Artistes sans œuvres de Jean-Yves Jouannais,
— I would prefer not to

On trouvera ici des extraits du livre de J-Y Jouannais (les italiques [entre crochets, souvent]  indiquent mes propres annotations) que je note au fil de ma lecture, pour m’en souvenir.  Les numéros que l’on rencontre çà et là correspondent aux numéros de page.  Il arrive aussi que je me renseigne sur internet à propos des personnes ou des textes cités et que j’inclue ici ce que je découvre.

Artistes sans œuvres

1. Publier ou non son cerveau

« L’homme parfait est sans moi, l’homme inspiré est sans œuvre, l’homme saint ne laisse pas de nom. » Tchouang-Tseu

p. 9
« Pendant un siècle, les Wittgenstein ont produit des armes et des machines, puis, pour couronner le tout, ils ont fini par produire Ludwig et Paul, le célèbre philosophe d’importance historique, et le fou non moins célèbre (…) et qui, au fond, était tout aussi philosophe que son oncle Ludwig, tout comme à l’inverse, Ludwig le philosophe était tout aussi fou que son neveu Paul, l’un Ludwig, c’est sa philosophie qui l’a rendu célèbre, l’autre, Paul, sa folie.
Tous deux étaient des êtres extraordinaires, l’un a publié son cerveau, l’autre pas. J’oserais même dire que l’un a publié son cerveau, et que l’autre a mis son cerveau en pratique.« 
(Thomas Bernhard, Le Neveu de Wittgenstein, éd. Gallimard, Paris, 1982.)

Cette ligne qui partage la famille Wittgenstein traverse également l’histoire de l’art. Celle-ci, telle qu’elle s’écrit, se limite par convention à deux paramètres : les artefacts, les signatures.  p. 10 Elle se satisfait d’être une chronologie des objets produits et un index des noms propres.  Elle omet la chronique que rendraient lisible d’autres critères, à savoir une relation des phénomènes artistiques selon l’idée, selon le geste, selon l’énergie. Cette chronique discrète relaterait les Vies peu illustres d’artistes qui n’ont pas produit d’objets, mais n’en ont pas moins exercé une influence majeure sur leur époque. 

Une chronique qui, ne se départissant pas de la confiance accordée à l’art, s’énoncerait à partir d’une certitude, celle de l’inestimable bonheur de regarder des tableaux, de lire des livres, de voir des films.

Herboriser les obsessions

10 Combien de songes, de systèmes de pensée, d’intuitions et de phrases véritablement neuves ont échappé à l’écrit? Combien d’intelligences sont-elles demeurées libres, simplement attachées à nourrir et embellir une vie, sans fréquenter jamais le projet de l’asservissement à une stratégie de reconnaissance, de publicité et de production? Nombre de créateurs ont opté pour la non-création, ou plus précisément, peu séduits par l’idée d’avoir à donner des preuves de leur statut d’artiste, se sont contentés d’assumer celui-ci, de le vivre pour eux-mêmes, pour leur entourage, soit dans le pur éther conceptuel, soit dans l’esthétique vécue et partagée du quotidien, laquelle esthétique rassemble le geste dandy, la dérive situationniste,  l’infini éventail des poésies non écrites, l’apparente gratuité des congrès de banalise, ou encore, l’activisme des disciples d’Antisthène, le silence de Marcel Duchamp, l’art sans objet de Jacques Vaché, les romans inécrits de Félicien Marboeuf, le Musée des Obsessions d’Harald Szeemann, l’écriture introvertie de Joseph Joubert, les scandales d’Arthur Cravan, les gesta fondatrices évoquées par Pline1

Simplement pour vitales qu’elles soient, ces sommes immatérielles, ces idées inécrites, ces poésies vécues ne peuvent parier que sur la mémoire, le mythe, pour traverser les époques, ayant refusé, avec violence, ironie ou innocence, la logique industrielle et mortifère du musée comme de la bibliothèque.

… L’immense majorité de ces auteurs, de fait, à l’image des femmes et hommes infâmes dont Michel Foucault rêva d’écrire l’histoire*, n’ont guère connu que l’ombre de l’anonymat… 12 D’être connu leur fait défaut pour être reconnu. Or ce défaut même, ils le cultivent. C’est leur passion, la caution de leur indépendance. 

