Inhibition et mélancolie, Armando Cote

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Je vais développer quelques liens qui peuvent exister entre l’inhibition et la mélancolie à partir de la notion de perte. Pour cela je vais me centrer sur le livre de Ludwig Binswanger Mélancolie et Manie1.

Une perte inestimable précède au pire, mais pas n’importe quelle perte ; Lacan parlait de «la puissance de la pure perte2». Il semble évident, même naturel, qu’à une perte s’ensuive un deuil, mais Freud met en question cette évidence : derrière le deuil se cache une énigme, «une grande énigme»3. Lacan nous rappelle que c’est en lisant « Deuil et mélancolie » qu’il a inventé l’objet petit a4.

Pour tout vous dire, si j’ai un jour inventé ce que c’était que l’objet petit a, c’est que c’était écrit dans Trauer und Melancolie. Littéralement, je n’ai eu qu’à me laisser guider.
Freud parle à propos du deuil de la perte de l’objet. Qu’est-ce que c’est que cet objet, cet objet qu’il n’a pas su nommer, cet objet privilégié, cet objet qu’on ne trouve pas chez tout le monde, qu’il arrive qu’un être incarne pour nous ? C’est bien dans ce cas-là qu’il faut un certain temps pour digérer son deuil, jusqu’à ce que cet objet, on se le soit résorbé. C’est dit en clair, c’est écrit dans Freud.

Lacan Jacques, Conférence de Louvain, 1972

Binswanger dans Mélancolie et Manie relate sa longue expérience clinique, il recourt à un vocabulaire philosophique qui, à certains endroits, le rend inaccessible. Les changements d’humeur, phénoménologiquement si différents, posent la question de la cause. Rappelons que Binswanger est l’initiateur de l’analyse existentielle, laquelle le pousse à se détacher de l’orientation psychanalytique, malgré l’admiration qu’il gardera pour Freud.

Le texte de Binswanger présente un intérêt pour nous ; ses références au temps éternisé du sujet sont précieuses pour donner une unification aux deux structures, mélancolie et manie, qui se mêlent comme dans une bande de Mœbius. En effet, Binswanger constate que, malgré l’alternance des affects, les mêmes signifiants se retrouvent, en même temps que la plainte du sujet est constante dans les deux états.

Binswanger centre la mélancolie autour d’un « style de perte5»; cette référence au style est en lien avec l’absence d’objet. Pour Binswanger l’angoisse est sans objet6. Il entre dans des considérations philosophiques pour tenter d’expliquer que la détresse du sujet mélancolique est en lien avec une détresse existentielle et plus précisément avec une angoisse qui porte sur la vie et notamment sur « l’être-encore-en-vie ».

Un exemple de cette perte paradoxale qui pousse le sujet à l’inhibition est le cas de David Büge, relaté par Binswanger. Il s’agit d’un homme de 45 ans, commerçant, qui se plaignait quotidiennement devant les médecins de ce qui avait causé sa «dépression»: il s’était porté caution de quarante mille francs, somme assez importante, mais qui n’était pas du tout ruineuse dans son cas. Le reproche, noté par Binswanger, qui l’avait fait sombrer dans la mélancolie était : «Si je n’avais pas fait la bêtise d’assumer cette caution, je ne serais pas tombé malade7», donc une perte irrécupérable. Mais un jour inattendu, l’argent lui fut rendu et bien évidement le patient n’a pas été guéri, ni même sa santé améliorée. Comme si de rien n’était, en un tour de main, le patient donne suite à un autre thème mélancolique pour poursuivre sa plainte : il s’agit d’une perte dont il n’a pas d’idée, mais dont il a la certitude, peu importe la nature de l’objet perdu. Pour le mélancolique, la perte n’est pas une supposition, mais quelque chose d’évident, c’est une certitude8.

