La vie sexuelle contemporaine

Publié le Catégorisé comme Cut&Paste, psychanalyse Étiqueté

La sexualité contemporaine, accords trouvés

par Patrick Monribot

Introduction

Frédérie Castan: Bienvenue à tous et particulièrement à notre invité, Patrick Monribot, que je remercie d’être ici, pour nous parler des ressorts de la sexualité contemporaine.

Je vous le présente : psychanalyste à Bordeaux, psychiatre, Patrick Monribot est membre de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP), de l’École de la Cause Freudienne (ECF) et de la New Lacanian School (NLS) ; il est aussi chargé de cours pour l’une des branches de la Section Clinique (SC) de Bordeaux et a publié de nombreux articles dans plusieurs revues : QuartoLa Cause freudienne, dans la revue Mediodicho de Cordoba en Argentine. Il a aussi publié des séminaires en Colombie, au Venezuela et au Pérou. Cette liste est loin d’être exhaustive.

« La sexualité contemporaine, accords trouvés », titre de cette conférence, soulève de nombreuses questions.

À l’heure où la culture de consommation dans laquelle nous baignons favorise la consommation instantanée où les objets qui sont proposés à la jouissance sont de plus en plus virtuels, qu’en est-il du désir ? Et de quelle façon s’articule-t-il à la jouissance ?
Est-ce l’apanage de notre société contemporaine si dans la rencontre sexuée, quelque chose du sexe se perd et demeure irreprésentable pour tout sujet ?

Alors que chez les animaux, l’accouplement est fait de codes, de parades où ils savent ce qu’ils ont à faire, chez l’humain il faut inventer, trouver quelques voies pour s’adresser à l’autre.
Qu’est-ce qui organise cette rencontre sexuée chez l’humain ?
Conduit-elle toujours à une impasse ou y a-t-il des possibilités de moins s’embrouiller avec le réel en jeu dans la sexualité ?

C’est sur ces interrogations que je laisse la parole à notre conférencier Patrick Monribot.

Patrick Monribot : Nous allons parler de sexualité contemporaine et interroger celle annoncée dans un proche futur par la science. Petit paradoxe : pour parler de demain, je vous livrerai une histoire d’hier. La sexualité contemporaine m’incite à partir d’une fable vieille de 18 siècles !

On pourrait croire l’histoire un peu défraîchie mais il n’en est rien, car il s’agit d’un mythe qui, par définition, est inoxydable. Inoxydable car le mythe rend compte d’un point anhistorique du malaise qui selon Freud, gangrène toute civilisation. Sous la forme d’une fiction sans âge, il cerne les impasses humaines, indépendantes du contexte historique.

Au fond, il faut toujours une petite histoire pour dire ce qui échappe au livre des vérités de la grande Histoire. Le mythe prend alors un air d’éternité.

Le sexuel fait partie de ces impasses intemporelles. Freud a très tôt posé le problème : « Le sexuel fait trou dans le psychique », dit-il dès 1894. Qu’est-ce à dire ? Malgré les pratiques qui satisfont volontiers l’espèce humaine, quelque chose du sexe se perd et demeure irreprésentable pour tout sujet. Nous croyons être familiarisés avec le sexe à l’époque du libéralisme, mais nous nous trompons. Quels que soient nos libertinages, une part du sexuel demeure irréductiblement étrangère, inconciliable avec la subjectivité inconsciente – Lacan dirait : non symbolisable. Ce n’est pas le fait répressif d’un problème sociétal de communication ou de mœurs – l’éducation sexuelle la plus évoluée n’y pourra rien ! – mais le fait d’un avatar incontournable de la structure humaine.

Pour résumer, disons que le sexe est pierre d’achoppement avant même de devenir la source de plaisir que l’on sait. La psychanalyse a parfaitement repéré cette incidence paradoxale du sexuel. Dès la prime enfance, dès l’émergence des premières manifestations sexuelles corporelles, quelque chose d’irreprésentable surgit sans pouvoir prendre sens sur le plan psychique, sans avoir de signification immédiate. Que l’on se rappelle le petit garçon soigné par Freud, Hans, affecté d’une phobie des chevaux : surpris par ses premières érections infantiles alors qu’il n’avait pas trois ans, il est pris de crises d’angoisse terrifiantes, en prélude à sa phobie. Tel est le paradoxe : la dimension traumatique du sexe est première, en dépit de sa visée libidinale ultérieure, orientée comme chacun sait, par le principe de plaisir…

