lundi 12 septembre 2022

L’objet suicidé du mélancolique, Marie-Claude Guillaume

https://www.association-freudienne.be/pdf/bulletins/3-06_Guillaume_53.pdf

Le Bulletin Freudien n° 53 – Mars 2009

C’est une rencontre avec un texte, l’autobiographie d’Althusser, qui est à l’origine de ce texte-ci, une rencontre qui a nourri mes questions pendant pas mal de temps, une rencontre avec un texte résistant, un texte insistant, une rencontre avec l’énigme d’une structure. Et la lecture du livre de M.-Cl. Lambotte, Le discours mélancolique 1, dans le cadre du séminaire sur la mélancolie avec Nicole Stryckman et d’autres, l’année passée, m’a amenée à cette mise en forme provisoire de certaines de ces questions.

J’ai choisi ici de mettre en tension deux étonnements : l’expression suicide de l’objet2 chez Lacan, à propos de la  mélancolie, et l’acte, le passage à l’acte d’un sujet, le philosophe Louis Althusser qui, en 1980, donne la mort à sa femme Hélène, acte pour lequel il ne sera pas jugé, un non-lieu ayant été prononcé.

Les conditions qui ont entouré le déclenchement de cet acte et toute l’histoire de leur relation amènent à le penser du côté du suicide assisté ou d’un se donner la mort qui semble ainsi répéter et que veut dire répéter? – le suicide initial de l’objet ou le suicide d’un objet initial.

Qu’en est-il dès lors de la constitution de l’objet chez le mélancolique?

Un objet disparu de son propre chef (« suicidé ») peut-il être perdu ? S’agit-il dans le  « donner » ou « se donner la mort » de représailles contre l’objet, avec tout l’imaginaire suscité par cette expression, ou de retrouvailles dans le réel d’un objet jamais perdu?

Dans la mélancolie, dit Lacan, « L’objet y est, chose curieuse, beaucoup moins saisissable, pour être certainement présent et y déclencher des effets infiniment plus catastrophiques », jusqu’à tarir « ce Trieb le plus fondamental, celui qui vous attache à la vie » 3. L’objet dont parle ici Lacan n’est pas l’objet du deuil, cet objet d’amour dont il   s’agit « d’authentifier la perte réelle, pièce à pièce, morceau à morceau, élément I à élément I »4 .

L’objet du mélancolique n’est pas l’objet de l’endeuillé. C’est un objet de désir, un petit a, nous dit Lacan, « Objet entré dans le champ du désir et qui, de son fait, ou de quelque risque qu’il a couru dans l’aventure, a disparu », s’est suicidé5.

M-Cl. Lambotte, dans sa thèse sur la mélancolie, va employer les termes de traumatisme ou de catastrophe originelle. On est bien aux tout débuts, là, pour un sujet qui, à peine entré dans le champ du désir et du rapport à l’autre, s’est  retrouvé sans partenaire et donc sans objet. Peut-être faut-il éviter de substantifier cet objet d’ailleurs. « Cette perte, dont le sujet ne peut avoir conscience, dans cet avènement originel du désir, se rapporte plus à un processus, à la mise en place d’un rapport, qu’à un objet proprement dit » 6 .

Il n’est pas d’objet qui soit déjà en quelque sorte séparé à ce moment pour un sujet. Les choses se passent donc dans ce champ-là, à l’intérieur de cette structure première bien indiquée par Piera Aulagnier dans un article sur le masochisme primaire, qui « implique dès l’origine la mise en scène de trois termes : le sujet présent comme désir, l’Autre dont le désir est le premier objet convoité, et un objet jouant le rôle de signe de la présence (ou de l’absence) de ce désir visé »7. Le suicide de l’objet indiquerait en quelque sorte l’arrêt d’une fonction qui, en retour, ne peut qu’interrompre le processus d’émergence du désir chez le futur sujet.

Le terme de trauma doit aussi être pris avec prudence puisque, et M-Cl. Lambotte le souligne en nous renvoyant à Winnicot 8, la catastrophe, c’est que quelque chose n’a pas eu lieu dans l’histoire du sujet, le trauma, c’est un blanc dans le psychisme du sujet. Comment se séparer, dès lors,- et là j’anticipe sur la seconde partie- de ce qui ne s’est pas produit, quand le rien a interrompu le corps à corps.

Concrètement, l’évanouissement du désir au lieu de l’objet, c’est un regard maternel qui cesse de regarder l’enfant ou regarde à travers lui, une voix blanche, désaffectée, la voix ou le regard d’une mère prise dans le mortifère.