Reprenons un autre cas de Binswanger pour illustrer cette perte. Il s’agit d’une patiente autrichienne âgée de 26 ans, divorcée, mère d’un enfant de 9 ans ; son nom est Olga Blum. À la suite de la première crise d’épilepsie de son père lorsqu’elle avait 6 ans, elle a éprouvé une angoisse vitale, croissante et le sentiment que la «vie devant tant d’horreur ne vaut pas la peine d’être vécue9. » Cette patiente oscille entre des états dits «mixtes maniaco-dépressifs », états que Binswanger constate pendant l’hospitalisation et qui ont lieu durant la journée. Il n’y a pas forcément de périodes maniaques et mélancoliques, dans une même journée elle pouvait passer d’un état à l’autre. Binswanger parle d’une fureur maniaque à laquelle participe tout le corps. Olga Blum voyait tout en rose et éprouvait un sentiment de victoire, elle s’habillait soigneusement et la journée semblait longue avec des impressions sensorielles aussi bien optiques qu’acoustiques; elle éprouvait aussi un besoin d’écrire et de parler. Une filiation délirante viendra s’imposer à elle : elle a l’idée que l’écrivain Goethe est son double.

Lors d’une phase maniaque elle confie au médecin qu’elle est soulagée que Goethe ait vécu avant elle, sans quoi elle aurait dû écrire le Faust10. Cela montre bien, souligne Binswanger, une défaillance de l’expérience de l’ego.

Binswanger procède alors à décrire une double identification qui est en jeu, laquelle pourrait expliquer le changement d’humeur. D’un côté, son père est identifié au père malade, indigne, qui ne mérite pas de vivre ; elle déclare à Binswanger qu’un être si médiocre et misérable que son père doit se tirer une balle dans la tête. Le signifiant maître de cette identification concernant son père est « égoïste », un père égoïste. De l’autre côté, la mère et sa famille sont idéalisées, elles sont brillantes, elles ont accompli des exploits dans leur vie et vivent à cent à l’heure. Quand Olga Blum s’identifie à son père elle devient objet petit a, elle s’abhorre, se hait 11, elle devient abjecte 12, comme dirait Lacan. L’identification à son père est de l’ordre de ce que Freud appelait la conscience morale 13, c’est-à-dire une aversion morale à l’égard de son propre moi qui vient au premier plan.

Nous assistons ici à ce que Lacan a appelé le « suicide d’objet 14 », qui est le propre de l’inhibition mélancolique. En effet, son père ne doit plus exister, il ne doit plus avoir d’enfant, il n’a pas le droit à la vie. Ce qui veut dire que dans le suicide mélancolique, le malade ne se détruit pas lui même,mais détruit le membre haï du couple parental qui a été introjecté. Binswanger reprend ici les développements d’Abraham15. Ces réflexions viennent en opposition avec la phase maniaque, dans laquelle Olga est dans un flux de vie où elle ne veut plus avoir de mésentente ni aucun bouleversement et ne peut plus éprouver de déception16. C’est un état maniaque qui est proche de la mort aussi.

L’unité des deux phases est bien la pulsion de mort. Un tranchant mortel de l’identification au père se dévoile. Cette relation filiale qu’Olga Blum entretient avec son père est un lien mortel, du fait que, une fois le père déchu de ses droits de donner la vie, elle, en étant sa fille, n’a plus droit à vivre ; c’est une version de la forclusion du nom du père. Dans le cas d’Olga Blum, il y a un échec de l’identification narcissique au père, qui est à l’œuvre dans la mélancolie : il n’y a pas d’idéal, d’objet idéal ; comme dans Hamlet, il n’y a pas de brillance phallique. Son père est « égoïste », c’est une certitude, elle ne saurait être le manque de ce père, comme Hamlet avec Ophélie quand il reconnaît qu’il est son manque. Le mélancolique n’a pas perdu son objet, il n’est pas en manque, il a perdu plutôt son « je » (Ich).

Les impulsions meurtrières contre l’autre sont une sorte d’acte suicidaire dans lequel l’objet écrase le sujet.

Soulignons un autre aspect important de ce cas : la question de lalangue, des langues que parle Olga Blum. Binswanger ne manque pas de remarquer qu’à l’âge de 8 ans elle parlait quatre langues, ce que nous pouvons mettre en parallèle avec la logorrhée dont elle souffre et son impossibilité de s’arrêter de parler. À la fin de la description du cas, un autre détail est souligné : son père l’a toujours embrassée sur la bouche 17, un élément d’autocritique où la question d’un amour premier pour le père qui se retourne contre lui comme un gant dans une haine profonde reste dit entre les lignes. C’est un exemple de logorrhée, de liberté maniaque que Lacan explique par le fait que le sujet est soumis « à la métonymie pure, infinie  et ludique, de la chaîne signifiante 18 ». L’inhibition mélancolique est au fond, comme disait Freud, « défaite de la pulsion » de vie qui oblige tout vivant à tenir bon à la vie.