Au fond, le sexe est d’abord le pivot d’une discordance, d’un malaise subjectif avant d’être une satisfaction. Tel est le pivot de la découverte freudienne. dès lors, un stigmate marque à jamais le sujet : le sexe n’est pas synonyme d’harmonie malgré les idéaux qui poussent à cette croyance et malgré la promotion fantasmatique d’une quête acharnée de satisfaction dans la vie sexuelle adulte –une satisfaction parfois récompensée…

Comment dire cette impasse mieux qu’avec la fiction du mythe dont l’intemporalité témoigne d’une perpétuelle actualité.

Celui que je propose aujourd’hui reflète de façon saisissante cette discorde chez l’être parlant : non seulement la discorde entre les partenaires, au sens classique – là, pas besoin de mythe pour l’illustrer ! – mais la discorde fondamentale que le sexuel induit entre soi et soi-même, ce que nous appelons la « division subjective ». Ce mythe, c’est l’histoire de Psyché et Eros. Je vous invite à le considérer comme un véritable cas clinique qui nous éclairera sur les promesses sexologiques des lendemains qui chantent.

Psyché et Eros

Le docteur Lacan a consacré à ce mythe une séance entière de son Séminaire intitulé Le transfert. C’était le 12 avril 1961 alors qu’il explorait la question de l’amour. L’idée d’une telle référence lui est venue d’une rencontre inattendue. Lors d’un voyage à Rome, il visite la villa Borghèse où il repère un tableau sur ce thème – Psiche sorprende Amore, réalisé à la fin du XVI° siècle par Jacopo Zucchi, élève de Vasari. Nous reviendrons sur ce tableau.

Rappelons l’histoire de Psyché et Eros.

L’écrivain latin Apulée la relate dans trois chapitres de ses Métamorphoses, au deuxième siècle de notre ère. Cette œuvre s’intitule aussi L’Âne d’or et c’est la seule version du mythe connue à ce jour.

Quelle est cette fable ? Et quelles leçons en tirer ?

Psyché est une très belle femme. Elle n’est pas une déesse mais elle n’est pas davantage un être humain ordinaire, bien que mortelle. Elle est avant tout une allégorie de l’Âme.

Elle a un amant nocturne extraordinaire – extraordinaire car divin –, Eros, qui représente l’Amour et le Désir, variante grecque du dieu latin Cupidon. C’est donc une histoire que l’on peut lire à deux niveaux : celle du lien amoureux entre deux êtres d’essence différente et celle de la relation entre l’âme et le désir, bref entre un sujet et son propre désir. Comment s’est opérée la rencontre ?

Vénus, déesse de la Beauté et mère d’Eros, est fort jalouse de Psyché. Psyché est en effet si belle qu’elle attire les foules aux dépens du culte de Vénus délaissée, dont les temples se vident. C’en est trop de la part d’une simple mortelle ! Furieuse, Vénus souhaite la perte et le malheur de Psyché, sa rivale en beauté. A cette fin, elle lui envoie son fils Eros, magnifique dieu ailé mais ô combien instable et désagréable ! Objectif diabolique de l’entreprise : Psyché tombera amoureuse du bel Eros et pâtira à coup sûr de cette union annoncée malheureuse avec un amant réputé infidèle et peu attentionné. Or, rien de tel ne se produisit.

Eros, pas si indifférent, tombe très amoureux contre toute attente. Il installe Psyché coupée du monde des mortels, dans un palais d’une richesse incroyable où Il lui rend visite uniquement la nuit. Pourquoi la nuit ? Parce qu’il est formellement interdit à Psyché de voir son amant. Telle est la clé du mythe : Eros doit rester invisible aux yeux de Psyché – ce que permettait l’obscurité.

