de l’autoroute (Lagandré vs Lacan, du nom-du-père à l’usage)

Ils se consacrent à l’aménagement d’une existence confortable, affranchie du besoin de sens, et à laquelle suffit amplement la perspective d’une prolongation indéfinie.1

[…] s’annonce un « monde » commode à tout point de vue, ajusté sans médiation aux usages humains et réduit de force à ces seuls usages : un monde sans arrière-fond, sans possibilités secrètes, pas même orienté vers un mieux, visant sa seule perpétuation.2

[…] le monde ne fait plus question, son fait mystérieux ne les concerne plus. L’heure est à son aménagement, à sa rationalisation pour l’usage des hommes.3

Lire, se demander ce qu’il en est de cet « usage » ?

Pour s’ en expliquer, Cédric Lagandré se réfère à l’autoroute. L’autoroute, explique-t-il, est à usage unique. Elle sert à passer d’un endroit à un autre aussi vite que possible.  Point barre. Une route de campagne, elle, offre bien d’autres possibilités. Sa consommation ne s’achève pas du seul fait de son parcours, il y a du reste :

L’exemple de l’autoroute fait apercevoir la chose d’un coup d’œil : l’autoroute n’est pas une chose, mais une fonction. Elle n’existe pas indépendamment de cette fonction. Et celui qui l’emprunte ne fait nullement une expérience du monde : une fois sur l’autoroute, il est pour ainsi dire déjà arrivé. Au-delà de cette puissance qu’elle actualise toujours, être parcourue, l’autoroute ne peut plus rien. Aucune virtualité ne se cache en elle. Elle est d’ores et déjà allée au bout de ses possibilités, qui s’incarnent dans sa fonction. Une route de campagne, pour faire la comparaison, en plus d’autoriser le parcours, autorise aussi le détour et le détournement, c’est-à-dire la « défonctionnalisation » : je peux m’y arrêter, par exemple, et son parcours m’insinue dans les plis du monde qui se découvre à mesure. Je ne peux actualiser toutes ses puissances en un seul usage: si je la parcours en auto, me manque l’expérience de son parcours à pied. Je ne l’ai donc pas « consommée ». Son identité à elle-même est complexe et jamais entièrement dépliée : son être-autre hante encore toutes ses actualisations.4

Lacan, je m’en souviens, parlait lui de la grand’route du Nom-du-Père ((  Les psychoses, chap. XXIII « La grand’route et le signifiant ‘être père' », p. 326 )), de la grand’route comme métaphore de ce signifiant qui manque dans la psychose, qui polarise, accroche les significations.

Est-ce qu’il y aurait par hasard le moindre rapport dans l’utilisation de l’autoroute comme métaphore chez l’un de l’usage, chez l’autre du signifiant « être père« ? On pressent qu’une sorte d’inversion, de retournement y est à l’œuvre.

Au contraire de Lagandré, Lacan refuse de voir la grand-route réduite justement à son seul usage :  « Vous pouvez avoir le sentiment qu’il y a là une métaphore banale, que la grand-route n’est qu’un moyen d’aller d’un point à un autre. Erreur. »  Pour Lacan, elle est ouvreuse d’un champ, d’un espace :  « La grand-route, dit-il, n’est pas quelque chose qui s’étend d’un point à un autre, c’est une dimension développée dans l’espace, la présentification d’une réalité originale. »

Lagandré

Autoroute
métaphore de l’usage

Jouissance Une

Usage (jouissance) unique –> Un (jetable) –> consommation sans reste/consommation du reste

Lacan

Grand-route
métaphore du signifiant « être père« 

Nom-du-père

Signifiant du désir,
désir en son fond impossible, non-consommé,  et
qui crée le reste,
reste qui se fait alors relance du désir.

C’est devenu un lieu commun que de dire que le monde contemporain a vu la  dissolution du nom-du-père (unique), de la fonction paternelle (exception), de la démultiplication des noms-du-père (comme autant de noms-du-pire) et  que le langage ne troue plus seulement le psychotique, mais  que « tout le monde est fou« , tout le monde vit sur le bord du trou. Aussi le hasard qui a voulu que Lagandré prenne l’autoroute comme métaphore de l’usage, quand Lacan l’avait prise comme métaphore du Nom-du-Père, trouve-t-il à s’en expliquer d’une façon qui n’est pas totalement, elle, due au hasard.

Et l’on s’aperçoit qu’il s’agit avec l’usage, dans l’acception de Lagandré, de la consommation, de la jouissance d’un reste du Nom-du-Père de Lacan – ce signifiant qui rendait possible la signification – séparé de toute signification, absolument insignifiant, dont seule la marque est restée, marque qui en fait la jouissance. Qu’en dire de cette marque ? Sinon qu’elle répondrait de ce que le langage a marqué le corps, l’a marqué hors sens,  y a fait trace, empreinte vide dont on ne sait rien. L’esprit a entendu les mots,  le corps a « entendu » également, mais autrement. Il l’a marqué de cette façon dont on ne peut aujourd’hui, à la suite de Lacan et de Miller, rien dire d’autre sinon qu’elle est jouissance. Qu’elle est ce à quoi il faut retourner, retourner malgré soi et dont le  corps est le support.

Du signifiant du désir, n’est resté que la jouissance, celle-là même qui manquait au signifiant, au nom-du-père et dont le manque relançait le désir. Cette jouissance est l’usage que désigne Lagandré.

Autrefois – dira-t-on, dans le monde ancien… – l’autoroute pouvait représenter l’ouverture d’un  champ de significations possibles, virtuelles, d’un réseau dont elle est la clé, sans laquelle il se dissout, aujourd’hui que ces significations n’existent plus, l’autoroute est devenue fermeture, enfermement dans un usage autiste, délié du sens, réduit à sa seule marque. On parle de marque parce qu’il s’agit d’indice de la rencontre du corps et du signifiant. Hors sens, cette marque, est jouissance. Hors sens, cette marque est remembrance, se souvient, répète la première rencontre du réel du corps et du signifiant, de la séparation du corps réel d’avec lui-même par le signifiant, sa refente. (Dans cette refente le sujet naît qui pourrait prendre la parole quand le silence aujourd’hui lui parle mieux que jamais. Or il y a, toutes les nouvelles formes de l’écriture, port aujourd’hui pour l’angoisse, lieu d’une liberté neuve caressée par l’image. Et silencieuse encore.)

Évidemment, j’élide malheureusement une bonne part de ce que CL cerne dans ses remarques sur l’usage. Il faudra que j’y retourne. De même, il me faudrait probablement retourner à cet espace que dit Lacan, qu’ouvre l’autoroute.

[ En cours : 14 janvier 2013 – 30 mars 2013 ]

Notes:
  1.  Cédric Lagandré, La plaine des asphodèles,  p.10. []
  2. Ibid., p.11 []
  3. Ibid., p. 15. []
  4. Ibid., p. 23. []

Anne Lysy : Lʼanorexie : Je mange rien (extrait 2)

[…]

3. Un rien pas toujours dialectique ( Deuxième extrait de Lʼanorexie : Je mange rien de Anne Lysy sur le site du Pont Freudien))

Jusqu’ici, j’ai déployé cette dimension, qui est celle qui est déployée par Lacan, du rien dialectique. Eh bien, il y a aussi des riens qui ne sont pas dialectiques. Si ce passage de Lacan renvoie, dans ce contexte, à ce rien qui a une fonction dialectique, force est de constater, dans la clinique, que cette dialectique n’est pas toujours présente, et que la position de l’anorexique ne se laisse pas du tout entamer. L’extrémité où la mène à incarner ce refus dans son corps semble parfois le but poursuivi pour lui-même, et la mène irréversiblement à la mort. Elle semble se faire le déchet, le corps monstrueux. Non pas pour aveugler l’autre, mais parce qu’une logique implacable la mène là. Une logique qui ne semble plus relever du tout de l’appel à l’Autre.

C’est la question que je me pose quand je lis le destin de Simone Weil tel qu’il est présenté dans Les indomptables. Mais c’est aussi ce que des collègues, déjà évoqués, ne manquent pas de souligner. Recalcati distingue, par exemple, « les deux riens de l’anorexique ». Il interroge le statut du rien dans des structures subjectives différentes. Il différencie le rien dans l’hystérie, la névrose, qui est le rien dialectique dans le rapport au désir, et le rien dans la psychose. Ce deuxième rien n’est pas utilisé comme dialectique. Il n’est pas en rapport avec le désir de l’autre, mais il est refus radical de l’autre, pur anéantissement de soi. Il est poussée du corps, dit-il, vers sa propre destruction. On peut y voir une sorte d’identification à la chose. Et donc il insiste, tout à fait avec raison, sur la nécessité de faire une clinique différentielle de l’anorexie. D’autres auteurs vont tout à fait dans ce sens. Et il faut noter donc, il y a des anorexies psychotiques, qui ont une logique qu’il s’agit à chaque fois de déceler, par exemple, elles peuvent relever d’un délire d’empoisonnement aussi bien. Ou d’une certitude psychotique rigide, par exemple. Je pense que c’est un cas d’Augustin Ménard, André, qui affirme : « Je ne mange pas parce que je veux être en bonne santé ». Et qui construit tout son système sur des lectures d’ailleurs très sérieuses et très documentées pour ça.

Je vais aussi faire état ici d’un cas rapporté par Recalcati (( M. RECALCATI, « La passion anorexique et le miroir », La petite girafe, n° 14, 2001, pp. 69-75. )) , Giulia, elle s’appelle, pour vous donner une petite idée, justement, de la fonction que peut avoir l’anorexie dans la psychose. Il s’agit de bien déceler à quoi l’on a affaire avant de penser qu’il faudrait faire prendre du poids à quelqu’un, par exemple. Giulia déclenche des phénomènes psychotiques à l’adolescence. Elle est devenue anorexique après ça. Elle se voulait maigre, mais ça avait une fonction très particulière. Elle grandit dans une famille très religieuse, presque fanatique sous la férule d’une père sévère, un éducateur à la Schreber, qui l’obligeait à embrasser les pieds ensanglantés du Christ en croix. Il disait : « La vie est une longue expiation. » Pour elle, les transformations de son corps à la puberté étaient une grave menace à l’intérieur d’elle-même. Il fallait, disait-elle, devenir maigre comme un clou, être une enfant sans péché. On voit ici qu’« être maigre », c’était une tentative de solution, se protéger de la menace qu’elle sentait en elle-même. Elle voulait se délivrer de ce corps, elle ne voulait pas grandir, elle voulait rester une fille sans péché. Mais en même temps, c’était aussi un ravage, puisqu’elle se faisait là l’objet du père : être l’enfant crucifiée. Elle avait trouvé, néanmoins, dans cette identification imaginaire à la fille sans péché quelque chose qui la soutenait. Mais cela a été tout à fait détruit par une rencontre avec un garçon, à seize ans, qui lui fait la cour de façon prononcée. Ce garçon avait un blouson avec des aigles dessus. Et dès le lendemain de cette rencontre, Giulia a des hallucinations. Les aigles envahissent la maison, ils viennent picorer son visage et ils apparaissent dans le miroir de la salle de bains à la place de son image. Elle doit le recouvrir de serviettes, n’a jamais fini, elle doit se protéger de sa propre image dans le miroir. Ils reviennent, d’ailleurs – c’est arrivé quelquefois – et ils reviennent quand elle remarque dans son image des formes sexuelles. C’est ce qu’elle devait rejeter ; elle doit être une fille sans péché, donc l’assomption de la sexualité est, pour elle, impossible. Et donc on voit là comment être maigre devait empêcher l’apparition pour elle des formes sexuelles dans son image, qui la renvoyaient à ce qui devait absolument être rejeté. On a donc un retour dans le réel de l’image, de ce réel non symbolisé, pour elle, de la sexualité. Cela donne une idée, enfin, c’est un exemple, je trouve, très éclairant ; on en trouve d’autres dans la littérature, on entendra aussi demain, d’ailleurs, Anne Béraud qui fera un exposé sur un cas d’anorexie psychotique.