À partir de cas présentés par Binswanger, je voudrais insister sur le caractère de la simultanéité des deux états qui confirment le rejet de l’inconscient. Grâce à Lacan, nous pouvons sortir des binaires qu’avait proposés Freud, vie et mort, manie et mélancolie. Avec Lacan, nous constatons aussi la présence de la mort dans la manie, dans la fureur maniaque de vivre. La phrase « être toute la fille d’un père égoïste » est une holophrase dans le sens que Lacan lui donne : un collage entre l’identification à cet objet au niveau imaginaire et le fait d’être l’objet, c’est à dire « la fille du père égoïste ». Mais il faudrait être plus précis : pouvons nous véritablement parler d’une identification à l’objet dans la mélancolie, en termes freudiens ? Il me semble que non, il s’agit plutôt d’une identité avec l’objet. La forclusion du nom du père fait défaut dans la transmission et le signifiant « égoïste » devient persécuteur.

L’holophrase est l’absence d’intervalle, de coupure entre les signifiants.

Elle s’oppose à la structure du langage, que l’on peut schématiser ainsi : deux signifiants, S1 et S2, le sujet, défini comme étant représenté par S1pour S2, et donc divisé ($) ; mais ce sujet, pour une part, n’est pas représenté. Quelque chose est donc perdu dans l’intervalle inter-signifiants. Cette perte non représentable est l’objet a, qui devient la cause du désir et l’objet de la pulsion. L’holophrase, bloc S1S2, ne divise pas le sujet et l’objet n’est pas perdu. Il n’y a pas de S1 (soit de signifiant de l’instance paternelle, phallique) qui se distingue des autres signifiants. Le sujet est monolithique, sujet d’un énoncé sans énonciation.

Le mélancolique touche à cette vérité première d’être une ordure, un rebut, un déchet, un objet petit a. Au lieu de remplacer l’objet perdu par une identification, le sujet mélancolique reste fixé dans ce moment où il est possédé par une certitude, par un pseudo-savoir. Le sujet mélancolique ne fonde pas un lien social à partir de sa position subjective comme le fait l’hystérique ; il est coupé de tout lien social, il est plongé dans une indignité, il s’identifie à l’objet indigne sans en connaître la valeur, ce qui est le contraire du deuil, qui donne une valeur positive d’exaltation à l’objet perdu.

Le sujet mélancolique met l’accent sur le retour dans le réel. Le langage lui-même implique une soustraction de vie, du fait qu’il introduit le manque dans le réel ; le nom de cette négativation est castration. Pour l’analyste, dans ce cas de mélancolie, la marge de manœuvre n’est pas très grande. La faute morale du mélancolique déroge au devoir du bien dire. Dans « Deuil et mélancolie », Freud note la différence entre le sujet mélancolique qui ne veut plus souffrir et donc ne veut plus savoir et le sujet mélancolique qui est en position de savoir, qui sait ce qui a été perdu. L’acte analytique demande la plus grande prudence dans le suivi de cas de mélancolie. Bleuler, dans un de ses écrits, a fait le constat que plus les soignants fournissaient des efforts pour empêcher que le patient se suicide, plus augmentaient les suicides. Les restrictions et les pressions exercées sur le sujet ont un impact sur lui. C’est la raison pour laquelle Lacan insistait, en 1972, face à son public belge, sur le fait que le discours analytique ne cherche pas à donner un sens à la vie, et caractérisait en revanche l’acte de l’analyste ainsi : « L’acte en tant que tel, c’est d’exposer sa vie, de la risquer19.»

Mots-clés : mélancolie, deuil, inhibition, holophrase, manie, perte.

* Intervention aux Journées nationales de l’epfcl « Actes et inhibition » à Paris les 26 et 27 novembre 2016.


