La vie sexuelle contemporaine

La sexualité contemporaine, accords trouvés

par Patrick Monribot

Introduction

Frédérie Castan: Bienvenue à tous et particulièrement à notre invité, Patrick Monribot, que je remercie d’être ici, pour nous parler des ressorts de la sexualité contemporaine.

Je vous le présente : psychanalyste à Bordeaux, psychiatre, Patrick Monribot est membre de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP), de l’École de la Cause Freudienne (ECF) et de la New Lacanian School (NLS) ; il est aussi chargé de cours pour l’une des branches de la Section Clinique (SC) de Bordeaux et a publié de nombreux articles dans plusieurs revues : QuartoLa Cause freudienne, dans la revue Mediodicho de Cordoba en Argentine. Il a aussi publié des séminaires en Colombie, au Venezuela et au Pérou. Cette liste est loin d’être exhaustive.

« La sexualité contemporaine, accords trouvés », titre de cette conférence, soulève de nombreuses questions.

À l’heure où la culture de consommation dans laquelle nous baignons favorise la consommation instantanée où les objets qui sont proposés à la jouissance sont de plus en plus virtuels, qu’en est-il du désir ? Et de quelle façon s’articule-t-il à la jouissance ?
Est-ce l’apanage de notre société contemporaine si dans la rencontre sexuée, quelque chose du sexe se perd et demeure irreprésentable pour tout sujet ?

Alors que chez les animaux, l’accouplement est fait de codes, de parades où ils savent ce qu’ils ont à faire, chez l’humain il faut inventer, trouver quelques voies pour s’adresser à l’autre.
Qu’est-ce qui organise cette rencontre sexuée chez l’humain ?
Conduit-elle toujours à une impasse ou y a-t-il des possibilités de moins s’embrouiller avec le réel en jeu dans la sexualité ?

C’est sur ces interrogations que je laisse la parole à notre conférencier Patrick Monribot.

Patrick Monribot : Nous allons parler de sexualité contemporaine et interroger celle annoncée dans un proche futur par la science. Petit paradoxe : pour parler de demain, je vous livrerai une histoire d’hier. La sexualité contemporaine m’incite à partir d’une fable vieille de 18 siècles !

Anne Lysy : Lʼanorexie : Je mange rien (extrait 1)

[…]

1. Le rien, l’amour et le désir *1

C’est ainsi que j’ai sous-titré ce premier moment, qui reprend le Séminaire IV et « La direction de la cure »2 . Lacan, dans les années 50, met en avant la prévalence, dans tout phénomène humain, de l’ordre symbolique, l’ordre du langage, qui préexiste au sujet et qui le détermine. Il l’appelle le grand Autre pour le distinguer comme au-delà, comme horizon des petits autres, les égaux, les comme moi, les pareils, même si la fonction de ce grand Autre est supportée ou incarnée par des figures proches, par exemple, les parents, le père, la mère, pour l’enfant.

L’insertion du sujet dans le langage modifie ou altère pour de bon tout ce qui pourrait être de l’ordre du naturel ou de l’instinctif. C’est un point essentiel de son enseignement qu’il articule avec la triade besoin-demande-désir. Il veut montrer que le désir est irréductible au besoin, que l’objet du désir n’est pas réductible à l’objet du besoin. Le désir n’est pas non plus la satisfaction d’un besoin ; il n’est rien d’autre qu’un désir qui ne tend pas vers un objet mais se présente comme désir de rien. C’est sur ce point que l’anorexique est convoquée par Lacan comme, je dirais, une défenseur de ce rien. C’est comme une façon particulière de mettre en scène et d’utiliser ce rien. Alors ça peut vous paraître un peu abstrait ; je vais vous commenter quelques passages du Séminaire IV qui rendront cela beaucoup plus parlant.

Lacan parle, dans ces passages, de ce qui, structuralement, se passe dans le rapport de la mère à l’enfant quand elle le nourrit. Ce Séminaire IV se déroule en 1956-1957. Il met là en question des théories de l’objet oral des disciples de Freud ; ce qu’il avance, c’est une critique de la conception classique de l’oralité, de l’objet oral. Il faut bien comprendre cela, parce que l’on pourrait dire : l’anorexie, c’est un trouble de l’oralité. Il s’agit de savoir ce que cela veut dire. Or, il va déplacer tout à fait cette question de l’oralité.