L’interdit porte donc sur la satisfaction scopique et visuelle, seule limite à la jouissance conjugale immense de Psyché. En réalité, celle-ci s’accommode fort bien d’une telle privation car elle éprouve une jouissance sexuelle parfaite avec un amour sans faille. Amour, désir et jouissance sont chaque nuit merveilleusement réunis, ce qui est une alchimie rare chez les humains. Pour le dire en restant dans la métaphore des personnages : l’Âme est comblée car elle jouit du Désir et de l’Amour. Comme dit Lacan, elle jouit « du bonheur des dieux ». Hélas ! Cela ne va pas durer…

Son bonheur va être victime de ce que Lacan appelle le « parasitisme du signifiant ». A partir de quoi, « les malheurs et les mésaventures de l’âme » vont commencer pour la pauvre Psyché ». Qu’est-ce que ce parasitisme néfaste ?

Tout d’abord, les ennuis surviennent avec l’entrée dans la parole qui spécifie les échanges entre simples mortels. Psyché, enfermée dans son palais magnifique au pays des dieux, est coupée de tout lien avec ses semblables. Elle se morfond. Malgré son bonheur absolu et ses richesses illimitées, elle s’ennuie. C’est connu : la jouissance excessive déprime. C’est presque un théorème en psychanalyse : si le sujet est comblé, pas de manque. Pas de manque, pas de désir. Pas de désir : c’est la déprime. Bref, elle manque de manque. Précisément, elle manque du manque auquel nous introduit immanquablement l’échange signifiant entre êtres parlants.

Elle a donc obtenu d’Eros rétif mais compatissant le droit de revoir ses deux sœurs, les terribles Furies. Son amant, méfiant, l’a pourtant prévenue du danger propre au signifiant, propre à l’échange langagier. Selon Eros, aussi avisé que s’il avait lu Lacan, la parole entre humains – ici, entre les sœurs- ne peut que nuire à leur relation amoureuse hors norme. Quelque chose va se perdre : c’est le prix à payer infligé par le langage. Mais Psyché insiste… pour son plus grand malheur !

Les sœurs sont horriblement jalouses du bonheur de Psyché. De façon perfide, elles introduisent le doute dans son esprit au fil des conversations. Elles utilisent l’effet trompeur du signifiant. Elles ont matière à le faire. Pourquoi Eros refuse-t-il d’être vu ? Ne serait-il pas en réalité un monstrueux serpent caché par l’obscurité ? Ne faut-il pas vérifier cela ? Au fond, les sœurs savent bien la vérité : le bonheur de Psyché est enviable car il est d’essence divine. Mais Psyché, elle, est encore naïve et comme l’avait prévu son amant, elle est dupe du signifiant. Résultat : elle est rapidement envahie par la crédulité envers les suggestions de ses sœurs, par la curiosité, l’inquiétude et se met à questionner elle-même à son tour une possible tromperie sur la marchandise de la part du partenaire Eros. Bref, elle devient faible sous l’effet de la parole menteuse. C’est cela, le parasitisme du signifiant.

Notre allégorie de l’Âme est maintenant en proie au doute. A partir de là, son bonheur est gâché par la suspicion. Autrement dit, Psyché devient une Âme en peine. Elle incarne désormais ce que Lacan appelle le sujet divisé. L’âme est divisée car le signifiant mène au doute, pas à la certitude. Telle est la dure loi du signifiant que la névrose obsessionnelle vérifie largement. Autrement dit, loin de préciser la cause énigmatique de sa jouissance et de son amour, la rumination signifiante qui accable Psyché renforce l’énigme. Pis encore : elle objecte désormais à la possibilité de jouir de l’état amoureux, comme avant. L’amour devient compliqué. D’ailleurs, faire l’amour avec un possible serpent n’est pas chose rassurante… Bref, le signifiant provoque une perte. Tels en sont les effets ravageurs qui n’épargnent pas Psyché.

Celle-ci se laisse alors convaincre par ses sœurs de la nécessité de démasquer l’imposture supposée. Elle accepte de transgresser l’interdit, malgré le pacte initial. La nuit venue, elle porte la lumière sur son amant endormi pour en dévoiler la nudité.

A cet instant précis, la division subjective de Psyché est parfaitement représentée sur le tableau de Zucchi que nous évoquions. D’un côté, elle redoute l’horreur d’un monstre et sa main droite tient un rasoir, une sorte de cimeterre oriental pour décapiter la bête – le castrer, pourrait-on dire. D’un autre côté, elle espère la beauté d’un dieu et sa main gauche tient une lampe pour en jouir.

Le peintre Zucchi saisit ce moment crucial de la fable : celui de la naissance de Psyché en tant qu’âme malheureuse, divisée et partagée.

