à son père est de l’ordre de ce que Freud appelait la conscience morale 13, c’est-à-dire une aversion morale à l’égard de son propre moi qui vient au premier plan.

Nous assistons ici à ce que Lacan a appelé le « suicide d’objet 14 », qui est le propre de l’inhibition mélancolique. En effet, son père ne doit plus exister, il ne doit plus avoir d’enfant, il n’a pas le droit à la vie. Ce qui veut dire que dans le suicide mélancolique, le malade ne se détruit pas lui même,mais détruit le membre haï du couple parental qui a été introjecté. Binswanger reprend ici les développements d’Abraham15. Ces réflexions viennent en opposition avec la phase maniaque, dans laquelle Olga est dans un flux de vie où elle ne veut plus avoir de mésentente ni aucun bouleversement et ne peut plus éprouver de déception16. C’est un état maniaque qui est proche de la mort aussi.

L’unité des deux phases est bien la pulsion de mort. Un tranchant mortel de l’identification au père se dévoile. Cette relation filiale qu’Olga Blum entretient avec son père est un lien mortel, du fait que, une fois le père déchu de ses droits de donner la vie, elle, en étant sa fille, n’a plus droit à vivre ; c’est une version de la forclusion du nom du père. Dans le cas d’Olga Blum, il y a un échec de l’identification narcissique au père, qui est à l’œuvre dans la mélancolie : il n’y a pas d’idéal, d’objet idéal ; comme dans Hamlet, il n’y a pas de brillance phallique. Son père est « égoïste », c’est une certitude, elle ne saurait être le manque de ce père, comme Hamlet avec Ophélie quand il reconnaît qu’il est son manque. Le mélancolique n’a pas perdu son objet, il n’est pas en manque, il a perdu plutôt son « je » (Ich).

Les impulsions meurtrières contre l’autre sont une sorte d’acte suicidaire dans lequel l’objet écrase le sujet.

Soulignons un autre aspect important de ce cas : la question de lalangue, des langues que parle Olga Blum. Binswanger ne manque pas de remarquer qu’à l’âge de 8 ans elle parlait quatre langues, ce que nous pouvons mettre en parallèle avec la logorrhée dont elle souffre et son impossibilité de s’arrêter de parler. À la fin de la description du cas, un autre détail est souligné : son père l’a toujours embrassée sur la bouche 17, un élément d’autocritique où la question d’un amour premier pour le père qui se retourne contre lui comme un gant dans une haine profonde reste dit entre les lignes. C’est un exemple de logorrhée, de liberté maniaque que Lacan explique par le fait que le sujet est soumis « à la métonymie pure, infinie  et ludique, de la chaîne signifiante 18 ». L’inhibition mélancolique est au fond, comme disait Freud, « défaite de la pulsion » de vie qui oblige tout vivant à tenir bon à la vie.

À partir de cas présentés par Binswanger, je voudrais insister sur le caractère de la simultanéité des deux états qui confirment le rejet de l’inconscient. Grâce à Lacan, nous pouvons sortir des binaires qu’avait proposés Freud, vie et mort, manie et mélancolie. Avec Lacan, nous constatons aussi la présence de la mort dans la manie, dans la fureur maniaque de vivre. La phrase « être toute la fille d’un père égoïste » est une holophrase dans le sens que Lacan lui donne : un collage entre l’identification à cet objet au niveau imaginaire et le fait d’être l’objet, c’est à dire « la fille du père égoïste ». Mais il faudrait être plus précis : pouvons nous véritablement parler d’une identification à l’objet dans la mélancolie, en termes freudiens ? Il me semble que non, il s’agit plutôt d’une identité avec l’objet. La forclusion du nom du père fait défaut dans la transmission et le signifiant « égoïste » devient persécuteur.

L’holophrase est l’absence d’intervalle, de coupure entre les signifiants.

Elle s’oppose à la structure du langage, que l’on peut schématiser ainsi : deux signifiants, S1 et S2, le sujet, défini comme étant représenté par S1pour S2, et donc divisé ($) ; mais ce sujet, pour une part, n’est pas représenté. Quelque chose est donc perdu dans l’intervalle inter-signifiants. Cette perte non représentable est l’objet a, qui devient la cause du désir et l’objet de la pulsion. L’holophrase, bloc S1S2, ne divise pas le sujet et l’objet n’est pas perdu. Il n’y a pas de S1 (soit de signifiant de l’instance paternelle, phallique) qui se distingue des autres signifiants. Le sujet est monolithique, sujet d’un énoncé sans énonciation.

Le mélancolique touche à cette vérité première d’être une ordure, un rebut, un déchet, un objet petit a. Au lieu de remplacer l’objet perdu par une identification, le sujet mélancolique reste fixé dans ce moment où il est possédé par une certitude, par un pseudo-savoir. Le sujet mélancolique ne fonde pas un lien social à partir de sa position subjective comme le fait l’hystérique ; il est coupé de tout lien social, il est plongé dans une indignité, il s’identifie à l’objet indigne sans en connaître la valeur, ce qui est le contraire du deuil, qui donne une valeur positive d’exaltation à l’objet perdu.

Le sujet mélancolique met l’accent sur le retour dans le réel. Le langage lui-même implique une soustraction de vie, du fait qu’il introduit le manque dans le réel ; le nom de cette négativation est castration. Pour l’analyste, dans ce cas de mélancolie, la marge de manœuvre n’est pas très grande. La faute morale du mélancolique déroge au devoir du bien dire. Dans « Deuil et mélancolie », Freud note la différence entre le sujet mélancolique qui ne veut plus souffrir et donc ne veut plus savoir et le sujet mélancolique qui est en position de savoir, qui sait ce qui a été perdu. L’acte analytique demande la plus grande prudence dans le suivi de cas de mélancolie. Bleuler, dans un de ses écrits, a fait le constat que plus les soignants fournissaient des efforts pour empêcher que le patient se suicide, plus augmentaient les suicides. Les restrictions et les pressions exercées sur le sujet ont un impact sur lui. C’est la raison pour laquelle Lacan insistait, en 1972, face à son public belge, sur le fait que le discours analytique ne cherche pas à donner un sens à la vie, et caractérisait en revanche l’acte de l’analyste ainsi : « L’acte en tant que tel, c’est d’exposer sa vie, de la risquer19.»

Mots-clés : mélancolie, deuil, inhibition, holophrase, manie, perte.

* Intervention aux Journées nationales de l’epfcl « Actes et inhibition » à Paris les 26 et 27 novembre 2016.


1. l. Binswanger, Mélancolie et manie, études phénoménologiques, Paris, puf, 2011.
2. J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 691.
3. P. Fédida, « La grande énigme du deuil, dépression et mélancolie, le beau objet », dans L’Absence, Paris, Folio Essais, 2005, p. 99.
4. Ce texte est celui de la bande enregistrée de la conférence de Jacques Lacan donnée à la grande rotonde de l’université de Louvain, le 13 octobre 1972. Paru dans Quarto (supplément belge à La Lettre mensuelle de l’École de la Cause freudienne), n° 3, 1981, p. 520. « La perte de l’objet, [dit Lacan] qu’est-ce que c’est que cet objet, cet objet qu’il [Freud] n’a pas su nommer, cet objet privilégié, cet objet qu’on ne trouve pas chez tout le monde, qu’il arrive qu’un être incarne pour nous ? C’est bien dans ce cas-là qu’il faut un certain temps pour digérer son deuil, jusqu’à ce que cet objet, on se le soit résorbé. C’est dit en clair, écrit dans Freud. »
5. Souligné par Binswanger, Mélancolie et manie, op. cit., p. 51.
6. Ibid. p. 55, mais aussi p. 56.
7. Ibid., p. 36.
8. Ibid., p. 49.
9. Ibid., p. 98.
10. Ibid., p. 100.
11. Ibid., p. 109.
12. J. Lacan, « Télévision », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 525. « La fonder [l’angoisse], dis-je de cet abject comme je désigne maintenant plutôt l’objet (a). »
13. S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1968 p. 153.
14.< J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, Le Transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 463.
15.< L. Binswanger, Mélancolie et manie, op. cit., p. 110.
16.< Ibid., p. 107.
17.< Ibid., p. 110.
18.< J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 388.
19. Conférence de Jacques Lacan à la grande rotonde de l’université de Louvain, art. cit.

Jacques Lacan : Conférence de Louvain

https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2017-2-page-7.htm

Jacques Lacan : Conférence de Louvain, texte établi par  Jacques-Alain Miller, Jacques Lacan dans La Cause du Désir 2017/2 (N° 96), pages 7 à 30

Cette Conférence a été prononcée le 13 octobre 1972 à la Grande Rotonde de l’Université catholique de Louvain. Autant que je sache, elle a été filmée par la rtbf sans l’accord de Lacan.
Puisqu’on a eu la bonté de me présenter, je vais entrer dans la difficile tâche de vous faire entendre ce soir, disons, quelque chose.
Je serai reconnaissant aux personnes qui sont à la périphérie de me signaler, de la façon qui leur conviendra, si on m’entend bien. Comme je n’aime pas énormément cette sorte d’ustensile, je l’ai mis sous ma cravate. Mais si par hasard ça fait un obstacle, ayez la gentillesse de me le dire.
On entend ? On n’entend pas (rires) ! Et comme ça, m’entend-t-on ? Ça va ? Alors la cravate, donc, était un obstacle.
J’ai eu le plaisir tout à l’heure d’avoir en face de moi ce que j’avais demandé à Jacques Schotte et à Vergote, à savoir quelques-uns d’entre vous, qui m’ont posé des questions qui, comme je le leur ai dit, m’intéressent, m’intéressent beaucoup, m’intéressent beaucoup en ceci que toute question ne se fonde jamais que sur une réponse. C’est certain, on ne se pose de questions que toujours là où on a déjà une réponse, ce qui a l’air de limiter beaucoup la portée des questions. Néanmoins, c’était pour moi une occasion de mesurer ce qui pour chacun était la réponse. Évidemment, les réponses diffèrent pour chacun.
C’est même ce qui fait obstacle à ce que, si gentiment, on appelle la communication (rires). Enfin, je vois que j’ai un auditoire. Voilà des gens sympathiques. La communication, ça fait rire. Eh bien c’est pour moi un très vif encouragement. Si vous en êtes déjà là, on va pouvoir avancer un peu. Un peu, vous ne m’en demandez pas plus.

I – Du sens à la jouissance dans le discours analytique

Lorsque j’ai terminé avec les vingt-cinq ou trente personnes qui ont eu la gentillesse de répondre à l’invitation de mes hôtes, j’ai pris comme ça quelques notes sur un petit papier.
J’étais tellement content, puisque ça ne m’arrive jamais qu’on m’extraie vingt-cinq personnes avant que je parle afin que j’aie une idée d’à qui je vais parler. J’étais tellement content que je suis resté avec eux jusqu’à six heures et demie alors que j’étais là depuis quatre heures. Et bien entendu ça ne permet pas la préparation de ce que l’on appelle une conférence.
Je n’ai jamais eu la moindre intention de vous faire une conférence. J’ai un enseignement. J’ai fait ça pendant… oui, pendant très longtemps. Enfin, j’ai fait ça pendant dix-sept ans, et croyez bien que je le prépare. Mais c’est différent pour venir parler à des personnes qui, en principe, forcément, n’ont de tout ça que cette chose curieuse, enfin, n’est-ce pas, cette chose qui se propage par des voies impersonnelles, qui se propage par des voies imperceptibles et certainement de moi inconnues, celles qui font que j’ai toujours vu plutôt croître ce qu’on appelle mon audience.
Alors, après les questions qu’on m’a posées jusqu’ici, je ne pouvais vraiment rien faire que de me dire que j’improviserais, comme on dit, ce qui ne veut rien dire. Je n’improvise pas, bien sûr, je n’improvise pas, quoique j’ai un nombre beaucoup plus considérable que je n’attendais autour de moi, de têtes. Je dis ça parce que je ne vois qu’elles, des têtes. C’est très captivant, des têtes. C’est même si captivant que cela vous la tourne souvent. Eh bien, vous m’en croirez si vous voulez, je vous laisse libre, à moi cela ne me la tourne pas. Ça ne me la tourne pas parce que je suis un analyste, et que de ce fait, je ne pense pas, pour chacun de vous, que tout passe par là, bien loin de là.
Ça n’empêche pas, bien entendu, qu’à cause de certains termes dont je me sers dans certains milieux qui sont comme par hasard des milieux dits analytiques, ça se dit que je fais une psychanalyse intellectualiste, ce sous le prétexte que je suis parti de ce qu’on appelle la société psychanalytique dite internationale.