Comment procède sa démonstration ? On peut dire que la mère est celle qui satisfait les besoins de l’enfant. Il a faim, elle lui donne le sein ou le biberon, peu importe. Mais c’est plus complexe que cela, du fait du langage. En tant qu’être parlant, quand elle donne à manger, elle fait un don, dit Lacan. C’est-à-dire elle symbolise l’objet ou la relation du nourrissage. Elle fait un don d’amour. Alors comment le nourrissage devient-il don d’amour ? Lacan explique que c’est parce que la mère devient pour l’enfant une puissance qui peut donner ou ne pas donner l’objet. Elle peut refuser. Et dès lors, l’objet oral, l’objet sein, la nourriture n’est plus l’objet de la satisfaction du besoin, mais devient le témoin du don d’amour, la preuve d’amour. Il devient symbolique. Donc, il devient un signifiant, dit Lacan. Il ne vaut plus pour lui-même, mais par le rien qui l’auréole. Comme le fait remarquer Augustin Ménard, c’est ce rien qui fait la valeur essentielle d’un cadeau, par exemple, au-delà de sa valeur marchande3 .

L’oralité, donc, ne se situe plus sur le terrain d’une satisfaction du besoin. Il y a une autre faim en jeu, dirais-je. L’oralité devient, dit Lacan, une activité érotisée, au sens de la libido freudienne. Elle ne met pas seulement en jeu la libido qui est au service de la conservation du corps – se nourrir pour subsister – mais la libido sexuelle. Et, précise-t-il, l’objet réel est lui- même là-dedans indifférent. Que ce soit le sein, le biberon ou autre chose, ce qui compte, c’est la valeur qu’il prend dans la dialectique sexuelle. C’est le fait que « l’activité [orale] a pris une fonction érotisée sur le plan du désir, lequel s’ordonne dans l’ordre symbolique »4 . C’est à cet endroit de son développement, dans son séminaire, qu’il évoque l’anorexie mentale, de la page 184 à 187.

Donc il isole deux mécanismes, ou deux aspects, de cette dialectique par rapport à l’Autre et au désir. D’une part, il dit quelque chose sur le statut de l’objet qu’elle mange, et d’autre part, il dit quelque chose sur le rapport à l’Autre qu’elle instaure par cet objet. Je dis tout ça en préliminaire à la citation. Je ne vais pas citer beaucoup, mais cela vaut la peine de citer quelques passages ce soir, de Lacan.

[…] il est possible que pour jouer le même rôle, il n’y ait pas du tout d’objet réel. Il s’agit en effet seulement de ce qui donne lieu à une satisfaction substitutive de la saturation symbolique. Cela peut seul expliquer la véritable fonction d’un symptôme comme celui de l’anorexie mentale. Je vous ai déjà dit que l’anorexie mentale n’est pas un ne pas manger, mais un ne rien manger. J’insiste – cela veut dire manger rien. Rien, c’est justement quelque chose qui existe sur le plan symbolique. Ce n’est pas un nicht essen [en allemand], c’est un nichts essen. Ce point est indispensable pour comprendre la phénoménologie de l’anorexie mentale. Ce dont il s’agit dans le détail, c’est que l’enfant mange rien, ce qui est autre chose qu’une négation de l’activité. De cette absence savourée comme telle, il use vis-à-vis de ce qu’il a en face de lui, à savoir la mère dont il dépend. Grâce à ce rien, il la fait dépendre de lui. Si vous ne saisissez pas cela, vous ne pouvez rien comprendre, non seulement à l’anorexie mentale, mais encore à d’autres symptômes, et vous ferez les plus grandes fautes.5

Donc, premièrement, il ne s’agit donc pas d’un objet réel mais de rien comme objet. La dialectique de substitution de la satisfaction à l’exigence d’amour, qui fait que l’oralité devient une activité érotisée, se fait autour de cet objet rien. Il ne s’agit pas que l’enfant ne mange pas, ce que Lacan appelle la négation de l’action, il parlera plus loin de négativité, il mange rien. Il ajoute même qu’il savoure l’absence comme telle. Je trouve cette expression très parlante, parce que ça donne déjà une idée d’une satisfaction qui est d’un autre ordre que la satisfaction du besoin, qui est suggérée dans le « savourer l’absence ». C’est le premier aspect sur la question de ce qu’est l’objet.

Deuxième aspect – c’est moi qui les distingue, pour des raisons didactiques –, il utilise ce rien, l’enfant, pour faire dépendre la mère de lui. C’est-à-dire qu’il retourne le rapport de dépendance initial. Comme le paraphrase Jacques-Alain Miller dans un de ses cours, l’enfant met en échec sa dépendance par rapport à l’autre en se nourrissant non pas de quelque chose, c’est-à-dire du sein, en tant qu’objet partiel, mais de cet objet comme annulé, du rien comme objet. Et pour expliquer ce renversement, Lacan fait appel, là, dans ces pages, à ce que Mélanie Klein a appelé la position dépressive et la conjugue avec ce qu’il a lui-même construit, le stade du miroir comme constitutif du sujet sur le plan imaginaire.