Dans ses travaux les plus récents, Recalcati fait remarquer que la conception qu’il appelle «romantique » de l’anorexie comme maladie d’amour a fait place de plus en plus, dans son expérience, à une conception qui accentue le caractère nihiliste de l’anorexie. Ce qu’il appelle son accent mélancolico-toxicomaniaque, et non pas hystérique. Le côté anorexie comme toxicomanie du rien, versant où la jouissance, la dimension de la jouissance mortifère, vient à l’avant-plan. Ce changement d’accent, dirais-je, n’est pas le simple fait de sa clinique. Il dépend aussi de comment on la lit. Et à cet égard, les modifications et les bougés dans la théorie de Lacan sont tout à fait importants et déterminants. Chez Lacan aussi il y a une prise en compte beaucoup plus importante de la dimension pulsionnelle dès les années 62-63 avec son séminaire sur L’angoisse, et surtout le Séminaire XI, où il formalise et remet à l’honneur la pulsion freudienne tout en y inventant un objet nouveau, l’objet a. À ce moment-là, le pivot de sa conception de l’anorexie, c’est l’objet a et la jouissance.

4. Le Séminaire XI et la pulsion : «couleur de vide » ou déchaînée dans le réel ?

J’arrive à la deuxième sous-partie de mon chapitre. Lacan reformule maintenant la pulsion non plus en termes de signifiant, comme il le faisait dans le Séminaire IV sans utiliser le mot pulsion, mais comme activité érotique autour d’un objet perdu. Ce n’est pas simple d’expliquer ce qu’est l’objet petit a. J’essaie d’en donner une idée.

L’objet a, ce n’est pas un objet de la réalité. C’est un objet tombé du corps, perdu, de par la prise du signifiant sur le corps. C’est, dit Lacan dans le séminaire L’Angoisse (( J. LACAN, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, 1962-1963. Paris, Seuil, 2004. )) , « la livre de chair » nécessairement perdue par l’engagement de l’être parlant dans le signifiant. Il réinvente les objets de la pulsion partielle freudiens en allongeant leur liste. On a donc l’objet oral, anal, le phallus, le regard et la voix. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que c’est un objet qui n’est pas représentable. Ce n’est pas un objet représentable dans le miroir ni dans le signifiant, on ne peut pas mettre le doigt dessus. C’est un aspect de l’objet qui était souligné aussi dans le Séminaire IV, mais d’une autre façon, et on le retrouve ici dans cette conceptualisation de l’objet a.

La pulsion, c’est quoi ? La pulsion, dit-il dans le Séminaire XI1 , cherche sa satisfaction. C’est une sorte d’activité de jouissance qui cherche sa satisfaction. Elle ne la trouve pas en se complétant d’un objet, mais en faisant un trajet autour d’un objet toujours manquant. Prenons la pulsion orale. Son objet n’est pas la nourriture, dit Lacan. Si on veut se la représenter, ce serait plutôt par l’image – qui vient de Freud – de la bouche qui se baiserait elle-même. C’est une bouche fléchée, dit-il. C’est à l’occasion, aussi, une bouche cousue. Comme on dit, « motus et bouche cousue ». On ne dit rien. Dans l’analyse, « nous voyons pointer au maximum dans certains silences l’instance pure de la pulsion orale, se refermant sur sa satisfaction »2 . On voit bien combien, effectivement ça n’a rien à voir avec la nourriture, dont on viendrait se satisfaire. C’est d’une toute autre satisfaction qu’il s’agit.

La pulsion, comme l’explique Jacques-Alain Miller dans son texte « Théorie du partenaire »3 , la pulsion tire sa satisfaction du corps propre. Elle part du corps et de ses zones érogènes pour y revenir et s’y satisfaire. Dans ce sens-là, c’est une jouissance auto-érotique. Mais pour réaliser cette autosatisfaction, la bouche doit, par exemple, passer par un objet dont la nature est tout à fait indifférente ; c’est pour cela qu’on a dans la pulsion orale aussi bien manger que fumer, par exemple. Il faut donc bien saisir que l’objet a n’est pas une substance, c’est un vide, dit Lacan dans son Séminaire XI, c’est un vide qui peut être occupé par n’importe quel objet. Et, à l’occasion, il est incarné, il trouve des « substances épisodiques », comme dit Lacan à un autre endroit.4

Comment cet objet très particulier se présente-t-il dans l’anorexie ? Dans le Séminaire XI, Lacan donne deux pistes par rapport à l’anorexie. L’une est toujours sur le versant dialectique. Cette fois, c’est une dialectique formulée en termes d’aliénation-séparation. C’est l’articulation de l’inconscient et de la pulsion propres au Séminaire XI, je ne vais pas détailler cela ici. Il cite l’anorexie mentale, pour en faire un exemple de cette articulation ; il dit que le sujet se fait lui-même objet pour répondre à l’énigme du désir de l’Autre. Tout enfant interroge le désir de l’Autre : « Tu me dis ça, mais qu’est-ce que tu veux me dire, là, entre les lignes ? Dans tout ce que tu me dis, mais qu’est-ce que tu me veux, finalement ? » Et, dit-il, le premier objet qu’il met en jeu, c’est le fantasme de sa propre mort, de sa propre disparition. « Veux-tu me perdre, c’est ça que tu voudrais ? » L’anorexie mentale donne ici un des exemples frappants de ça. Comment l’enfant met sa propre disparition en jeu. Ça, c’est une des pistes, c’est là qu’il cite, je dirais, explicitement l’anorexie mentale, dans le Séminaire XI.

Il me semble qu’il y a d’autres pistes, dans ces passages du Séminaire XI et dans la façon dont il formalise la pulsion, grâce auxquelles on peut lire toute une série de phénomènes qu’on observe chez l’anorexique et qui se situent plutôt sur le versant d’une jouissance pulsionnelle étrange, où le rien se positive. Dans le refus de nourriture, dans le mutisme, dans l’ascétisme extrême, il y a une sorte de satisfaction dans le rien, qui est positivé comme objet. « Le rien acquiert le statut d’objet substance de jouissance qui habite le corps de l’anorexique », dit Cosenza, qui se fixe dans sa bouche et qui produit une fermeture par rapport à l’Autre. Une jouissance autistique, autodestructrice, à l’instar de la toxicomanie5 .

De nouveau le rien, ici, n’est pas un objet qui nourrit le désir, c’est un objet qui le parasite et qui le désubjective sous la forme d’une jouissance totalisante qui ne laisse plus de place à rien d’autre. « C’est un objet qui parasite le corps, réduisant le sujet lui-même à être un objet condensateur de jouissance où la parole est désactivée. » C’est le versant, aussi, par où le sujet anorexique incarne en quelque sorte cet objet a, où il peut aller jusqu’à se laisser mourir, à se faire le déchet. Et d’ailleurs la jeune fille anorexique présentifie dans son image, dans l’image qu’elle donne, justement ce qui, d’ordinaire, est recouvert par l’image. Que l’image soit une image totale, sans faille et là apparaît quelque chose d’informe et une horreur qui normalement doit être masquée et couverte par l’image. Il y aurait tout un chapitre à ouvrir ici, sur les rapports de l’anorexique à l’image dans le miroir.

Dans un article passionnant, Recalcati montre que les rapports particuliers et surprenants que souvent le sujet anorexique entretient avec son image ne relèvent pas du tout d’une difficulté cognitive, mais témoignent de sa difficulté à subjectiver le réel, irreprésentable, du corps pulsionnel, ou encore le réel insignificantisable de la sexuation6. Normalement, donc, l’image spéculaire, qui donne forme à l’informe, habille le reste qui échappe à l’image. Chez les anorexiques, dans des formes différentes, dit-il, on voit bien que quelque chose qui n’est pas symbolisé fait retour dans l’image. Par exemple, se voir grosse alors qu’on est complètement maigre. Il décrit cela comme ça, c’est quelque chose, justement, qui réapparaît et qui relève de la dimension pulsionnelle du corps ; ce qui, dans le corps, ne se réduit pas à l’image que le sujet rejette et voudrait effacer. Elle se voit grosse.

C’est comme le cas de la psychotique Giulia dont je vous parlais tout à l’heure, ce qui ne peut pas apparaître fait retour pour elle dans l’image. C’est pour cela que dans le « Je suis grosse » qui est très étonnant, on se dit « C’est complètement perturbé ! » C’est intéressant, cette lecture, montrer que quelque chose qui ne se symbolise pas, fait retour sous cette forme-là. Il fait remarquer que ce n’est sans doute pas un hasard si l’anorexie se déclenche fréquemment au moment de l’adolescence. C’est le moment où le corps se transforme, où la question de la sexualité, du rapport à l’autre sexe se pose et où, donc, l’image narcissique doit être rectifiée et à nouveau assumée. Tout ce qui du sexuel était en latence revient, ravivé, et le sujet doit se repositionner. Recalcati donne l’exemple, aussi, d’une hystérique, névrosée donc, qui dit : « ce que je vois dans ma graisse, c’est toujours le regard de ma mère chargé de reproches ». Voyez le retour du reproche de la mère qui n’arrêtait pas, quand elle était plus petite, de lui dire : « T’es pas ma fille, tu n’as pas honte, tu grossis… » Je vais passer certains exemples qui formaient une troisième petite sous-partie : « Donner à voir l’irreprésentable, l’anorexique et le miroir. » On pourra en parler dans la discussion.