Comment je me suis trouvé hors de l’Internationale

Il se trouve en effet que je me suis trouvé, comme ça, hors du champ de cette société. Ce n’est pas parce que j’en étais sorti, il faut bien savoir ça. Moi, je ne suis jamais sorti de l’endroit où j’avais des gens qui avaient avec moi une commune expérience.
Mais enfin, à ce moment-là, qui était le moment de la fondation de l’une de ces sociétés-filiales qui font la force d’un certain groupement, il s’est trouvé quelqu’un qui avait pensé comme ça, pour des raisons politiques, que ce n’était pas plus mal de répondre à une demande qui était évidemment de formation analytique. Il s’est trouvé quelqu’un pour agir comme on agit partout, c’est-à-dire que, si on n’est plus d’accord, on dit – Je donne ma démission.
Alors, cette personne, que j’aime beaucoup – en fin de compte, je l’aime beaucoup, je n’en suis pas fou, mais enfin je l’aime beaucoup – cette personne a donné sa démission de l’Internationale. On ne me l’a pas dit, on a fait ça la veille du jour où on devait se rencontrer avec moi pour fonder un nouveau groupe. Si on m’avait dit qu’on allait démissionner, j’aurais dit — Consultez les statuts quand même, qu’est-ce que ça a comme conséquence, de donner sa démission ? Ça a toujours des conséquences, il faut savoir lesquelles.
Alors, comme les gens s’étaient comportés loyalement en démissionnant – je rends justice et hommage à la personne dont je vous parlais – on n’a plus pu prendre la parole à un certain congrès de Londres, ce qui est toujours ennuyeux quand il s’agit d’une question en débat. Ça a rendu difficile, bien sûr, la suite des rapports avec la société internationale, surtout quand la même personne qui avait donné sa démission n’a plus eu qu’une hâte, c’était de rentrer au sein de l’Alma mater.
Enfin, tout ça, ce sont des détails.

Ce que j’entends par discours

La chose dont je voudrais ce soir que vous ayez un peu le sentiment, c’est ce que c’est, la psychanalyse. Mises à part les personnes qui veulent bien m’accueillir ici, je suppose que ce n’est pas le cas de tout le monde ici de savoir qu’au point où j’en suis, et où vous n’en êtes pas, bien sûr, j’ai appelé la psychanalyse un discours.
Naturellement, il faut savoir ce que j’entends par là, un discours. Ce que j’entends par là est ceci – un discours, c’est une sorte de lien social.
Partons de ce que nous appellerons d’un commun accord, si vous voulez bien, l’être parlant. C’est un pléonasme, n’est-ce pas ? C’est parce qu’il est parlant qu’il est être, puisqu’il n’y a d’être que dans le langage. Alors, le parlant – parlant, vous l’êtes tous, du moins je le suppose –, le parlant que vous êtes tous se croit être. Dans bien des cas, en tout cas dans celui-là, il suffit de se croire pour être, en quelque façon.
Il est tout à fait sensible que cet être parlant, généralement classé à juste titre comme animal, a des liens sociaux. En d’autres termes, ce n’est pas sa condition commune de vivre en solitaire. Non seulement ce n’est pas sa condition commune, mais en fin de compte, il ne l’est jamais.
Néanmoins, il passe son temps à rêver qu’il pourrait bien l’être. Il en résulte de charmants romans comme Robinson Crusoé. Qu’est-ce qui pourrait bien lui arriver s’il était tout seul ? Ça, on ne peut pas dire qu’il n’y aspire pas. Seulement voilà, s’il y a une chose qui est bien claire dans ces sortes de mythes qui rejaillissent toujours, c’est qu’il y a quelque chose en tout cas qui ne l’abandonne pas, c’est justement ça, qu’il soit parlant. Quand il est tout seul, il continue à parler. En d’autres termes, comme s’exprime notre cher ami Heidegger dont nous parlions tout à l’heure au dîner, il continue d’habiter le langage. Il faut partir de là.
Il faut tout de même bien que je sonde un peu les choses. Quand il est sur une île déserte, il habite le langage, et en quelque sorte, ses moindres pensées lui viennent de là. On aurait bien tort de croire que, s’il n’y avait pas de langage, il penserait. Ce n’est pas qu’il pense avec, c’est le langage qui pense. Et puis il en reçoit d’autant plus de choses qu’il y a longtemps qu’il était là-dedans, et ce n’est pas une raison parce qu’il a fait un petit naufrage pour que ça cesse.
Tout à l’heure, on m’a posé des questions. Elles m’ont toutes d’autant plus intéressé que c’est ce sur quoi j’allais modeler ce que je pouvais avoir à vous dire. On a parlé d’un certain Szondi pour qui j’ai beaucoup d’estime, à part ceci, comme je l’ai bien souligné, que ça n’a strictement aucun rapport avec le discours analytique. Le discours analytique fait partie de ceci – que nous pouvons savoir en tout cas avec une entière certitude, et c’est le minimum qu’on puisse dire – c’est que tout ce qui s’édifie entre ces animaux dits humains est construit, fabriqué, fondé sur le langage.
 
Il est d’autres animaux sociaux, vous en avez bien sûr entendu parler, les fourmis, les abeilles et quelques autres exemples distingués sur lesquels nous nous sommes penchés, comme on dit, sur lesquels nous passons notre temps à nous pencher, nous autres, êtres langagiers. Ils ont quelque chose qui les tient ensemble, on ne sait pas quoi d’ailleurs, on en est réduit à dire que c’est l’instinct. Il paraît difficile de ne pas s’apercevoir que ce qui fait que les êtres humains tiennent ensemble eux aussi, ça a rapport avec le langage. J’appelle discours ce quelque chose qui, dans le langage, se fixe, se cristallise, qui use des ressources du langage lesquelles sont évidemment plus larges, pour que le lien social entre êtres parlants, ça fonctionne.

Le maître, le savoir, l’analyste

À cette idée j’ai essayé de donner une petite cristallisation. Ça m’a permis de distinguer le premier des discours, celui qui reste à la base. Comme tout le monde, vous en connaissez un bout. Je l’ai appelé – mais je ne suis pas le premier, j’avais déjà les voies frayées par un certain nombre de personnes – le discours du maître.
Le maître, c’est-à-dire le magistère. C’est de ça qu’a hérité la langue française. Avant, ça s’appelait le discours de la domination. Mais les choses avaient déjà glissé, il faut croire, pour qu’on appelle ça le discours du maître. C’est déjà ce qui apparaît dans un titre du nommé saint Augustin, De magistro. Le magistère, ce n’est pas rien. C’est ce qu’on appelait jusqu’à un certain moment le pédant, c’est-à-dire celui à qui le maître confiait ses enfants.
Cependant, maintenant, c’est le pédant qui a la magistrature. Il faut en tenir compte, et distinguer ce second discours par quelque chose. Dans mes schémas, ça fait un quart de tour.
Il est certain que tous ici tant que vous êtes, vous êtes inclus dans cette seconde sorte de discours. Vous attendez quelque chose d’une accession à cette sorte de pouvoir que confère ce qui a été promu par le quart de tour en question à une certaine place et qu’on appelle le savoir. C’est une révolution historique. Non pas du tout, bien sûr, que je fasse de tout ça des étapes.
Dans le petit peu que nous savons d’histoire, on peut en effet – mais ça vacille –, on peut concevoir le moment où le savoir s’est donné le pouvoir. Or, si on peut le concevoir, ça veut dire que ce n’était pas ça avant, et en effet le vrai maître, le dominus, n’a besoin de rien savoir. La seule chose qu’il faut, comme je me suis exprimé, c’est que ça marche. Celui qui a à savoir quelque chose c’est celui qui est chargé de ce que ça marche, c’est-à-dire ce qu’un certain Hegel a appelé l’esclave. C’est d’ailleurs parmi les esclaves qu’étaient toujours choisis les pédants, parce qu’on savait bien qu’il n’y avait que là qu’on savait quelque chose. Et puis, ça s’est mis à tourner comme ça doucement, et il est arrivé d’autres choses dont je ne vais pas vous faire le graphique.
Par quel bond, par quel saut en sommes-nous venus à ce point où il y a au moins une personne – enfin moi… moi entre autres, mais enfin quand même moi – qui ait fait une petite opération de frayage pour avoir l’idée que c’est à ce rang de discours qu’il faut mettre la psychanalyse ?
Le fait est que le petit remue-ménage qui s’est passé autour de Freud fait maintenant que vous êtes là aussi nombreux, et que la psychanalyse, ça vous tracasse, ça vous pose des problèmes, ça vous laisse même dans l’idée qu’il se passe là quelque chose d’important auquel on pourrait bien avoir recours quand tout ce système ne marcherait plus très bien, car, comme je le disais tout à l’heure au dîner, il y a des petites annonces que ça ne marche plus très bien. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, tout ça ?
Et du discours analytique, qu’est-ce que vous pouvez en avoir comme idée ?

La vie et la mort en psychanalyse

J’ai entendu parler de ce Szondi d’une façon très pertinente par quelqu’un qui, sans doute déjà guidé par le discours analytique, avait voulu faire une sorte de pont entre ce qui était fomenté dans ce discours et, mon Dieu, la condition tout de même fondamentalement animale où en est ce parlant qui se croit être. J’ai été un tout petit peu entraîné à faire remarquer que, sur le sujet de la biologie, la psychanalyse n’avait pas apporté grand-chose alors qu’elle n’a que ça à la bouche, les pulsions de vie, et je te glougloutte, les pulsions de mort.
Il vous en est un tout petit peu parvenu quelque chose, oui ou non ? Parce que sans ça je passe. Oui ou non, plutôt oui ou plutôt non ? Ah ! Il faut se méfier de tout ce bavardage (applaudissements).
Un tout petit peu de sérieux. La mort est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir, bien sûr – ça vous soutient. Si vous n’y croyiez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira, est-ce que vous pourriez supporter cette histoire ? Ce n’est qu’un acte de foi. Le comble du comble, c’est que vous n’en êtes pas sûr. Pourquoi est-ce qu’il n’y en aurait pas un ou une qui vivrait jusqu’à cent cinquante ans ? Enfin, quand même, c’est là que la foi reprend sa force.
Ce que je vous dis là, c’est parce que j’ai vu ça chez l’une de mes patientes il y a très longtemps de sorte qu’elle n’en entendra plus parler, sans ça je ne raconterais pas son histoire. Elle a eu un jour un rêve pascalien, elle a rêvé que l’existence rejaillirait toujours d’elle-même, une infinité de vies se succédant à elles-mêmes sans fin possible. Elle s’est réveillée presque folle. Elle me l’a raconté, et bien sûr je ne trouvais pas ça drôle. Seulement voilà, la vie, ça, c’est du solide, c’est ce sur quoi nous vivons, justement. Bien sûr nous vivons, ce n’est pas douteux, on s’en aperçoit même à chaque instant. Seulement, la vie, il s’agit de la penser.
La vie, dès qu’on commence à en parler comme telle, quand on prend la vie comme concept, alors là, on se met tous à l’abri tous ensemble pour se réchauffer avec un certain nombre de bestioles qui naturellement nous réchauffent d’autant mieux que, pour ce qui est de notre vie à nous, on n’a aucune espèce d’idée de ce que c’est. Dieu merci, c’est le cas de le dire, il ne nous a pas laissé tous seuls. Depuis le début, depuis la Genèse, il y avait d’innombrables animaux. Que ce soit ça qui fasse la vie, ça a la plus grande vraisemblance. La vie est ce qui nous est commun avec les petits animaux.
Première approximation. C’est beau, la vie, comme vous savez. Ça remue, c’est chaleureux, c’est sensible, c’est bouleversant. Alors on commence à penser, Dieu sait pourquoi, que ça se conserve, la vie. C’est quand même un signe que là, quelque chose passe d’un peu plus sérieux. Pour que ça dure, il faut que ça se conserve, ça fait ce qu’il faut pour se conserver, ce qui commence à compliquer un petit peu plus les choses.
Je voudrais quand même essayer de décanter un peu ce qui vous parvient de la psychanalyse, qui n’est pas tellement collée à cette bêtise. Il suffit d’un tout petit peu de jugeote, n’est-ce pas, pour s’apercevoir que ce n’est pas du tout ça, la vie, ce n’est pas du tout forcément ce qui remue, ni ce qui est chatouilleux, ni ce qui fait ce qu’il faut pour se conserver. Il y a excessivement longtemps qu’on s’est aperçu que c’est bien de vie qu’il s’agit dans le végétal. Si j’ose dire – je dis si j’ose dire puisque je vais le reprendre, le rattraper – notre parenté de vivant avec l’arbre a été sentie très tôt. Il semble par le peu que nous sachions d’histoire que les innombrables métamorphoses dont le mythe antique nous exprimait les variétés nous en témoignent. De sorte que, si étonnant que ça puisse vous paraître, il se trouve qu’on n’a pas eu besoin des derniers progrès de la biologie, n’est-ce pas, on n’a pas eu besoin de mon cher ami François Jacob pour mettre l’accent sur ceci, qui est le seul trait caractéristique de la vie, à savoir que ça se reproduit. Pour tout le reste, jusqu’à nouvel ordre, vous pourrez toujours chercher ce que c’est que la vie.
On n’a pas attendu François Jacob, je l’ai nommé parce que c’est mon ami, pour s’apercevoir que la vie, ce n’était que ceci. À savoir que mon c’est chatouilleux de tout à l’heure veut dire que ça jouit ou que ça souffre – c’est du même ordre – et que ça a un corps.
Est-ce qu’un arbre a un corps ? Les Anciens, comme on les appelle, n’en doutaient pas, à preuve et à seule preuve, mais ce n’est pas rien, les mythes de métamorphoses. Quand j’ai dit plus tôt (…), vous voyez tout de suite l’ambiguïté. Est-ce que ça veut dire qu’ils étaient plus malins qu’on ne s’y attendait, est-ce que ça veut dire qu’ils étaient plus savants peut-être que nous ne le sommes ? Là est la question, la question du savoir.