1. l. Binswanger, Mélancolie et manie, études phénoménologiques, Paris, puf, 2011.
2. J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 691.
3. P. Fédida, « La grande énigme du deuil, dépression et mélancolie, le beau objet », dans L’Absence, Paris, Folio Essais, 2005, p. 99.
4. Ce texte est celui de la bande enregistrée de la conférence de Jacques Lacan donnée à la grande rotonde de l’université de Louvain, le 13 octobre 1972. Paru dans Quarto (supplément belge à La Lettre mensuelle de l’École de la Cause freudienne), n° 3, 1981, p. 520. « La perte de l’objet, [dit Lacan] qu’est-ce que c’est que cet objet, cet objet qu’il [Freud] n’a pas su nommer, cet objet privilégié, cet objet qu’on ne trouve pas chez tout le monde, qu’il arrive qu’un être incarne pour nous ? C’est bien dans ce cas-là qu’il faut un certain temps pour digérer son deuil, jusqu’à ce que cet objet, on se le soit résorbé. C’est dit en clair, écrit dans Freud. »
5. Souligné par Binswanger, Mélancolie et manie, op. cit., p. 51.
6. Ibid. p. 55, mais aussi p. 56.
7. Ibid., p. 36.
8. Ibid., p. 49.
9. Ibid., p. 98.
10. Ibid., p. 100.
11. Ibid., p. 109.
12. J. Lacan, « Télévision », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 525. « La fonder [l’angoisse], dis-je de cet abject comme je désigne maintenant plutôt l’objet (a). »
13. S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1968 p. 153.
14.< J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, Le Transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 463.
15.< L. Binswanger, Mélancolie et manie, op. cit., p. 110.
16.< Ibid., p. 107.
17.< Ibid., p. 110.
18.< J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 388.
19. Conférence de Jacques Lacan à la grande rotonde de l’université de Louvain, art. cit.

Samedi 28 janvier
— l'inhibition due à un simili travail de deuil // ce qui tient à l'ombre, tient à l'ombre avec force

samedi 28 janvier 2023
9:25 Hier, 3 gouttes + hhc (trop fort)

Dans le noir de la chambre
Étranges pensées cette nuit. Et sentiment de corps délocalisé. Je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite, seulement quand j’ai décidé de m’éloigner de mes pensées en me concentrant sur corps. Mon corps n’était pas là où je m’attendais qu’il soit. Je voulais faire l’exercice de relaxation « lourd », lequel consiste à penser « lourd » et à envoyer cette pensée dans le corps, dans chacune de de ses parties, une à une, en essayant de n’en oublier aucune, en le remontant par exemple, depuis les pieds jusqu’à la tête –  orteils, pieds, mollets, genoux, cuisses, etc. Et là, je me suis rendue compte qu’il me fallait chercher chacune de ces parties. Déjà, ayant commencé par « fesses », la sensation s’est avérée très étrange. ample, creuse, étendue, profonde, comme emplie d’un liquide foncé. L’exercice que je tentais de faire était probablement utile,  par rapport aux pensées, mais cela ressemblait déjà à un état de relaxation avancé. Je me suis alors  concentrée sur les parties du corps qui touchaient le matelas. Mais, lorsque j’ai voulu trouver le dessus du corps, les parties du dessus,  je ne le trouvais pas, ça ne correspondait pas. Le dessus de la cuisse n’était pas en face du dessous. Et c’est sans parler de ce en quoi aurait pu consister l’intérieur. J’ai continué cependant. En me raccrochant au tantien, le centre du corps, que je sentais précisément. J’essayais soit de retrouver sensation « normale », soit de me laisser aller dans la sensation anormale.

Je suis alors allée vers des pensées assez raisonnables, il me semble.
Je pensais à la solitude, et je me demandais ce que je pouvais y faire. Sans trouver.
Je me demandais comment sortir de mon fauteuil (du coin de fauteuil où je passe mes journées).
J’avais eu des pensées inquiétantes quant à l’avenir et à la pension, puisque c’est d’actualité en ce moment, et au fait que je pourrais me retrouver seule et sans argent et à la rue. (En temps normal, je ne peux penser qu’au suicide comme recours, au suicide in due time.)
Je pensais à ce qu’il m’est impossible de faire, tout ce qu’il m’est impossible de faire.
Je pensais à ce qu’il m’est impossible de faire parce que j’attendrais de ma mère qu’elle le fasse pour moi (le maintien nécessaire de cette dépendance) et l’angoisse qui me prend dès que je prends son rôle. Et la peur de rater.
Cette relation de dépendance est (au fond) désangoissante pour moi.
Sortir de ce rôle, de ce schéma, c’est l’angoisse absolue.
Il arrive pourtant que j’y arrive.
Mais c’est peut-être plutôt quand F n’est pas là.
Comme lorsqu’il était à la clinique.

l’inhibition due à un simili travail de deuil

Dans le deuil, nous trouvions que l’inhibition et l’absence d’intérêt étaient complètement expliquées par le travail du deuil qui absorbe le moi. La perte inconnue qui se produit dans la mélancolie aura pour conséquence un travail intérieur semblable, et sera, de ce fait, responsable de l’inhibition de la mélancolie. La seule différence, c’est que l’inhibition du mélancolique nous fait l’impression d’une énigme, parce que nous ne pouvons pas voir ce qui absorbe si complètement les malades.