 « Mais j’ai su très tôt que (…) cette mère que j’aimais de tout mon corps en aimait un autre à travers et au-delà de moi (…). Comment alors me faire aimer d’une mère qui ne m’aimait pas en personne et me condamnait à n’être que le pâle reflet, l’autre d’un mort, un mort même ? »9

« J’étais ainsi comme traversé par son regard, je disparaissais pour moi dans ce regard qui me survolait pour rejoindre dans le lointain de la mort le visage d’un Louis qui n’était pas moi, qui ne serait jamais moi. »10

Ce Louis qui n’était pas moi, c’est l’oncle d’Althusser, mort pendant la première guerre, alors qu’il était fiancé à la mère d’Althusser. Celle-ci épousera alors très peu de temps après le frère, Charles, le futur père du philosophe qui recevra le prénom du mort.

Gérard Pommier11 souligne finement ce disparaître pour moi qui vient indiquer logiquement la fragilité dès lors de l’image narcissique chez de tels sujets. Au c’est toi s’est substitué un c’est Louis/ lui. Toute cette problématique de l’identité défaillante, de l’imposture rapportée à l’être est ce qui affleure constamment chez Althusser, mais je ne vais pas suivre ce chemin-là.

Revenons à « Ce dénouement qui est de l’ordre du suicide de l’objet »12.

Quels en ont été les effets de sujet pour qu’un mélancolique puisse répéter ce « Je ne suis rien, une ordure »13 selon les mots de Lacan ou qu’Althusser sombre dans des dépressions de plus en plus rapprochées, de plus en plusprofondes et longues et finisse par accomplir cet acte ou ce passage à l’acte que j’essaie de lire ?

Ne pas réellement exister, se penser comme être d’artifice, être de rien ou encore être en deuil de soi-même, depuis toujours… Ces paroles du philosophe, si elles sont référées à une identification à un mort par le biais du regard maternel,- et je pense que l’idéal mortifère de cette mère qui va aussi donner à sa fille le prénom d’une amie morte consistait dans bien autre chose que cette fidélité à des disparus et donc que le regard de la mère indiquait une béance plus dangereuse encore pour le sujet – ces paroles ne renvoient-elles pas à cette première mort dans laquelle il a été laissé ?

« Quelle meilleure preuve de ne pas exister que d’en tirer la conclusion en se détruisant après avoir détruit tous les plus proches, tous mes appuis, tous mes recours ? »14 , écrit-il quand il s’explique sur son acte et sur la période qui a directement précédé, c’est-à-dire une grave crise de mélancolie avec délire suicidaire. Il s’agissait de détruire les preuves, les traces mêmes de son existence avant de se détruire, écrit-il aussi. Voilà la seconde mort, active celle-ci, ou agie, par laquelle le sujet mélancolique fait la preuve de la première, subie, sa vie s’inscrivant dès lors dans un entre deux morts.

Cette autodestruction nous renvoie à la pure culture de la pulsion de mort dans le surmoi mélancolique sur laquelle Freud s’est interrogé. Lacan va identifier ce surmoi à l’œuvre ici à la figure féroce liée aux traumatismes primitifs dans ce qu’ils ont de plus ravageant, « commandement de la loi en tant qu’il n’en reste plus que la racine »15 . Le sujet mélancolique prendrait-il à son compte l’autodestruction de l’objet (ou la désaffection dont il a été victime) ? Son impuissance à retenir le désir le rend-il coupable d’une faute qu’il doit payer sans pour autant la connaître ? C’est de nouveau la thèse de M-Cl Lambotte.

Le surmoi archaïque tel que Mélanie Klein16 l’élabore permet aussi cette reconstruction. Constitué des premiers objets introjectés, il s’origine dans le sentiment de culpabilité suite aux pulsions destructives à l’encontre de ces objets. Ce surmoi apparaît comme conscience et interdit les pulsions destructives et meurtrières. Si la position dépressive, toujours selon Mélanie Klein, a été translaborée avec succès, la rigueur de ce surmoi est atténuée. Pourrait-on penser qu’elle ne l’est pas chez le mélancolique ? Peut-on penser alors que la culpabilité dont témoigne le mélancolique trouve sa source dans la haine, mais dans la haine en tant qu’il ne fut pas possible de l’adresser faute d’une présence suffisamment désirante, faute de potentialités de réponse de la mère ? Or, c’est bien la haine qui fait advenir le dehors, sépare, différencie.