 

Notes:
  1. J. LACAN, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1963-1964. Paris, Seuil, 1973. []
  2. J. LACAN, Ibid., p. 164. []
  3. J.-A. MILLER, « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, 2002, p. 6. []
  4. J. LACAN, « Lettre aux Italiens », 1974, in Lettre mensuelle de l’École de la Cause Freudienne, p. 9, avril 1982. Repris comme « Note italienne » in Autres écrits, Seuil, 2001, p. 309. []
  5. D. COSENZA, « Anorexie », Op. cit., pp. 30-31. []
  6. M. RECALCATI, «La passion anorexique et le miroir », Op. cit. []

L’immixtion des sujets, Liliane Fainsilber

Le terme d’immixtion des sujets m’étant revenu lors de l‘analyse de mon dernier rêve (Edouard devient fou), sans que je ne sache plus vraiment ce qu’il recouvrait, j’ai fait une recherche sur internet portant sur « immixtion des sujets dans le rêve Freud » et suis tombée sur cet article.

 Article de la psychanalyste Liliane Fainsilber, publié sur son blog, Le goût de la psychanalyse, le 31 octobre 2010

L’immixtion des sujets (une difficulté théorique)

Pour décrire les désastres que provoque au niveau de l’imaginaire la forclusion du nom du père dans la psychose, Lacan utilise ce terme énigmatique de « l’immixtion des sujets ».

L’ancien mot latin, immixtio, donc l’ancêtre de l’immixtion, peut se traduire par le mot mélange. Si nous choisissons sa version hostile, cette immixtion évoque d’emblée une intervention extérieure musclée, une invasion, une intrusion forcée, mais elle peut aussi, retrouvant son ancien sens de mélange, évoquer ce joli terme de métissage. L’ambiguité de ce terme d’immixtion nous permettra donc de distinguer d’une ingérence vite persécutive, ce métissage symbolique qui comporte apaisement des conflits, reconnaissance mutuelle de la différence.

De l’ingérence au métissage,
de l’imaginaire au symbolique

Ce terme d’immixtion apparaît donc pour la première fois dans les très long commentaire du « rêve de l’injection faite à Irma » auquel que Lacan a effectué pas à pas dans le séminaire « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique analytique ». Il avance en effet ce terme à propos des trois praticiens que Freud à appelé à la rescousse et qui se penchent tous très doctement pour examiner la gorge d’Irma. Ce sont eux qui font immixtion dans le rêve de Freud.

Dans le Séminaire II : une équivalence : immixtion des sujets / foule

A ce propos donc Lacan nous dit qu’il préfère de beaucoup ce terme d’immixtion à celui de « foule au sens freudien ». En rapprochant de façon, me semble-t-il surprenante, ces deux termes d’immixtion des sujets et de foule structurée, autant dire que nous entrons de plein pied dans le problème des identifications du sujet et notamment des trois formes d’identification décrites par Freud, celle de l’identification primaire narcissique, celle de l’identification à un petit trait de l’autre – identification au trait unaire – celle qui caractérise la fin de l’Oedipe, et enfin la troisième forme d’identification, celle de l’identification hystérique.

Dans la lettre volée : les détenteurs de la lettre s’y assujettissent

La deuxième occurence de ce terme d’immixtion se trouve dans « La lettre volée » qui inaugure les Ecrits. Ce texte est une reprise de la toute dernière partie du séminaire de 1954-1955, celui du moi dans la théorie de Freud et dans la technique analytique, séminaire où il commente donc ce rêve de l’injection fait à Irma. Il l’utilise pour démontrer comment ce que Freud appelle instinct de mort est en fait pour lui une manifestation de l’autonomie du symbolique. C’est dans ce cadre que prend sens ce terme d’immixtion des sujets. Les détenteurs de la lettre s’y assujettissent.

Dans le séminaire des psychoses

C’est là en effet que se trouve cette troisième occurence de l’immixtion à un moment décisif où Lacan va définir ce qu’il en est de l’intersubjectivité délirante en prenant appui sur le texte des Mémoires de Schreber et décrire ainsi les liens de Schreber avec ses nombreux objets persécuteurs qui appartiennent tous à la même série, série qui commence avec le Professeur Fleschig et qui se termine en apothéose par les liens privilégiés qu’il entretient avec son Dieu. Ce séminaire est daté du 11 avril 1956.

Avant d’entreprendre sa lecture, je voudrais éclairer les trois occurrences de cette immixtion des sujets avec l’aide des deux axes du schéma L, son axe symbolique et son axe imaginaire que Lacan modifiera plus tard pour rendre compte du délire de Schreber sous le nom de schéma I qui se trouve lui aussi dans les Ecrits.

Mais déjà rien qu’avec ce schéma L, nous pouvons mettre en évidence aisément le double sens de cette immixtion, celui de l’ingérence et celui de du métissage.

Le schéma L

Le schéma apparaît pour la première fois dans le séminaire du 2 février 1955 du « moi dans la théorie de Freud et dans la technique analytique ». il est dessiné ainsi sous le titre « la fonction imaginaire du moi et l’inconscient ».

Il convient de le représenter sous sa forme première, initiale, avec ses orientations, ses traits pleins et ses pointillés.

Le schéma L

Tout d’abord sur ce schéma nous pouvons repérer deux axes. Le premier est un axe symbolique qui part du grand Autre pour rejoindre le sujet. C’est l’axe de ce que Lacan appelle le pacte, de l’engagement, celui où on dit : « tu es mon maître » ou « tu es ma femme ».

Mais c’est aussi celui de la tromperie toujours possible tel cet exemple que Lacan cite souvent et qu’il a emprunté à Freud :   « Pourquoi me dis-tu que tu vas à Cracovie pour que je crois que tu vas à Lemberg alors que tu vas à Cracovie? »

Le second axe est l’axe imaginaire qui part du petit autre pour arriver au moi. C’est l’axe de la relation d’objet, de la constitution des objets du désir et des identifications multiples y compris bien sûr celles des identifications oedipiennes.

C’est donc sur ce schéma que nous pouvons maintenant inscrire les deux types d’immixtion des sujets, celle qui s’inscrit sur l’axe imaginaire et l’autre sur l’axe symbolique, sous le nom d’ingérence et de métissage.

Je reprends donc chacune de ces occurrences dans leur contexte avec tout d’abord le rêve de l’injection faite à Irma.

Il y a ce soir là grande réception chez les Freud : « Il y a foule ».

C’est ce que nous raconte Freud dans le texte de son rêve. Je le cite : « Un grand hall – beaucoup d’invités, nous recevons. Parmi ces invités, Irma que je prends tout de suite à part pour lui reprocher, en réponse à sa lettre, de ne pas avoir encore accepté ma solution. Je lui dis : « Si tu as encore des douleurs c’est réellement de ta faute  » et elle répond : « Si tu savais comme j’ai mal à la gorge, à l’estomac et au ventre, cela m’étrangle ». Je l’amène près de la fenêtre et j’examine sa gorge… j’aperçois d’extraordinaires formations contournées qui ont l’apparence des cornets du nez et sur elles de larges escarres blanc grisâtre – j’appelle aussitôt le docteur M… Mon ami Otto est également là , à côté d’elle, et mon ami Léopold la percute par dessus le corset ; Il dit : « Elle a une matité à la base gauche »…. M dit il n’y pas de doute c’est une infection mais ça ne fait rien ; il va s’y ajouter de la dysenterie et le poison va s’éliminer ».

A la fin de ce rêve Freud réussit à trouver le vrai coupable : C’est la faute d’Otto qui a fait à Irma une piqure de triméthylamine avec une seringue qui n’était pas très propre. Cette formule qui dans son rêve s’inscrit devant ses yeux en caractères gras.

Analyse

Comme le souligne Lacan ce rêve se divise en deux parties, dans la première, Freud décrit ses démêlés avec trois femmes, Irma, sa femme et une de leurs amies. C’est plus une relation d’identification imaginaire à ces trois femmes qu’une relation d’amour. Elle se termine par une vision d’horreur, le fond de la gorge d’Irma. Freud l’appelle l’ombilic du rêve, Lacan rencontre avec le réel.

Cette première partie correspond à ce que nous pouvons appeler le chiffrage du rêve, son élaboration.

Au-delà de ce point franchi, quand les trois confrères de Freud se penchent ensemble sur le cas d’Irma, nous pouvons dire que Freud commence au cours même de ce rêve à le déchiffrer, à l’interpréter.

C’est à ce moment là que Lacan avance pour la première fois ce terme d’immixtion des sujets à propos de ces trois confrères qui dans ce rêve se mêlent à, la conversation qui se poursuit entre Freud et Irma. Ils sont les petits autres de Freud, ses objets rivaux, mais ils sont comme Irma, des personnages de substitution. Ils représentent les personnages oedipiens de Freud à savoir ses demi-frères, Philip et Emmanuel et sans nul doute aussi, même si Lacan ne le cite pas, son petit neveu John qui était son objet rival par excellence.

Il indique qu’il s’agit là d’une véritable décomposition spectrale du moi et c’est donc ce qu’il définit comme étant une immixtion des sujets.

Voici comment il la décrit : Après la vision de la gorge d’Irma… « Un franchissement s’accomplit… il entre à la fin du rêve, une foule, mais c’est une foule structurée, comme la foule freudienne. C’est pourquoi j’aimerais mieux introduire un autre terme que je laisserai à votre méditation avec les doubles sens qu’il comporte : l’immixtion des sujets.
Les sujets entrent et se mêlent des choses, cela peut être le premier sens. L’autre est celui-ci – un phénomène inconscient qui se déroule sur un plan symbolique, comme tel décentré par rapport à l’ego, se passe entre deux sujets. Dès que la parole vraie émerge, médiatrice, elle en fait deux sujets très différents de ce qu’ils étaient avant la parole. Cela veut dire qu’ils ne commencent à être constitués comme sujets de la parole qu’à partir du moment où la parole existe, et il n’y a pas d’avant ».

Si nous essayons maintenant d’utiliser le schéma L pour décrire les différents temps de ce rêve dit de l’injection faite à Irma, nous pourrions inscrire sur l’axe imaginaire a a’, dans la première partie du rêve, en a, le moi de Freud et en face, en a’, au niveau de ses petits autres, tout d’abord les trois femmes qui sont pour lui plus des objets d’identification que des objets d’amour : sa femme, Irma et l’amie d’Irma.

Intersubjectivité imaginaire

Dans la deuxième partie du rêve, Breuer Otto et Léopold viennent à leur tour jouer ce rôle des petits autres imaginaires de Freud. Eux-mêmes représentent ses objets rivaux oedipiens. Puisqu’il s’agit d’une intersubjectivité imaginaire nous pouvons les inscrire aussi bien en a qu’en a’ : ils appartiennent tous au moi de Freud, ils comptent comme la somme des identifications du sujet, ce moi « en pelure d’oignon ».