Le sujet supposé savoir

Nous savons pas mal de petites choses et qui, bien sûr, nous paraissent forcément sans rapport avec ce que savaient les autres, ceux qui nous ont prédécédés sur cette planète, dont nous avons la trace, quelques documents. Mais nous ne pouvons par définition avoir aucune espèce d’idée des choses que eux savaient et que nous ne savons plus peut-être. La question du savoir, et nommément du savoir de l’esclave, du savoir qui maintenant nous régit, reste entièrement en suspens.
De la question du savoir de l’esclave nous en avons gardé une petite machine flottante qui s’appelle le Ménon de Platon. La science y est définie comme ce qui se transmet en tant que savoir. Elle est distincte de l’opinion vraie, qui ne se définit qu’en ceci qu’elle n’est pas la science puisqu’il n’y a pas de moyen de la transmettre, mais qu’elle n’en est pas moins vraie. Comment la faire passer à quelqu’un d’autre ? Disons, pour faire le bond que je suis bien forcé de faire faute de pouvoir éterniser ce discours, que quand on la trouve, on en est réduit à fermer sa phrase autour d’elle d’une certaine façon qui fait que ça a des effets, que quelque chose change, pour celui qui s’accroche à cette phrase, qui lui donne sa portée.
Je demande ce qu’on peut imaginer de la psychanalyse si on ne voit pas que c’est là la question. À savoir, pourquoi quelque chose qui a une certaine visée, d’être dit a certains effets ? Il est tout de même clair que la psychanalyse n’opère par aucun autre instrument.
Pour expliquer l’effet dit de transfert, on a habituellement recours à un argument qui consiste à dire que, à force de se voir pendant des jours, on finit par être complètement captivé par un certain être. Et puis après ? Quelle image offre-t-il, cet être qui est là dans son fauteuil à vous écouter, quel exemple, quel enseignement ? Je veux bien que l’amour mène loin, mais quand même, on a rarement vu dans l’amour un partenaire comme ça (rires).
En plus, ce tour de passe-passe auquel on a recouru, on trouve que c’est encore trop, on dit — C’est un amour sans doute transféré, illusoire, c’est ma maman, c’est mon papa que j’aime en toi. Freud était quand même un peu plus sérieux, il a quand même dit que le transfert, c’est l’amour, purement et simplement. Pourquoi est-ce qu’on aime un être pareil ? Je laisse pour l’instant la question en suspens.
J’en ai donné enfin une formule. Du transfert j’ai parlé dans des termes qui sont pleins de pièges, comme d’habitude. C’est comme ça dans tout ce que je dis, bien sûr. Pourquoi dirais-je autre chose que ce dont il s’agit justement lorsqu’il en est de l’inconscient, à savoir que le langage, ça ne permet jamais de formuler que des choses qui ont trois, quatre, cinq, dix, vingt-cinq sens ? C’est ainsi que j’ai parlé du sujet supposé savoir.
Pendant un certain temps, on a pu croire que les psychanalystes savaient quelque chose, mais ça n’est plus très répandu (rires). Le comble du comble, c’est qu’ils n’y croient plus eux-mêmes (rires), en quoi ils ont tort, car justement ils en savent un bout, seulement, exactement comme pour l’inconscient dont c’est la véritable définition, ils ne savent pas qu’ils le savent.
Sujet supposé savoir, ce n’est pas un monsieur ou un copain ou quelqu’un qui est supposé, comme ça, savoir. Ça a un autre sens. Quelqu’un à la sortie tout à l’heure m’a dit que mon discours prenait un peu trop appui sur je ne sais quel savoir absolu. S’il y a bien quelqu’un qui pense qu’il y a dans le savoir absolu une fêlure absolument irrémédiable qui parcourt toute la Phénoménologie dite de l’Esprit de Hegel, s’il y a quelqu’un qui la souligne en long, en large et en travers, c’est bien moi. La pensée – sous prétexte de ce développement fabuleux du discours du maître, justement, dont ce n’est pas par hasard que Hegel en a donné le couronnement – que la progressive montée de l’esclave – qui dans Hegel, très pertinemment, est supposée être le support du savoir – élèvera jusqu’à l’absolu la puissance du maître, et que ce sera ça qui conjuguera le savoir à l’absolu, c’est vraiment un des plus… Enfin, c’est la dialectique, c’est tout dire. Pour être sûr de tourner en rond, il faut se guider au fanal de la dialectique, il n’y a pas mieux.
Reprenons notre fil.

La jouissance et le sens

Cette vie, cette vie à l’abri dans ce qui est le plus sûrement voué à la mort, cette vie dont nous avons plein la bouche, à quel titre vaut-il de s’en servir ? Ce que je suis en train d’énoncer dans cette entrée en matière, c’est que l’usage qu’on en fait est de métaphore. C’est-à-dire que là où nous ne sommes pas capables de rendre compte du moindre comportement, il y a quand même la couverture, le chapeau de la vie. C’est comme ça parce que c’est la vie.
Il est clair que, pour si peu que nous prenions d’appui dans l’usage de ce mot, il ne peut venir qu’au terme. Partout où on a osé l’employer d’une façon qui n’était pas futile mais qui a eu des conséquences, là où on a parlé de Je suis la voie, la vérité et la vie, la vie vient en dernier. Et encore, si vous fouillez un peu dans toute cette littérature, La vita nova, ça veut dire qu’il faut se débarrasser de pas mal de choses qui sont généralement considérées comme de la vie pour que vienne la vie neuve. Elle est toujours l’aboutissement de quelque chose qui d’abord est frayage de sens et, comme on dit, essai de donner à la vie un sens.
Alors, la meilleure façon de commencer à lui donner un sens, ce n’est pas de croire que c’est elle-même qui est le sens. Il arrive qu’elle soit l’aboutissement du sens. S’il y a une chose absolument certaine, c’est que ce n’est pas du tout à donner un sens à la vie qu’aboutit le discours psychanalytique. Il donne un sens à des tas de choses, à des tas de comportements, mais il ne donne pas le sens de la vie, pas plus d’ailleurs que quoi que ce soit qui commence à raisonner sur la vie.
Quand le biologiste, le behavioriste, considère comment ça se comporte, il peut en effet parler de ce que j’appelais tout à l’heure se conserver, et s’il pousse un peu les choses, il parlera de survie. Survivre à quoi ? Là est la question. Pour ce qu’il en est de l’être parlant, il y a quelque chose qui s’appelle l’acte, et il ne fait pas le moindre doute que le sens, la caractéristique de l’acte en tant que tel, c’est d’exposer sa vie, de la risquer. C’en est strictement la limite.
Je ne m’en vais pas me mettre à exposer le pari de Pascal pour dire que la vie, pour qui pense et sent un peu, n’a strictement qu’un sens – pouvoir la jouer. En échange de quoi ? Sans doute d’innombrables autres vies. Il n’en reste pas moins que ce dont il s’agit, c’est de la jouer, c’est de parier. Jusqu’au point où nous en sommes, et dans le discours du maître particulièrement – ça, Hegel l’a fort bien vu – hors du risque de la vie, il n’y a rien qui, à ladite vie, donne un sens.
Ce que je mets en jeu ici, c’est qu’une autre forme de déchiffrage nous est proposée, mais l’étrange est que ça ne parte que d’un autre discours. Dans le début du discours de Freud, il n’y a pas de trace de référence à la vie. Il y a un discours dont il s’enseigne, celui de l’hystérique, et qu’est-ce qu’il y découvre ? Très précisément, un sens. Et ce sens, par rapport à tout ce qui s’est jusque-là évalué, est autre. C’est… Vais-je dire le ou la ? Disons, pour frayer la chose, que c’est la jouissance. Mais si vous mettez la chose en deux mots avec un petit trait d’union, c’est le joui-sens.
Pas un seul des propos de ces biens-venues, de ces bien-aimées – j’ai appelé la malade de ma thèse, dont je parlais tout à l’heure, Aimée, ce n’était pas une hystérique – pas un seul propos de ces hystériques dont nous ne puissions dénoncer quel fil, fil d’or de la jouissance, les guide. Et c’est même très précisément pour cela que ce discours énonce le désir, et fait ce désir pour le laisser insatisfait.
Freud nous guide, et il nous a donné, c’est vrai, un nouveau discours. Vous ne vous apercevez même pas que ce discours fait que le sentiment, l’incident, l’affectation de quelque chose dans un certain champ, vous tous – nul besoin pour ça que vous soyez en analyse ni analyste – vous savez l’interroger d’une façon dont il n’y a rien dans toute la littérature passée. Même si, telle qu’elle est faite, elle témoigne tourner autour de ça.
Je parlais tout à l’heure, avant de vous rencontrer, d’un romancier, George Meredith, qui écrivait tout à fait au début de ce siècle ou même un petit peu avant. Quand nous le lisons, si nous pouvons sentir quelle justesse brûlante, quelle divinité comique le guidait, c’est dans des termes qui étaient strictement impensables à l’ère victorienne où ce roman sortait.
Qui donc avant Freud était capable de dire, à propos d’un deuil, que ce n’est pas un vrai deuil ? C’est une chose qui ne se rencontre pas souvent, mais tout de même de temps en temps. Freud a écrit, bien sûr, sur le deuil, mais qui a su traduire ça, en termes sensibles ? Pour tout vous dire, si j’ai un jour inventé ce que c’était que l’objet petit a, c’est que c’était écrit dans Trauer und Melancolie. Littéralement, je n’ai eu qu’à me laisser guider.
Freud parle à propos du deuil de la perte de l’objet. Qu’est-ce que c’est que cet objet, cet objet qu’il n’a pas su nommer, cet objet privilégié, cet objet qu’on ne trouve pas chez tout le monde, qu’il arrive qu’un être incarne pour nous ? C’est bien dans ce cas-là qu’il faut un certain temps pour digérer son deuil, jusqu’à ce que cet objet, on se le soit résorbé. C’est dit en clair, c’est écrit dans Freud. Mais de nos jours, il y a un tas de gens qui, sans jamais avoir lu ce texte de Freud, mais simplement à cause de ce qui circule, de ce qui passe dans la conscience commune, comme on dit, sont capables de se dire Ça, ce n’est pas un vrai deuil, et de discuter la question.
On dira par exemple C’est un petit jeu masochiste. De nos jours, c’est à quinze ans qu’on sait se servir du terme maso. On dit Il est maso, tu es maso, je suis maso. Ça se conjugue. Et tout le monde sait que maso, c’est du toc. C’est à la portée de tout le monde de dire Ce n’est pas un vrai deuil. Est-ce que vous imaginez cette question-là discutée avant Freud ? Moi, j’ai entendu ça de mes oreilles, ce qui prouve que quand même il est arrivé quelque chose.
Oui, il est arrivé la dimension du sens identifiée à la jouissance, avec ceci de surcroît – et c’est à ça que servait ma petite histoire d’à l’instant – que ce n’est pas simplement ce qui était déjà à la portée de tout le monde mais que personne n’avait jamais exprimé avant, comme la conscience, la pensée, la maîtrise, enfin un très très grand nombre de catégories qui avaient bien aussi leur prix, mais qui étaient un peu essoufflées quand même. On a expliqué beaucoup de choses, mais quand même pas toutes, dont nous avons hérité l’usage qu’on en fait.
Il ne faut pas vous figurer que des philosophes, des Écoles un peu particulières avaient trouvé que la jouissance, ça méritait mention. Ne vous y trompez pas, Épicure, ce n’est pas du tout la jouissance, c’est le plaisir, et le plaisir, ça consiste à ce que, comme on dit, la tension soit le plus bas possible. D’abord, moins vous en faites, mieux ça vaut, mais aussi moins vous en sentez, plus c’est agréable. Il n’y a pas l’ombre d’une recherche de jouissance.
Entre nous, qui est-ce qui la recherche ? Réponse – les pervers. Ça, c’est l’enseignement de Freud. Il y en a qui sont des mordus de la jouissance, et pour cela ils sont prêts à tout. Ça les mène loin sans doute, mais ça ne les mène pas dans une certaine voie avec laquelle on pourrait imaginer quand même qu’ils aient quelque rapport, la voie de la jouissance sexuelle. Il y a d’abord dans Freud ceci, qui consiste à montrer que la jouissance sexuelle est le point idéal par rapport auquel se repèrent les diverses jouissances perverses, ceci d’une part, et d’autre part que toutes sortes de comportements qui jouent avec le désir en jouent d’une façon telle que ce dont il s’agit, c’est qu’en aucun cas on n’aboutisse à la jouissance, et ceci s’appelle la névrose. Ce sont les deux percées, les deux trouées que fait Freud. Les Trois essais sur la théorie de la sexualité, c’est ça que ça veut dire.
Malaise dans la civilisation est une espèce de cri qui détonne, qui tranche d’autant plus par rapport à l’ensemble de son discours que la jouissance sexuelle y est sans aucun doute tenue pour être, par excellence, le moment de la jouissance. Il y a quand même ce quelque chose qui reste à côté, c’est que tout ce que Freud démontre dans le comportement humain, c’est que, s’il y a une chose pour quoi le comportement est fait, c’est pour se défendre de la jouissance.