La position mélancolique est peut-être aussi une position masochique, au sens du masochisme érogène, témoin, nous dit Freud, de la phase où s’est accompli l’alliage pulsionnel, mais aussi vestige particulièrement important chez ce sujet de ce qui, de la pulsion de mort, n’a pas été déplacée vers l’extérieur. De nouveau, nous voilà renvoyés à un moi très archaïque, ce moi faible dont parle Freud et qui fait preuve d’une grande docilité envers le Ça.

Paradoxalement, le masochisme constituerait alors une défense du moi laissé face à une tension sans débouchés.

En effet, « (…) le masochisme primaire est le phantasme (et le seul) par lequel la pulsion de mort peut se laisser prendre  leurre de l’objet et du plaisir, mais pour autant que tout phantasme est ce par quoi se manifeste et se substante le désir, il est aussi le bouclier que le sujet se forge contre sa propre annulation, ce grâce à quoi il en diffère la réalisation. »17

Venons-en maintenant au trajet d’un sujet, trajet toujours plus ou moins opaque, qu’Althusser a voulu, par une nécessité dont il s’expliquera, rendre lisible, à lui-même d’abord. Pour ma part, j’ai voulu y rendre lisible surtout une logique, celle de l’entre deux morts.

1er temps : la rencontre Louis Althusser rencontre Hélène, et il s’agit tout de suite de passion, « le
mode d’expression le plus spectaculaire d’une structure mélancolique » 18 pour reprendre les mots de Jacques Hassoun. C’est elle. La rencontre sera suivie par une dépression grave suivie d’une première hospitalisation.

« Mais ce visage si ouvert pouvait aussi se fermer dans la pétrification murale d’une intense douleur qui lui remontait des profondeurs. Alors elle n’était que pierre blanche et muette, sans yeux ni regard, (…) » 19.
« Terrible épreuve, (…) pour moi qui me voyais abandonné d’elle. Très longtemps je me suis senti coupable du changement brutal de son visage et de sa voix, comme sans doute ma mère d’avoir trahi Louis, l’amour de sa vie, en épousant Charles »20 .

« Comme ma mère » et pas « comme je me suis sentis coupable du changement du visage de ma mère », écrit Althusser. La comparaison est boiteuse, un je passe à la trappe. Il a une sorte de rabattement d’un sujet sur l’autre.
Quelque chose ne peut être pensé séparé et dès lors pensé peut-être.
Quel Louis a été trahi ?

Et toujours en parlant d’Hélène, « (…) comment faire pour répondre à son angoisse quand elle me répétait sur le lit et ailleurs : dis-moi quelque chose ! C’est-à-dire donne-moi tout (…) donne-moi d’exister enfin ! De quoi colmater cette angoisse de ne vraiment pas exister dans ton regard et dans ta vie. » 21

Dans cette rencontre, des deux côtés sans doute et de manière symétrique, est assurée la jouissance, l’horreur des retrouvailles avec la mère : tout don, tout abandon.

2e temps : le rêve

Voici quelques phrases d’un rêve fait par Althusser, une vingtaine d’années avant le drame, retranscrit avec ses commentaires. Ce texte sera publié après sa mort.

« Je dois tuer ma sœur, ou elle doit mourir, il y a une obligation impossible à éviter, un devoir, presque un devoir de conscience, avant une date ou heure prescrite. La tuer avec son accord d’ailleurs : une sorte de communion pathétique dans le sacrifice […] Sentiment d’oblation intense […] et elle mourra de ma main, contente, puisque par là je lui fais un don. […] Je ne suis pas coupable. »22

Le rêve met en scène un « commandement dont il ne reste plus que la racine »23 .

Retour aussi à l’indifférencié, à l’origine, inceste, dans ce rêve où il est question de découvrir les entrailles de la mère, d’y sacrifier son sexe.
Enfin, déni de la haine dans le don fait à l’autre.
Et la question de la culpabilité encore, niée.

3e temps : « Lui donner la mort, se donner la mort »
Les circonstances l’expliquent. Althusser se remet difficilement d’un épisode mélancolique sévère. Les relations entre Hélène et lui sont difficiles ; elle veut le quitter, lui ne supporte pas qu’il l’abandonne en sa présence ; elle lui dit alors être décidée à se tuer ; puis elle demande qu’il la tue ; elle prolonge le huis clos dans lequel ils se sont enfermés en demandant un ultime délai avant l’hospitalisation prévue et instamment demandée par l’analyste d’Althusser. Il accomplit cet acte comme en rêve : il lui masse le cou (il lui fait du bien) ; quand il reprend conscience, elle est morte.