Il explique d’abord ceci : la mère peut donner, mais aussi refuser, donc, littéralement elle peut tout : elle est toute-puissante. L’enfant rencontre cette toute-puissance dans sa constitution comme sujet. Il rencontre dans le miroir deux choses, explique Lacan. D’une part, –c’est ce que l’on connaît bien, c’est ce que Lacan a développé dans son texte sur le stade du miroir– il éprouve un sentiment de triomphe, au moment où il se saisit, dans le miroir, comme totalité. C’est une expérience de maîtrise. Il rencontre là sa forme, qui dépend de lui. Forme qui donne un semblant de maîtrise sur ce qu’il éprouve, de fait, parce qu’il s’éprouve comme morcelé et incoordonné. Mais d’autre part –c’est ce que Lacan ajoute au stade du miroir dans le Séminaire IV–, il rencontre « la réalité du maître » : Ainsi le moment de son triomphe est-il aussi le truchement de sa défaite. Lorsqu’il se trouve en présence de cette totalité sous la forme du corps maternel, il doit constater qu’elle ne lui obéit pas. Lorsque la structure spéculaire réfléchie du stade du miroir entre en jeu, la toute-puissance maternelle n’est alors réfléchie qu’en position nettement dépressive, et c’est alors le sentiment d’impuissance de l’enfant.

C’est là que peut s’insérer ce à quoi je faisais allusion tout à l’heure, quand je vous parlais de l’anorexie mentale. On pourrait aller un peu vite, et dire que le seul pouvoir que détient le sujet contre la toute-puissance, c’est de dire non au niveau de l’action, et introduire ici la dimension du négativisme, qui n’est pas sans rapport avec le moment que je vise. [c’est-à-dire le « ne pas manger », nicht essen, pas nichts essen.] […] Je ferais néanmoins remarquer que l’expérience nous montre, et non sans raison, que ce n’est pas au niveau de l’action et sous la forme du négativisme, que s’élabore la résistance à la toute-puissance dans la relation de dépendance, c’est au niveau de l’objet, qui nous est apparu sous le signe du rien. C’est au niveau de l’objet annulé en tant que symbolique que l’enfant met en échec sa dépendance, et précisément en se nourrissant de rien. C’est là qu’il renverse la relation de dépendance, se faisant, par ce moyen, maître de la toute-puissance avide de le faire vivre, lui qui dépend d’elle. Dès lors, c’est elle qui dépend par son désir, c’est elle qui est à sa merci, à la merci des manifestations de son caprice, à la merci de sa toute-puissance à lui.6

Comme le souligne Recalcati, on a ainsi le rien dans sa valeur dialectique, qui autorise le renversement des rapports de force. L’enfant est objet de l’Autre, impuissant. Il dépend de cet Autre, c’est le statut natif du sujet. Eh bien maintenant, le sujet rend l’autre dépendant de lui, et le plonge dans l’impuissance de l’angoisse. Comme beaucoup d’auteurs le soulignent, notamment Carole Dewambrechies-La Sagna, ce n’est généralement pas l’anorexique qui est angoissée, c’est l’entourage qui ne sait plus quoi faire.

C’est le versant dialectique de l’anorexique que Lacan décrit ici. Il en fait une figure de maîtrise et surtout de protestation, voire de refus. Mais c’est aussi un appel, une tentative d’ouvrir une brèche chez cet Autre omnipotent. C’est dans un passage de « La direction de la cure », des mêmes années, qu’il revient ainsi sur l’anorexie et la caractérise par ce refus, en reprenant les termes : besoin, demande, désir. Je renvoie à un paragraphe de « La direction de la cure » : quand l’Autre rabat l’amour au niveau du besoin, dit-il, il est étouffant. Quand l’Autre « confond ses soins avec le don de son amour », quand l’Autre, à la place de donner ce qu’il n’a pas – ce qui est la définition de l’amour – quand l’Autre, donc, à la place de donner ce qu’il n’a pas « le gave de la bouillie étouffante de ce qu’il a », alors l’enfant refuse. Il refuse de satisfaire à la demande de la mère. « C’est l’enfant que l’on nourrit avec le plus d’amour qui refuse la nourriture et joue de son refus comme d’un désir (anorexie mentale). »7

Comment comprendre cela ? Le « non » anorexique veut dissocier la dimension du désir et du besoin. Ou de la demande qui traduit le besoin. Le « non » ou le « rien manger » est ainsi, en dernier ressort, une défense subjective du désir. Lacan dit là aussi, d’ailleurs : « Il faut que la mère désire en dehors de lui ». Autrement dit, qu’elle lui lâche les baskets ! Qu’elle ne le gave plus. Parce que c’est ce qui lui manque à lui pour trouver la voie vers le désir.