La beauté ici révélée de Eros efface certes ses doutes – point de serpent dans la nuit noire ! – mais les malheurs de Psyché ne font que commencer… Quelque chose la bouleverse au point de commettre une maladresse où il faut bien décoder un acte manqué catastrophique. En réalité, rien de surprenant à cela. L’entrée dans le régime du signifiant implique chez tout sujet cette « maladie » particulière qui s’appelle « l’inconscient ». Psyché n’y échappe pas et son acte manqué en témoigne. De quoi s’agit-il ?

Dans son émotion, bouleversée par tant de beauté aperçue et sans doute par autre chose, elle renverse un peu d’huile chaude de sa lampe sur Eros qui soudain se réveille. Furieux, contrarié par la trahison de sa compagne, blessé au niveau d’une aile, il quitte Psyché comme le prévoyait leur pacte. Désormais, celle-ci ne rencontrera plus son amant.

Autrement dit, elle subit une conséquence majeure du signifiant : la castration sous la forme de la perte de l’amour. Les femmes le savent bien : la perte d’amour est un nom de la castration freudienne ! Psyché va alors errer, parcourir les nations, subir la terrible vengeance de l’ombrageuse Vénus, accomplir des exploits surhumains pour retrouver son Eros mais en vain !

Une fois séparée de son dieu, Psyché est définitivement éloignée de ce que Lacan appelle « le rapport sexuel » – au sens absolu du terme, au sens de tout ce qu’elle trouvait réuni dans cette relation. Elle est notamment séparée de l’harmonie parfaite entre l’amour et le sexe. Pour le dire dans les termes du docteur Lacan, l’entrée malheureuse de Psyché dans l’échange signifiant l’a radicalement « exilée » du rapport sexuel. C’est une perte considérable.

Certes, Psyché finira par retrouver son divin amant. Elle l’épousera même et ce, avec la bénédiction de Jupiter et même avec le consentement résigné de la terrible Vénus ! Elle retrouvera le bonheur des dieux mais ce sera uniquement après un passage par le monde des morts. Autrement dit, elle retrouve la jouissance de l’amour et la parfaite union entre les sexes après avoir quitté le monde des vivants.

Au fond, elle pouvait jouir du rapport sexuel tant qu’elle était dans l’univers des dieux, coupée du registre signifiant des simples mortels, avant de prendre forme humaine. Elle pourra à nouveau en jouir après la vie, quand elle retrouvera un réel au-delà de la mort. Mais pendant son passage sur terre, rien de tel ! Sa vie terrestre la soumet à la tourmente du sujet divisé, au malaise irréductible que nous évoquions au début. Amour, désir et jouissance sont irrévocablement désunis.

Voilà en quoi le thème du mythe n’est pas seulement celui du couple « homme – femme », mais celui du rapport complexe du sujet face au désir, à l’amour et au sexe.

Question : Pourquoi Psyché va-t-elle commettre un acte manqué fatal à son bonheur ? Pourquoi est-elle trahie par sa propre émotion ? Qu’a-t-elle vu de si bouleversant ? Sans doute aperçoit-elle la beauté de Eros, mais Zucchi, dans son tableau, a pressenti une autre curiosité dans cette affaire. Il a orienté le regard de Psyché en direction de la zone génitale de son amant. Au-delà du spectacle de la beauté vérifiée, au-delà des tendres attentions de cet amant incomparable, Psyché se pose la question de la cause véritable de son immense jouissance. Elle veut savoir.

La réponse à sa question est difficile à donner. En effet, ce qu’elle découvre avec émotion entre les jambes d’Eros est tenu caché au spectateur du tableau par un bouquet de fleurs, posé au premier plan par le peintre. Lacan, dans son commentaire, y voit l’exemple du style maniériste propre au seizième siècle.

En particulier, il opère un rapprochement de ces fleurs avec la peinture de Arcimboldo qui, en Bohême, réalisait des portraits par accumulation de fruits, de fleurs ou de livres. L’ensemble des objets suggère une représentation – un visage, par exemple – mais dénonce l’illusion en même temps. A bien y regarder en effet, il ne s’agit que de légumes ou de fruits, rien de plus ! Cela veut dire que le maniérisme, dans sa visée figurative, fonctionne comme un masque fragile.