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* « La vie des hommes infâmes », texte publié dans Les Cahiers du chemin n° 29, 15 janvier 1977, devait être l’introduction d’une anthologie de textes administratifs du XVIII° siècle issus des archives de l’enfermement de l’Hôpital général et de la Bastille…..

« C’est une anthologie d’existences. (…) J’étais parti à la recherche de ces sortes de particules dotées d’une énergie d’autant plus grande qu’elle sont elles-mêmes plus petites et difficiles à discerner. »

Sur « La vie des hommes infâmes », lire absolument : http://michel-foucault-archives.org/?La-vie-des-hommes-infames

 

«les héros de l’art brut »

13 Il faudra couvrir du même regard… ceux que Dubuffet appelle «les héros de l’art brut » …

…  précédent ouvrage (de Jean-Yves Jouannais), «Infamie», lequel interrogeait l’ensemble des pratiques à caractère non héroïque, antiprométhéennes en marge de l’histoire de l’art traditionnelle. Où l’infamie renvoyait précisément à son étymologie : tout ce qui, volontairement ou non contrarie, jusqu’à la condamner, la notoriété, la renommée, la gloire, la fama. « Ou comment des artistes, ne se contentant pas de commenter la fin du monument, de dénoncer l’illusion du chef d’œuvre, ont pris le risque de l’infamie, ont réalisé ou incarné cette fin du sublime dans le champ miné du fiasco, du ridicule, de l’ignominie, du grotesque, de la dérision, de l’incohérent, du mauvais goût. » Infamie, Éditions Hazan, Paris, 1995

14 « Les célébrateurs de la culture ne pensent pas assez au grand nombre  des humains et au caractère innombrable de productions de la pensée. (…) Ils devraient surtout avoir bien présent à l‘esprit le très petit nombre de personnes qui écrivent par rapport à celles qui n’en écrivent pas et dont les pensées seraient de ce fait vainement cherchées dans les fiches de bibliothèques. L’idée de l’Occidental, que la culture est affaire de livres, de peintures et de monuments, est enfantine…. » 

Francis Picabia, Jésus-Christ rastaquouère, page 34
Francis Picabia, Jésus-Christ rastaquouère, page 34

Picabia

« Tous les peintres qui figurent dans nos musées sont des ratés de la peinture; on ne parle jamais que des ratés; le monde se divise en deux catégories d’hommes; les ratés et les inconnus », Francis Picabia, Jésus-Christ Rastaquouère, éditions Au Sans Pareil, Paris, 1920.

Jacques Vaché « A part cela – qui est peu – Rien »

mort jeune ; écrivit à Fraenkel, Breton, Aragon

breton publia Lettres de guerre

p.19 « En effet, l’époque n’aurait pas suffi à faire de Breton un héros d’avant-garde, il lui fallut, pour cela, les leçons de Vaché : « Le premier, (…) il insista sur l’importance des gestes (…) » Ce sont ces gestes, cette attention portée au comportement, cette pratique d’une « totale indifférence ornée d’une paisible fumisterie» qui, les premiers, renseigneront Breton sur la possibilité d’un retrait par rapport à l’objet d’art. »  

« L’objet d’art, c’est l’ennemi. « 

Armand Robin

21 « Après avoir fait un art d’apprendre la musique, on devrait bien en faire un de l’écouter » Diderot, Traité du beau.

24 « Cette déségotisation forcenée se trouve formulée maintes fois, que ce soit dans un recueil au titre significatif Ma vie sans moi ou dans Quatre poètes russes ou Robin remercie Blog, Essenine, Maïakovski et Pasternak pour « l’avoir défendu contre sa propre poésie » (Christian Moncelet). Contre sa propre poésie, ou contre la propagande de celle-ci ? Car il y eut poésie, un parcours intense dans le langage lui-même, un étourdissement des langues, no pas subi, mais recherché, architecturé. Elle consiste en la jubilation propre à l’écoute des mots, en la composition, dans les circuits discrets de la mémoire, de poésies inédites dédiées au plaisir de l’instant .


