Anne Lysy : Lʼanorexie : Je mange rien (extrait 1)

18 août 2013 | août 2013 | Cut&Paste, psychanalyse | , , , , , , , , , |

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1. Le rien, l’amour et le désir *1

C’est ainsi que j’ai sous-titré ce premier moment, qui reprend le Séminaire IV et « La direction de la cure »2 . Lacan, dans les années 50, met en avant la prévalence, dans tout phénomène humain, de l’ordre symbolique, l’ordre du langage, qui préexiste au sujet et qui le détermine. Il l’appelle le grand Autre pour le distinguer comme au-delà, comme horizon des petits autres, les égaux, les comme moi, les pareils, même si la fonction de ce grand Autre est supportée ou incarnée par des figures proches, par exemple, les parents, le père, la mère, pour l’enfant.

L’insertion du sujet dans le langage modifie ou altère pour de bon tout ce qui pourrait être de l’ordre du naturel ou de l’instinctif. C’est un point essentiel de son enseignement qu’il articule avec la triade besoin-demande-désir. Il veut montrer que le désir est irréductible au besoin, que l’objet du désir n’est pas réductible à l’objet du besoin. Le désir n’est pas non plus la satisfaction d’un besoin ; il n’est rien d’autre qu’un désir qui ne tend pas vers un objet mais se présente comme désir de rien. C’est sur ce point que l’anorexique est convoquée par Lacan comme, je dirais, une défenseur de ce rien. C’est comme une façon particulière de mettre en scène et d’utiliser ce rien. Alors ça peut vous paraître un peu abstrait ; je vais vous commenter quelques passages du Séminaire IV qui rendront cela beaucoup plus parlant.

Lacan parle, dans ces passages, de ce qui, structuralement, se passe dans le rapport de la mère à l’enfant quand elle le nourrit. Ce Séminaire IV se déroule en 1956-1957. Il met là en question des théories de l’objet oral des disciples de Freud ; ce qu’il avance, c’est une critique de la conception classique de l’oralité, de l’objet oral. Il faut bien comprendre cela, parce que l’on pourrait dire : l’anorexie, c’est un trouble de l’oralité. Il s’agit de savoir ce que cela veut dire. Or, il va déplacer tout à fait cette question de l’oralité.

Comment procède sa démonstration ? On peut dire que la mère est celle qui satisfait les besoins de l’enfant. Il a faim, elle lui donne le sein ou le biberon, peu importe. Mais c’est plus complexe que cela, du fait du langage. En tant qu’être parlant, quand elle donne à manger, elle fait un don, dit Lacan. C’est-à-dire elle symbolise l’objet ou la relation du nourrissage. Elle fait un don d’amour. Alors comment le nourrissage devient-il don d’amour ? Lacan explique que c’est parce que la mère devient pour l’enfant une puissance qui peut donner ou ne pas donner l’objet. Elle peut refuser. Et dès lors, l’objet oral, l’objet sein, la nourriture n’est plus l’objet de la satisfaction du besoin, mais devient le témoin du don d’amour, la preuve d’amour. Il devient symbolique. Donc, il devient un signifiant, dit Lacan. Il ne vaut plus pour lui-même, mais par le rien qui l’auréole. Comme le fait remarquer Augustin Ménard, c’est ce rien qui fait la valeur essentielle d’un cadeau, par exemple, au-delà de sa valeur marchande3 .

L’oralité, donc, ne se situe plus sur le terrain d’une satisfaction du besoin. Il y a une autre faim en jeu, dirais-je. L’oralité devient, dit Lacan, une activité érotisée, au sens de la libido freudienne. Elle ne met pas seulement en jeu la libido qui est au service de la conservation du corps – se nourrir pour subsister – mais la libido sexuelle. Et, précise-t-il, l’objet réel est lui- même là-dedans indifférent. Que ce soit le sein, le biberon ou autre chose, ce qui compte, c’est la valeur qu’il prend dans la dialectique sexuelle. C’est le fait que « l’activité [orale] a pris une fonction érotisée sur le plan du désir, lequel s’ordonne dans l’ordre symbolique »4 . C’est à cet endroit de son développement, dans son séminaire, qu’il évoque l’anorexie mentale, de la page 184 à 187.