De façon générale – c’est une leçon de la psychanalyse –, il faut un masque pour être représenté. Derrière le masque, il y un autre masque et ainsi de suite… Mais le maniérisme montre que derrière le masque du masque, toute forme se dérobe et s’évanouit – derrière les légumes d’Arcimboldo, il n’y a personne, aucun visage ! Le masque est un leurre nécessaire à la représentation : c’est ça ou rien… Le bouquet de Zucchi obéit à cette logique : derrière les fleurs, toute forme s’évanouit. Ça répond finalement à la question posée : qu’aperçoit Psyché derrière le bouquet, entre les jambes d’Eros ? La touche maniériste des fleurs invite à penser qu’il n’y a peut-être rien à voir, comme il n’y a rien à voir derrière les compositions d’Arcimboldo…

Lacan nous dit que Psyché n’aperçoit pas tant un organe – fût-il monstrueux ou magnifique – qu’une « discordance », c’est-à-dire un écart entre ce qu’elle attendait et ce qu’elle découvre. D’où l’émotion qui la bouleverse et la trahit. Selon la lecture faite par Lacan du tableau, le rayon de lumière filiforme, à peine visible, tracé de haut en bas, de la lampe vers Eros, ne figure pas la goutte d’huile brûlante qui tombe sur l’aile du dieu, comme l’ont supposé les commentateurs. Plus subtilement, ce trait matérialise l’impossible à voir. Il traduit un mystère définitif qui doit rester opaque à la vue, condition absolue pour que le désir continue à fonctionner. La tentative de dévoilement est la véritable blessure subie par Eros, bien plus que la brûlure de son aile. Eros en est désactivé. En tant que dieu, il savait bien, lui, que chez une mortelle comme Psyché, le désir ne peut fonctionner que si le mystère de sa cause est conservé ! En dévoilant cette cause, en levant le voile de la pudeur, toute possibilité de satisfaction s’évanouit. Eros et sa quête d’obscurité essayaient de préserver cette condition indispensable tandis que Psyché l’anéantit par sa curiosité.

Tant qu’elle ne se posait pas de questions, tout allait bien. Tout va mal à partir du moment où elle subit la marque du signifiant qui pousse à savoir. Psyché ne se contente plus de jouir, elle a un désir de savoir sur sa jouissance. En fait, elle veut savoir deux choses.

Elle veut savoir d’une part quel désir habite son amant pour qu’elle soit, elle, à ce point désirante et d’autre part, elle veut savoir quelle alchimie organise sa jouissance à elle. Elle questionne son désir et sa jouissance.

En ce qui concerne le premier versant de sa question, son désir est d’être éclairée sur le désir si communicatif de Eros. Pour le dire dans les termes de la psychanalyse, elle veut être informée sur le désir énigmatique de l’Autre. Par-là, elle trouve enfin une condition humaine : le désir du sujet est toujours connecté au désir de l’Autre, sous forme interrogative. Et qu’apprend Psyché ? Rien ! Si ce n’est que le signe du désir de l’Autre n’est pas accessible avec la lampe, que ce désir reste énigmatique, rebelle au savoir. Ce qu’elle voit, organe ou pas, n’est pas le signe qu’elle recherche. C’est une première occurrence de la discordance aperçue.

Par ailleurs, Psyché n’est pas mieux renseignée sur l’alchimie de sa jouissance incommensurable –l’autre versant de sa question. Voilà une femme qui interroge sa jouissance hors norme, une jouissance qui n’existe que dans l’univers des dieux, en lorgnant du côté phallique du partenaire, ce qui, nous verrons pourquoi, ne peut vraiment pas répondre à sa question. C’est l’autre nom de la discordance aperçue et de sa déception.

En somme, telle est la signification des fleurs interposées entre le pubis de Eros et la vue du spectateur : un vide qui la bouleverse. Ce qu’elle voit n’est rien au regard de sa double question et des réponses escomptées.