D’après J-Y Jouannais, il n’y eut pas chez Armand Robin volonté de faire œuvre écrite mais œuvre d’écouteur. A lire Françoise Morvan, on découvre que la vérité de cela était moins simple que ce qu’il n’en laisse entendre :  http://francoisemorvan.com/recherche/edition/armand-robin/ :

Armand Robin « Je pourrais me reprocher cette naïveté, et l’outrecuidance, en plus de ça, de mes espoirs, mais ce n’était pas qu’illusion. Le travail de Robin sur les propagandes, travail qu’il a évoqué dans un essai publié aux éditions de Minuit en 1953 sous le titre de La Fausse Parole, est intéressant, et d’autant plus tenant compte du conformisme stalinien qui était alors de mise. Lire les bulletins d’écoute comme le roman de Robin passé par la planète, pris et repris par les ondes des propagandes, achevant de s’y perdre pour retrouver des lambeaux de soi dans les poèmes de Mao ou les pauses musicales de Radio Moscou peut être fascinant. Encore faut-il faire une croix sur l’image si séduisante du poète se sacrifiant à l’écoute des propagandes staliniennes à la suite d’un voyage en URSS en 1933, s’achetant un énorme poste de radio et s’inventant un curieux métier en chambre, le métier d’écouteur, pour lutter contre le totalitarisme, puis distribuant clandestinement ses bulletins d’écoute à la Résistance et poursuivant, contre vents et marée, son dur combat libertaire.
Cette vision enthousiasmante, j’y ai d’abord cru puisque ma première publication a été, en 1979, aux éditions Le Temps qu’il fait (ainsi nommées en hommage au roman de Robin) une réédition de La Fausse Parole, avec bulletins d’écoute inclus sous un rabat.

Pour que la biographie se fendille, il suffisait d’un tout petit fait, mais hélas indéniable : Robin ne s’est pas installé comme écouteur à son compte pour lutter contre les propagandes totalitaires mais a été engagé en 1941 par le ministère de l’Information sous Vichy au service des écoutes radiophoniques. Cela signifie qu’il a d’abord choisi de mettre son prodigieux don des langues au service de l’un des ministères les plus étroitement engagés dans la collaboration : il a donc dépendu de Laval et à partir de 1944 du sinistre Henriot, secrétaire d’État à l’Information imposé par les SS.

Les litanies désastreuses des Poèmes indésirables, je les comprends maintenant comme une manière de se condamner. Se mettre en marge, s’installer, après guerre, écouteur à son compte, en poursuivant ses traductions de poèmes après la grande rupture avec tous, avec soi, voilà qui peut se lire dans les fragments laissés après sa mort, voilà qui explique la présence dans un même volume — mais qui n’était pas du tout le même — de poèmes écrits pour soi, rayonnants, puis de litanies politiques pseudo-prolétariennes, puis, le seuil franchi, de poèmes badins, ne disant plus rien que cette parodie d’existence heureuse, cette parodie d’existence, heureuse ou pas, cette béance : et les traductions elles-mêmes deviennent les traces d’un effort de plus en plus vain pour revenir à soi. »

Françoise Morgan, « Pourquoi Robin », http://remue.net/spip.php?article4338


 

24 « Miracle secret » de Borges

 

Félix Fénéon

Notes:
  1. Livres XXXIV, XXXV, XXXVI de l’Histoire naturelle. []

A Hélène Parker :: Des meubles comme liant

Madame,

Je voudrais essayer de vous raconter quelque chose qui s’est passé hier, quelque chose dans quoi je suis embourbée, dont je ne parviens pas à sortir, et qui ne se laisse pas facilement saisir, relater, même en analyse. Cela a trait à ma relation avec Edouard.

Avant cela, un bout de rêve, fait cette nuit :

J’ouvre une porte, c’est la chambre d’un homme mourant. Je le découvre allongé, son visage et son corps en partie dénudés, ses bras maigres. Il ouvre les yeux, me voit. Je suis dans l’entrebâillement de la porte. Il est possible que nous nous parlions. Nous nous parlons, même si cela a quelque chose de répugnant pour moi. Je sais qu’il ne va pas tarder à mourir. Je suis beaucoup plus jeune qu’aujourd’hui. Il est très vieux. Sa figure a quelque chose de biblique, évoque celle de Job, son image en peinture, son corps osseux, la peau flasque et éclairée, lumineuse.