Donc il isole deux mécanismes, ou deux aspects, de cette dialectique par rapport à l’Autre et au désir. D’une part, il dit quelque chose sur le statut de l’objet qu’elle mange, et d’autre part, il dit quelque chose sur le rapport à l’Autre qu’elle instaure par cet objet. Je dis tout ça en préliminaire à la citation. Je ne vais pas citer beaucoup, mais cela vaut la peine de citer quelques passages ce soir, de Lacan.

[…] il est possible que pour jouer le même rôle, il n’y ait pas du tout d’objet réel. Il s’agit en effet seulement de ce qui donne lieu à une satisfaction substitutive de la saturation symbolique. Cela peut seul expliquer la véritable fonction d’un symptôme comme celui de l’anorexie mentale. Je vous ai déjà dit que l’anorexie mentale n’est pas un ne pas manger, mais un ne rien manger. J’insiste – cela veut dire manger rien. Rien, c’est justement quelque chose qui existe sur le plan symbolique. Ce n’est pas un nicht essen [en allemand], c’est un nichts essen. Ce point est indispensable pour comprendre la phénoménologie de l’anorexie mentale. Ce dont il s’agit dans le détail, c’est que l’enfant mange rien, ce qui est autre chose qu’une négation de l’activité. De cette absence savourée comme telle, il use vis-à-vis de ce qu’il a en face de lui, à savoir la mère dont il dépend. Grâce à ce rien, il la fait dépendre de lui. Si vous ne saisissez pas cela, vous ne pouvez rien comprendre, non seulement à l’anorexie mentale, mais encore à d’autres symptômes, et vous ferez les plus grandes fautes.5

Donc, premièrement, il ne s’agit donc pas d’un objet réel mais de rien comme objet. La dialectique de substitution de la satisfaction à l’exigence d’amour, qui fait que l’oralité devient une activité érotisée, se fait autour de cet objet rien. Il ne s’agit pas que l’enfant ne mange pas, ce que Lacan appelle la négation de l’action, il parlera plus loin de négativité, il mange rien. Il ajoute même qu’il savoure l’absence comme telle. Je trouve cette expression très parlante, parce que ça donne déjà une idée d’une satisfaction qui est d’un autre ordre que la satisfaction du besoin, qui est suggérée dans le « savourer l’absence ». C’est le premier aspect sur la question de ce qu’est l’objet.

Deuxième aspect – c’est moi qui les distingue, pour des raisons didactiques –, il utilise ce rien, l’enfant, pour faire dépendre la mère de lui. C’est-à-dire qu’il retourne le rapport de dépendance initial. Comme le paraphrase Jacques-Alain Miller dans un de ses cours, l’enfant met en échec sa dépendance par rapport à l’autre en se nourrissant non pas de quelque chose, c’est-à-dire du sein, en tant qu’objet partiel, mais de cet objet comme annulé, du rien comme objet. Et pour expliquer ce renversement, Lacan fait appel, là, dans ces pages, à ce que Mélanie Klein a appelé la position dépressive et la conjugue avec ce qu’il a lui-même construit, le stade du miroir comme constitutif du sujet sur le plan imaginaire.

Il explique d’abord ceci : la mère peut donner, mais aussi refuser, donc, littéralement elle peut tout : elle est toute-puissante. L’enfant rencontre cette toute-puissance dans sa constitution comme sujet. Il rencontre dans le miroir deux choses, explique Lacan. D’une part, –c’est ce que l’on connaît bien, c’est ce que Lacan a développé dans son texte sur le stade du miroir– il éprouve un sentiment de triomphe, au moment où il se saisit, dans le miroir, comme totalité. C’est une expérience de maîtrise. Il rencontre là sa forme, qui dépend de lui. Forme qui donne un semblant de maîtrise sur ce qu’il éprouve, de fait, parce qu’il s’éprouve comme morcelé et incoordonné. Mais d’autre part –c’est ce que Lacan ajoute au stade du miroir dans le Séminaire IV–, il rencontre « la réalité du maître » : Ainsi le moment de son triomphe est-il aussi le truchement de sa défaite. Lorsqu’il se trouve en présence de cette totalité sous la forme du corps maternel, il doit constater qu’elle ne lui obéit pas. Lorsque la structure spéculaire réfléchie du stade du miroir entre en jeu, la toute-puissance maternelle n’est alors réfléchie qu’en position nettement dépressive, et c’est alors le sentiment d’impuissance de l’enfant.