Sigmund Freud, Deuil et mélancolie

Je pensais à l’inhibition, à ce que j’avais lu hier dans Freud sur la nature inconnue de ce qui mobilise tellement le mélancolique dans son « travail de deuil », travail qui évoque la façon que j’ai de me consacrer à ma maladie, d’une certaine façon. Je me consacre à quelque chose, mais à quoi ? Qui paraît vital. Et dès que je m’éloigne de cet effort, de construction peut-être, comme lors des vacances, des voyages, l’angoisse me prend (m’avale). La certitude est que je ne dois pas me relâcher, que je dois me maintenir dans un effort, d’analyse, et ce que je fais en ce moment en écrivant le matin, ou plus récemment dans le blog, ce que j’aurais fait si j’avais été artiste, évoque ce travail de deuil. Être artiste m’aurait offert une identité, et cette identité est inacceptable (apparemment, inacceptable, quelque chose en moi n’en veut pas, contre quoi je sans recours).
Il s’agirait de trouver son identité à l’intérieur de cette  identité manquante, absente, de trouver son identité dans cet effort là. Et dès que je sors de cette quête, angoisse. De trouver son identité dans cette quête : ce que je fais, mais pour moi seule, une identité sans reconnaissance, secrète.

En quoi consiste cette identité absente : en l’impossibilité d’accoler mon nom à tout le reste de moi, de ma personne (corps, voix, etc.) et à tout cet effort, d’assumer en mon nom cet effort, ce travail, qui est travail de soute, de souterrain, je suis souterraine. Qui est travail de soute et doit le rester. Je suis rate. Travailleuse de l’ombre, rate. Rat au féminin. L’affamera. La femme rat. C’est en cet effort que consiste mon identité. My true identity. 

(Imaginaire.
Je suis, comme mélancolique, censée être en manque de consistance/d’identité imaginaire. Mais je ne comprends pas ce que ça veut dire, enfin je comprends que chez moi quelque chose tente de faire tenir ensemble le réel et le symbolique, sans la possibilité du recours à l’imaginaire (qui offrirait la structure, la structure en 3D). Ce blog, de par son épaisseur, sa monstruosité même, m’offre un semblant de structure imaginaire, avec ses couloirs, ses détours, sa toute écriture, sa partout écriture, mais illisible, sinon pour moi seule).  L’identité manquante, ce que j’ai  à forger pour y pallier, c’est de ce côté là que ça se trouve. Autre exemple : le tai chi m’a fourni un moment corps imaginaire par sa façon d’aller toucher directement le corps, d’y tracer par la sensation des circuits symboliques (circuits remontant à des temps immémoriaux) et de le recréer « littéralement », de le recréer en 3D, et en ne le limitant pas au sac de la peau, en incluant, à l’envi, la possibilité de l’infini, et de lui prêter une conscience, aussi, une conscience-à-soi, et de le donner comme source de bonheur, de plaisir.)

Mais quel rapport avec ma mère? Et l’identité trouvée dans ma dépendance à elle?
Cette identité la maintient à distance, nous met dans un rapport. Qui vaut mieux que l’absence de rapport, que l’identité, l’identique, le même.
Donc, il y aurait le travail de maintenir cette dépendance, afin de n’être pas engloutie par l’identité à elle, l’être elle, qui serait un trou. Puisque la dépendance nous donne un rôle à elle et à moi.
Tout en cherchant à trouver une identité viable qui me permette de sortir de son sillage.