Je me réveille. Je pense que c’est de l’oncle Vincent qu’il s’agit, qui est déjà mort. Je me dis que c’est « l’oncle Vint sans », « vint sans » qu’il faut entendre, « celui qui vint sans, privé ». J’avais écrit un livre, il y a 20 ans, intitulé « Vincent ». C’est à ce livre que je pense. Il n’y s’agissait pas de mon oncle, du moins pas de mon oncle Vincent, mais d’un Vincent avec lequel j’avais vécu. Un livre moins sur sa personne que sur ce qui m’avait liée à lui, écrit au départ d’un rêve dont j’avais méthodiquement analysé chacun des termes : Suspendue nue à un barre au milieu d’un grenier, je criais son nom, Vincent; j’ajoute que ma mère s’appelle Granger, qui pour moi s’apparente à Grange, à Grenier.

La chambre du rêve d’hier est mansardée, sombre, que le corps nu de l’homme mourant nu illumine. Un Saint Job par Rembrandt.

J’ai immédiatement pensé que ce rêve avait trait à une situation de la veille, dont j’avais pensé devoir faire l’effort de vous parler, dont il m’avait effleuré qu’on pouvait la catégoriser sous le syntagme « JOUISSANCE D’ETRE PRIVEE». J’ai pensé alors que ce rêve c’était… l’adieu à cette jouissance, à cette jouissance qui mourait… 

La situation.
Hier matin, Edouard et moi pénétrons la chambre, près du lit il me touche rapidement les fesses, le sexe, je proteste aussi rapidement – choquée.
J’étais allée le chercher, l’avais emprunté à son jeu vidéo pour l’amener devant la cheminée de la chambre, lui demander son avis sur les objets qui y sont posés : deux statuettes chinoises – un homme et une femme, l’homme plus vieux que la femme -, des livres, un petit paquet  de photos. C’est à propos des photos que je voulais son avis, elles ne me paraissaient pas avoir leur place là. L’idée, c’était de retourner à des actions que nous avions pu faire ensemble autrefois, en complicité, où nous disposions des objets à notre goût sur différentes surfaces de l’appartement. La question des photos a été très vite réglée, il s’agissait des photos d’un livre qu’il avait voulu faire, il les a rangées ailleurs.
Ce problème clos, puisque je ne souhaitais pas ajouter d’autres objets à la cheminée, j’ai malheureusement – parce que ce n’était pas le moment, plus le moment -, évoqué un meuble de l’appartement de Chartres, celui des parents d’Edouard que nous devons vider, un meuble dont j’avais pensé qu’il pourrait avantageusement remplacer la commode IKEA où je range mes vêtements.
J’avais songé, il y a quelque temps et avec un plaisir qui m’avait étonnée, que ce meuble pourrait venir là, dans la chambre, à droite du lit. Un grand plaisir. Je n’avais pas parlé de ce sentiment à Edouard, mais j’avais parlé du meuble. Nous étions tombés d’accord.
Un même plaisir – réjouissance secrète, étonnée -, m’était venu à l’idée de ramener la deuxième table de nuit de Chartres, Edouard ayant récemment ramené la première pour son propre usage.
Ces deux tables, ce meuble en bois foncé, ouvragé, en provenance de l’un de leurs voyages, aux grands-parents, voyage en Asie, le couple de longues statuettes en ivoire qui vient de chez eux également, arrivé récemment, sont liés. Ils me paraissent ouvrir pour moi, curieusement, la possibilité de me sentir un jour ici chez moi. A me sentir chez eux, dans leurs meubles, leurs marques, je me sentirais davantage chez moi. Rassurée profondément. De même qu’Outrée me rassurait avant que nous ne nous mettions à tout chambouler.
Ce meuble que je verrais dans la chambre, pourrait évoquer le grand meuble, le très grand meuble marqué 1862, qui ne date probablement pas de 1862, qui se trouve dans le salon de ma mère et que j’ai toujours connu, également en bois ouvragé, avec ses têtes de lions sculptées, un large anneau doré leur passant dans la bouche.