2. Un refus dialectique – exemples

C’est un refus dialectique, soulignait notre collègue italien Recalcati. Il a la valeur d’un appel à l’autre. Je vais vous donner deux ou trois petits exemples pas très travaillés, mais qui concrétisent un peu certaines choses. Le premier, je ne connais pas tous les détails, c’est un fait qu’on m’a raconté. Il s’agit d’une petite fille et de sa mère, reçues par un analyste, et la petite fille a déclenché soudain une anorexie. Cette mère se préoccupe beaucoup de ce qu’il advient de ses enfants quand ils sont à la maternelle. Elle surveille tout, elle veut tout savoir, et même tout voir. Son idéal, ce serait par exemple qu’on installe des caméras dans les crèches. C’est, d’ailleurs, paraît-il, un projet qui risquait de se réaliser. Sa fille devient anorexique à un moment précis : c’est au moment où la mère dit son projet : « Je vais ouvrir une garderie chez moi ». Qu’est-ce que cela signifie pour l’enfant ? Qu’est-ce qui a pu se produire là ? Eh bien, elle devient un objet de soins – ce qu’elle était déjà – mais au même titre que n’importe quel autre enfant. Jusque là, elle avait plus ou moins pu s’accommoder des soins gavants. Mais au moment où la dimension de l’amour est pour de bon écrasée, elle proteste. D’ailleurs, aspect significatif, dès que la mère, qui a réalisé un peu ce qui se passait par son travail en analyse, a dit qu’elle renonçait au projet, l’anorexie a cessé.

Autre petite donnée clinique, reprise au livre de Jessica Nelson, pour cette dimension d’appel à un autre qui serait un peu moins tout présent. Il y a un détail frappant. Si frappant, d’ailleurs, qu’elle en fait le titre même de son livre. Elle dit que le déclic qui a été le début de la fin de l’anorexie – ça a pris du temps –, ça a été une phrase de sa mère, quelque chose à ce moment- là a basculé. Sa mère a dit, à un moment donné, à un repas, et sur un ton léger : « Ça y est ! Tu as fini tes trois petits pois, tu peux sortir de table! » Elle l’interprète après coup comme un décalage opéré par sa mère dans sa propre position. Elle dit :

Des années plus tard, j’ai compris que, à ce moment précis, ma mère m’avait inconsciemment signifié que l’arme que j’utilisais contre ma famille, la maigreur et le refus de m’alimenter « normalement », cessait d’avoir la même emprise sur elle.

La « forme d’humour » est là-dedans importante. C’est cette forme d’humour qui compte, qui a démontré qu’elle n’est plus dépendante.

En effet, Isabelle [c’est sa mère] n’était plus dépendante du chantage par la peur que j’exerçais sur tous, au moyen de ma lente destruction physique. ‘Tu penses que tu as tous les pouvoirs sur nous ? semblait-elle sous-entendre. Ça suffit comme ça.’ […] Qu’avait bien pu déclencher en moi cette petite phrase ? [Parce qu’elle dit « J’ai remonté la pente à ce moment-là.] Avec la distance, je vois aujourd’hui dans l’anorexie une arme raffinée, tragique, aux significations multiples. Une arme qu’on ne retourne pas nécessairement contre soi dans une pulsion suicidaire [ça peut arriver !] mais dont on se sert pour affirmer une identité propre dans l’effacement. L’anorexie est une forme de rébellion singulière, si singulière néanmoins qu’elle a bien du mal à être considérée comme telle.8

Ce sont les paroles de Jessica, son témoignage. Ce n’est pas une professionnelle qui parle.