L’intersubjectivité symbolique

Mais ce n’est pas tout, si nous définissons l’intersubjectivité symbolique comme parole qui passe entre deux sujets. En l’occurrence, avec cette formule de la triméthylamine, ce qui est révélé c’est le transfert passionné de Freud pour Fliess qui lui a permis de découvrir le sens du rêve et de la névrose. Comme le souligne Lacan, c’est « au milieu de ce chaos, du brouhaha de cette foule, que se révèle à Freud le sens du rêve, qu’il n’y pas d’autre mot du rêve que la nature même du symbolique » (1)

Intersubjectivité symbolique

Mais au delà de cette formule, quel pouvait être le désir de Freud, le désir structurant de ce rêve? C’est une remarque d’Otto sur l’état de santé d’Irma qui a éveillé la culpabilité de Freud à l’égard de son analysante. Il l’avait en effet confiée à Fliess pour une intervention sur l’ethmoïde et celui-ci avait oublié une compresse dans la plaie. Elle ne va effectivement pas bien du tout.  « Le sens de ce rêve, ce qui l’anime, nous dit Lacan, est le désir de Freud de se libérer de sa culpabilité. C’est en effet à cela qu’aboutit ce rêve. L’entrée en fonction du système symbolique dans son usage le plus radical, le plus absolu, vient à abolir si complètement l’action de l’individu qu’il élimine son rapport tragique au monde… le sujet se trouve d’entrée de jeu n’être qu’un pion poussé à l’intérieur de ce système et exclu de toute participation qui soit proprement dramatique et par conséquent tragique à la rélisation de la vérité. »

Mais bien que Lacan ne le relève pas, comme cette triméthylamine est un produit de décomposition des substances sexuelles nous pouvons nous demander si elle n’indique pas aussi une première remise en question des fumeuses élaborations théoriques de Fliess sur les périodes masculines et féminines de 23 et de 28 jours ? Beaucoup plus tard Freud avouera en effet à Jung, que tout ce qu’il avait appris sur la paranoïa, il le tenait avant tout de Fliess. Il pensait, pour tout dire que Fliess était paranoïaque.

Trois par trois, les personnages de la lettre volée

Cette métaphore du sujet poussé comme un pion à l’intérieur du système symbolique et entièrement soumis aux lettres de son destin, c’est ce que Lacan reprendra avec la fiction littéraire de Poe sous le titre de La lettre volée.

C’est ainsi que nous retrouvons la deuxième occurrence de l’immixtion des sujets qui est décrite dans le texte des Écrits. Je vous rappelle le sujet de cette fiction clinique: Une lettre compromettante pour la Reine a été volée par le ministre au nez et à la barbe du roi qui ne s’est aperçu de rien. La police cherche à reprendre possession de cette lettre chez le ministre mais en vain. Elle reste introuvable Seul Dupin, en s’identifiant au ministre, en se mettant à sa place, a réussi à savoir comment il l’avait cachée, justement en la laissant bien en évidence, visible aux yeux de tous, posée sur le manteau de la cheminée, mais en changeant simplement son adresse.

Les personnages sont au cours des deux scènes du vol puis de la récupération de la lettre toujours regroupés par trois, comme dans le rêve de l’injection faite à Irma : Le roi, la reine et le ministre, puis dans la deuxième scène, la police, le ministre et Dupin.

C’est à propos de ces personnages que Lacan écrit: « Le module intersubjectif étant ainsi donné de l’action qui se répète, il reste à y reconnaître un automatisme de répétition, au sens qui nous intéresse dans le texte de Freud. La pluralité des sujets bien entendu ne peut être une objection pour tous ceux qui sont rompus depuis longtemps aux perspectives que résume notre formule: l’inconscient c’est le discours de l’Autre. Et nous ne rappellerons pas maintenant ce qu’y ajoute la notion de l’immixtion des sujets, naguère introduite par nous en reprenant l’analyse du rêve de l’injection d’ Irma. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est la façon dont les sujets se relaient dans leur déplacement au cours de la répétition intersubjective »

Ces deux premières occurrences de l’immixtion des sujets méritent d’être comparées parce que la démarche de Lacan est inversée dans ces deux approches : dans la première, celle du rêve, il part de l’imaginaire, de la signification du rêve, pour retrouver la lettre du rêve, la formule de la triméthylamine.

Dans la seconde occurrence, il part du symbolique, de la lettre, pour décrire ses effets imaginaires sur le sujet Lacan écrit : « ce que Freud nous enseigne … c’est que le sujet suit la filière du symbolique, mais ce dont vous avez ici l’illustration est plus saisissant encore. Ce n’est pas seulement le sujet, mais les sujets pris dans leur intersubjectivité, qui prennent la file, qui prennent la file… et qui plus dociles que des moutons, modèlent leur être-même sur le moment qui les parcourt de la chaîne signifiante »

L’intersubjectivité délirante

Par rapport à ce que Lacan décrit de cette immixtion des sujets, comment va-t-il définir ce qu’il appelle l’intersubjctivité intersubjectivité délirante? Nous revenons donc à ce séminaires des psychoses celui daté du 11 avril 1956.

Mais avant de le relire je voudrais d’abord vous rappeler un petit passage du texte de Freud sur Schreber où il décrit à sa façon cette intersubjectivité :  « Si nous envisageons l’ensemble de ce délire, écrit Freud, nous voyons que le persécuteur se divise en deux personnes : Fleschig et Dieu ; de même, Fleschig se divise lui même plus tard en deux personnes, le Fleschig « supérieur » et le Fleschig « du milieu », comme Dieu en Dieu « inférieur » et en Dieu « supérieur »… Une telle division est tout à fait caractéristique des psychoses paranoïaques. Celles-ci divisent tandis que l’hystérie condense, ou plutôt ces psychoses résolvent à nouveau en leurs éléments les condensations et les identifications réalisées dans l’imagination inconsciente » (2) .

Dans ce séminaire du 11 avri1 1956, Lacan définit une fois de plus ce qu’est la structure en tant qu’elle est liée au signifiant et qu’il souligne que la psychose ne peut être abordée qu’à partir de là. En effet si on aborde le champ de la psychose à partir de la signification – ce que font la plupart du temps les analystes – rien ne nous permet de distinguer la névrose de la psychose.

Lacan repart donc de la structure, du signifiant et ce qu’il a déjà dit de l’intersubjectivité pour décrire ce qu’il en est de l’intersubjectivité délirante. En effet dit-il « Nous entrons dès qu’il y a délire à pleines voiles dans le domaine d’une intersubjectivité dont tout le problème est de savoir pourquoi elle est fantasmatique ».

Il reprend donc par rapport à la psychose et au délire ce mécanisme dit de l’immixtion des sujets : il rappelle que « le propre de la dimension intersubjective est défini par le fait qu’il y a dans le réel un sujet capable de se servir du signifiant comme tel, c’est à dire non pas pour vous informer comme on dit mais pour vous leurrer (3) que cette possibilité est là essentielle, c’est cela qui distingue l’existence du signifiant. Mais ce n’est pas tout, dès qu’il y a sujet et usage du signifiant il y a un usage possible de l’entre-je, c’est à dire du sujet interposé.

Cette immixtion des sujets dont vous savez que c’est l’un des éléments les plus manifestes du rêve de l’injection d’Irma, à savoir les trois praticiens appelés à la queue-leu-leu par Freud, qui veut savoir ce qu’il y a dans la gorge d’Irma. Ceci n’est qu’une indication. L’immixtion des sujets est-ce que ce n’est pas précisément là ce quelque chose qui nous parait à portée de main dans le délire. L’immixtion des sujets, cette chose qui est tellement essentielle à toute relation intersubjective qu’on peut dire je crois qu’il n’y pas de langue qui ne comporte des tournures grammaticales tout à fait spéciales pour l’indiquer. Pour vous faire comprendre ce que je veux dire, je vais prendre un exemple. C’est toute la différence qu’il y a entre le médecin chef qui a fait opérer un malade par son assistant et un médecin qui devait opérer un malade et qui l’a fait opérer par son interne. Le résultat est le même mais vous devez bien sentir, encore que ça aboutisse à la même action, ça veut dire deux choses complètement différentes. Dans le délire c’est de cela qu’il s’agit tout le temps. On leur fait faire ceci. C’est là qu’est le problème ».

Si nous reprenons la structure grammaticale des deux premières phrases. La seconde est la plus simple, « le médecin a fait opérer son malade par son interne ». Il y interposition imaginaire d’un autre sujet, à savoir l’interne, entre le médecin et son malade, c’est un entre-je imaginaire. Par contre la première phrase est plus complexe en tant qu’il faut distinguer deux points de vue, celui du malade et celui de l’interne. Si le chirurgien a promis à son malade de l’opérer et qu’il le fait opérer par son interne, il y a rupture de promesse, trahison Tandis que vue du côté de l’interne, cette phrase témoigne plutôt d’une transmission, d’un transfert de compétence, c’est donc un geste de reconnaissance. Nous pouvons inscrire cette phrase dans l’axe symbolique des rapports du sujet à L’Autre, soit dans le registre du pacte, soit dans le registre de la tromperie.

Au contraire pour le psychotique, dans l’ordre de l’intersubjectivité délirante, sur l’axe imaginaire du schéma L, On lui fait ou on lui fait faire ceci ou cela, soit directement soit par l’intermédiaire de cet interne, ce n’est plus une rupture de promesse pour le patient ni une autorisation, un encouragement pour l’interne mais une pure injonction qui est du registre de la persécution, de la puissance. Il n’y a pas pour chacun des deux, soit l’interne, soit le patient, possibilité de choix. Ils sont aux ordres, soit comme persécuteur de seconde main soit comme persécuté.

(Est-ce qu’on reconnaît ici mon Edouard, Persécuteur de seconde main, et mon Anton, Persécuté?

Tandis que le « On lui fait faire » m’évoque le rêve où je suis affublée d’un double, comme d’une ombre, « qui me fait faire quelque chose ».

Ces phénomènes sont souvent décrits dans les mémoires de Schreber notamment dans la façon dont Dieu l’empêche, entre autres choses, d’aller déféquer tranquillement (4).

En attendant le schéma I

En attendant le schéma I qui a été inventé par Lacan pour décrire les lignes de force du délire de Schreber nous pouvons déjà repérer sur le schéma L ce qui différentie cette intersujectivité délirante

C’est tout d’abord l’axe symbolique qui est effacé dans la psychose, celui qui va du grand A à S, du grand Autre au sujet. Ce qui ne tient pas en effet pour le psychotique, c’est la subjectivité de l’Autre. L’Autre n’est pas construit pareil que le sujet. L’Autre n’est pas castré. L’Autre n’est pas désirant et donc rien ne permet au sujet de s’identifier en un premier temps à l’objet du désir de l’Autre, puis de s’en dégager par l’intervention de la métaphore paternelle.