Sens de l’au-delà du principe du plaisir

Tout ce que Freud a apporté comme théorisation qu’on appelle énergétique n’est que tentative de fonder quelque chose qui ressemble à la physique moderne, avec cette étoffe, dirais-je, ce fluide, cette hypothétique chose qu’est la jouissance comme support. Qu’est-ce que le principe de plaisir, sinon la transposition lucide de la défense contre la jouissance ? Il est d’autant plus remarquable qu’il ne se soit pas trompé un seul instant sur le sens d’une certaine morale dont j’ai parlé tout à l’heure sous le nom de morale épicurienne. Ne pas entrer dans le jeu de la jouissance, c’est ça qui est le plaisir.
Freud transforme ça en termes de niveaux. De même qu’on pourrait dire que la physique, la mécanique, la dynamique moderne est fondée sur le principe du moindre travail, dans l’énergétique freudienne quelque chose qui passe d’un niveau à un autre y passera par la voie la plus courte. Tout le raisonnement porte sur ce quelque chose qui est mythique, j’espère que vous vous en rendez compte, et qui s’appelle l’énergie.
De quoi s’agit-il ? L’énergie électrique, thermique, l’énergie quoi, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire simplement que quand vous faites le compte, à la fin vous devez retrouver le même chiffre qu’au début. Or, les chiffres, vous les fixez de façon tout à fait précise sur chaque déplacement de l’ensemble, vous les choisissez de façon à ce qu’à la fin, ça fasse le même total. Ce n’est pas autre chose, l’énergie.
Freud ne peut pas s’être tout à fait aperçu de ça, parce que comme beaucoup de gens à son époque, il croyait que l’énergie, c’était autre chose qu’un calcul. Et alors, il pose ceci, que le principe du plaisir, de même que la chute des corps dans la loi du moindre travail, c’est la pente de la moindre jouissance. Et puis, il s’aperçoit dans un second temps que cela ne suffit pas, et il pose qu’il y a un au-delà du principe du plaisir.
Qu’est-ce que nécessite cet au-delà ? C’est ce qu’il appelle l’automatisme de répétition. Il faut se laisser un peu guider par la langue, surtout quand on n’a pas un temps infini à parler. Il n’y a pas qu’en français que répétition veut dire ce que ça veut dire, c’est-à-dire deux fois ou trois fois ou une infinité de fois la pétition, c’est-à -dire la demande. Et la répétition, ça veut dire que la demande, ça ne s’arrête pas, et que rien ne l’étanche. Et là, il est forcé d’élucubrer toute une mécanique – qui est beaucoup plus que lisible, qui est même traduisible – du retour de la vie à la mort. Et en effet pourquoi pas ? – à part ceci, que je viens de vous faire remarquer, que cela laisse complètement intacte la question de ce que c’est que la vie.
Je suis parti de là. Ça m’a été inspiré par les questions de tout à l’heure autour de Szondi, mais enfin, il est tout à fait clair que la mécanique dite du plaisir trouve ici sa limite. Non seulement elle trouve sa limite, mais elle la trouve tellement qu’il y a encore beaucoup d’analystes pour penser que le terme de Trieb, pour ne pas le traduire par l’instinct ou la dérive de la mort, ça ne colle pas. Eux ne marchent pas dans cette affaire. Tout cela repose bien sûr sur le malentendu fondamental que le plaisir, c’est la jouissance.
Bref, ce que je veux faire remarquer, c’est qu’il y a un certain second discours de Freud qui est la tentative d’une économie, d’une balance des comptes, d’une énergétique, pour dire le mot, qui est inspiré du discours scientifique. Ce discours n’est pas du tout forcément à côté de la plaque, mais Freud n’a strictement pas les moyens de pousser son articulation jusqu’à des conséquences sûres. Lui-même montre sa défaillance en mettant en avant l’au-delà du principe du plaisir comme ce que c’est, il le dit en clair. C’est à savoir que ce qui est au-delà du principe du plaisir est très précisément tout ce qui pèche, tout ce à quoi a affaire l’analyste, c’est-à-dire la répétition d’une demande, qui est tout de même là pour quelque chose d’autre que d’aboutir à l’anéantissement. Là, il y a quelque chose qui insiste, et ce qui insiste, c’est justement ce qui a le plus de sens, et ce sens est de l’ordre de la jouissance.
Freud se rejoint sans aucun doute lui-même à travers ce détour qui lui est imposé par l’énigme des faits auxquels il apprend, au-delà du discours de l’hystérique, à s’affronter. Il y a une énigme, une énigme qu’il laisse béante et qui est ce par quoi enfin s’amorce ce sur quoi à la fin des fins tombe sa plume – la division, le clivage de ce qu’il appelle le Ich, à savoir le sujet. Il se déconcerte du fait que le Ich soit divisé de lui-même, à savoir qu’il poursuit concurremment un désir contradictoire.
Il n’en reste pas moins que là, en ce point extrême qui est, disons pour aller vite, le point où je reprends la chose, il a tout de même depuis bien avant posé la question dite du narcissisme.

La langue, le langage, l’inconscient

Ce dont je suis parti, comme peut-être une partie d’entre nous, et sous l’espèce de ce que j’ai intitulé le stade du miroir, c’est d’un mode de jouissance imaginaire qui est celui-ci, que l’homme se satisfait de son image, cette ombre, ce découpage, ce profil, cette chose dont nous nous servons dans les expériences d’éthologie, comme de faire peur à une poule avec un découpage d’aigle ou de faucon.
Freud marque ça tout de suite après la guerre de 1914. Pourquoi est-ce qu’un objet en apparence aussi éloigné de la fonction de la jouissance que ce trompe-l’œil, c’est bien le cas de le dire, qu’est ce double, l’image spéculaire, comment est-ce que ceci peut constituer un point d’attache moïque ? C’est de là que Freud insiste, marque dans toute sa seconde topique, que l’image spéculaire est le vrai fondement de ce qui préside au moi.
Si à la fin il aboutit à ce quelque chose qui se formule la division de l’Ichspaltung, la brisure du moi, c’est bien qu’à ce moment-là, quelque chose une nouvelle fois le frappe. Le frappe dans quoi ? Mais dans rien d’autre que dans la cohérence de ce que le sujet manifeste. Dans quoi ? Dans l’inconscient. Dans l’inconscient en tant que quoi ? En tant que l’inconscient, ça se lit. C’est parce que Freud lit, traduit, interprète – interprète par exemple deux symptômes dont l’un veut dire le contraire de l’autre, à savoir que dans un cas le sujet veut à tout prix avoir un phallus, et dans l’autre il ne veut à aucun prix l’avoir – qu’il avance, et qu’il parle, dans ses derniers écrits sur lesquels se termine son message, de l’Ichspaltung, de la division du sujet.
Si j’ai parlé dans un temps de retour à Freud, c’était pour rappeler au niveau de l’expérience que la psychanalyse est une pratique qui n’opère que dans le champ langagier, où c’est presque tout le temps un seul qui parle. À cause de cela, et parce que j’en avais ma claque d’entendre toujours parler de l’analysé, je l’ai appelé un jour, comme ça, l’analysant. C’est vrai, c’est lui qui fait tout le truc.
Ça, je dois dire que cela a eu du succès, je n’ai jamais vu ça. Dans les huit jours, même à l’Institut psychanalytique de Paris, qui comme vous le savez n’est pas tout à fait de mon bord, tout le monde n’en avait que pour l’analysant. Tout le monde avait l’analysant à la bouche. Ça prouve que c’était toucher juste. Et puis, après tout, ils ne savaient peut-être pas que ça venait de chez moi. Ça s’est dit de bouche à oreille. Mais en fin de compte, il y a tout de même des choses convaincantes. Je regrette de n’avoir pas toujours autant de succès.
J’ai rappelé ceci – au niveau d’une pratique, il n’y a pas besoin d’au-delà. On m’a posé tout à l’heure la question de savoir si je n’hypostasiais pas quelque chose sous le symbolique, sous l’imaginaire, et encore deux choses différentes. Mais bien sûr, tout à fait d’accord. Seulement, il y faut quelques réserves. C’est bien possible que j’hypostasie quelque chose, mais ça ne regarde que moi. Je ne suis pas sûr, mais qu’est-ce qu’il hypostasie comme ça, mon questionneur, un petit peu, comme ça, sans le vouloir ? C’est justement comme ça qu’on est foutu, on hypostasie à tour de bras, toute la journée.
Je n’ai quand même jamais dit que le logos, ce fût quelque chose qui, même en un point idéal, soit situable. Je ne l’ai jamais dit, parce que, vraiment, je ne le pense pas. Ça n’a d’ailleurs aucune espèce d’importance. Je ne pense pas, je dis l’inconscient est structuré comme un langage parce que, dès l’émergence de cette notion d’inconscient apportée par Freud, il est clair qu’il ne s’agit que de ça. Si le rêve signifie quelque chose, c’est parce qu’on le raconte, et à partir du moment où il est raconté, on ne se pose plus aucune espèce de question sur le fait de savoir si c’est bien ou non ça vraiment qu’on a rêvé. L’important, ce n’est pas ce que le sujet a rêvé, c’est ce qui sort ou ce qui ne sort pas.
La preuve, c’est quand il y revient après-coup et qu’il dit Ah mais, j’avais oublié ça. Tout est là. Qu’il ait mis cette note de surcroît dans un second temps est la seule chose qui nous importe. Il l’a dit dans un second temps, donc il essayait, est-ce de nous piper ? est-ce de se piper ? Ce qui est certain, il ne l’a pas tout de suite raconté. En d’autres termes, tout ce qu’il est en train de déclarer sera retenu contre lui, et c’est la seule chose qui importe. C’est ce qu’on va pouvoir lire à travers ça, et à cette fin tous les modes de traduction sont bons, tous les coups sont bons, à ceci près, bien sûr, que ce n’est pas l’analyste qui les porte. C’est parce qu’il est inhérent au signifiant d’être équivoque que tous les coups sont bons. C’est parce que, déjà, c’est de ce fait équivoque que l’analysant, le sujet qui raconte, se sustente.
La première chose, c’est de s’apercevoir que ce à quoi sert une langue, ce qui la distingue de la voisine, ce sont les jeux de mots qu’on peut faire dans cette langue-là et non pas dans cette langue-ci. Quand Freud a la chance d’avoir un sujet qui possède deux langues, il ne se prive pas un instant du truc pour équivoquer aussi d’une langue à l’autre. Je le répète, à ce niveau-là tous les coups sont bons. Et ce que je viens de dire sur le rêve est tout aussi vrai et encore plus frappant pour le lapsus.
Prenez le premier acte manqué comme on dit, le premier ratage que vous trouverez dans la vie quotidienne, le type qui sort les clés de sa poche au moment où il arrive chez son analyste. Tout le monde comprend ça, c’est pour ça que je me sers de cet exemple. Ouvrez à n’importe quelle page la Psychopathologie de la vie quotidienne, c’est dans la façon dont le type raconte son acte manqué qu’il est pipé, c’est-à-dire qu’on lui démontre qu’il vient de le dire lui-même — Je croyais que je rentrais chez moi. Eh bien voilà, mon vieux, mais oui, c’est cela, vous rentriez chez moi et vous croyiez que vous rentriez chez vous. Eh bien, il vient de le dire, je ne te le fais pas dire, comme on dit.
Je te fais remarquer que là, je suis passé sur le plan de la grammaire, parce qu’il n’y a qu’en français que je ne te le fais pas dire, ça veut dire tu l’as dit. Mais ça peut aussi vouloir dire je te l’ai fait dire par personne. Si vous croyez que Freud n’use pas tout le temps que de l’équivoque signifiante, vous n’avez qu’à vous reporter au texte pour vous apercevoir qu’il se sert encore plus de la grammaire.
Toute sa spéculation, là, au début du cas du président Schreber, sur le je l’aime, ce n’est pas lui que j’aime, ce n’est pas moi qui l’aime, c’est lui qui m’aime, et ainsi de suite, ça consiste à jongler avec ce qui n’est inscrit en fin de compte que dans la grammaire, parce que, mise à part la grammaire, je vous demande quel rapport il y a entre le voyeurisme et l’exhibitionnisme. Ça ne tient dans Freud que sur un jeu de grammaire, mais ça ne l’empêche pas d’y faire foi.
Ici, je voudrais tout de même faire remarquer ceci. Dans son temps, j’ai dit que l’inconscient est structuré comme un langage. Après quoi j’ai été forcé d’appuyer, et de dire que ça voulait dire que, là-dedans, le langage est avant. Mais est-ce de la même chose dont je parlais quand j’ai dit que l’inconscient est structuré comme un langage et quand j’ai dit, après avoir essayé de brève façon de vous faire vivre les choses, que le langage était la condition de l’inconscient ?
Ce qu’il y a d’amusant, c’est qu’on ne fait jamais attention à ce que je dis, absolument jamais, parce que le langage, ça n’a rien à faire avec un langage. Jamais personne n’a vu le langage hors d’un langage, seulement ça n’empêche pas que le langage, ça veut quand même dire quelque chose. Ça veut tellement dire quelque chose qu’il y a même des gens pour y croire. On les appelle des linguistes. Ils essaient de retrouver dans chaque langue quelque chose qui serait le langage. Ils y arriveront peut-être, on peut même dire qu’ils sont sur la voie, mais c’est coton. Moi, les linguistes, c’est des gens que j’aime beaucoup. Tout le monde, enfin presque tout le monde, est agacé de l’état que je fais de la linguistique, un peu à tort et à travers. En tous les cas, les linguistes sont exaspérés. Oui, ils ne savent pas ce qu’ils me doivent. Ils me doivent quand même beaucoup d’élèves. C’est fou ce qu’on s’est déversé de mon séminaire dans la linguistique, pour ne parler que de ceux dont je peux témoigner par des noms.
Tout à l’heure, quelqu’un me disait, par jeu, que j’étais universitaire. Dieu sait pourtant que ce n’est pas mon genre, et si vous m’écoutez si longtemps, c’est parce que je vous distrais du discours universitaire. Si j’ai parlé de la métaphore et de la métonymie à la place de ce que Freud avait vu comme ça bien avant les linguistes, c’est pour bien faire comprendre les rapports que j’essaie de montrer du discours psychanalytique avec cette vérité que l’inconscient, c’est la structure d’un langage.
Oui, il est tout de même frappant de voir à quel point ce que Freud apporte sous le nom de condensation, c’est la matérialité même de la métaphore. Je crois le démontrer très simplement. Enfin, disons que la condensation, c’est une métaphore obscure. Mais il n’y a pas d’autre moyen d’en rendre compte sinon par la substitution d’un signifiant à un autre en tant qu’elle crée de ce fait même quelque chose qui a une autre dimension de sens que le déplacement. Ce qui veut dire qu’on fait exprès de prendre une vessie pour une lanterne. C’est exactement la même chose que dans la phrase prendre des vessies pour des lanternes, et alors… (rires).