Je suis toujours poursuivie par le passé, un passé que je n’arrive pas à reconstituer, à réactualiser, qui me parait plus grand que moi, auquel je ne peux renoncer; peut-être simplement la présence réelle, effective, de ces éléments du passé me rassurerait-elle, me soulagerait-elle. Ce qui pour moi avait été la famille, dans la perfection de mes parents, dans la PERFECTION DE L’OEUVRE DE MA MÈRE, la maison tenue, le ménage fait, l’entretien, comme si par ces meubles d’un ménage dont je ne savais rien mais qui m’avait de l’extérieur paru tenir, j’en récupérerais quelque liant, quelque glu, quelque glu sainte, que je puisse à mon tour transmettre à mon enfant, à Anton, comme si nous ne vivions pas déjà dans une sacrée colle, pour lui, certainement, alors que maintenant que je m’y trouvais, maintenant qu’il fallait que ce soit de mon fait, de jouer à papa et maman, le sentiment était pour moi que cela s’écoulait de toutes parts, que rien ne tenait qui ressemble à ce qu’il m’avait paru, de l’extérieur, de mes parents, de leurs édifications, de ce qu’ils avaient pu me donner, de grand, d’amour, et que tout cela ne cessait de se perdre. De se perdre avec ce que moi-même, je ne cessais de refuser d’accomplir, cette  façon de me dérober, absolument impérative, de faire trou dans l’édifice, de ne pas reproduire. Ce double mouvement, ces tensions contraires, épuisantes. La famille, l’infamille, l’affamille. La sainte, l’infâme. 

Enfin. 

Hier donc, je parlais de ce meuble qu’on pourrait ramener et Edouard a demandé : « Et on fait quoi du meuble qui est là ? »
Je l’ai mal pris.
Ou j’ai voulu mal le prendre.
J’ai parlé d’ironie.
D’ironie entendue dans le ton de sa voix.

(Douleur à cause de l’impossible évoqué, l’impossible de remplacer ce neuf meuble par de l’ancien, l’IKEA par la massif asiatique, toutes les actions que cela implique, les déplacements réels, physiques, matériels, les muscles que nous n’avons pas, les jambes, les bras, la camionnette, les escaliers, notre paresse, et la nouvelle place à trouver au meuble rejeté. )

J’ai été vexée qu’il ne souvienne plus que je lui en avais déjà parlé. 

Qu’il n’aie pas entendu que c’était important.

Et j’ai tout de suite senti que je ne reviendrais pas là-dessus, que c’était trop tard, que je ne pourrais pas sortir de là, que je m’enferrerais. Que je préférerais l’absence de solution à la solution, que je préférerais rester fâchée sur Edouard, que je me refuserais à lui expliquer, à reparler de ce meuble, de ces meubles, qu’une fois de plus l’angoisse m’empêcherait d’avancer dans la voie du changement, que quelque chose de la situation actuelle était trop satisfaisant malgré moi. Quelque chose de notre discord. Quelque chose de mes accusations, de ma séparation.

Je n’écouterais pas ses explications. 

L’angoisse était là. J’étais fâchée.

Et je me suis demandée comment je m’en sortirais, comment j’allais m’en sortir. 

Il y a une grande jouissance à accuser l’autre d’être l’agent de sa frustration et une grande nécessité à rester privée, à rester sans. Essayais-je de théoriser.

Enfin, il faut que je dise un mot sur ce qui m’a fait penser que je ne pourrais pas revenir en arrière. Qu’il n’y aurait pas d’apaisement de l’angoisse. C’est que j’étais toujours dans l’arrière-goût de ce moment où Edouard m’avait touché le sexe, où j’avais pensé qu’une fois de plus il le faisait sans « transition », d’une façon qui pour moi ne peut être que choquante. Je ne supporte pas ce que je sens alors, la façon dont cela surgit de nulle part. Je le lui ai dit mille fois, que je ne supportais pas sa façon d’aller « droit au but ». Qu’il n’y mette pas de formes. Qu’il ne tienne pas compte du fait que nous sommes en période de construction ou de reconstruction. Que rien n’est gagné, au contraire, tout perdu. Qu’il ne peut me considérer comme « acquise », qu’il faut un contexte, que nous l’élaborions ce contexte, ce nouveau contexte. Peut-être un contexte où se dépasse la famille, où elle se troue, se sépare d’elle-même, où nous soyons à deux.

Oui, il manque quelque chose entre Edouard et moi qui me permette de supporter la violence de ce que je ressens quand il met sa main sur mon sexe. Il manque un terrain d’entente. Avec N, il y avait les lettres, comme champ pour le désir (il y avait ce si beau champ nu de l’in-famille). 

Je ne devrais rien dire de plus.

Voilà, j’arrête là,

Bien  à vous,

Blanche

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