C’est là que peut s’insérer ce à quoi je faisais allusion tout à l’heure, quand je vous parlais de l’anorexie mentale. On pourrait aller un peu vite, et dire que le seul pouvoir que détient le sujet contre la toute-puissance, c’est de dire non au niveau de l’action, et introduire ici la dimension du négativisme, qui n’est pas sans rapport avec le moment que je vise. [c’est-à-dire le « ne pas manger », nicht essen, pas nichts essen.] […] Je ferais néanmoins remarquer que l’expérience nous montre, et non sans raison, que ce n’est pas au niveau de l’action et sous la forme du négativisme, que s’élabore la résistance à la toute-puissance dans la relation de dépendance, c’est au niveau de l’objet, qui nous est apparu sous le signe du rien. C’est au niveau de l’objet annulé en tant que symbolique que l’enfant met en échec sa dépendance, et précisément en se nourrissant de rien. C’est là qu’il renverse la relation de dépendance, se faisant, par ce moyen, maître de la toute-puissance avide de le faire vivre, lui qui dépend d’elle. Dès lors, c’est elle qui dépend par son désir, c’est elle qui est à sa merci, à la merci des manifestations de son caprice, à la merci de sa toute-puissance à lui.6

Comme le souligne Recalcati, on a ainsi le rien dans sa valeur dialectique, qui autorise le renversement des rapports de force. L’enfant est objet de l’Autre, impuissant. Il dépend de cet Autre, c’est le statut natif du sujet. Eh bien maintenant, le sujet rend l’autre dépendant de lui, et le plonge dans l’impuissance de l’angoisse. Comme beaucoup d’auteurs le soulignent, notamment Carole Dewambrechies-La Sagna, ce n’est généralement pas l’anorexique qui est angoissée, c’est l’entourage qui ne sait plus quoi faire.

C’est le versant dialectique de l’anorexique que Lacan décrit ici. Il en fait une figure de maîtrise et surtout de protestation, voire de refus. Mais c’est aussi un appel, une tentative d’ouvrir une brèche chez cet Autre omnipotent. C’est dans un passage de « La direction de la cure », des mêmes années, qu’il revient ainsi sur l’anorexie et la caractérise par ce refus, en reprenant les termes : besoin, demande, désir. Je renvoie à un paragraphe de « La direction de la cure » : quand l’Autre rabat l’amour au niveau du besoin, dit-il, il est étouffant. Quand l’Autre « confond ses soins avec le don de son amour », quand l’Autre, à la place de donner ce qu’il n’a pas – ce qui est la définition de l’amour – quand l’Autre, donc, à la place de donner ce qu’il n’a pas « le gave de la bouillie étouffante de ce qu’il a », alors l’enfant refuse. Il refuse de satisfaire à la demande de la mère. « C’est l’enfant que l’on nourrit avec le plus d’amour qui refuse la nourriture et joue de son refus comme d’un désir (anorexie mentale). »7

Comment comprendre cela ? Le « non » anorexique veut dissocier la dimension du désir et du besoin. Ou de la demande qui traduit le besoin. Le « non » ou le « rien manger » est ainsi, en dernier ressort, une défense subjective du désir. Lacan dit là aussi, d’ailleurs : « Il faut que la mère désire en dehors de lui ». Autrement dit, qu’elle lui lâche les baskets ! Qu’elle ne le gave plus. Parce que c’est ce qui lui manque à lui pour trouver la voie vers le désir.