II – Dialogue sur le plus mieux

(Un auditeur rejoint Lacan et arrose ses notes avec de l’eau. Des personnes se précipitent pour l’arrêter et le faire sortir.)
N*. — Vous allez me brutaliser ? Mais je m’exprime à ma façon, comme ce monsieur. (À Lacan) Est-ce que vous me comprenez ?
Oui, je vous comprends (rires et applaudissements).
Voulez-vous jouer avec moi ?
Oui. Tout à l’heure, vous voulez ?
(Au public) Mais n’avez-vous pas encore assez de ce monologue, non ?
Oui, ça c’est vrai.
Est-ce que vous ne vous rendez pas compte que le public auquel vous vous adressez est par définition même le plus médiocre et le plus méprisable auquel on peut s’adresser, le public étudiant ?
Vous croyez ?
Oui. Vous n’avez pas encore compris qu’historiquement, il est temps maintenant de se rassembler pour autre chose que pour écouter quelqu’un qui parle de quelque chose qui l’intéresse. Au fond, moi, je viens parler maintenant de quelque chose qui m’intéresse, c’est-à-dire les gâteaux.
Des voix dans le public — Laissez-le parler.
Pardon. Qui m’invite ? Je m’invite, au fond. La petite lubie de ce monsieur est de s’interroger sur le langage, et la mienne est de construire des petits châteaux avec de la pâtisserie (rires). Alors, je voudrais encore ajouter que j’interviens au moment où j’ai envie d’intervenir, et que, disons que l’ensemble, ce qui jusqu’à il y a environ cinquante ans pouvait être appelé culture, expression de gens qui, dans un canal parcellaire, exprimaient ce qu’ils pouvaient ressentir, est maintenant un mensonge, et ne peut plus être appelé que « spectacle ». C’est au fond la toile de fond qui relie et qui sert de liaison entre toutes les activités personnelles aliénées. Au fond, si maintenant les gens qui sont ici se rassemblent à partir d’eux-mêmes, et authentiquement veulent communiquer, ce sera une toute autre base et avec une toute autre perspective. Il est évident que ce n’est pas une chose qu’il faut attendre des étudiants qui sont par définition, ceux qui, d’un côté, s’apprêtent à devenir les cadres du système avec toutes leurs justifications, et qui sont précisément le public qui, avec sa mauvaise conscience, va se repaître précisément des résidus des avant-gardes et du spectacle en décomposition. C’est pour ça que je choisis précisément ce moment pour m’amuser, quoi. Parce que si je vois, par exemple, des types qui s’expriment authentiquement quelque part, je vais précisément venir les ennuyer, mais j’ai choisi précisément ce moment-ci, quoi !
Oui, vous ne voulez pas que j’essaye d’expliquer la suite ?
Quelle suite ? Par rapport à ce que je viens de dire ? J’aimerais bien que vous me répondiez.
Mais oui, bien sûr, mais je vais vous répondre. Mettez-vous là, je m’en vais vous répondre. Mettez-vous là, tranquille, là où vous étiez. Peut-être que j’ai quelque chose à vous répondre, pourquoi pas ?
Vous voulez que je m’assieds ?
Oui c’est ça, c’est une très bonne idée. Bon, alors, nous en étions arrivés au langage. Vous vous êtes là, comme ça, exprimé devant ce public, qui en effet est tout prêt à entendre ces déclarations insurrectionnelles, mais qu’est-ce que vous voulez faire ?
Où je veux en venir ?
Oui, voilà.
C’est la question, au fond, que les parents, les curés, les idéologues, les bureaucrates et les flics, posent généralement aux gens comme moi, qui se multiplient, quoi ! Je peux vous répondre. Je peux faire une chose, c’est une chose, c’est la révolution.
Oui.
Vous voyez et, bon, il est clair que, au moment où nous en sommes pour le moment, une de nos cibles préférées seront ces moments précis où des gens comme vous, qui sont en train de venir, au fond, apporter à tous ces gens qui sont là, la justification de la misère quotidienne, au fond hein, c’est ça que vous faites, vous, hein !
Oh, pas du tout. (rires)
Oui.
Il faut d’abord la leur montrer, leur misère quotidienne.
Mais c’est justement ce que je voudrais ajouter, c’est qu’on est justement au moment où on n’a plus besoin de spécialistes qui doivent le montrer. Il est clair que suffisamment de gens, et ça se manifeste pour le moment, la décomposition se manifeste à l’échelle planétaire avec suffisamment de force, pour qu’on voie qu’il règne pour le moment, un malaise, je veux bien concéder cette parenthèse…
Un malaise…
Le public estudiantin est probablement à l’arrière-garde, bien que ce soit probablement de ce côté-là qu’il y ait le plus de troubles spectaculaires et superficiels. Bon, mais il est clair que le malaise et la conscience de son aliénation et de son refus, la familiarité de son aliénation grandit de plus en plus. Il reste maintenant à faire le pas décisif, de voir l’alternative possible. Vous n’êtes certainement pas là pour ça, quoique je ne méprise absolument pas ce que vous venez de faire mais, euh… (rires, applaudissements). Bon, mais maintenant, au fond, je n’ai pas grand-chose à dire. Si tous ces gens ici se rendent compte qu’au fond, la vie que nous sommes en train de mener en général, doit être changée, au fond, si ces gens-là s’organisent entre eux. Je voudrais dire encore quelque chose, parce que après, je m’en vais très vite, parce que….
Non, non, pas du tout, il faut rester.
Mais si ces gens-là s’organisent, parce qu’au fond, la seule chose qui est à l’heure actuelle nécessaire, c’est qu’il y ait une organisation, ils feront autre chose que de venir voir quelqu’un qui parle, et même qui puisse parler de politique, ou de n’importe quoi, et euh…
Et vous voyez, vous voilà dans l’organisation.
Oui, oui.
Parce que le propre d’une organisation, c’est d’avoir des membres, et les membres, pour qu’ils tiennent ensemble, qu’est-ce qu’il faut ?
De la cohésion.
Je ne vous le fais pas dire. (rires). C’est là que j’en étais, parce que, figurez-vous que ce que vous êtes en train de raconter là, ça a comme un petit air de logique. Vous êtes un logicien.
Vous faites là un grave saut, enfin, parce que ce n’est pas parce qu’on a de la logique qu’on en fait, c’est un discours de spécialiste.
Pas du tout, votre organisation, qu’est-ce que c’est ? Vous venez de le dire, c’est de la cohésion, c’est de la logique.
Non, ce n’est pas de la cohésion, ce n’est pas de la logique, je m’en fous de ce niveau-là. En partie de la volonté subjective de chacun, de moi, comme d’autres, et comme j’en suis sûr, tout plein dans cette salle probablement, malgré qu’ils soient ici, et qu’ils soient venus, euh, vous écouter, mais j’en suis sûr que c’est de la volonté subjective de chacun qui a envie…
Pourquoi parlez-vous de volonté subjective ?
De volonté subjective. C’est au fond, une chose que tout le monde comprend.
Ah, je ne vous le fais pas dire, tout le monde comprend. (rires)
Bon, mais attendez, cette volonté subjective qui, c’est ça le sens, au fond, de l’histoire maintenant, qui veut se lier avec les autres, pour, euh… ce n’est que là que l’alternative sociale, au fond, dans l’intersubjectivité, et c’est là au fond, la cohésion de… ce n’est même pas besoin d’être un logicien, comme vous dites.
Vous n’avez pas remarqué que les révolutions ont pour principe, comme le nom l’indique, de revenir au point de départ, c’est-à-dire de restaurer ce qui justement clochait.
Oui, mais ça c’est un mythe journalistico-sociologique (rires), qu’au fond, il ne faut pas venir spécialement après les heures de cours, pour venir l’entendre dire, mais je suis sûr que tous les professeurs doivent le dire, et au fond, tous les journaux… Je vous dis que c’est une erreur, et que probablement que dans les années à venir, vous verrez l’erreur à vos dépens, probablement, comme aux dépens de tous les spécialistes, qui sont pour le moment comme vous, ici, en train de lécher les dernières miettes du spectacle, et je vous en prie, profitez-en ! (rires)
Ça m’étonnerait, ça m’étonnerait que ça soit comme vous dites, la fin du spectacle.
Mais écoutez, sur ce plan-là je ne discute pas avec vous. On verra hein ! Vous verrez !
Oui, on verra, mais c’est pas couru, vous savez !
Enfin oui, à la base, c’est une sale discussion, parce que, à la base, vous n’avez pas les mêmes intérêts que moi.
Vous ne savez pas. Vous avoueriez vos véritables intérêts ?
Pardon ?
Quels sont vos véritables intérêts ?
Non, mais ça au fond, j’ai dit ce que j’avais à dire, je l’ai d’ailleurs dit…
Vous voyez comme vous aimez dire quelque chose !
C’est la première chose que j’ai dite, au fond.
Oui, c’est aussi la dernière, parce que vous ne pouvez pas aller plus loin. Vous ne pouvez pas aller plus loin que cette idée de volonté subjective, qui est une idée justement. Je viens de faire remarquer justement que le sujet n’est jamais pleinement d’accord avec lui-même, même vous qui… La preuve, c’est que vous avez tout de suite commencé à parler d’organisation, au moment où…
Là je peux dire quelque chose, peut-être que vous ne voyez pas très clair ?
Juste après le moment où vous avez fait la pagaille, vous voulez l’organisation. Avouez que quand même !
Bon mais, Monsieur, est-ce que je pourrais vous répondre quelque chose ?
Je n’attends que ça.
Il est aisé de voir que, dans une certaine situation donnée, il faut à un moment donné, disons, capter ou plutôt casser ce qui est existant pour qu’à un moment donné, c’est au fond ça, la dialectique, au fond.
Car vous en êtes encore là, vous en êtes encore à la dialectique ?
Mais quand vous parliez de… Quand vous parliez d’un semblant de contradictions entre la volonté subjective et l’organisation, ce n’est pas une contradiction. L’organisation à un moment donné est une concession subjective à l’histoire.
Vous voyez que vous en êtes déjà aux concessions, mon Dieu.
Il s’agit, Monsieur… La survie dans laquelle nous vivons pour le moment, n’a fait que vivre sur les concessions infligées aux individus. Il s’agit pour le moment de trouver une organisation sociale qui dépasse le point où on en est pour le moment, et qui satisfasse au fond, satisfasse le mieux…
Vous voyez, maintenant, vous en êtes au mieux. Qu’est-ce que c’est, ce mieux, un superlatif ou un comparatif ?
C’est un dépassement, vous comprenez ? Il ne s’agit pas de Jésus ou Dieu ou bien d’une situation, il ne s’agit pas d’absolu ou de… Non c’est un dépassement, c’est ça l’histoire.
Qu’est-ce qu’il vous faut ! Quand vous veniez de dire le mieux, il semble bien que c’est un superlatif.
Le plus mieux, enfin (rires).
Ah voilà, écoutez, vous êtes exactement, mon vieux, vous êtes un appui précieux à mon discours. C’est justement là que je voulais en venir, c’est au plus mieux.
Mais je vous écoutais déjà depuis cinq minutes, mais il ne me semblait pas que c’est de ça que vous causiez.
Mais si, je parle de ça, c’est du plus mieux qu’il s’agit.
Il y a ici trois cents personnes, vous êtes au départ d’accord avec moi, vous êtes d’accord que, au fond, l’université en soi n’est pas là, comme tout le reste d’ailleurs, comme la cigarette gauloise, comme le pain de campagne ou comme vous-même, en tant qu’objet, hein (rires) ? Vous n’êtes là, au fond, vous ne pouvez vous justifier que par le fait même que vous êtes là. Il n’y a plus, au fond, on ne peut plus à un moment donné trouver de justification, par exemple à l’université. Est-ce que quand vous êtes venu causer ici, vous avez dit que l’université est à détruire, à supprimer de fond en comble ?
Je n’ai pas dit ça.
Nous sommes ici cinq cents personnes qui chacune, du fait qu’on est dans des situations précises, qui a chacune des talents divers, des situations privilégiées, il serait possible, étant donné que l’on partirait du postulat que l’on aurait envie de changer quelque chose, il serait possible de trouver ensemble une forme d’organisation qui puisse être une forme efficace. Est-ce que quand vous venez causer vous parlez de ça ? Ou bien est-ce que vous parlez d’autre chose, qui à ce moment-là ne fait que… Vous parlez trois heures, puis après on rentre, puis après bon, hein…
Une voix dans le public — Tais-toi maintenant.
Bon, alors on continue quand même.
Plusieurs voix dans le publicOui !
Oui. Ah ! (soupir)