Ne pas être abandonné en sa présence: rappel impossible de ce traumatisme originel ?

Mais aussi… la présence dans l’absence et l’absence dans la présence est impossible. La séparation est impossible. Le suicide assisté est une non-séparation. Althusser l’écrira dans l’autobiographie: il s’agit « d’une seule et même mort»24.

4e temps: « Je deux maux »
C’est le titre d’un texte, repris deux fois dans l’autobiographie, relatant une sorte d’acte manqué où Althusser, adolescent, retourne une arme contre lui.
Ce texte est envoyé, dans une lettre qu’Althusser qualifie de déconnante, à un pensionnaire de l’hôpital où il est interné après le meurtre d’Hélène, pensionnaire qui porte le nom du juge qui a prononcé le non-lieu.

A la question de la culpabilité, de la faute, à laquelle il lui ne lui est pas répondu (Althusser supporte mal le non-lieu), il répond par ce récit, qui semble fonctionner comme un souvenir-écran dans l’autobiographie, d’un premier se donner la mort.

Il répond aussi par un titre, déconnant.
Je, entre deux maux, entre deux morts ?
Je, entre deux mots, lui ou toi ? Louis ou Louis ? Pierre ou Louis ? Coupable ou non coupable ?

Althusser connaissait bien l’œuvre de Lacan et ce peut être une allusion à sa définition du sujet !
Il aimait aussi rouler les autres dans la farine. Mais une pirouette, c’est bien sûr aussi une façon de s’absenter !

5e temps : l’écriture
Althusser tente de lever la pierre tombale du silence 25 auquel le condamne le non-lieu, par l’écriture de l’autobiographie, une énonciation, adressée, d’un sujet.

« Ce livre est une réponse à laquelle autrement j’aurais été astreint. Et tout ce que je demande, c’est qu’on me l’accorde» 26


L’Avenir dure longtemps, écrit en 1985, cinq ans après le drame, et vraisemblablement en quelques semaines, a été publié en 1992, deux ans après le décès du philosophe. Althusser avait manifesté son intention de le publier mais finalement ne l’a pas fait. Althusser aurait finalement choisi de rester ce mort-vivant qu’il dit avoir toujours été.

 

 

 

1. M-Cl. Lambotte, Le discours mélancolique, Paris, Ed. Anthropos, 2003.
2. J. Lacan, Le transfert, Livre VIII, 1960-1961, Seuil, Paris, 2001, p. 463.
3. Ibidem, p. 458.
4. Ibidem, p. 458.
5. Ibidem, p. 458.
6. M-Cl. Lambotte, Le discours mélancolique, op. cit., p. 342.
7. P. Aulagnier-Spairani, « Remarques sur le masochisme primaire », in L’Arc, 1968, n° 34 spécial Freud, p. 51.
8. D.W. Winnicot, « La crainte de l’effondrement », in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 11, Printemps, 1975, p. 42, cité par M-Cl. Lambotte, op. cit., p. 278.
9. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, Paris, Stock/Imec, 1992, p. 50.
10. Ibidem, p. 48.
11. G. Pommier, Louis du Néant – La mélancolie d’Althusser, Paris, Aubier, 1998.
12. J. Lacan, Le transfert, p. 463.
13. Ibidem, p. 463.
14. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, p. 270.
15 J. Lacan, Les écrits techniques de Freud, Livre I, 1953-1954, Paris, Seuil, 1975, p. 119.
16. M. Klein, Envie et gratitude, Paris, Gallimard, 1978.
17. P. Aulagnier-Spairani, Remarques sur le masochisme primaire, p. 54.
18. J. Hassoun, La cruauté mélancolique, Paris, Flammarion, 1977, p. 88.
19. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, p. 149.
20. Ibidem, p. 149.

21. Ibidem, p. 131.
22. Y. Moulier Boutang, Althusser : une biographie, tome 1, Paris, Grasset, 1992, p. 75.
23. Cf. page 48 note 15.

24. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, p. 149.
25. Ibidem, p. 23.
26. Ibidem, préface .

 
 
mercredi 3 mai 2023

Lecture du discours mélancolique de Marie-Claude Lambotte – 1
— Avant-propos de l'édition de poche

Marie-Claude Lambotte, Le discours mélancolique. De la phénoménologie à la métapsychologieÉrès, « Psychanalyse – Poche », 2012, ISBN : 9782749234533. DOI : 10.3917/eres.lambo.2012.01.