Quand on peut déployer comme cela les coordonnées de l’histoire du sujet, on rencontre souvent des moments de déception dans la demande d’amour, qui ne sont pas forcément seulement dans les rapports à la mère, cela peut être autant le père ou une personne importante pour le sujet. Et la protestation et la demande d’amour négative peuvent aller très loin. Cela atteint des extrémités caractéristiques de l’anorexie. Je cite Recalcati :

« Le corps devient squelette, se voue à la mort pour ouvrir un manque dans l’autre, pour secouer l’autre. »

C’est comme si, réduit à la peau sur les os, tendant à se faire disparaître, il se fait d’autant plus consistant « pour exister vraiment pour l’Autre, pour aveugler l’Autre. »9

[…]

Notes:
  1. Extrait de Lʼanorexie : Je mange rien de Anne Lysy sur le site du Pont Freudien []
  2. J. LACAN. « La direction de la cure », 1958, in Écrits. Paris, Seuil, 1966, pp. 585-645. []
  3. A. MÉNARD, « Nouveaux symptômes dans l’oralité », La petite girafe, n° 14, 2001, p. 63. []
  4. J. LACAN, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, 1956-1957. Op. cit., p. 184. []
  5. J. LACAN, Ibid., p.184. []
  6. J. LACAN, Ibid., pp. 186-187. []
  7. J. LACAN, « La direction de la cure », Op. cit., p. 628. []
  8. J. NELSON, Op. cit., p. 10. []
  9. M. RECALCATI, « Les deux riens de l’anorexie », in La Cause Freudienne, n° 48, mai 2001, p. 148. []

Anne Lysy : Lʼanorexie : Je mange rien (extrait 2)

[…]

3. Un rien pas toujours dialectique ( Deuxième extrait de Lʼanorexie : Je mange rien de Anne Lysy sur le site du Pont Freudien))

Jusqu’ici, j’ai déployé cette dimension, qui est celle qui est déployée par Lacan, du rien dialectique. Eh bien, il y a aussi des riens qui ne sont pas dialectiques. Si ce passage de Lacan renvoie, dans ce contexte, à ce rien qui a une fonction dialectique, force est de constater, dans la clinique, que cette dialectique n’est pas toujours présente, et que la position de l’anorexique ne se laisse pas du tout entamer. L’extrémité où la mène à incarner ce refus dans son corps semble parfois le but poursuivi pour lui-même, et la mène irréversiblement à la mort. Elle semble se faire le déchet, le corps monstrueux. Non pas pour aveugler l’autre, mais parce qu’une logique implacable la mène là. Une logique qui ne semble plus relever du tout de l’appel à l’Autre.

C’est la question que je me pose quand je lis le destin de Simone Weil tel qu’il est présenté dans Les indomptables. Mais c’est aussi ce que des collègues, déjà évoqués, ne manquent pas de souligner. Recalcati distingue, par exemple, « les deux riens de l’anorexique ». Il interroge le statut du rien dans des structures subjectives différentes. Il différencie le rien dans l’hystérie, la névrose, qui est le rien dialectique dans le rapport au désir, et le rien dans la psychose. Ce deuxième rien n’est pas utilisé comme dialectique. Il n’est pas en rapport avec le désir de l’autre, mais il est refus radical de l’autre, pur anéantissement de soi. Il est poussée du corps, dit-il, vers sa propre destruction. On peut y voir une sorte d’identification à la chose. Et donc il insiste, tout à fait avec raison, sur la nécessité de faire une clinique différentielle de l’anorexie. D’autres auteurs vont tout à fait dans ce sens. Et il faut noter donc, il y a des anorexies psychotiques, qui ont une logique qu’il s’agit à chaque fois de déceler, par exemple, elles peuvent relever d’un délire d’empoisonnement aussi bien. Ou d’une certitude psychotique rigide, par exemple. Je pense que c’est un cas d’Augustin Ménard, André, qui affirme : « Je ne mange pas parce que je veux être en bonne santé ». Et qui construit tout son système sur des lectures d’ailleurs très sérieuses et très documentées pour ça.