Mais cette disparition de l’axe symbolique retentit aussi sur l’axe imaginaire dans les relations du moi au petit autre. Lacan souligne le fait que le psychotique « réagit à l’absence d’un signifiant par une affirmation d’autant plus appuyée d’un autre qui lui, comme autre, est essentiellement énigmatique. L’Autre avec un grand A je vous ai dit qu’il était exclu, exclu en tant que porteur du signifiant. Il est d’autant plus puissamment affirmé entre lui et le sujet au niveau du petit autre. Au niveau de l’imaginaire se passent tous les phénomènes d’entre-je qui eux vont constituer ce qui est apparent dans la symptomatologie de la psychose ».

Ainsi pour l’exemplifier nous pourrions inscrire sur le schéma L, outre son premier persécuteur, Le docteur Fleschig, son successeur le docteur Weber, sans compter les infirmiers de la clinique mais surtout le dieu de Schreber avec toutes ses subdivisions, Dieu antérieur et postérieur, inférieur et supérieur mais aussi avec ses vestibules du ciel et ses oiseaux miraculés. Il y aurait donc beaucoup de monde en a’ mais aussi en a.

Mais Lacan revient aussi sur cette question de l’intersubjectivité délirante exclusivement imaginaire, pour en dire ceci :

« La question est sensiblement éclairée par la nature des phénomènes de l’entre-je, au niveau de l’autre du sujet, de celui qui a l’initiative dans le délire, du Professeur Fleschig, dans le cas de Schreber, du Dieu qu’il est tellement capable de séduire qu’il met en danger l’ordre du monde : entre Schreber et Fleschig un autre est interposé, Dieu mais un dieu lui-même décomposé en de nombreuses instances. Mais l’important, le révélateur, le significatif, c’est le cas de le dire, est de voir apparaître au niveau de l’entre-je, c’est à dire au niveau du petit autre, du double du sujet… une sorte d’usage en quelque sorte taquinant du signifiant comme tel… Ce qui au fond du rêve de l’injection faite à Irma apparaît comme la formule en caractère gras… de même, dans le délire, nous trouvons là l’indication… que ce dont il s’agit c’est de la question du signifiant ».

Et donc au fond, c’est lorsque je me suis aperçue qu’Edouard n’était qu’un double, un petit autre imaginaire, dans mon lapsus fait en séance, que ma colère contre lui est tombée : je n’étais fâchée que contre moi. Je n’étais jamais en colère, que fâchée contre moi. Ce qui est étonnant, c’est que cet aperçu, en un éclair, ait à ce point transformé la situation, modifiée. Il ne m’a plus été possible de rester en colère longtemps sur Edouard. Il ne valait plus rien comme autre persécutant. Dans la réalité tout du moins, dans le rêve, ça fonctionne encore.

Dans le séminaire suivant, du 18 avril 1956, Lacan précise à nouveau les modifications que subissent les liens imaginaires du moi au petit autre en tant que conséquence d’un manque essentiel, celui d’un signifiant, du signifiant du père.

« Supposons justement ceci qui comporte pour le sujet l’impossibilité d’assumer la réalisation du signifiant père au niveau symbolique, qu’est-ce qu’il reste ? Il reste évidemment tout de même la relation imaginaire, c’est à dire que justement c’est une image, que c’est quelque chose qui ne s’inscrit pas dans une relation triangulaire quelconque mais que la relation sera réduite à cette image, sa fonction essentielle d’aliénation spéculaire, de modèle, quelque chose à quoi le sujet peut s’accrocher, s’appréhender sur le plan imaginaire existera quand même. Elle existera justement dans le rapport tout à fait démesuré d’un personnage ou d’un type qui se manifeste purement et simplement dans l’ordre de la puissance et non pas de l’ordre du pacte ».

Le Dieu de Schreber en est l’exemple.

Et ici, reconnaît-on l’horrible personnage de ce cauchemar, qui me met à genoux?

octobre 2001

Notes

1 – p.191 du Moi dans la théorie de Freud et…

2 – Schreber dans les Cinq psychanalyses : voir ce que Freud décrit du fractionnement d’âme : p. 274 et aussi p. 297. Cela donne en effet une bonne idée de ce qu’est cette immixtion des sujets.

3- A propos du leurre voici une devinette qui l’illustre: « Vincent mis l’âne dans un pré et s’en vint dans l’autre ». Combien y a-t-il d’ânes?

4 – p. 276, 277. Mémoires de Schreber

Mélancolie et psychose ordinaire, Sophie Marret-Maleval

En 1998, Jacques-Alain Miller introduisait le terme de « psychose ordinaire » pour évoquer les formes non déclenchées ou tempérées de la psychose, sur lesquelles la clinique contemporaine, dans le sillage du dernier enseignement de Lacan, a conduit à mettre l’accent. En effet la psychose est de structure pour Lacan, conséquence de la forclusion du Nom-du-Père dont les effets peuvent se repérer dans un temps d’avant le déclenchement. Dans un récent article, J.-A. Miller précise : « la psychose ordinaire n’a pas de définition rigide » [1] ; il la définit ainsi : peut-être que «la psychose ordinaire est une psychose qui n’est pas manifeste jusqu’à son déclenchement » [2] La psychose ordinaire s’oppose à l’extraordinaire des formes déclenchées.

Lacan réduit, dans son dernier enseignement, le Nom-du-Père au noyau du symptôme – soit à une fonction de nomination du réel – à partir duquel se nouent les éléments de la structure du sujet (réel, symbolique et imaginaire).

Lacan réduit, dans son dernier enseignement, le Nom-du-Père au noyau du symptôme – soit à une fonction de nomination du réel – à partir duquel se nouent les éléments de la structure du sujet (réel, symbolique et imaginaire). Son intérêt pour Joyce le conduisit en outre à rompre plus encore avec toute conception déficitaire de la psychose, en mettant l’accent sur les possibilités offertes au sujet de remédier à la forclusion initiale. Il ouvrait ainsi la voie de l’ordinaire de la psychose, dont les grandes formes psychiatriques ne sont plus que des réalisations particulières.

J.-A. Miller invite à un repérage plus fin de la structure en l’absence de signes cliniques apparents de déclenchement, sans phénomènes élémentaires, par exemple. L’enjeu est d’importance, car si la clinique du sinthome gomme les différences entre névrose et psychose, elle ne les abolit pas pour autant ; l’incidence du repérage de la structure sur la conduite de la cure reste essentielle. Dès lors, les particularités des éléments diagnostiques de la mélancolie s’avèrent un repère diagnostique précieux.

La psychose contemporaine

Le dernier enseignement de Lacan nous convie à affiner nos outils. Il a contribué à une extension considérable du champ de la psychose, dans ses formes les plus variées, de la simple clocherie de l’être aux grandes formes psychiatriques, tandis que la psychose venait se ranger dans ses formes discrètes au rang de drame ordinaire, se trouvant aussi banalisée. « En fin de compte, note J.-A. Miller, nous nous sommes mis sous le signe d’une sorte de clinique du capiton généralisé ». Il en vient ainsi à opposer deux modèles de la psychose, la forme chêne et la forme roseau : « Disons que lorsque le symptôme est du modèle chêne, quand la tempête arrive le déclenchement est patent. Lorsque la structure tient plutôt sous l’aspect roseau, que le sujet a élaboré un symptôme en glissade, à la dérive, le cas ne prête pas à un franc déclenchement. […] Les psychoses ordinaires sont principalement de type roseau » [3].

Si l’affinement conceptuel du dernier enseignement de Lacan a conduit à un repérage plus fréquent du modèle roseau, qui fait souvent l’ordinaire de notre clinique, et si les neuroleptiques ont contribué à gommer les manifestations aiguës des psychoses, il semble que la prévalence actuelle du modèle roseau sur celui du chêne résulte également du changement de discours à notre époque.
L’époque n’est plus à un réglage sur l’Autre, mais plutôt sur le particulier du symptôme. C’est ainsi que J.-A. Miller peut affirmer : « ce qui est cohérent avec l’époque de l’Autre qui n’existe pas [celle du défaut de garantie de la vérité et du déclin des idéaux], c’est la psychose ordinaire » – soit la voie du bricolage, du capitonnage de la fuite du sens. La psychose ordinaire, « c’est la psychose à l’époque de la démocratie » [4], note encore Éric Laurent. « Quand nous disons “psychose ordinaire”, poursuit-il, nous ne nous attachons plus seulement aux grandes exceptions qui ont constitué la clinique du regard et la première clinique psychanalytique » [5].

Un autre appui diagnostique est requis, fourni par l’abord lacanien du langage, relève-t-il, plaçant l’accent sur la fuite du sens. Il est frappant de constater, néanmoins, la fréquence de la convocation de la mélancolie en lien avec la psychose ordinaire, dans ce volume issu de la conversation d’Antibes.

Le modèle de la mélancolie

J.-A. Miller, suivant Hubertus Tellenbach et Karl Kraus, et citant le rapport de la section clinique d’Aix-Marseille du volume de la convention d’Antibes, y évoque « le copiage d’une sorte d’idéal, non pas du moi, mais d’une norme sociale » dans la mélancolie. Les auteurs notent que les personnalités pré-mélancoliques sont « plus facilement typifiées et reconnaissables dans les cultures où les normes sociales sont plus clairement définies, voire imposées, comme c’est le cas au Japon et en Allemagne » ; J.-A. Miller en conclut : « c’est une notation fort utile : à partir du moment où les normes se diversifient, on est évidemment à l’époque de la psychose ordinaire. Ce qui est cohérent avec l’époque de l’Autre qui n’existe pas, c’est la psychose ordinaire » [6].

Au défaut de la tenue phallique répond la suridentification à une norme. É. Laurent poursuit : « Je trouve fécond de prendre la notion de suridentification dans le cadre général de la psychose ordinaire. En un sens, ces travaux confortent l’idée que l’identification dans la mélancolie s’aborde de la même façon que dans les autres psychoses, avec suridentification de traits parfaitement normaux. En un autre sens, la suridentification normale souligne que la norme d’identification est folle. » [7]

Du fait même de cette folie de la norme d’identification relevée par É. Laurent, la possibilité d’une normalisation de la psychose se dégage, par la voie de la suridentification à des traits spécifiques d’une norme sociale, soit à la « capture dans l’imaginaire d’une série de traits […] qui donnent une cohésion imaginaire au sujet pré-mélancolique », capture susceptible « d’endiguer le débordement de jouissance » [8].

Dans Le sinthome, Lacan met l’accent, en ce qui concerne Joyce, sur le défaut de sa tenue phallique, associée au dénouage de l’imaginaire auquel l’écrivain a suppléé par son art. L’absence de déclenchement chez celui-ci nous porte à considérer qu’il relève de la psychose ordinaire. Si la clinique borroméenne nous conduit à une appréhension plus fine de la psychose à partir des effets subtils d’un nouage défectueux des éléments de la structure, Lacan place en particulier l’accent dans ce Séminaire sur la manière dont le détachement de l’imaginaire affecte l’identification. C’est d’ailleurs par une suridentification à l’artiste, que l’on repère dans Portrait de l’artiste, que Joyce procède au « raboutage de l’Ego », soit supplée au défaut de la représentation de lui-même [9].