2. Un refus dialectique – exemples

C’est un refus dialectique, soulignait notre collègue italien Recalcati. Il a la valeur d’un appel à l’autre. Je vais vous donner deux ou trois petits exemples pas très travaillés, mais qui concrétisent un peu certaines choses. Le premier, je ne connais pas tous les détails, c’est un fait qu’on m’a raconté. Il s’agit d’une petite fille et de sa mère, reçues par un analyste, et la petite fille a déclenché soudain une anorexie. Cette mère se préoccupe beaucoup de ce qu’il advient de ses enfants quand ils sont à la maternelle. Elle surveille tout, elle veut tout savoir, et même tout voir. Son idéal, ce serait par exemple qu’on installe des caméras dans les crèches. C’est, d’ailleurs, paraît-il, un projet qui risquait de se réaliser. Sa fille devient anorexique à un moment précis : c’est au moment où la mère dit son projet : « Je vais ouvrir une garderie chez moi ». Qu’est-ce que cela signifie pour l’enfant ? Qu’est-ce qui a pu se produire là ? Eh bien, elle devient un objet de soins – ce qu’elle était déjà – mais au même titre que n’importe quel autre enfant. Jusque là, elle avait plus ou moins pu s’accommoder des soins gavants. Mais au moment où la dimension de l’amour est pour de bon écrasée, elle proteste. D’ailleurs, aspect significatif, dès que la mère, qui a réalisé un peu ce qui se passait par son travail en analyse, a dit qu’elle renonçait au projet, l’anorexie a cessé.

Autre petite donnée clinique, reprise au livre de Jessica Nelson, pour cette dimension d’appel à un autre qui serait un peu moins tout présent. Il y a un détail frappant. Si frappant, d’ailleurs, qu’elle en fait le titre même de son livre. Elle dit que le déclic qui a été le début de la fin de l’anorexie – ça a pris du temps –, ça a été une phrase de sa mère, quelque chose à ce moment- là a basculé. Sa mère a dit, à un moment donné, à un repas, et sur un ton léger : « Ça y est ! Tu as fini tes trois petits pois, tu peux sortir de table! » Elle l’interprète après coup comme un décalage opéré par sa mère dans sa propre position. Elle dit :

Des années plus tard, j’ai compris que, à ce moment précis, ma mère m’avait inconsciemment signifié que l’arme que j’utilisais contre ma famille, la maigreur et le refus de m’alimenter « normalement », cessait d’avoir la même emprise sur elle.

La « forme d’humour » est là-dedans importante. C’est cette forme d’humour qui compte, qui a démontré qu’elle n’est plus dépendante.

En effet, Isabelle [c’est sa mère] n’était plus dépendante du chantage par la peur que j’exerçais sur tous, au moyen de ma lente destruction physique. ‘Tu penses que tu as tous les pouvoirs sur nous ? semblait-elle sous-entendre. Ça suffit comme ça.’ […] Qu’avait bien pu déclencher en moi cette petite phrase ? [Parce qu’elle dit « J’ai remonté la pente à ce moment-là.] Avec la distance, je vois aujourd’hui dans l’anorexie une arme raffinée, tragique, aux significations multiples. Une arme qu’on ne retourne pas nécessairement contre soi dans une pulsion suicidaire [ça peut arriver !] mais dont on se sert pour affirmer une identité propre dans l’effacement. L’anorexie est une forme de rébellion singulière, si singulière néanmoins qu’elle a bien du mal à être considérée comme telle.8

Ce sont les paroles de Jessica, son témoignage. Ce n’est pas une professionnelle qui parle.