Je vais aussi faire état ici d’un cas rapporté par Recalcati (( M. RECALCATI, « La passion anorexique et le miroir », La petite girafe, n° 14, 2001, pp. 69-75. )) , Giulia, elle s’appelle, pour vous donner une petite idée, justement, de la fonction que peut avoir l’anorexie dans la psychose. Il s’agit de bien déceler à quoi l’on a affaire avant de penser qu’il faudrait faire prendre du poids à quelqu’un, par exemple. Giulia déclenche des phénomènes psychotiques à l’adolescence. Elle est devenue anorexique après ça. Elle se voulait maigre, mais ça avait une fonction très particulière. Elle grandit dans une famille très religieuse, presque fanatique sous la férule d’une père sévère, un éducateur à la Schreber, qui l’obligeait à embrasser les pieds ensanglantés du Christ en croix. Il disait : « La vie est une longue expiation. » Pour elle, les transformations de son corps à la puberté étaient une grave menace à l’intérieur d’elle-même. Il fallait, disait-elle, devenir maigre comme un clou, être une enfant sans péché. On voit ici qu’« être maigre », c’était une tentative de solution, se protéger de la menace qu’elle sentait en elle-même. Elle voulait se délivrer de ce corps, elle ne voulait pas grandir, elle voulait rester une fille sans péché. Mais en même temps, c’était aussi un ravage, puisqu’elle se faisait là l’objet du père : être l’enfant crucifiée. Elle avait trouvé, néanmoins, dans cette identification imaginaire à la fille sans péché quelque chose qui la soutenait. Mais cela a été tout à fait détruit par une rencontre avec un garçon, à seize ans, qui lui fait la cour de façon prononcée. Ce garçon avait un blouson avec des aigles dessus. Et dès le lendemain de cette rencontre, Giulia a des hallucinations. Les aigles envahissent la maison, ils viennent picorer son visage et ils apparaissent dans le miroir de la salle de bains à la place de son image. Elle doit le recouvrir de serviettes, n’a jamais fini, elle doit se protéger de sa propre image dans le miroir. Ils reviennent, d’ailleurs – c’est arrivé quelquefois – et ils reviennent quand elle remarque dans son image des formes sexuelles. C’est ce qu’elle devait rejeter ; elle doit être une fille sans péché, donc l’assomption de la sexualité est, pour elle, impossible. Et donc on voit là comment être maigre devait empêcher l’apparition pour elle des formes sexuelles dans son image, qui la renvoyaient à ce qui devait absolument être rejeté. On a donc un retour dans le réel de l’image, de ce réel non symbolisé, pour elle, de la sexualité. Cela donne une idée, enfin, c’est un exemple, je trouve, très éclairant ; on en trouve d’autres dans la littérature, on entendra aussi demain, d’ailleurs, Anne Béraud qui fera un exposé sur un cas d’anorexie psychotique.

Dans ses travaux les plus récents, Recalcati fait remarquer que la conception qu’il appelle «romantique » de l’anorexie comme maladie d’amour a fait place de plus en plus, dans son expérience, à une conception qui accentue le caractère nihiliste de l’anorexie. Ce qu’il appelle son accent mélancolico-toxicomaniaque, et non pas hystérique. Le côté anorexie comme toxicomanie du rien, versant où la jouissance, la dimension de la jouissance mortifère, vient à l’avant-plan. Ce changement d’accent, dirais-je, n’est pas le simple fait de sa clinique. Il dépend aussi de comment on la lit. Et à cet égard, les modifications et les bougés dans la théorie de Lacan sont tout à fait importants et déterminants. Chez Lacan aussi il y a une prise en compte beaucoup plus importante de la dimension pulsionnelle dès les années 62-63 avec son séminaire sur L’angoisse, et surtout le Séminaire XI, où il formalise et remet à l’honneur la pulsion freudienne tout en y inventant un objet nouveau, l’objet a. À ce moment-là, le pivot de sa conception de l’anorexie, c’est l’objet a et la jouissance.

4. Le Séminaire XI et la pulsion : «couleur de vide » ou déchaînée dans le réel ?

J’arrive à la deuxième sous-partie de mon chapitre. Lacan reformule maintenant la pulsion non plus en termes de signifiant, comme il le faisait dans le Séminaire IV sans utiliser le mot pulsion, mais comme activité érotique autour d’un objet perdu. Ce n’est pas simple d’expliquer ce qu’est l’objet petit a. J’essaie d’en donner une idée.

L’objet a, ce n’est pas un objet de la réalité. C’est un objet tombé du corps, perdu, de par la prise du signifiant sur le corps. C’est, dit Lacan dans le séminaire L’Angoisse (( J. LACAN, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, 1962-1963. Paris, Seuil, 2004. )) , « la livre de chair » nécessairement perdue par l’engagement de l’être parlant dans le signifiant. Il réinvente les objets de la pulsion partielle freudiens en allongeant leur liste. On a donc l’objet oral, anal, le phallus, le regard et la voix. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que c’est un objet qui n’est pas représentable. Ce n’est pas un objet représentable dans le miroir ni dans le signifiant, on ne peut pas mettre le doigt dessus. C’est un aspect de l’objet qui était souligné aussi dans le Séminaire IV, mais d’une autre façon, et on le retrouve ici dans cette conceptualisation de l’objet a.