Autrement dit, l’équation de son désir n’est pas résolue car le Phallus comme signe du désir n’est pas réductible à un organe visualisable. D’une certaine façon, ce mythe nous apprend que l’organe mâle n’est pour rien dans le déclenchement du désir sexuel féminin. Si le Phallus est en cause dans le désir, c’est en effet sous une forme signifiante : un « pur symbole », dit Lacan – et comment pourrait-on voir un pur symbole ? Malgré la nudité, il reste voilé et nappé de mystère. En fin de compte, la présence des fleurs sur le tableau rétablit le voile de la pudeur, là où Psyché tente de le démasquer. La vraie pudeur n’est pas tant de cacher l’organe visible et impudique que de recouvrir la dimension invisible de ce qui cause le désir. La pudeur, au fond, c’est un voile sur l’impossible à voir. Il s’agit de masquer l’invisible, non le visible. Paradoxalement, on masque ce qui ne peut être vu d’aucune manière, justement afin d’en suggérer la présence. Voilà pourquoi avec ou sans lampe, Psyché n’a pas accès aux coordonnées qui organisent son désir.

Quant à l’équation de la jouissance, elle n’est pas davantage résolue par sa stratégie. Lacan nous dit que la curiosité de Psyché la plonge plutôt « dans l’interrogation d’un vide ». Sa quête phallique, en effet, n’est pas de nature à rendre compte de l’éprouvé de sa jouissance illimitée. Au-delà des performances génitales d’Eros, au-delà de sa beauté, de sa gentillesse avec elle, quelque chose fait jouir Psyché – mais quoi ? Ce « quelque chose en plus » intriguait tellement les sœurs de Psyché… Ces deux-là espéraient que l’immersion de leur jeune sœur dans l’univers des dieux lui permettrait d’obtenir un nom, une clé sur cette jouissance féminine hors norme – clé à laquelle, bien entendu, elles n’avaient pas accès en tant que simples mortelles aliénées au langage. En effet, comment auraient-elles pu savoir puisque ce « quelque chose en plus » qui traverse une femme au-delà de la satisfaction génitale, n’est jamais résorbé par aucun savoir ni par la valse des signifiants articulés ?

Au final, la pauvre Psyché mandatée par ses sœurs, armée de sa lampe, ne voit rien « qu’un éblouissement de lumière, suivi des ténèbres », selon la conclusion de Lacan. Tout cela se fait au prix d’une perte considérable de jouissance. Le bonheur des dieux, c’est fini !

Ce mythe a-t-il encore sa pertinence ?

Récemment, un adolescent me contait la blague suivante, une caricature de la vie de couple glanée sur Internet. Depuis le début de son mariage déjà ancien, une femme jouit sans limite avec son époux lors des ébats érotiques. Ça marche à tous les coups ! Une condition à un tel succès : le mari exige l’obscurité complète – comme Eros. Un jour, l’épouse veut savoir pourquoi. Elle transgresse et allume la lumière – comme Psyché. Elle constate la supercherie : depuis toujours, l’organe du mari n’était pour rien dans l’affaire car il utilisait un sex toy – un godemiché. Le sex toy mis en lumière vient ici, dans la narration, à la place du bouquet de fleurs du tableau de Zucchi : il masque un « rien à voir ». Pour l’épouse bouleversée, c’est la même déception que celle de Psyché.

Elle entre alors dans une colère folle contre son mari. Comment ? Comment a-t-il pu faire illusion depuis tant d’années, sans organe digne d’incarner le Phallus symbolique – juste avec un semblant de plastique ou de silicone ? Comment a-t-il pu la duper, elle qui marchait à plein régime dans la partie – avec une jouissance jamais prise en défaut ? Coupable, le mari démasqué et contrit avoue la tromperie…

Puis à son tour, il s’aperçoit que tout le monde a été trompé dans cette affaire – lui le premier ! « Certes, dit-il, je suis impuissant depuis toujours et je te leurre avec un organe factice… Mais alors, il va falloir maintenant que tu m’expliques comment nous avons pu avoir trois enfants ! ! »

On le voit : les ennuis commencent avec la volonté de voir et de savoir.

Cet adolescent ne connaît pas le mythe de Psyché mais il pressent le réel de la structure. Sa blague est une version actualisée et appauvrie du mythe qui, je le rappelle, n’a pas d’âge. Avec cette histoire, il entrevoit le genre d’impasses où mène le signifiant. En particulier, cette histoire lui permet d’exprimer ce qu’il y a d’impossible dans les rapports entre les sexes et de dénoncer les intrigues parfois grotesques qui en découlent. Il faut dire que ce jeune homme est né lui-même d’une liaison adultère de sa mère pendant le mariage. Il a découvert cela il y a peu et son père – celui de l’état civil, le mari de la mère – n’est pas informé de la chose.