Avant-propos à l’édition de poche

… « modes de résolution » du symptôme mélancolique et, avec eux, le nécessaire recours au registre de l’esthétique.

… p. 8 un certain type de discours dépressif que nous avons qualifié de « mélancolique » eu égard à son formalisme dépourvu d’affect et de fantaisie, à sa logique toute formelle et à l’impossibilité manifeste de cerner à son propos un quelconque récit

(Cette impossibilité d’un récit, de quoi parle-t-elle? N’est-ce à quoi je me coltine? N’y a-t-il de récit de la mélancolie? Serait-elle sans récit ? Mais à quoi m’obstinai-je ? Mon secret dessein ? Celui-ci qui anime toutes mes intentions? Et me désespère? Qu’est-ce qui sous-tend un récit?)

… l’originalité des formes d’organisation par lesquelles le mélancolique utilise son symptôme.

les signifiants essentiels

Ainsi, comparativement à la dépression que nous considérons comme un état symptomatique transversal qui peut aussi bien concerner les névroses et les psychoses, et à la p. 9 psychose maniaco-dépressive que nous considérons comme une psychose, nous avons cherché à caractériser plus précisément le discours mélancolique en fonction de ses signifiants essentiels, tels par le « rien » et le « destin » de même qu’en fonction de ses figures récurrentes telles le « tout ou rien« , « l’avant/l’après » et l' »apparent caché« . A considérer cette dernière figure, par exemple, la Vérité ou la vraie réalité serait pour le mélancolique « derrière les choses, là où ça brille » et la réalité quotidienne serait alors destinée à la masquer. Aussi bien est-ce pour cela que cette dernière se présente comme une surface plane, sans aucun relief et où tous les objets seraient subsitutables les uns aux autres et sans plus de valeur les uns que les autres. La réalité remplirait donc une fonction d’écran face cet objet du désir (l’objet petit a) sur lequel Lacan s’interroge relativement au sujet mélancolique et qui semble avoir affaire à cette expression de « suicide de l’objet » qu’il évoque comme hypothèse à la mélancolie dans la dernière leçon du Séminaire VIII : Le transfert.

Marie-Claude Lambotte ne considère donc pas la mélancolie comme une psychose – plus loin (p. 20), elle dira qu’elle tient ce diagnostic entre parenthèses et elle consacrera un chapitre à cette question (Ni névrose, ni psychose, pp. 678-701).

Certains de ce qu’elle appelle ses « signifiants essentiels » me sont très familiers, comme par exemple le tout et le rien, le tout ou rien, dont j’ai beaucoup fait état ici. Le destin est de moi une figure moins approchée (si ce n’est peut-être au travers de la lecture du livre éponyme de Imre Kertész), l’avant/l’après n’est pas non plus repéré par moi, même si c’est quelque chose que probablement j’espère, j’attends, je convoque, je tente de concevoir, qu’il y ait quelque chose un jour qui puisse faire rupture dans le fleuve morne des jours, de la perpétuelle présence, et qui s’est rarement présenté (si: le jour du diagnostic, si le jour du lapsus « Fréronique », d’autres sans doute, que je n’ai plus en tête). un événement qui historicise. L’apparent caché, il me semble que je vis tout le temps avec. Si nous parlons de la même chose, elle et moi, Marie-Claude Lambotte et moi-même, l’apparent caché (de l’inconscient) est bien l’objet de ma visée, de mon désir, se trouve derrière toutes les petites réalité de la vie et lui donne tout son prix. Son seul prix. L’insaisissable qui me lie à la vie.

border le trou

p. 9 Quant à la PMD, elle met en jeu la forclusion du signifiant du Nom du Père, en d’autres termes l’impossible prise en compte de ce signifiant primordial, seul apte à faire advenir « du » sujet dans la chaîne signifiante au sein d’un processus de métaphorisation. Or, le mélancolique, dans son insistance négativiste, semble parvenir au plan symbolique à border la figure d’un trou sous la forme d’un discours agressif et formel mais aussi – et cela le distingue du psychotique (entre autres traits de structure) – sous la forme d’une activité particulière de composition qui met en valeur des objets dont on s’est efforcée d’approcher la nature1.

la déception essentielle

Il restait alors à questionner le statut de ce trou (p.10) et, avec lui, questionner la fameuse « déception » énigmatique (Enttäuschung) que Freud évoque par deux fois dans « Deuil et mélancolie » et que Lacan…. « Quels traits se laissent-ils voir d’un objet si voilé, masqué, obscur? »2

déception essentielle, rôle majeur dans la structure mélancolique :

Cette « déception essentielle » qui traverse donc en filigrane les 3 parties de l’ouvrage, sera reprise plus tard par Marie-Claude Lambotte, notamment dans cet article : La mélancolie, névrose ou psychose?