III – Du discours de la science à la Jérusalem céleste

J’en étais à ce point, n’est-ce pas, que le langage détermine et est substantiellement ce en quoi justement repose la réalité du terme de structure.
C’est très précisément parce qu’un certain discours se trouve approché très insupportablement du réel, du réel qui n’est pas, comme vient de le démontrer avec beaucoup de talent mon interlocuteur, quelque chose qui a affaire avec ce qu’on appelle communément la réalité, à savoir, comme je viens de vous le faire remarquer, le fait que vous soyez tous là et que vous ayez à mon égard une grande patience, qui est en effet quelque chose qui a ses limites.
Ce quelque chose qui vous intéresse du fait que vous êtes là est en effet lié à chacun d’une façon qui lui est d’ailleurs entièrement personnelle, subjective comme il l’a dit, subjective. Et ce pourquoi vous êtes, enfin, entre Charybde et Scylla, entre la chèvre et le chou, entre ceci et cela, mais assurément pas unifié par autre chose.
Vous venez d’entendre un discours qui, malgré tout, du fait même du contexte, prend l’aspect d’un exposé, d’un exposé dont vous attendez après tout quelque chose qui puisse s’épingler, se ranger quelque part, comme étant une certaine conception du monde. Il n’y a rien de plus différent de cette sorte de frayage qui est très positivement fondé sur une certaine expérience, que l’expérience qui consiste dans l’existence de ce qu’on appelle névrose, et pour simplement les indiquer, sur ses deux grands versants.
L’essence du premier est de situer le sujet par rapport à un désir qu’il veut garder insatisfait. Vous avez certainement reconnu les hystériques. Dans le second, que je n’ai pas nommé, le sujet est confronté à un désir strictement défini, situé, constitué comme un désir impossible. Quelque chose se manifeste dans ce contexte, qui est la mise au premier plan, l’interrogation comme telle de la névrose, et la tentation d’élucider aussi loin qu’il est possible un sens.
Il se produit aussi quelque chose qu’après tout, mon Dieu, on peut bien dire jusqu’à un certain point être nouveau, à savoir cet appel éperdu à un changement, on ne sait pas lequel, mais qui, comme je l’ai déjà dit bien des fois en présence d’interruptions comme celles-ci, est quelque chose qui n’aboutit en fin de compte qu’au vœu qu’on soit tous ensemble. Et pourquoi ? Pour uniquement cette visée, ce but, cette instance pressante et en quelque sorte exigée à tout prix, n’est-ce pas, qui est que ça change. (N* jette de l’eau sur l’orateur, il est conduit dehors.)
Que ça change pour une nouvelle organisation. Cette organisation, il n’est pas du tout exclu qu’on la voie naître, sous la forme d’un régime qui s’intitule même, mon Dieu, de ce qui est leur inspiration en effet suprême, c’est à savoir la totalité. C’est, comme il vous le disait à l’instant, qu’on y soit tous, qu’on se serre encore un petit peu plus les coudes pour être ceux qui veulent quoi ? Organisation, qu’est-ce que ça veut dire, si ce n’est pas un nouvel ordre ? Un nouvel ordre, c’est le retour à quelque chose qui, si vous avez bien suivi ce que je vous ai dit et d’où je suis parti, est quelque chose qui est de l’ordre de quoi ? Mais du discours du maître, tout simplement. C’est le seul mot qui n’ait pas été prononcé dans tout ça, mais que le terme même d’organisation implique. Jusqu’à un certain point, il est tout à fait convenable qu’il y ait beaucoup de progrès dans ce sens, si on peut appeler ça progrès.
Ce que nous révèle l’approche de ce qui se passe dans un certain nombre de sujets est quelque chose d’éminemment précieux qu’il a évoqué tout à l’heure sous le terme de volonté subjective. Cette volonté subjective, nous la voyons d’une façon vraiment permanente ne pouvoir se manifester que de sa propre division. Cela est assurément fait pour nous suggérer quelque chose, c’est à savoir que ce n’est pas l’image de l’harmonie totale enfin réalisée.
C’est un appel que vous avez entendu. Je le connais bien, et il est touchant, mais enfin, ça a abouti à quelques inconvénients comme ça sur ma cravate (rires). C’est l’amour, c’est l’amour qu’il vous prêche. Si on était tous ensemble à s’aimer… C’est la Jérusalem céleste n’est-ce pas, qu’il vient vous annoncer. Ça s’est vu quelques fois au cours de l’histoire, et jamais dans des moments indifférents.
Si ça se voit maintenant, c’est bien parce que quelque chose se manifeste qui est tout de même strictement inséré dans l’ordre du discours, c’est parce qu’il y a eu un discours qui est en train de proliférer et qui engendre d’innombrables petits qui vous deviennent à tous et à chacun, à moi aussi, terriblement incommodes, à savoir le discours scientifique qui, de plus en plus, est là imminent, menaçant par sa présence, par l’idée que tout ça va se régler enfin en termes mécaniques, de balistique, d’équilibre, de courants et puis, plus on en saura, mieux ça vaudra, et bientôt enfin nous saurons comment produire tel ou tel type d’individu qui, lui, saura marcher avec tous, n’est-ce pas ?
Ce que l’expérience nous montre, c’est évidemment tout autre chose. Ce que l’expérience nous montre, c’est que vous avez tous cru et grandi dans un langage dont j’ai parlé. Ce n’est pas là quelque chose qui vous a été transmis sans vous véhiculer en même temps toute une réalité frémissante et vacillante qui vous est faite du désir de vos parents. C’est pour autant que l’incidence de la mère, enfin, de la langue maternelle, est au principe de formation de chacun, n’est-ce pas, que c’est vers là que se tourne l’amour, vers ce frémissant appel à l’union dans quoi ? Dans quelque chose de très évidemment, comme il l’a dit, aliénant.
Ce qu’il y a d’absolument incroyable, c’est qu’il imagine que c’est en frappant avec ses poings la voûte du ciel que se lèvera cette aliénation qui est justement ce qui fait que, après tout, ce qu’il vous disait était un appel, d’ailleurs. Un appel vers quoi ? Vers plus de vérité. Sa parole lui paraissait vraiment identique à cette vérité dont il se trouvait dans l’occasion l’instrument, le messager, l’ange chargé de vous sortir de votre sommeil, de vos fantasmes, de votre particularité. Malheureusement, c’est tout à fait clair que non seulement cette particularité résiste, mais qu’elle est là ce à quoi on a affaire.

IV – Les métaphores de la relation sexuelle

Pour en venir au dernier terme, je rappellerai que dans ce petit entretien préliminaire que j’ai eu avec un groupe limité, on y est arrivé à la fin à me demander raison de ce quelque chose qui est la pointe sur laquelle arrive à un certain tournant, sinon à un certain terme, ce dont il s’agit de la parole comme créatrice du sens, qui se révèle en fin de compte n’être que le support de la jouissance.
De quelle jouissance ? Sinon, de ceci, qui nous est montré à l’horizon, c’est à savoir quelque chose qui tourne autour de ce point, ce point idéal, qu’est en fin de compte ce dont il s’agit, à savoir la relation des sexes.
À cet endroit, ce qui caractérise cet être que nous sommes tous, que je suis là avec vous, c’est quoi ? C’est l’extraordinaire et manifeste impuissance qui est véritablement celle de tous. Je ne vais pas dire en face de toutes, parce que la femme – ici je l’indique, je l’ai indiqué, vous le lirez dans ce qui va sortir dans mon dernier écrit – la femme ne peut pas comme l’homme être épinglée d’un rapport univoque avec ce quelque chose qui se trouve avoir été révélé par le discours analytique. C’est à savoir que, dans ce qui est de l’approche des sexes, il y a toujours un tiers, que ce tiers vous le fixiez dans l’Autre, 1’Autre avec un grand A, cet Autre qui est le lieu dans lequel vous témoignez ou vous articulez ce que vous avez à dire, où vous vous manifestez chacun comme le témoin de ce que vous avez pu recueillir de vérité, ou si c’est autre chose encore, que l’analyse a pointé de façon beaucoup plus proche, à savoir la fonction énigmatique jamais véritablement transfixée, jamais vraiment serrée de près, mise au point, qui s’exprime par le terme de « toute puissance de la pensée », notation véritablement ethnographique qui n’a pas véritablement de portée, mais qui se coagule dans cette fonction qui est marquée par ce qui distingue les sexes d’un rapport différent au phallus.
Ce tiers, cette fonction tierce n’est pas portée par l’analyse, dans son rapport à la fonction phallique, comme étant ce qui se rencontre en quelque sorte nécessairement, ce qui fait butée, ce qui fait aussi tout un drame, celui qui tourne autour de la castration, ce qui ne veut rien dire d’autre que la reconnaissance d’une certaine limite.
Quelle est cette limite ? Elle tient à ceci, que cette chose qui paraît véritablement liée à la reproduction – cette reproduction passagère qui est l’énigme de la vie – et qui consiste en la différenciation chez tout vivant de deux fonctions qui sont appelées les sexes, est très précisément ce qui, du fait même de l’existence et de la fonction du langage, est impossible à formuler autrement que par métaphore, comme je l’ai dit tout à l’heure. Je ne dis pas que l’un est premier et l’autre second, ni inversement. Je dis que c’est la même chose. Cette limite tient très précisément à cela.
Je peux dire, je suppose, enfin j’imagine, j’ose imaginer que pas un de ceux qui sont ici, pas un d’entre vous n’est pas sans avoir éprouvé, et de la façon la plus directe, la difficulté de la rencontre, le miracle de la rencontre, ce qui de tout temps a fait le rêve de l’amour, qui est à la fois le pivot, le point tournant de tout ce qui s’est proféré jusqu’à présent de discours, et qui est pourtant, si l’on peut dire, véritablement voué à ce que Freud exprime sous le terme du ratage, de ce qui est toujours manqué.
C’est cet horizon que nous a révélé Freud. C’est à savoir que, si le sexe est en quelque sorte le point idéal autour de quoi tout discours prend son sens, il n’en reste pas moins vrai que ce point idéal est en dehors de la carte. La structure, c’est ça. Il en va de même en mathématiques, où il est non seulement pensable, mais plus que pensable, courant de se référer à ce point insituable dont le support est en réalité beaucoup plus présent qu’on ne le soupçonne, n’est-ce pas ? Il ressemble à ce quelque chose autour de quoi se construit en topologie l’idée du plan projectif. C’est très exactement vers ce point de béance que sans doute tout le discours humain converge. Et d’ailleurs, là, le discours scientifique nous en donne autant de preuves que les autres.
C’est la révélation de cette structure qui est ce sur quoi – dans des cas privilégiés qui sont précisément ceux que j’ai définis tout à l’heure par la névrose – que se fonde, tourne et s’édifie le discours analytique. Pour ceci, il est évident qu’il faut accentuer, préciser quels sont les membres qui sont situables langagièrement, au niveau le plus élémentaire de la fonction du langage. C’est ça que l’analyse nous apprend à repérer, c’est ça qui définit l’analyste.