Or ma  mère prit en charge tout ce qui concerne le nécessaire, le besoin, le réel en deçà de sa sublimation ou de son idéal. C’est une tentation une tentative de le dire. Elle a dédié le sublime à mon père et a pris en charge tout son deçà. D’où ma tentation de restituer ou d’apporter à cet en-deçà sa lettre sublimatoire, sa place du côté de l’idéal. De sorte que je puisse à mon tour l’assumer, tout en me distinguant d’elle. (Non pas y chercher l’indigne (mais l’insigne)). Ce que je fais, je veux faire, l’histoire de l’art, l’histoire tout court, l’a pourtant fait, déjà, avant moi. Mais il semble bien, que ce soit toujours à refaire. Qu’il y aura toujours de l’un peu plus sublime pour faire de l’ombre à ce qui ne vit que de cette ombre faite. Et dans cet effort, j’y perds beaucoup. Dans ce combat avec moi-même. Car ce qui tient, à l’ombre, tient à l’ombre, avec force. Et je pense que c’est cette force-là qui me précipite dans l’oubli des événements aussi bien que des mots. C’est une force anti-idéal. Une forte force. Or, là même, en cet instant-même, elle ne s’énerve pas, elle me laisse l’écrire. Jusqu’à un certain point, elle se laisse passer à la métaphore. Tout va bien tant que je ne parle que pour moi. (Quel rapprochement possible avec la féminité et le féminisme (et le Japon, et la Chine, et les arts martiaux)? ) 

J’élucubre ça maintenant. Et cette nuit, par rapport au fait que je ne pouvais pas être ma mère et donc faire ce qu’elle faisait, et par rapport au fait que ce qu’elle avait fait dans une sorte de sentiment de service à l’autre, de sacrifice, et dans un mépris intégral de sa propre personne, il y avait l’idée que je pouvais en sortir, peut-être, puisque telle se dessine ma volonté, en poursuivant et consacrant ce travail de restitution de valeur et de dignité aux tâches à raz du réel auxquelles elle se consacrait. C’est-à-dire de consacrer la grandeur de ces tâches. Et donc abandonner l’idée de désidentification d’une mère, pour se maintenir uniquement à la hauteur du réel. Je vois bien qu’il faudrait pouvoir préciser davantage, mais pas pour le moment. Choisir le raz du réel, s’y tenir, c’est n’avoir pas d’autre choix, c’est choisir d’attribuer une valeur à ce réel. 

Faut-il qu’il y ait (encore) de la grandeur ? Qu’il n’y ait plus la jouissance de l’indigne (au moins, à tout le moins). Et puis, pouvoir survivre (à tout le moins).

Et ce sacrifice de ma mère, curieusement, paradoxalement, me dégoute à un point, m’angoisse à un point, que j’en suis définitivement préservée – me semble-t-il. N’être pas elle. Malgré que je sois poursuivie par la culpabilité de ne pas le faire, ce sacrifice. Et malgré qu’il trouve d’autres guises, ce sacrifice, pour se faufiler, s’incarner dans ma vie. (Même s’il m’est de plus en plus difficile d’imposer un choix à moi, comme par exemple choisir un film, mais c’est, me semble-t-il, je l’espère, superficiel, et c’est pourquoi j’ai tellement besoin d’être seule.) Par ailleurs, je sais, je sens bien, que tout cela pourrait trouver encore à s’inscrire dans une histoire féministe. Or, il me semble que pour le coup j’y sacrifierais quelque chose de ce que je tente d’écrire ici. (Pour moi ce qui s’impose, de se conformer à un rôle, à un rôle dans la soumission, dans l’effacement, ne tient pas, ne peut tenir uniquement au patriarcat, à moins que je ne méconnaisse complètement la nature de ce patriarcat. Pour ce qui est de ma mère : elle a été angoissée, mais elle a été heureuse, vraiment, elle n’a jamais cessé de nous aimer, elle nous a toujours aimés, nous, ses enfants, son mari.)

J’ai déjà écrit ça.
J’ai déjà trouvé cette solution.
L’idée, cette nuit, était de trouver à me dégager de l’angoisse où me plonge n’importe quel faire.
Je n’ai de solution que par ce que j’appelle le réel. De toutes façons. Je n’ai que le raz du réel. C’est-à-dire chercher à faire le ménage dans la nudité du geste, dans l’oubli du passé, et dans une volonté de consacrer ce qui simplement va vous permettre de continuer à vivre, assumer votre subsistance. 
C’est ma limite possible à moi. Ce serait.

Je ne suis pas, jamais, sortie d’une certaine famille. Je n’ai pas grandi. Je suis toujours ramenée en arrière.

Me lever, saluer Jules.

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