Plus explicitement, la déception essentielle caractérisera la structure en un temps postérieur à l’opération de métaphorisation paternelle et donnera matière à un traumatisme dès lors que l’image idéalisée du père sera venue se confronter avec une faute énigmatique originaire; les conséquences en seront catastrophiques qui feront vaciller les repères symboliques pour laisser apparaître derrière ceux-ci la figure terrifiante et mythique du Père mort. C’est la position de Hamlet face au fantôme de son père qui lui apprend son brusque assassinat alors qu’il était encore « dans la fleur de ses péchés », c’est aussi celle de Kierkegaard qui décèle dans la piété reconnue et respectée du sien la faille irréductible qui barre son regard. L’arrimage au symbolique comme possibilité de création métaphorique peut alors s’avérer insuffisant à exprimer ce vécu catastrophe qui empoisonne désormais la relation à l’autre quand elle n’est pas garantie par une promesse d’absolu; cette dernière prémunit ainsi le sujet mélancolique contre la répétition possible d’un tel bouleversement en revêtant l’apparence d’une radicalité psychotique.

Cette déception du mélancolique, Lambotte l’attribue ici à une faute du père. Moi-même à la lecture de Freud, quand il m’est arrivé de m’interroger sur un moment déceptif dans mon enfance, je suis toujours ramenée à une scène dans la rue avec mon petit frère, Jean-François, nous nous dirigions vers une boulangerie je crois, où il nous faudra commander un « Grand pain, carré, coupé », nous étions rue du Méridien, où je lui ai, à sa grande surprise, demandé s’il préférait papa ou maman. Très perturbé par la question, il m’a répondu qu’il ne faisait pas de préférence, à quoi je lui rétorquai, sur le ton de la colère, comme si j’avais à me justifier, que je préférais… eh bien, l’un ou l’autre, je ne sais plus lequel. Je me souviens que je lui avais alors donner les raisons de ce choix et de ma grande déception. Longtemps, je m’en suis souvenue, longtemps je me suis rappelée cette scène, pour finalement oublier cet aveu chez moi d’une préférence, ma colère, mon accusation.

J’ai ramené ce souvenir en séance récemment pour l’interroger, et je ne m’en suis pas trouvée plus avancée. J’ai dit à l’analyste que ce qui se développait alors en séance, pouvait donner l’impression qu’il s’agissait de ma mère. Qui est aujourd’hui au centre de mon analyse, quand elle en a été complètement absente durant toute la première (et longue) tranche. Aujourd’hui d’ailleurs, je ne comprends pas que j’ai pu aussi longtemps parler de mon père. Peut-être s’agissait-il d’en découdre avec un sentiment ambivalent, peut-être n’ai-je cherché qu’à le comprendre et à démontrer mon complexe d’Oedipe. Peut-être exprimais-je une forme de déception, puis de pardon, non, de reconnaissance et d’admirations véritables, dont je me dis qu’elle me sauvait, dans les mois qui ont précédé sa mort. S’il y eut un moment de déception rejoué, rejoué par rapport à une déception « primitive », c’est, autre souvenir-écran qui me revient partiellement, quand il m’a assuré qu’il s’agissait avec les boutons, ou les points noirs, de petits animaux enfoncés dans la peau, dont on n’apercevait que la tête ou la queue. Cette croyance dont il voulut se départir, cette certitude qui m’amena à rire de lui, était assortie d’une autre que j’ai oubliée. Je ne me réfère ici qu’à une conversation eue inopinément, vers l’âge de quinze ans, mais qui entraîna chez moi une certaine forme de déception, de détachement, je me suis sentie trahie par ce manque d’intelligence, par cette croyance. Cette déception répétait-elle une première, oubliée, je ne saurais le dire.