Quand on peut déployer comme cela les coordonnées de l’histoire du sujet, on rencontre souvent des moments de déception dans la demande d’amour, qui ne sont pas forcément seulement dans les rapports à la mère, cela peut être autant le père ou une personne importante pour le sujet. Et la protestation et la demande d’amour négative peuvent aller très loin. Cela atteint des extrémités caractéristiques de l’anorexie. Je cite Recalcati :

« Le corps devient squelette, se voue à la mort pour ouvrir un manque dans l’autre, pour secouer l’autre. »

C’est comme si, réduit à la peau sur les os, tendant à se faire disparaître, il se fait d’autant plus consistant « pour exister vraiment pour l’Autre, pour aveugler l’Autre. »9

[…]

Notes:
  1. Extrait de Lʼanorexie : Je mange rien de Anne Lysy sur le site du Pont Freudien []
  2. J. LACAN. « La direction de la cure », 1958, in Écrits. Paris, Seuil, 1966, pp. 585-645. []
  3. A. MÉNARD, « Nouveaux symptômes dans l’oralité », La petite girafe, n° 14, 2001, p. 63. []
  4. J. LACAN, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, 1956-1957. Op. cit., p. 184. []
  5. J. LACAN, Ibid., p.184. []
  6. J. LACAN, Ibid., pp. 186-187. []
  7. J. LACAN, « La direction de la cure », Op. cit., p. 628. []
  8. J. NELSON, Op. cit., p. 10. []
  9. M. RECALCATI, « Les deux riens de l’anorexie », in La Cause Freudienne, n° 48, mai 2001, p. 148. []

F A M Femme, analyste, mère
— Hélène Bonnaud

11 novembre 2017 | novembre 2017 | psychanalyse | , , |

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De la femme privée à l’analyste

Mais revenons à cette formule : «ou mère ou analyste ». Je vivais en effet la maternité comme un événement qui m’éloignait de mon désir de devenir analyste. J’y fondais une logique où le devenir mère l’emportait sur le devenir analyste. J’avais construit un choix aliénant entre deux modalités d’être. Être mère ou être analyste. Dès que j’ai réalisé la première modalité, sous le signifiant être mère, l’être analyste a disparu et la plainte de ne pas l’être s’est fait entendre comme une réplique de la privation. Ainsi, on peut considérer qu’à la place de « être femme », j’ai substitué « être analyste ». On y retrouve alors tous les prédicats de la femme privée, de la femme pauvre, celle qui n’a pas et cette jouissance de n’avoir pas s’est maintenue de nombreuses années. Pourquoi cette substitution ? Sans doute que pour moi, être analyste est un des noms de la féminité. Cette position relève en effet de la position féminine en tant que l’analyste, on ne peut pas dire non plus ce que c’est. C’est donc du côté de la privation que cela se présentait pour moi. Cette identification à la femme pauvre fait exister une femme manquante, et permet de jouir de la privation. Jouir de ce qu’on n’a pas, c’est jouir de ce qui est dans le n’a pas, que Lacan écrit, dans l’Étourdit, nya1. Il s’agit d’un nya pas qui écrit le manque et sa dimension de négativité propre à son nya pas d’analyste, nya pas de devenir analyste pour toi, comme Lacan dit que nya pas trace de rapport sexuel. Dès lors, ce qu’elle est, est marqué de ce moins qui fait sa jouissance. De la même façon qu’il n’y a pas La femme, j’écrivais qu’il n’y a pas L’ a nalyste. Le devenir analyste insistait pourtant comme un des noms de ce qui ne se résorbe pas dans le sens, quelque chose d’obscur qui me rendait la chose aussi impossible du fait de la marque dont je voulais qu’elle ne me désigne pas. Marque évidemment étrangère à toute forme de dit, puisqu’elle relève d’un hors – sens.

Deuxièmement, mon impossibilité à dire « je suis psychanalyste » a longtemps persisté comme si ce dire constituait un réel infranchissable. Il avait aussi la même structure que de dire « je suis juive ». Les deux modalités étaient intriquées. Du côté de La femme, l’analyste était impossible à nommer, à attraper. Du côté de l’être juive, elle était marquée d’un point d’horreur. Dire je suis analyste, je suis juive , indiquent des nominations qu’on peut dire être des nominations d’existence plutôt que d’être des nominations ontologiques, en ce sens qu’elles relèvent de quelque chose d’invariable, qui ne change pas. C’est en quoi le réel y est convoqué. Il ne s’agit pas d’une vérité menteuse mais d’un nom du réel, un réel dont Lacan dit qu’il revient toujours à la même place.