La pulsion, c’est quoi ? La pulsion, dit-il dans le Séminaire XI1 , cherche sa satisfaction. C’est une sorte d’activité de jouissance qui cherche sa satisfaction. Elle ne la trouve pas en se complétant d’un objet, mais en faisant un trajet autour d’un objet toujours manquant. Prenons la pulsion orale. Son objet n’est pas la nourriture, dit Lacan. Si on veut se la représenter, ce serait plutôt par l’image – qui vient de Freud – de la bouche qui se baiserait elle-même. C’est une bouche fléchée, dit-il. C’est à l’occasion, aussi, une bouche cousue. Comme on dit, « motus et bouche cousue ». On ne dit rien. Dans l’analyse, « nous voyons pointer au maximum dans certains silences l’instance pure de la pulsion orale, se refermant sur sa satisfaction »2 . On voit bien combien, effectivement ça n’a rien à voir avec la nourriture, dont on viendrait se satisfaire. C’est d’une toute autre satisfaction qu’il s’agit.

La pulsion, comme l’explique Jacques-Alain Miller dans son texte « Théorie du partenaire »3 , la pulsion tire sa satisfaction du corps propre. Elle part du corps et de ses zones érogènes pour y revenir et s’y satisfaire. Dans ce sens-là, c’est une jouissance auto-érotique. Mais pour réaliser cette autosatisfaction, la bouche doit, par exemple, passer par un objet dont la nature est tout à fait indifférente ; c’est pour cela qu’on a dans la pulsion orale aussi bien manger que fumer, par exemple. Il faut donc bien saisir que l’objet a n’est pas une substance, c’est un vide, dit Lacan dans son Séminaire XI, c’est un vide qui peut être occupé par n’importe quel objet. Et, à l’occasion, il est incarné, il trouve des « substances épisodiques », comme dit Lacan à un autre endroit.4

Comment cet objet très particulier se présente-t-il dans l’anorexie ? Dans le Séminaire XI, Lacan donne deux pistes par rapport à l’anorexie. L’une est toujours sur le versant dialectique. Cette fois, c’est une dialectique formulée en termes d’aliénation-séparation. C’est l’articulation de l’inconscient et de la pulsion propres au Séminaire XI, je ne vais pas détailler cela ici. Il cite l’anorexie mentale, pour en faire un exemple de cette articulation ; il dit que le sujet se fait lui-même objet pour répondre à l’énigme du désir de l’Autre. Tout enfant interroge le désir de l’Autre : « Tu me dis ça, mais qu’est-ce que tu veux me dire, là, entre les lignes ? Dans tout ce que tu me dis, mais qu’est-ce que tu me veux, finalement ? » Et, dit-il, le premier objet qu’il met en jeu, c’est le fantasme de sa propre mort, de sa propre disparition. « Veux-tu me perdre, c’est ça que tu voudrais ? » L’anorexie mentale donne ici un des exemples frappants de ça. Comment l’enfant met sa propre disparition en jeu. Ça, c’est une des pistes, c’est là qu’il cite, je dirais, explicitement l’anorexie mentale, dans le Séminaire XI.

Il me semble qu’il y a d’autres pistes, dans ces passages du Séminaire XI et dans la façon dont il formalise la pulsion, grâce auxquelles on peut lire toute une série de phénomènes qu’on observe chez l’anorexique et qui se situent plutôt sur le versant d’une jouissance pulsionnelle étrange, où le rien se positive. Dans le refus de nourriture, dans le mutisme, dans l’ascétisme extrême, il y a une sorte de satisfaction dans le rien, qui est positivé comme objet. « Le rien acquiert le statut d’objet substance de jouissance qui habite le corps de l’anorexique », dit Cosenza, qui se fixe dans sa bouche et qui produit une fermeture par rapport à l’Autre. Une jouissance autistique, autodestructrice, à l’instar de la toxicomanie5 .

De nouveau le rien, ici, n’est pas un objet qui nourrit le désir, c’est un objet qui le parasite et qui le désubjective sous la forme d’une jouissance totalisante qui ne laisse plus de place à rien d’autre. « C’est un objet qui parasite le corps, réduisant le sujet lui-même à être un objet condensateur de jouissance où la parole est désactivée. » C’est le versant, aussi, par où le sujet anorexique incarne en quelque sorte cet objet a, où il peut aller jusqu’à se laisser mourir, à se faire le déchet. Et d’ailleurs la jeune fille anorexique présentifie dans son image, dans l’image qu’elle donne, justement ce qui, d’ordinaire, est recouvert par l’image. Que l’image soit une image totale, sans faille et là apparaît quelque chose d’informe et une horreur qui normalement doit être masquée et couverte par l’image. Il y aurait tout un chapitre à ouvrir ici, sur les rapports de l’anorexique à l’image dans le miroir.