Plus tard, à un ami psychanalyste, je devais avoir 16 ou 17 ans, à qui je parlais du ressentiment contre mon père, j’avouai que curieusement c’était à ma mère que j’avais un jour crié ma haine. D’un air énigmatique, il m’avait rétorqué Eh oui, eh oui…

Je pense qu’il eut à l’adolescence un conflit ouvert avec mon père. Mais qui était surtout de son fait. Ma mère s’étant faite l’intermédiaire. Et, prise par mes propres soucis, j’y étais relativement indifférente. Sa colère était ennuyeuse au quotidien, mais ne me touchait pas vraiment. Elle était trop à côté de ce que je vivais intérieurement.

*

Ecrit la nuit, dans la suite de cette lecture ((C’était très angoissant. Je me répétais qu’il me semblait que le « crime » ne cessait de se rapprocher de moi, tout en me disant que ce « crime », n’était jamais qu’un mot. Je me sentais en danger. Je pensais « pour moi-même et pour les autres ». L’idée d’un « crime » de mon père était odieuse. Ces pensées avaient une résonance littéraire qui les vidait de tout rapport à la réalité, n’en étant pas moins effrayantes, de quoi étais-je prévenue. Comment déjouer le sort? L’écrire à un psychanalyste me paraissait la seule issue possible, tout en craignant de faire trop peur alors que je l’étais moi-même, effrayée. Je me levai pour écrire, la réflexion autour du texte de Lambotte et la recherche de celui de Freud me ramenèrent à la raison. )) :

Lambotte, ce qu’elle appelle la déception essentielle du mélancolique : je n’ai pas envie qu’elle soit attribuable à mon père. Cela ne m’arrange pas. Qui peut accuser son père. Je n’avais jamais vu ça comme ça. C’est ce que j’ai oublié, s’il y a quelque chose à oublier. Or il n’y a pas eu, j’en suis certaine. Et s’il y a eu, je me suis trompée. C’est ma seule chance. Je me suis trompée. J’en qui convaincue. Il n’y a rien eu. 

Que je me sois trompée, est bien possible, tant de rêves le montrent. Qui pointent vers l’idée d’un crime de mon père. Mais c’est moi qui me suis trompée. Mon père n’est coupable de rien. Je ne sais pas pourquoi il y aurait cela dans ma tête. Je ne sais pas. Si il y a, c’est erreur, à rectifier. C’est là, aujourd’hui pour moi, la possibilité de rectifier.  Or, je sais que je le dédouane. Je le sais. Mais qu’est-ce qui en moi ne le dédouane pas.

Cela dit, et je reprends de jour cette réflexion, je ne sais à quel texte de Freud Lambotte se rapporte. Selon elle, il est deux fois questions de « déception » dans « Deuil et mélancolie ». Je ne me souviens pas qu’il y s’agisse du père seulement. Je n’ai pas le texte en tête. Mais le lisant, j’ai toujours pensé à ma mère, qui se prête beaucoup mieux à la déception (son silence) voire au crime (celui de trop de gentillesse). Ou à la perte d’une chose plus abstraite, « plus morale » dit Freud :

« Appliquons maintenant à la mélancolie ce que nous avons appris du deuil. Dans toute une série de cas, il est manifeste qu’elle peut être, elle aussi, une réaction à la perte d’un objet aimé ; dans d’autres occasions, on peut reconnaître que la perte est d’une nature plus morale. Sans doute l’objet n’est-il pas réellement mort mais il a été perdu en tant qu’objet d’amour (cas, par exemple, d’une fiancée abandonnée). Dans d’autre cas encore, on se croit obligé de maintenir l’hypothèse d’une telle perte mais on ne peut pas clairement reconnaître ce qui a été perdu, et l’on peut admettre à plus forte raison que le malade lui non plus ne peut saisir consciemment ce qu’il a perdu. D’ailleurs, ce pourrait encore être le cas lorsque la perte qui occasionne la mélancolie est connue du malade, celui-ci sachant sans doute qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu en cette personne. Cela nous amènerait à rapporter d’une façon ou d’une autre la mélancolie à une perte de l’objet qui est soustraite à la à la conscience, à la différence du deuil dans lequel rien de ce qui concerne la personne n’est inconscient. »

C’est le texte que moi j’avais en tête. Mais ce ne sont pas ceux où il est question de déception, même si on peut lier à la déception à cette perte dont l’objet est ignoré et qui peut être morale.

Les deux occurrences précises du terme de déception sont les suivantes :

1.