V – Cette ère que nous vivons

Il faut que ce discours finisse, et je ne pourrais que faire allusion à ce que j’ai appelé l’objet petit a, ce autour de quoi tourne tout le procès d’une analyse. C’est dans le fait que quelque chose s’est inauguré qui se définit par la fonction de l’analyste. Un analyste est celui qui peut se permettre, qui ose se permettre de se mettre par rapport au sujet – au sujet en effet plus ou moins affolé par cette extraordinaire condition humaine d’habiter le langage – en position de cause du désir.
Il est vrai que le transfert n’est pas rien, mais s’il n’y avait pas la parole, la parole du sujet parlant, de l’analysant lui-même qui en trace en quelque sorte les voies, jamais l’interprétation de l’analyste ne pourrait faire ce quelque chose, cette coupure, grâce à quoi une structure change.
C’est bien pourquoi l’analyse, je l’ai fait observer tout à l’heure, s’est faite remarquer dans les conditions de l’histoire où nous sommes, par ce quelque chose qui est un nouveau discours, un nouveau mode de lien social. Ce quelque chose qui s’établit de l’analysant à l’analyste est la cellule initiale de quelque chose qui doit aller beaucoup plus loin, qui ira ou n’ira pas, mais si elle va, cette position de l’analyste tiendra une place essentielle dans le mode de malaise dans la civilisation que déjà Freud avait promu. Il l’avait promu en sachant certes ce qu’il disait, parce qu’il en sentait venir les symptômes. Ce malaise s’accentuera certainement. Il ne peut que s’accentuer en raison de ce qu’apporte de tout à fait nouveau dans le lien social le discours scientifique.
C’est en cela que l’époque où nous vivons fait de l’avènement de l’analyse une novation. Non pas du tout un progrès, parce que, comme j’y ai déjà plusieurs fois fait allusion dans ce discours, ce qui se gagne d’un côté se perd d’un autre.
Ce que nous avons acquis comme ressort, comme usage du savoir, comme mise à la question du savoir dans ses rapports avec la vérité, est quelque chose qui assurément existe, et qui est vraiment le tampon, la marque, le saut, l’épingle, le blason de cette ère que nous vivons.
Mais nous ne savons pas non plus, nous sommes bien incapables de dire – même par rapport à des stades, des époques, qui nous sont proches – quel était à ce moment-là le savoir qui faisait précisément l’équilibre, ce autour de quoi s’apaisait cette horrible impatience.
Et c’est bien parce que nous ne le savons pas que nous en sommes réduits à nos propres moyens.
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/01/2018

L’objet suicidé du mélancolique, Marie-Claude Guillaume

https://www.association-freudienne.be/pdf/bulletins/3-06_Guillaume_53.pdf

Le Bulletin Freudien n° 53 – Mars 2009

C’est une rencontre avec un texte, l’autobiographie d’Althusser, qui est à l’origine de ce texte-ci, une rencontre qui a nourri mes questions pendant pas mal de temps, une rencontre avec un texte résistant, un texte insistant, une rencontre avec l’énigme d’une structure. Et la lecture du livre de M.-Cl. Lambotte, Le discours mélancolique 1, dans le cadre du séminaire sur la mélancolie avec Nicole Stryckman et d’autres, l’année passée, m’a amenée à cette mise en forme provisoire de certaines de ces questions.

J’ai choisi ici de mettre en tension deux étonnements : l’expression suicide de l’objet2 chez Lacan, à propos de la  mélancolie, et l’acte, le passage à l’acte d’un sujet, le philosophe Louis Althusser qui, en 1980, donne la mort à sa femme Hélène, acte pour lequel il ne sera pas jugé, un non-lieu ayant été prononcé.

Les conditions qui ont entouré le déclenchement de cet acte et toute l’histoire de leur relation amènent à le penser du côté du suicide assisté ou d’un se donner la mort qui semble ainsi répéter et que veut dire répéter? – le suicide initial de l’objet ou le suicide d’un objet initial.

Qu’en est-il dès lors de la constitution de l’objet chez le mélancolique?

Un objet disparu de son propre chef (« suicidé ») peut-il être perdu ? S’agit-il dans le  « donner » ou « se donner la mort » de représailles contre l’objet, avec tout l’imaginaire suscité par cette expression, ou de retrouvailles dans le réel d’un objet jamais perdu?

Dans la mélancolie, dit Lacan, « L’objet y est, chose curieuse, beaucoup moins saisissable, pour être certainement présent et y déclencher des effets infiniment plus catastrophiques », jusqu’à tarir « ce Trieb le plus fondamental, celui qui vous attache à la vie » 3. L’objet dont parle ici Lacan n’est pas l’objet du deuil, cet objet d’amour dont il   s’agit « d’authentifier la perte réelle, pièce à pièce, morceau à morceau, élément I à élément I »4 .

L’objet du mélancolique n’est pas l’objet de l’endeuillé. C’est un objet de désir, un petit a, nous dit Lacan, « Objet entré dans le champ du désir et qui, de son fait, ou de quelque risque qu’il a couru dans l’aventure, a disparu », s’est suicidé5.

M-Cl. Lambotte, dans sa thèse sur la mélancolie, va employer les termes de traumatisme ou de catastrophe originelle. On est bien aux tout débuts, là, pour un sujet qui, à peine entré dans le champ du désir et du rapport à l’autre, s’est  retrouvé sans partenaire et donc sans objet. Peut-être faut-il éviter de substantifier cet objet d’ailleurs. « Cette perte, dont le sujet ne peut avoir conscience, dans cet avènement originel du désir, se rapporte plus à un processus, à la mise en place d’un rapport, qu’à un objet proprement dit » 6 .

Il n’est pas d’objet qui soit déjà en quelque sorte séparé à ce moment pour un sujet. Les choses se passent donc dans ce champ-là, à l’intérieur de cette structure première bien indiquée par Piera Aulagnier dans un article sur le masochisme primaire, qui « implique dès l’origine la mise en scène de trois termes : le sujet présent comme désir, l’Autre dont le désir est le premier objet convoité, et un objet jouant le rôle de signe de la présence (ou de l’absence) de ce désir visé »7. Le suicide de l’objet indiquerait en quelque sorte l’arrêt d’une fonction qui, en retour, ne peut qu’interrompre le processus d’émergence du désir chez le futur sujet.

Le terme de trauma doit aussi être pris avec prudence puisque, et M-Cl. Lambotte le souligne en nous renvoyant à Winnicot 8, la catastrophe, c’est que quelque chose n’a pas eu lieu dans l’histoire du sujet, le trauma, c’est un blanc dans le psychisme du sujet. Comment se séparer, dès lors,- et là j’anticipe sur la seconde partie- de ce qui ne s’est pas produit, quand le rien a interrompu le corps à corps.

Concrètement, l’évanouissement du désir au lieu de l’objet, c’est un regard maternel qui cesse de regarder l’enfant ou regarde à travers lui, une voix blanche, désaffectée, la voix ou le regard d’une mère prise dans le mortifère.

 « Mais j’ai su très tôt que (…) cette mère que j’aimais de tout mon corps en aimait un autre à travers et au-delà de moi (…). Comment alors me faire aimer d’une mère qui ne m’aimait pas en personne et me condamnait à n’être que le pâle reflet, l’autre d’un mort, un mort même ? »9

« J’étais ainsi comme traversé par son regard, je disparaissais pour moi dans ce regard qui me survolait pour rejoindre dans le lointain de la mort le visage d’un Louis qui n’était pas moi, qui ne serait jamais moi. »10

Ce Louis qui n’était pas moi, c’est l’oncle d’Althusser, mort pendant la première guerre, alors qu’il était fiancé à la mère d’Althusser. Celle-ci épousera alors très peu de temps après le frère, Charles, le futur père du philosophe qui recevra le prénom du mort.

Gérard Pommier11 souligne finement ce disparaître pour moi qui vient indiquer logiquement la fragilité dès lors de l’image narcissique chez de tels sujets. Au c’est toi s’est substitué un c’est Louis/ lui. Toute cette problématique de l’identité défaillante, de l’imposture rapportée à l’être est ce qui affleure constamment chez Althusser, mais je ne vais pas suivre ce chemin-là.

Revenons à « Ce dénouement qui est de l’ordre du suicide de l’objet »12.

Quels en ont été les effets de sujet pour qu’un mélancolique puisse répéter ce « Je ne suis rien, une ordure »13 selon les mots de Lacan ou qu’Althusser sombre dans des dépressions de plus en plus rapprochées, de plus en plusprofondes et longues et finisse par accomplir cet acte ou ce passage à l’acte que j’essaie de lire ?

Ne pas réellement exister, se penser comme être d’artifice, être de rien ou encore être en deuil de soi-même, depuis toujours… Ces paroles du philosophe, si elles sont référées à une identification à un mort par le biais du regard maternel,- et je pense que l’idéal mortifère de cette mère qui va aussi donner à sa fille le prénom d’une amie morte consistait dans bien autre chose que cette fidélité à des disparus et donc que le regard de la mère indiquait une béance plus dangereuse encore pour le sujet – ces paroles ne renvoient-elles pas à cette première mort dans laquelle il a été laissé ?

« Quelle meilleure preuve de ne pas exister que d’en tirer la conclusion en se détruisant après avoir détruit tous les plus proches, tous mes appuis, tous mes recours ? »14 , écrit-il quand il s’explique sur son acte et sur la période qui a directement précédé, c’est-à-dire une grave crise de mélancolie avec délire suicidaire. Il s’agissait de détruire les preuves, les traces mêmes de son existence avant de se détruire, écrit-il aussi. Voilà la seconde mort, active celle-ci, ou agie, par laquelle le sujet mélancolique fait la preuve de la première, subie, sa vie s’inscrivant dès lors dans un entre deux morts.

Cette autodestruction nous renvoie à la pure culture de la pulsion de mort dans le surmoi mélancolique sur laquelle Freud s’est interrogé. Lacan va identifier ce surmoi à l’œuvre ici à la figure féroce liée aux traumatismes primitifs dans ce qu’ils ont de plus ravageant, « commandement de la loi en tant qu’il n’en reste plus que la racine »15 . Le sujet mélancolique prendrait-il à son compte l’autodestruction de l’objet (ou la désaffection dont il a été victime) ? Son impuissance à retenir le désir le rend-il coupable d’une faute qu’il doit payer sans pour autant la connaître ? C’est de nouveau la thèse de M-Cl Lambotte.