C’est en ce sens que le modèle de la mélancolie s’avère intéressant à rapprocher de la psychose ordinaire, comme repère diagnostique. Il ne s’agit pas tant d’énoncer, comme le fait François Morel dans la Convention d’Antibes que « la mélancolie est […] une psychose ordinaire » [10], mais plutôt de souligner comment la psychose ordinaire masque souvent une position mélancolique pouvant conduire à penser le fond mélancolique de toute psychose.
H. Tellenbach, psychiatre d’orientation phénoménologique cherchant à dégager les structures de la conscience, relevait la proximité de la mélancolie avec la névrose obsessionnelle, notamment par l’attachement des sujets mélancoliques à l’ordre et la propreté, ainsi que par leur sens du devoir et leur sérieux. L’état pré-mélancolique s’avère ainsi parfois difficilement discernable de la névrose. Soulignant qu’Abraham et Freud constatent « la parenté structurale des maniaco-mélancolies avec les névrosés obsessionnels », H. Tellenbach indique : « Que le typus melancholicus […] présente des éléments qui relèvent de la sphère de l’obsession, c’est incontestable. Allons plus loin : en anticipant sur les développements ultérieurs, on peut constater que du dossier des états d’obsession, aujourd’hui encore assez informe, il est possible de dégager un typus d’obsédé qui […] est analogue au typus melancholicus. Je pense aux phobies d’impulsion […] sous leurs différentes formes » [11] H. Tellenbach s’attache d’ailleurs à la définition d’un type mélancolique, plutôt qu’aux formes déclenchées de la maladie, type qu’il définit ainsi : « Nous entendrons donc par typus mélancolique le genre de nature constituée par une certaine structure, repérable de façon empirique, qui obéissant à son potentiel, incline vers le champ de gravitation de la mélancolie. » [12] En d’autres termes, il fait du type mélancolique une entité – une nature, voire une structure –, aux manifestations discrètes dans les formes pré-mélancoliques et qui présente un caractère banal semblable à celui de la névrose.
Freud indique pour sa part : « La mélancolie dont le concept est défini, même dans la psychiatrie descriptive, de façon variable, se présente sous des formes cliniques diverses dont il n’est pas certain qu’on puisse les rassembler en une unité, et parmi lesquelles certaines font penser plutôt à des affections somatiques qu’à des affections psychogènes. » [13] Si la forme déclenchée est suffisamment caractéristique pour ne pas laisser douter de la psychose, l’état pré-mélancolique, ou le type mélancolique de H. Tellenbach, nous enseigne sur les éléments diagnostiques de la psychose non-déclenchée ou psychose ordinaire. J.-A. Miller précise, pour sa part, qu’il a introduit le terme de « psychose ordinaire » pour rendre compte des difficultés rencontrées par les cliniciens à trancher entre psychose et névrose : « si vous ne reconnaissez pas la structure très précise de la névrose du patient, vous pouvez parier ou vous devez essayer de parier que c’est une psychose dissimulée, une psychose voilée » [14]. Le questionnement diagnostique ouvert par le type mélancolique, rejoint celui qui s’avère sous-jacent à l’introduction du terme de « psychose ordinaire ».

Dans une description très précise, H. Tellenbach caractérise ainsi le typus melancholicus à partir d’éléments diagnostiques que l’on peut regrouper en trois orientations majeures. Il relève, à la suite de Freud, les troubles de l’identification du sujet mélancolique et pré-mélancolique : son identification narcissique avec l’objet aimé (qu’il reprend d’Abraham et Freud), le sentiment de « communauté symbiotique » avec l’autre par lequel « la souffrance d’autrui est votre propre souffrance, et la maladie de l’autre vous rend parfois malade avec lui » [15]. Il note la sensibilité de ces sujets, qui dépasse la moyenne, ainsi que leurs difficultés à se séparer, de leur fille pour les femmes notamment. Il lie cette extrême sensibilité à la place que tiennent pour ces sujets le sentiment de la faute et la sensibilité au jugement d’autrui. L’on sait que la mélancolie déclenchée se caractérise notamment par des auto-reproches qui semblent, soit énigmatiques, soit excessifs à l’entourage.

H. Tellenbach pointe, par ailleurs, les stratégies déployées par ces sujets pour remédier à ces troubles de l’identification primordiale, pour « tenir en ordre le fond de l’homme » [16] : l’hyper-normalité, l’hypertrophie du devoir qui les conduit souvent à exercer une masse de travail supérieure à la moyenne avec l’impression constante de ne jamais en faire assez, l’« identité immuable de l’être et du paraître » [17], la pente à « exécuter sans recul un rôle prescrit » [18], soit la suridentification à une norme. K. Kraus, rappelle H. Tellenbach, note que le sujet maniaco-dépressif « ne peut plus se défaire de cette aliénation dans un rôle ou dans l’anonymat »[19]. Cette description précise montre que Tellenbach met nettement l’accent sur les troubles de l’imaginaire et ceux de l’identification primordiale.

Il note enfin que pour le sujet mélancolique, « il manque un contenu à la vie », et ajoute : « on ne peut être soi-même son propre contenu »[20]. Il situe là les conséquences de la non-extraction de l’objet qui fait défaut pour orienter l’existence du sujet, ce qui retentit dans le champ du sens. Lacan relève que « l’énigme, c’est le comble du sens » [21] : le détachement de l’imaginaire laisse Joyce en proie à la perplexité, comme en attestent ses épiphanies dont la signification échappe – la signification étant ce qui tranche et fait choix dans l’ambiguïté du sens, et qui ressortit de la conjonction du symbolique et de l’imaginaire. Freud insiste ainsi sur le caractère d’énigme de l’inhibition mélancolique [22] ; il laisse déjà entendre que les troubles de l’imaginaire affectent le sens.

La mélancolie freudienne

Dans « Deuil et mélancolie », Freud caractérise la mélancolie par une dépression profondément douloureuse, la suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité, la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste en autoreproches ou auto-injures pouvant aller jusqu’à l’attente délirante du châtiment. Il différencie la mélancolie du deuil à partir du manque d’estime de soi, qui fait défaut dans le deuil [23]. La mélancolie est rapportée à la perte d’un objet aimé ou à une perte d’une nature plus morale.

Freud constate qu’il est parfois difficile de reconnaître ce qui a été perdu. Il indique que la perte de l’objet est « soustraite à la conscience ». Il insiste alors sur la diminution extraordinaire du sentiment d’estime de soi, sur « un immense appauvrissement du moi » : « Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie c’est le moi lui-même » [24]. Le moi est tenu pour dépourvu de valeur. Il relève que la perte concerne le moi. Freud situe pareillement au principe de la mélancolie un déficit des identifications imaginaires. Il relève, par ailleurs, la part de jouissance convoquée quand il souligne comment la fonction de la honte devient inopérante quand le sujet « s’épanche auprès d’autrui de façon importune, trouvant satisfaction à s’exposer à nu » : « c’est l’aversion morale du malade à l’égard de son propre moi qui vient au premier plan » [25]. Freud décrit alors ainsi le processus qui conduit à l’accablement mélancolique :

« Il n’est […] pas difficile de reconstruire ce processus. Il existait d’abord un choix d’objet, une liaison de la libido à une personne déterminée ; sous l’influence d’un préjudice réel ou d’une déception de la part de la personne aimée, cette relation fut ébranlée. Le résultat ne fut pas celui qui aurait été normal, à savoir un retrait de la libido de cet objet et son déplacement sur un nouvel objet, mais un résultat différent, qui semble exiger pour se produire plusieurs conditions. L’investissement d’objet s’avéra peu résistant, il fut supprimé, mais la libido libre ne fut pas déplacée sur un autre objet, elle fut retirée dans le moi. Mais là, elle ne fut pas utilisée de façon quelconque : elle servit à établir une identification du moi avec l’objet abandonné. L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné » [26].Freud relève alors que « l’identification narcissique avec l’objet devient le substitut de l’investissement d’amour » [27]. Il note à nouveau la part de jouissance impliquée dans le processus, quand il énonce que « la torture que s’inflige le mélancolique et qui, indubitablement, lui procure de la jouissance, représente, comme le phénomène correspondant dans la névrose obsessionnelle, la satisfaction des tendances sadiques haineuses qui, visant un objet, ont subi de cette façon un retournement sur la personne propre ». Ainsi, la maladie devient parfois un moyen de torturer l’entourage du sujet sans avoir à leur manifester d’hostilité ouverte[28]. « Seul ce sadisme vient résoudre l’énigme de la tendance au suicide qui rend la mélancolie si intéressante – et si dangereuse », ajoute Freud. Il précise que « Le moi ne peut se tuer lui-même que lorsqu’il peut se traiter lui-même comme un objet », et que, dans cet état, le moi est « écrasé par l’objet » [29].

É. Laurent souligne que pour Freud, le mélancolique ne s’identifie pas tant à un objet imaginaire qu’à la Chose [das Ding], ce qui est déductible de la distinction faite entre l’identification narcissique et l’identification hystérique. « Freud souligne que l’identification narcissique qu’il voit à l’œuvre dans la mélancolie est la même, en son principe, que celle qu’il désigne dans la schizophrénie. L’objet, en tant qu’il est abandonné par le sujet, ne relève plus de la catégorie de Sachen, c’est un objet qui vient en place de das Ding, de la chose toujours déjà perdue » [30]. É. Laurent relève que la seconde version que Freud donne de l’identification mélancolique dans « Le moi et le ça » [31], comme identification au père mort, n’est pas antinomique à cette première version : « Il nous faut pour cela reconnaître dans la modalité spécifique d’identification au père en jeu dans les psychoses, ce que Lacan a isolé sous le nom de forclusion du Nom-du-Père, désignant le régime d’identification qui a alors lieu. C’est ce mécanisme signifiant même qui permet cette modalité de retour de la jouissance qu’est la Chose qui tombe sur le moi. C’est de la forclusion du Nom-du-Père que se dénude le rapport à la chose » [32].

Ainsi la logique freudienne nous conduit-elle à situer la mélancolie comme caractérisée par une défaillance de l’imaginaire, indice d’une carence de la chasuble phallique qui recouvre l’être, conséquence de la forclusion du Nom-du-Père.