Dans un article passionnant, Recalcati montre que les rapports particuliers et surprenants que souvent le sujet anorexique entretient avec son image ne relèvent pas du tout d’une difficulté cognitive, mais témoignent de sa difficulté à subjectiver le réel, irreprésentable, du corps pulsionnel, ou encore le réel insignificantisable de la sexuation6. Normalement, donc, l’image spéculaire, qui donne forme à l’informe, habille le reste qui échappe à l’image. Chez les anorexiques, dans des formes différentes, dit-il, on voit bien que quelque chose qui n’est pas symbolisé fait retour dans l’image. Par exemple, se voir grosse alors qu’on est complètement maigre. Il décrit cela comme ça, c’est quelque chose, justement, qui réapparaît et qui relève de la dimension pulsionnelle du corps ; ce qui, dans le corps, ne se réduit pas à l’image que le sujet rejette et voudrait effacer. Elle se voit grosse.

C’est comme le cas de la psychotique Giulia dont je vous parlais tout à l’heure, ce qui ne peut pas apparaître fait retour pour elle dans l’image. C’est pour cela que dans le « Je suis grosse » qui est très étonnant, on se dit « C’est complètement perturbé ! » C’est intéressant, cette lecture, montrer que quelque chose qui ne se symbolise pas, fait retour sous cette forme-là. Il fait remarquer que ce n’est sans doute pas un hasard si l’anorexie se déclenche fréquemment au moment de l’adolescence. C’est le moment où le corps se transforme, où la question de la sexualité, du rapport à l’autre sexe se pose et où, donc, l’image narcissique doit être rectifiée et à nouveau assumée. Tout ce qui du sexuel était en latence revient, ravivé, et le sujet doit se repositionner. Recalcati donne l’exemple, aussi, d’une hystérique, névrosée donc, qui dit : « ce que je vois dans ma graisse, c’est toujours le regard de ma mère chargé de reproches ». Voyez le retour du reproche de la mère qui n’arrêtait pas, quand elle était plus petite, de lui dire : « T’es pas ma fille, tu n’as pas honte, tu grossis… » Je vais passer certains exemples qui formaient une troisième petite sous-partie : « Donner à voir l’irreprésentable, l’anorexique et le miroir. » On pourra en parler dans la discussion.

 

Notes:
  1. J. LACAN, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1963-1964. Paris, Seuil, 1973. []
  2. J. LACAN, Ibid., p. 164. []
  3. J.-A. MILLER, « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, 2002, p. 6. []
  4. J. LACAN, « Lettre aux Italiens », 1974, in Lettre mensuelle de l’École de la Cause Freudienne, p. 9, avril 1982. Repris comme « Note italienne » in Autres écrits, Seuil, 2001, p. 309. []
  5. D. COSENZA, « Anorexie », Op. cit., pp. 30-31. []
  6. M. RECALCATI, «La passion anorexique et le miroir », Op. cit. []

Prit alors la parole une petit fille qui m’est très chère, avancée en robe blanche dans le cercle formé à la tombée du jour, joliette blanche fait un pas vers le feu central.

Ça aurait pu être un petit garçon, dont vous imaginez déjà les culottes courtes puisque nous sommes à l’été, petit garçon, enfant de la petite fille en d’autres époques. Ou encore, car, voyons qui le sait qui parle, ou ce qui parle, l’un de ces hommes plus si jeunes, pieds et torse nu, grand maigre encore chat, cheveux délavés, appartenant probablement au groupe de ceux qui aiment également les congénères de même sexe. Il ou elle, vieux ou enfançonne, différemment chacun, dit :

Le désir, ce mot que les hommes avait inventé pour mettre en boîte un peu de la matière, qui d’ailleurs y résistait, se rebellait, s’en réchappait, le laissant exsangue, jusqu’à ce que son utilisateur, l’utilisateur de ce mot, arrive à en récupérer une nouvelle part, s’en qu’il en sût rien, presque toujours autre, de cette chose dont les hommes n’avaient aucune idée de ce qu’elle était , si étrangère à l’essence des mots, toujours et partout une, mais dans l’immensité, si peu propre à être nommée que sa matière pouvait servir à remplir beaucoup d’autres mots, dans des proportions plus ou moins moindres, leur apportant toujours une teinte différente, de la plus souhaitée à la plus effroyable.

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