« Il n’est alors pas difficile de reconstruire ce processus. Il existait d’abord un choix d’objet, une liaison de la libido à une personne déterminée ; sous l’influence d’un préjudice réel ou d’une déception de la part de la personne aimée, cette relation fut ébranlée. Le résultat ne fut pas celui qui aurait été normal, à savoir un retrait de la libido de cet objet et son déplacement sur un nouvel objet, mais un résultat différent, qui semble exiger pour se produire plusieurs conditions. L’investissement d’objet s’avéra peu résistant, il fut supprimé, mais la libido libre ne fut pas déplacée sur un autre objet, elle fut retirée dans le moi. Mais là, elle ne fut pas utilisée de façon quelconque : elle servit à établir une identification du moi avec l’objet abandonné. L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné. De cette façon, la perte de l’objet s’était transformée en une perte du moi et le conflit entre le moi et la personne aimée en une scission entre la critique du moi et le moi modifié par identification. »

2.

« Les causes déclenchantes de la mélancolie débordent en général le cas bien clair de la perte due à la mort et englobent toutes les situations où l’on subit un préjudice, une humiliation, une déception, situations qui peuvent introduire dans la relation une opposition d’amour et de haine ou renforcer une ambivalence déjà présente. Ce conflit ambivalentiel dont l’origine peut tantôt être rattachée davantage à la réalité, tantôt davantage aux facteurs constitutionnels, ne doit pas être négligé parmi les conditions présupposées par la mélancolie. Si l’amour pour l’objet, qui ne peut pas être abandonné tandis que l’objet lui-même est abandonné, s’est réfugié dans l’identification narcissique, la haine entre en action sur cet objet substitutif en l’injuriant, en le rabaissant, en le faisant souffrir et en prenant à cette souffrance une satisfaction sadique. La torture que s’inflige le mélancolique et qui, indubitablement, lui procure une jouissance, représente, tout comme le phénomène correspondant dans la névrose obsessionnelle, la satisfaction de tendances sadiques et haineuses. »

Comment donc Marie-Claude Lambotte se tourne-t-elle plutôt vers le père? Elle n’est pas la seule, je sais, je me souviens d’un texte de E. Laurent qui se référait au père. Mais, ne semble-t-il pas quelque chose est perdu dans cette écriture d’une anamnèse possible de la mélancolie, d’un récit. Que moi-même j’ai cependant été tentée de retrouver. Et que certainement évoquent Hamlet ou Kierkegaard.

A lire (rapidement) son texte Névrose ou psychose, je m’aperçois qu’après tout mon père, qui était très croyant, dont j’aurais pu avoir idéalisé la foi, je pourrais, à l’instar de Kierkegaard, avoir eu des doutes sur sa foi, comme il se montrait souvent lui-même très angoissé, qui parlait de ses doutes ou qui pouvait se montrer prude, en particulier face aux images de cinéma, il fallait alors changer la chaîne au moindre baiser, et on sentait mes parents se tortiller de gêne, et émettre des petis bruits de bouche, oui qui considérait que les rapports sexuels en dehors du mariage étaient des péchés mortels.

 « Il s’agit, en effet, d’un savoir dans cette figure kierkegaardienne d’un père parfait au travers de laquelle le fils décèle, cependant, un arrière-fond d’angoisse. Celui-ci ne peut alors qu’indiquer, dans le contexte familial décrit par le philosophe, la béance du regard paternel que vient occuper un Autre tout-puissant qui préside à la destinée des âmes selon son unique bon vouloir puisqu’il fait fi de leur vertu. Nous entrevoyons ici, de nouveau, le père réel, en tant que père jouisseur, qui recouvre le père imaginaire de même qu’il pervertit le père symbolique 19. Et le mélancolique ne cessera d’occulter la place du sujet supposé savoir en s’efforçant de l’occuper lui-même ; son négativisme généralisé tient alors essentiellement d’une logique formelle, dont les raisonnements ne font que conforter la figure du destin en un il est trop tard ou bien les jeux sont déjà faits 20. 

http://www.revuepsychanalyse-yetu.com/wp-content/uploads/2014/11/la-m%C3%A9lancolie.N%C3%A9vrose-ou-psychose.-THEORIE.-PSY_16-M-C.Lambotte.pdf 

(J’ai encore à rapatrier ici tout le blog mélancolique. je le ferai plus tard. Je me propose de tenter la poursuite de la lecture bloguée de ce livre, ce xième livre sur la mélancolie.Je suis à peu près certaine de ne pas me tenir à cette promesse.)

Notes:
  1. Cf. notre ouvrage La mélancolie. Etudes cliniques, Paris, Anthropos, 2007 et « L’objet du mélancolique », Essaim n° 20, érès, 2008. []
  2. Lacan, Le transfert, p. 458. []
Top