Le surmoi archaïque tel que Mélanie Klein16 l’élabore permet aussi cette reconstruction. Constitué des premiers objets introjectés, il s’origine dans le sentiment de culpabilité suite aux pulsions destructives à l’encontre de ces objets. Ce surmoi apparaît comme conscience et interdit les pulsions destructives et meurtrières. Si la position dépressive, toujours selon Mélanie Klein, a été translaborée avec succès, la rigueur de ce surmoi est atténuée. Pourrait-on penser qu’elle ne l’est pas chez le mélancolique ? Peut-on penser alors que la culpabilité dont témoigne le mélancolique trouve sa source dans la haine, mais dans la haine en tant qu’il ne fut pas possible de l’adresser faute d’une présence suffisamment désirante, faute de potentialités de réponse de la mère ? Or, c’est bien la haine qui fait advenir le dehors, sépare, différencie.

La position mélancolique est peut-être aussi une position masochique, au sens du masochisme érogène, témoin, nous dit Freud, de la phase où s’est accompli l’alliage pulsionnel, mais aussi vestige particulièrement important chez ce sujet de ce qui, de la pulsion de mort, n’a pas été déplacée vers l’extérieur. De nouveau, nous voilà renvoyés à un moi très archaïque, ce moi faible dont parle Freud et qui fait preuve d’une grande docilité envers le Ça.

Paradoxalement, le masochisme constituerait alors une défense du moi laissé face à une tension sans débouchés.

En effet, « (…) le masochisme primaire est le phantasme (et le seul) par lequel la pulsion de mort peut se laisser prendre  leurre de l’objet et du plaisir, mais pour autant que tout phantasme est ce par quoi se manifeste et se substante le désir, il est aussi le bouclier que le sujet se forge contre sa propre annulation, ce grâce à quoi il en diffère la réalisation. »17

Venons-en maintenant au trajet d’un sujet, trajet toujours plus ou moins opaque, qu’Althusser a voulu, par une nécessité dont il s’expliquera, rendre lisible, à lui-même d’abord. Pour ma part, j’ai voulu y rendre lisible surtout une logique, celle de l’entre deux morts.

1er temps : la rencontre Louis Althusser rencontre Hélène, et il s’agit tout de suite de passion, « le
mode d’expression le plus spectaculaire d’une structure mélancolique » 18 pour reprendre les mots de Jacques Hassoun. C’est elle. La rencontre sera suivie par une dépression grave suivie d’une première hospitalisation.

« Mais ce visage si ouvert pouvait aussi se fermer dans la pétrification murale d’une intense douleur qui lui remontait des profondeurs. Alors elle n’était que pierre blanche et muette, sans yeux ni regard, (…) » 19.
« Terrible épreuve, (…) pour moi qui me voyais abandonné d’elle. Très longtemps je me suis senti coupable du changement brutal de son visage et de sa voix, comme sans doute ma mère d’avoir trahi Louis, l’amour de sa vie, en épousant Charles »20 .

« Comme ma mère » et pas « comme je me suis sentis coupable du changement du visage de ma mère », écrit Althusser. La comparaison est boiteuse, un je passe à la trappe. Il a une sorte de rabattement d’un sujet sur l’autre.
Quelque chose ne peut être pensé séparé et dès lors pensé peut-être.
Quel Louis a été trahi ?

Et toujours en parlant d’Hélène, « (…) comment faire pour répondre à son angoisse quand elle me répétait sur le lit et ailleurs : dis-moi quelque chose ! C’est-à-dire donne-moi tout (…) donne-moi d’exister enfin ! De quoi colmater cette angoisse de ne vraiment pas exister dans ton regard et dans ta vie. » 21

Dans cette rencontre, des deux côtés sans doute et de manière symétrique, est assurée la jouissance, l’horreur des retrouvailles avec la mère : tout don, tout abandon.

2e temps : le rêve

Voici quelques phrases d’un rêve fait par Althusser, une vingtaine d’années avant le drame, retranscrit avec ses commentaires. Ce texte sera publié après sa mort.

« Je dois tuer ma sœur, ou elle doit mourir, il y a une obligation impossible à éviter, un devoir, presque un devoir de conscience, avant une date ou heure prescrite. La tuer avec son accord d’ailleurs : une sorte de communion pathétique dans le sacrifice […] Sentiment d’oblation intense […] et elle mourra de ma main, contente, puisque par là je lui fais un don. […] Je ne suis pas coupable. »22

Le rêve met en scène un « commandement dont il ne reste plus que la racine »23 .

Retour aussi à l’indifférencié, à l’origine, inceste, dans ce rêve où il est question de découvrir les entrailles de la mère, d’y sacrifier son sexe.
Enfin, déni de la haine dans le don fait à l’autre.
Et la question de la culpabilité encore, niée.

3e temps : « Lui donner la mort, se donner la mort »
Les circonstances l’expliquent. Althusser se remet difficilement d’un épisode mélancolique sévère. Les relations entre Hélène et lui sont difficiles ; elle veut le quitter, lui ne supporte pas qu’il l’abandonne en sa présence ; elle lui dit alors être décidée à se tuer ; puis elle demande qu’il la tue ; elle prolonge le huis clos dans lequel ils se sont enfermés en demandant un ultime délai avant l’hospitalisation prévue et instamment demandée par l’analyste d’Althusser. Il accomplit cet acte comme en rêve : il lui masse le cou (il lui fait du bien) ; quand il reprend conscience, elle est morte.

Ne pas être abandonné en sa présence: rappel impossible de ce traumatisme originel ?

Mais aussi… la présence dans l’absence et l’absence dans la présence est impossible. La séparation est impossible. Le suicide assisté est une non-séparation. Althusser l’écrira dans l’autobiographie: il s’agit « d’une seule et même mort»24.

4e temps: « Je deux maux »
C’est le titre d’un texte, repris deux fois dans l’autobiographie, relatant une sorte d’acte manqué où Althusser, adolescent, retourne une arme contre lui.
Ce texte est envoyé, dans une lettre qu’Althusser qualifie de déconnante, à un pensionnaire de l’hôpital où il est interné après le meurtre d’Hélène, pensionnaire qui porte le nom du juge qui a prononcé le non-lieu.

A la question de la culpabilité, de la faute, à laquelle il lui ne lui est pas répondu (Althusser supporte mal le non-lieu), il répond par ce récit, qui semble fonctionner comme un souvenir-écran dans l’autobiographie, d’un premier se donner la mort.

Il répond aussi par un titre, déconnant.
Je, entre deux maux, entre deux morts ?
Je, entre deux mots, lui ou toi ? Louis ou Louis ? Pierre ou Louis ? Coupable ou non coupable ?

Althusser connaissait bien l’œuvre de Lacan et ce peut être une allusion à sa définition du sujet !
Il aimait aussi rouler les autres dans la farine. Mais une pirouette, c’est bien sûr aussi une façon de s’absenter !

5e temps : l’écriture
Althusser tente de lever la pierre tombale du silence 25 auquel le condamne le non-lieu, par l’écriture de l’autobiographie, une énonciation, adressée, d’un sujet.

« Ce livre est une réponse à laquelle autrement j’aurais été astreint. Et tout ce que je demande, c’est qu’on me l’accorde» 26


L’Avenir dure longtemps, écrit en 1985, cinq ans après le drame, et vraisemblablement en quelques semaines, a été publié en 1992, deux ans après le décès du philosophe. Althusser avait manifesté son intention de le publier mais finalement ne l’a pas fait. Althusser aurait finalement choisi de rester ce mort-vivant qu’il dit avoir toujours été.

 

 

 

1. M-Cl. Lambotte, Le discours mélancolique, Paris, Ed. Anthropos, 2003.
2. J. Lacan, Le transfert, Livre VIII, 1960-1961, Seuil, Paris, 2001, p. 463.
3. Ibidem, p. 458.
4. Ibidem, p. 458.
5. Ibidem, p. 458.
6. M-Cl. Lambotte, Le discours mélancolique, op. cit., p. 342.
7. P. Aulagnier-Spairani, « Remarques sur le masochisme primaire », in L’Arc, 1968, n° 34 spécial Freud, p. 51.
8. D.W. Winnicot, « La crainte de l’effondrement », in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 11, Printemps, 1975, p. 42, cité par M-Cl. Lambotte, op. cit., p. 278.
9. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, Paris, Stock/Imec, 1992, p. 50.
10. Ibidem, p. 48.
11. G. Pommier, Louis du Néant – La mélancolie d’Althusser, Paris, Aubier, 1998.
12. J. Lacan, Le transfert, p. 463.
13. Ibidem, p. 463.
14. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, p. 270.
15 J. Lacan, Les écrits techniques de Freud, Livre I, 1953-1954, Paris, Seuil, 1975, p. 119.
16. M. Klein, Envie et gratitude, Paris, Gallimard, 1978.
17. P. Aulagnier-Spairani, Remarques sur le masochisme primaire, p. 54.
18. J. Hassoun, La cruauté mélancolique, Paris, Flammarion, 1977, p. 88.
19. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, p. 149.
20. Ibidem, p. 149.

21. Ibidem, p. 131.
22. Y. Moulier Boutang, Althusser : une biographie, tome 1, Paris, Grasset, 1992, p. 75.
23. Cf. page 48 note 15.

24. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, p. 149.
25. Ibidem, p. 23.
26. Ibidem, préface .

 
 

Mon identité tient mal
— "Qu'y a-t-il dans un nom ?"

Mon identité tient mal. Ou tiendrait mal. Parce qu’il y a un moment où quand l’identité tient mal, le sens ne tient plus très bien la route. À moins que ce ne soit le contraire. Parce que le sens ne tient pas, l’identité ne tient pas. Mais je ne pense pas. C’est depuis ce problème de départ avec ce que serait mon identité que le sens s’est pour moi souvent teinté de doutes, voire s’est annulé, annihilé.

Je précise que c’est là où l’identité tient à un nom, à un prénom accolé à un nom de famille, un patronyme, que cela me pose problème. Je n’arrive pas à relier ma personne, qui existe bien pour moi, à mon nom. Quelque chose en moi s’y refuse. Ce nom, dont il est cependant usé dans les administrations, les hôpitaux, les invitations, par les amis, par des vendeurs, pour des colis ou des factures, est pour moi comme une enveloppe vide, morte. Dans les lettres cependant, dans la correspondance, cette enveloppe trouve tout son sens. S’anime, vibre, vit. Et me remplit et se remplit.

De même à chaque fois que je suis nommée, quand il ne s’agit pas de l’appel dans une cour d’école, par exemple, c’est comme si je recevais une nouvelle fois mon nom, un nom. C’est un baptême à chaque fois. Un tressaillement. Alors, l’enveloppe rejoint sa lettre, le contenant son contenu…

Attacher mon nom à ma personne me pose un problème. Sans que je sache vraiment lequel. Sans que je le comprenne. Une étrangeté.

Une vie vouée à l’anonymat.

Il est possible qu’un jour je trouve une explication à cet état de fait, peut-être plus commun que je ne le crois. Dont on imagine mal ce qu’il peut entraîner comme handicap dans l’accomplissement de sa vie.

Il aurait fallu que je me fasse un nom, que je me fasse ce nom. J’ai été tentée souvent d’en prendre un autre, un pseudo, un nom d’artiste. Mais curieusement alors mon identité me paraissait tronquée. Divisée. Et c’était comme devoir assumer deux vies différentes. Dont l’une n’est pas la mienne.

Exactement comme si le manque d’adhérence à mon nom m’identifiait plus authentiquement qu’aucun nom. Mon manque à mon nom. Était ce qui réclamait reconnaissance.

En même temps, je me connais en tant que Véronique Müller. Intimement. Je me reconnais. Et peut-être que les années d’analyse ont-elles servi à cela, dans le secret du cabinet, nourrir l’identité, le nom – le symptôme. Et qu’il faudrait que j’examine à quel endroit, à partir de quelle zone limite, ça ne fonctionne plus, l’usage du nom. À moins que je ne le sache déjà.

Le symptôme n’est pas ce qui trouve à s’inscrire, à s’insérer le plus facilement dans le discours contemporain.

Mon nom traînerait toujours avec lui le poids de l’intime, dont il ne se départirait pas.
Contrairement donc à ce que j’affirmais d’abord.
Non pas étrange, mais trop intime.

Que je m’y sois liée par la psychanalyse et par l’intime, le réel. Le secret.

Du coup lui aussi toujours trop nu. Pour les mondanités trop légèrement vêtu.

Du coup, plutôt que dans les astres, je parlerais d’ancrage du nom dans la matière de qui s’est tramé, de ce qui a pu se tramer d’histoires autour et au départ de son réel, ce qui au fil des séances s’y est brassé et accordé de jouissance, venant s’inscrire à même le corps, faisant chair.

* « Du symptôme à son épure : le sinthome » de Jean-Guy Godin repris dans le Joyce avec Lacan de Jacques Aubert, que l’on peut lire là :

https://excerpts.numilog.com/books/9782868270498.pdf

(Où chaque exception réclame sa loi, cherche le couvert de la loi, là où le symptôme peut trouver à s’inscrire dans la loi comme exception.)

Atelier Laura Vazquez

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