Avec Lacan

É. Laurent, montrant qu’« il y a bien une théorie de la mélancolie dans l’enseignement de Jacques Lacan », souligne que dès les « Complexes familiaux » [33], Lacan situe la psychose maniaco-dépressive « dans la clinique différentielle des psychoses » comme un trouble du narcissisme. « Environ dix ans plus tard, indique-t-il, en 1946, cet accent est radicalement modifié par la référence directe à la pulsion de mort freudienne qui écarte définitivement les repères jaspersiens » [34]. Dans ce même article, É. Laurent poursuit l’exploration de la trajectoire de Lacan et indique notamment comment, en 1963, il « précisera les rapports du narcissisme avec le fantasme » : « Le sujet mélancolique, par la traversée de l’image qu’il effectue dans l’impulsion suicide, est présenté comme l’exemple même de l’impulsion à rejoindre son être : “comme cet objet a est d’habitude masqué derrière l’image du narcissisme, c’est là ce qui nécessite pour la mélancolique de passer au travers de sa propre image, de pouvoir atteindre cet objet a dont la commande lui échappe, dont la chute l’entraînera dans la précipitation suicide”. » Enfin, en 1973, dans Télévision, Lacan définit la manie à partir du rejet de l’inconscient, le retour de « ce qui est rejeté du langage ». Elle est retour d’une jouissance dans le réel corrélative de la non-extraction de l’objet a.
Autrement dit, tout au long de son parcours concernant la mélancolie, Lacan part de la chute des identifications imaginaires, pour mettre enfin l’accent sur l’identification à l’objet réel, « hors de toute ponctuation phallique » [35]. Il retrouve les traces freudiennes et précise la nature de l’identification mélancolique à l’objet.

Si l’on suit la description donnée par H. Tellenbach du Typus melancholicus, tout concourt en effet à spécifier la mélancolie à partir d’un défaut de la tenue phallique et de ses conséquences. En dehors des manifestations de la mélancolie sous sa forme déclenchée [36], il est possible de saisir le paramètre fondamental de la position mélancolique, incluant les formes non déclenchées, à partir d’un défaut de la tenue phallique et d’une défaillance de la marque du trait unaire sur l’objet – conséquence de la forclusion du Nom-du-Père et qui révèle l’identification du sujet à l’objet a.
C’est en ce sens que l’on peut évoquer le fond mélancolique de toute psychose. L’identification à l’objet est l’une des conséquences de la forclusion et se laisse discerner sous bien des formes dans la plupart des psychoses, y compris la paranoïa et la schizophrénie, où elle devient manifeste quand les défenses chutent. Elle est le centre diagnostique de la mélancolie. C’est ainsi que l’on peut comprendre que les éléments diagnostiques de la mélancolie sont des repères majeurs pour discerner la psychose ordinaire, en dehors des manifestations secondaires de sa forme déclenchée.

De la mélancolie à la psychose ordinaire

Bien des cas de psychose ordinaire se présentent en faisant porter l’accent sur la question de l’être plutôt que sur celle du désir, dans une constellation de petits signes discrets qui attestent de la carence de la fonction phallique, sans phénomènes élémentaires manifestes. Le repérage de la position d’objet du sujet est en ce cas précieux – mais parfois difficile, tant elle reste masquée par des identifications imaginaires – ; elle ne peut se saisir qu’à condition de rester attentif à la nature de la plainte du sujet, mais aussi aux autres éléments évocateurs de la psychose. L’un de ceux-ci, dans la mélancolie, me semble être le rapport au sens, comme le relève Freud qui soulève le caractère énigmatique de l’inhibition mélancolique, ou H. Tellenbach, qui évoque le sentiment de perte du sens de l’existence. Une certaine perplexité prévaut soudain, un rapport particulier du sujet au sens, un caractère d’énigme de la vie, une difficulté à faire sienne son histoire dont il parle avec un détachement teinté d’inaffectivité, un engluement dans une difficulté présente hors de toute saisie dans une causalité.
Mme A. se plaignait ainsi du surgissement d’angoisses qu’elle ne pouvait relier à rien. Une bonne partie du travail avec elle consista à rechercher le détail qui avait fait surgir l’angoisse et à mettre du sens sur ce qui lui arrivait. Mais il était notable que si cette appropriation de l’expérience dans le sens avait un effet d’apaisement, elle était à chaque fois à recommencer, ne suffisant pas à permettre au sujet de s’en saisir, lorsque survenait une condition similaire à celle qui avait précédemment provoqué l’angoisse (elle avait pourtant fait de très longues études, si bien que cette difficulté ne pouvait être mise au compte d’un manque de moyens intellectuels). Il fallait la rencontre et mes questions pour que le circuit du sens reprenne, jusqu’à ce que les conditions qui suscitaient les états propres à l’émergence des crises aient pu être écartées.
Par ailleurs, la présence de la culpabilité, conduisant à l’interrogation de l’implication que le sujet peut prendre dans ce qui lui arrive, est fréquente dans les tableaux de psychose ordinaire, prêtant souvent à confusion diagnostique. À cet égard, il me semble important de ne pas confondre la manifestation d’une division subjective (qui signe l’émergence de l’inconscient), avec une tendance discrète à l’autoreproche, indice de l’identification mélancolique à l’objet.
J.-A. Miller situe trois registres dans lesquels repérer les indices de psychose ordinaire : une externalité sociale, une externalité corporelle et une externalité subjective. Concernant l’externalité sociale, il indique : « le plus clair des indices se trouve dans la relation négative que le sujet a à son identification sociale. Quand vous devez admettre que le sujet est incapable de conquérir sa place au soleil, d’assumer sa fonction sociale » [37], mais il ajoute : « vous devez aussi être sur le qui-vive face aux identifications sociales positives dans la psychose ordinaire. Disons, quand ces sujets investissent trop dans leur boulot, leur position sociale, quand ils ont une identification bien trop intense à leur position sociale » [38]. Il rejoint là la problématique de la suridentification à un rôle social relevé par Kraus et Tellenbach.
Il relève par ailleurs l’externalité du sujet psychotique avec son corps, soit le défaut de tenue phallique que Lacan notait chez Joyce, et dont J.-A. Miller souligne qu’il peut s’avérer parfois artificiellement compensé (piercing, tatouage, mode, etc.).
Enfin, il insiste sur l’expérience du vide, de la vacuité que l’on rencontre souvent dans la psychose ordinaire, soulignant que cette expérience diffère du vide rencontré dans la névrose par sa nature non dialectique et sa fixité. Il insiste sur l’identification avec l’objet a comme déchet. Il situe comme corrélat de l’externalité subjective le rapport au langage, indiquant notamment que le sujet peut se défendre d’une identification au déchet par un maniérisme de la langue. Il évoque enfin un rapport spécifique aux idées, qu’il ne développe pas.
La déclinaison de ces trois externalités retrouve encore les points saillants de la mélancolie : défaut de tenue phallique, chute des identifications imaginaires, identification à l’objet a, entraînant des effets au niveau du sens et du langage, souvent masqués dans la psychose ordinaire par des artifices. Alexandre Stevens précise que le réglage sur l’identification imaginaire est une caractéristique possible de la psychose ordinaire [39], souvent rencontrée.
J’ai pu constater que les éléments diagnostiques de la mélancolie furent une aide particulièrement précieuse dans le cas de sujets pour lesquels l’investissement dans de longues études avait permis un étayage, sans qu’aucun trouble précis ne se manifeste (si ce n’étaient des épisodes dépressifs antérieurs). Ceux-ci venaient à la faveur d’une maternité, du début de leur vie professionnelle, de l’affirmation d’un choix professionnel, ou encore d’une confrontation à la vie amoureuse retardée par les études : des éléments impliquant une mise en jeu du désir ou une prise de responsabilité.
Si bien des névrosés peuvent entamer une cure dans des conditions similaires, il est important de garder à l’esprit comment la suridentification à une norme peut aussi venir compenser une défaillance de l’identification primordiale et de la tenue phallique qui devient apparente quand le sujet se trouve au pied du mur d’une décision importante. Il convient également de saisir comment l’engagement dans un apprentissage peut masquer la carence de la signification phallique et, enfin, de ne pas risquer de confondre avec la division du sujet une certaine facilité à se remettre en question, relevant de discrets autoreproches.
Le transfert en ce cas ne s’engage pas tant sur une supposition de savoir sur l’inconscient que sur une demande de soutien, qui tend à le décoller de son identification à l’objet et à s’opposer au laisser tomber, visant une régulation de la jouissance. La mise en fonction du sens, la construction ou un certain usage du langage, peuvent également contribuer à restaurer l’imaginaire défaillant.
Si la psychose ordinaire présente un empan plus large que celui de la mélancolie [40], la forme princeps de celle-ci constitue néanmoins une boussole diagnostique précieuse de la psychose ordinaire, révélant des points de fragilité majeurs de la structure, ainsi que les modalités de leur compensation.

Notes

                    [1]               
La psychose ordinaire. La convention d’Antibes, Paris, Seuil / Agalma, coll. Le Paon, (dir.) Miller J.-A., 1998.

                    [2]               
Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto, n° 94-95, janvier 2009, p. 41 & 44.

                    [3]               
La psychose ordinaire, op. cit., p. 275 & 276.

                    [4]               
La psychose ordinaire, op. cit., p. 258.

                    [5]               
Ibid., p. 259.

                    [6]               
Ibid., p. 260.

                    [7]               
Ibid.

                    [8]               
Castanet H. & De Georges P., « Branchements, débranchements, rebranchements », La psychose ordinaire, op. cit., p. 40.

                    [9]               
Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 149-150.

                    [10]               
La psychose ordinaire, op. cit., p. 270.

                    [11]               
Tellenbach H., La mélancolie, Paris, puf, 1979, p. 98.

                    [12]               
Ibid., p. 96.

                    [13]               
Freud S., cité par Tellenbach H., op. cit., p. 147.

                    [14]               
Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », op. cit., p. 42.

                    [15]               
Tellenbach H., op. cit., p. 158.

                    [16]               
Ibid., p. 137.

                    [17]               
Kraus K., cité par Tellenbach H., op.cit., p. 186.

                    [18]               
Ibid., p. 188.

                    [19]               
Ibid., p. 185.

                    [20]               
Ibid., p. 128.

                    [21]               
Lacan J., Le Séminaire, livre xxi, « Les non-dupes errent », leçon du 13 novembre 1973, inédit.

                    [22]               
Freud, « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1968, p. 152.

                    [23]               
Ibid., p. 148-149

                    [24]               
Ibid., p. 151 & 152.

                    [25]               
Ibid., p. 154.

                    [26]               
Ibid., p. 157-158.

                    [27]               
Ibid., p. 158.

                    [28]               
Ibid., p. 162.

                    [29]               
Ibid., p. 162 & 163.

                    [30]               
Laurent É., « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », Ornicar ?, n° 47, octobre-décembre 1988, p. 12.

                    [31]               
Cf. Freud S., « Le moi et le ça », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, coll. Petite bibliothèque Payot, 1968.

                    [32]               
Laurent É., « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », op. cit., p. 13.

                    [33]               
Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

                    [34]               
Laurent É., « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », op. cit., p. 8.

                    [35]               
Ibid., p. 15.