Le couple de l’égarée et de la boussole

Il y avait donc un double nœud. Il m’a fallu d’abord sortir de cette position de femme privée, pauvre, qui n’a pas. C’est une façon de traduire le pas-tout féminin et de se défaire de sa logique. J’ai cru à ce pas-tout qui causait ma douleur et fabriquait une position d’échec, de ratage, que répercutait pour moi la plainte de ne pas réussir dans la vie.

Lors d’une séance, je parle d’un rêve : «mon père me fait un chèque en blanc ». Certes, il payait sa dette mais cela ne m’exonérait pas de la mise en jeu d’une jouissance d’échec en blanc dont je réalisai, lors de cette séance, le prix à payer. La sortie de ce refus s’est faite par la mise en jeu du désir de l’analyste dans le maniement du transfert. C’est là que l’acte de l’analyste a rencontré une juste façon de me répondre en m’introduisant dans la réalité du monde psychanalytique de l’École par sa voie la plus cruciale, celle de la passe. En me nommant passeur, j’ai fait l’expérience de mon propre désir dans la transmission des passes. Elle a eu des effets importants dans mon devenir analyste. Elle m’a propulsée dans l’École et peu à peu s’est creusé le droit de devenir analyste. Je dis le droit puisque nous sommes dans cet univers actuel qui rejoint le mien de l’époque : comme fille, je n’avais le droit de rien, sauf celui d’avoir des enfants, selon le vœu paternel. C’est pourquoi la maternité, je l’ai toujours contestée. Je contestais qu’elle soit suffisante à me faire être. La maternité était un choix aliénant, là où j’imaginais qu’être analyste serait mon choix décidé, mon désir propre. Est-ce à dire que j’y mettais la jouissance illimitée en jeu ? Je ne crois pas. Je pense que la vraie femme, telle que Lacan la décrit, comme celle qui va au-delà du phallus, j’en étais revenue. La rencontre avec un homme et la maternité ont constitué les bords où m’accrocher dans la vie. Auparavant, j’étais du style « égarée». J’ai pu trouver une boussole dans l’homme, et un équivalent de phallus dans l’enfant. Tout cela maintenait une barre qui me permettait d’exister, et sur laquelle je me suis réinventée. C’est une barre solide qui maintient le cap phallique, même si à plusieurs reprises, elle a failli se rompre. Grâce à cette puissance phallique, il y a eu une cessation des passages à l’acte, des agissements de la femme égarée, perdue. Fin de la jouissance destructrice, mais au prix du choix de l’ordre conjugal. La vie est tordue, comme l’est l’homme, « tordu par son sexe »2, et dès lors qu’il y a couple, il y a du phallus dans l’air. Que ce dernier ne recouvre pas tout de la jouissance d’une femme, c’est certain. Mais, il y a pour une femme une joie à se faire l’objet a qui cause le désir d’un homme. Cette joie m’a parfois affolée, même si au bout du compte, elle m’a surtout cadrée, peut-être même m’y suis-je réfugiée. Comme l’a dit J.-A. Miller dans son cours « Le partenaire symptôme », « le couple de l’égarée et de la boussole »3 se trouve dans les textes de Lacan. J’ai cru que cette formule pouvait convenir à mon couple, sauf que l’égarement est une position qui maintient un certain quota de jouissance opaque. Je le vois aujourd’hui comme une logique du pas-tout qui attaque les semblants et vient trouer les idéaux les plus solides. La boussole, c’était plutôt l’analyste, opérant dans les phases de tumulte, comme le point fixe auquel me tenir. La psychanalyse est alors le seul recours pour ne pas tomber dans les dysphasies de l’amour.

(…)

Hélène Bonnaud

Source : https://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2015/02/Ironik-5-Travaux-Bonnaud.pdf

Notes:
  1.  Lacan J., «L’Étourdit», Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 455. []
  2.  Lacan J., Le Séminaire, Livre XXI, «Les non-dupes errent», leçon du 11 juin 1974, inédit. []
  3.  Miller J.-A., «L’orientation lacanienne. Le partenaire symptôme», enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 25 mars 1998, inédit. []
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