                    [36]               
Freud en souligne la diversité : « la mélancolie dont le concept est défini, même dans la psychiatrie descriptive, de façon variable, se présente sous des formes cliniques diverses dont il n’est pas certain qu’on puisse les rassembler en une unité », « Deuil et mélancolie », op. cit., p. 147.

                    [37]               
Miller, « Effet retour sur la psychose ordinaire », Retour sur la psychose ordinaire, op. cit., p. 45.

                    [38]               
Ibid., p. 45.

                    [39]               
Stevens A., « Mono-symptômes et traits de psychose ordinaire », Retour sur la psychose ordinaire, op. cit., p. 62.

                    [40]               
Jean-Claude Maleval en donne une description précise à partir des troubles de l’imaginaire, du symbolique et du réel, cf. « Éléments pour une appréhension clinique de la psychose ordinaire », texte inédit téléchargeable en ligne à l’adresse suivante : http://w3.erc.univ-tlse2.fr/seminaires.html


Source de la capture: cairn.info

Mardi dix janvier 2023

Peut-être ne suis-je jamais sortie du giron familial. Peut-être ne suis-je jamais sortie dans le monde faute de trouver comment m’y représenter. Je n’y suis jamais allée seule. Il m’a toujours fallu un autre, pour me représenter, derrière qui m’abriter. Un homme, une femme, un enfant… Je vis dans le régime du « pas sans ». « Pas sans ma mère », « Pas sans un homme ». Ça n’est pas une question de…  (mot qui manque)
Quels sont les signifiants du féminisme? Je me pose la question là, à l’instant, parce que le mot qui me manque appartient à la sphère du féminisme, que je ne connais pas du tout…

Ce n’est pas une question de…

Jours derniers, les plus grandes difficultés, j’ai pendant 2 jours maté des séries, une série, ses deux saisons.

Patriarcat, ce n’est pas une question de patriarcat. Ce n’est pas le patriarcat qui a fait que je…

Et je ne suis pas artiste, parce que je ne peux renoncer à rien, je ne supporte de mettre de filtre à rien, nulle part je ne vois rien qui pourrait venir représenter quelque chose de ce que je vis 

L’écriture ne pourrait avoir pour moi d’autre sens que celui de me sauver.

(Je ne fais que me répéter.)

Samedi 14 janvier
— #localisation de la jouissance dans la psychose

7h42.

Au lit, réveillée à l’instant par J qui commence tôt. Ce courage, l’admiration que j’ai pour lui. Il  prend son petit déjeuner seul. Je ne lui prépare rien. Attaque de fracassemeur, mais je ne sais déjà plus lequel. J’ai pris le téléphone uniquement pour noter ça et oups, envolé. Ils sont très difficiles à saisir.

7h48, J sort. 

J’éteins la lumière, je ferme les yeux. Saut dans le vide.  

8h42, levée, canapé. Dans la rue un camion lent (camion poubelle ?) 

« Le parlêtre adore son corps, dit Lacan, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant. Il est déjà assez miraculeux qu’il subsiste durant le temps de sa consumation. – Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 66. » 

L’énigme du corps, Anne Lisy-Stevens

« L’objet n’est pas extrait », « la jouissance n’est pas localisée », disons-nous souvent à propos de cas de psychose. Extraction de l’objet, localisation de la jouissance, retour de la pulsion dans le réel : autant de notions que nous utilisons fréquemment dans la construction des cas ; de même que d’autres, plus proches du dernier enseignement de Lacan : bricolage, invention, arrangements… Comme le fait J.-A. Miller dans le volume Psychose ordinaireon peut généraliser la fonction « localisation » – elle vaut dans les deux axiomatiques :  

« Le corps comme chair, substance jouissante, se trouve affecté par le langage, et il est par là vidé de libido. La libido doit se trouver localisée, sinon elle se déplace à la dérive. Là, on échappe au clivage qui sépare, d’un côté, les troubles du langage, et de l’autre côté, les troubles du corps. Cette thèse est la base même de la clinique borroméenne. »

(…) 

Si la jouissance n’est pas localisée, il faut trouver des moyens de le faire. Il y a alors les modalités d’extraction « sauvage » de l’objet, par exemple dans la mutilation, dans le passage à l’acte. Ou les tentatives de créer un objet extrait, de localiser la jouissance : cela va des enfants qui se « branchent » sur des objets ou des machines, aux douleurs bizarres inexpliquées, les pps, les addictions, qui peuvent être – à voir au cas par cas – des modes de localisation. Ou bien sûr, l’usage ou la fabrication d’objets : l’objet lui-même (cahiers, tableaux, vêtement…) ou le fait de le fabriquer (coudre, peindre ou même chanter) peuvent servir à extraire l’objet. 
 

Peut-être, parlons-nous plus fréquemment des « phénomènes corporels » à propos des psychoses. Et il est vrai que ces notions permettent de lire et de traiter les manifestations psychotiques, le mal et son remède, avec beaucoup de pertinence. Si la jouissance n’est pas localisée, il faut trouver des moyens de le faire. Il y a alors les modalités d’extraction « sauvage » de l’objet, par exemple dans la mutilation, dans le passage à l’acte. Ou les tentatives de créer un objet extrait, de localiser la jouissance : cela va des enfants qui se « branchent » sur des objets ou des machines, aux douleurs bizarres inexpliquées, les pps, les addictions, qui peuvent être – à voir au cas par cas – des modes de localisation. Ou bien sûr, l’usage ou la fabrication d’objets : l’objet lui-même (cahiers, tableaux, vêtement…) ou le fait de le fabriquer (coudre, peindre ou même chanter) peuvent servir à extraire l’objet. Mais, n’oublions pas que, comme le rappelle Éric Laurent dans le même volume, conformément à la clinique borroméenne, « la névrose n’est pas un rapport normal au corps » – ce qui est normal, c’est plutôt que le corps ne tient pas[20]. 

Anne Lisy-Stevens, L’énigme du corps 

*

Sur l’angoisse et le fantasme (qu’il n’y a pas) dans la psychose 

L’angoisse est donc du réel (au sens où comme toute angoisse et pour tout sujet, elle a partie liée avec le réel : « L’angoisse part du réel[41] ») et reste dans la psychose réel « brut », non encadré. J.-A. Miller précise que lorsqu’on a un fantasme, « même quand on est fou à lier, on arrive quand même à s’en tirer, voyez Schreber[42] ». Le sujet paranoïaque en effet parvient à élaborer un fantasme – délirant – avec toutefois cette dimension très spécifique de la certitude du sujet quant à son savoir, quant à sa place d’exception dans le monde, quant à la mission qu’il a à accomplir, etc. C’est ce que souligne encore J.-A. Miller : « La psychose démontre que la non-extraction de l’objet a va de pair avec l’émergence du tout-savoir[43]. » 

(…)  

La jouissance, qui n’a pas de nom, qui échappe au signifiant, se révèle dans la psychose dérégulée, débridée. Donner un nom aux choses innommables qui s’imposent au sujet, aux phénomènes qui le pénètrent, qui le rendent perplexes et l’angoissent, serait ainsi l’une des visées du traitement à opérer avec ces sujets. C’est ce que préconise par exemple E. Laurent lorsqu’il écrit que le traitement des psychoses est dans le fond « une entreprise de traduction constante de ce qui arrive, de ce qui excède la signification[58] ». Il faut, poursuit-il, « aider le sujet à nommer cette chose innommable. Ce n’est pas l’aider à délirer […]. C’est choisir dans le travail du délire […] ce qui va vers une nomination possible[59] ». C’est également dans ce sens qu’A. Zenoni proposait de « lier l’innommable ou l’insupportable à une dimension symbolique et imaginaire[60] ». 

Nommer l’innommable 

E. Laurent qu’il faut aider le psychotique à nommer cet innommable, à mettre du signifiant sur le réel qui a surgi. En ce sens, il faut rappeler les derniers mots du séminaire L’angoisse, de Lacan : « Il n’y a de surmontement de l’angoisse que quand l’Autre s’est nommé[65]. » C’est ce à quoi parvient le paranoïaque. G. Pommier, par exemple, indique : « En nommant, le sujet se retranche de ce réel, qu’il apprivoise ainsi. Dire un mot, c’est scarifier l’angoisse[66]. » Faire passer le réel de l’angoisse au signifiant, ou à la lettre, c’est ce à quoi s’est employé H.P. Lovecraft[67], dont il faut connaître l’œuvre, dans laquelle le terme même d’« innommable » revient avec une fréquence assez remarquable chez cet auteur qui, sans nul doute, pourrait être considéré aujourd’hui comme relevant d’une psychose non déclenchée.  

De sorte qu’on peut dire que l’angoisse psychotique est une conséquence du phénomène élémentaire – signifiant passé dans le réel –, et que si le sujet ne parvient pas à nommer ce qui lui arrive il n’accédera pas à la dimension pacificatrice de la certitude. Car si la certitude peut amener le sujet psychotique à des actes fous ou à l’élaboration d’un délire, il n’en demeure pas moins que lui, le sujet, vit la réponse inébranlable au phénomène comme un allègement, comme un soulagement de son angoisse. Pour le dire autrement et peut-être plus rigoureusement, citons E. Laurent qui donne ici de façon ramassée sa conception de l’angoisse dans une perspective de diagnostic différentiel : « Ne pourrait-on pas dire que pour le sujet psychotique l’affect vient faire certitude comme humeur ? Contrairement à la névrose, il (l’affect) se produit hors du sujet dans un corps purement extériorisé ou dans un autre de pure extériorité. Le quantum d’affect, lorsque le sujet se trouve dans la position psychotique, renvoie aussi bien au quantum de certitude qui affecte le sujet. On croit, dans la psychose, pouvoir mesurer l’affect ; ce que l’on mesure bien plutôt, c’est le degré de certitude[72]. » Dans le débat qui a suivi cette intervention d’E. Laurent, F. Leguil ajoutait, avec pertinence que : « Dans la psychose, lorsque le degré de certitude est tout à fait avancé, et que le sujet peut vraiment témoigner d’un point dont il est sûr, il y a en général très peu d’affect. » L’on pourrait reformuler : dans la psychose, plus il y a certitude, moins il y a angoisse. 

https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2013-2-page-185.htm 

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Hier, travaillé toute l’après-midi site de F, après-midi et soirée. Fallait que je résolve le prob. C’est le prob avec ce boulot. Je m’y adonne beaucoup trop totalement. A la fin, étais dans drôle d’état physique. Avec cette crispation à la mâchoire. Cette tension. 

Pour ça que pris 2 gouttes de cbd + hhc. 

16h55 

Quand je suis comme ça, j’aurais besoin qu’on me prenne, qu’on me donne un bain qu’on me frotte frotte, frotte, avec un gant, le corps, qu’on me sèche, qu’on m’habille…  

Encore travaillé das suite de F, ensuite impossible en sortir. Addictif. J’ai expliqué ce midi, à table, que ça devait être comme les jeux vidéos. J dit workoholic.  

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