Pour l’heure, il n’explore pas cette veine de son histoire et choisit de rire du malentendu entre les sexes à travers une blague. Il préfère relier sa naissance à ce que Lacan appelle « la comédie des sexes » tournée en dérision, plutôt qu’à la tragédie de la trahison !

Le non rapport

Cette histoire de sex toy et d’impossible rapport nous ramène à l’enseignement contemporain de la psychanalyse.

Jacques Lacan a montré pourquoi le rapport entre les sexes ne pouvait pas s’écrire au programme de ce qui organise la vie psychique – ne pouvait pas s’y écrire au sens d’une écriture mathématique qui viendrait encoder le rapport sexuel. Pour reprendre le langage up date de ce jeune homme branché sur l’informatique au point d’en faire le miel de ses métaphores, c’est un peu comme si le rapport sexuel n’était pas au menu du « logiciel » qui programme le fonctionnement de l’appareil psychique. En effet, pour encoder une telle écriture, deux termes seraient nécessaires – A sur B, par exemple. Or, rien de tel en matière de sexe.

Freud avait déjà signalé que dans l’espèce humaine, l’être parlant, homme ou femme, ne disposait que d’une seule libido pour assurer sa sexualité. Cette libido est d’essence mâle, a-t-il pu dire. En réalité, elle est d’essence phallique ce qui n’est pas du tout la même chose quand on connaît le statut pris par le Phallus en psychanalyse. De pur symbole organisateur il est devenu, chez un Lacan plus tardif, une fonction régulatrice de la vie psychique, la fameuse fonction phallique. C’est le pendant de la castration freudienne qui n’est pas plus masculine que féminine. Bref, une seule libido pour les « deux moitiés de l’humanité », cela fait un ingrédient unique pour la sexualité des deux sexes : pas de quoi établir un rapport à deux termes.

 
Le défaut du sexe ne s’arrête pas là. Toujours dans la veine freudienne, la libido est présentée comme le carburant de la pulsion qui est, précise Lacan, la seule réalité sexuelle admise par l’inconscient. L’inconscient ne connaît du sexe que la pulsion. Les fantasmes eux-mêmes, censés faire le lien du sujet avec l’objet de son désir, se construisent en écho aux ingrédients pulsionnels. Or, c’est un problème à résoudre : une pulsion ne met jamais en relation un sujet avec un autre sujet – pas de relation intersubjective due à la pulsion. Par définition, une pulsion met en relation un sujet avec un objet, un objet dit « pulsionnel », dont Freud a dressé une liste complétée par Lacan : objet oral, anal, le regard, la voix… Bref, ce sont des objets corporels, pas des personnes.
 
On le voit : les notions freudiennes utilisées pour formaliser la vie sexuelle inconsciente ne programment pas la rencontre entre deux sujets différemment sexués. Le rapport sexuel n’est pas écrit dans la réalité psychique. Et rien ne corrigera ce défaut dont la sexualité humaine aura toujours à s’arranger. C’est d’ailleurs la raison d’une pente incessante à vouloir rectifier cette absence, à vouloir vainement trouver une écriture pour ce qui n’est définitivement pas au menu de l’inconscient. Telle est la thèse lacanienne du « non-rapport sexuel ».

Bien entendu, cela n’exclut pas la rencontre érotique entre hommes et femmes mais cela nous dit simplement que ladite rencontre n’est pas soutenue par l’organisation psychique : elle n’est pas une nécessité pour la dynamique libidinale. En cela, revers de la chose et immense avantage, elle relève d’un espace de liberté. Si la rencontre se produit, elle sera une affaire d’imprévu, de hasard, de « bon heur » et donc d’ouverture à l’évènement, ce qui suppose à chaque fois une décision et un consentement. Au fond, la relation entre les sexes est une contingence possible à partir du moment où rien ne la programme, à partir du moment où rien ne la rend nécessaire au niveau psychique. Nous sommes voués au régime de la rencontre, toujours contingente, sur fond de liberté.

Bien plus : si l’homme met du sexuel partout – dans la vie amoureuse, la pensée, la littérature, les films, etc. –, c’est bien à cause de ce « non-rapport » inaugural et fondamental. Ce trou pousse à une incessante suppléance. En vain cependant : on ne cesse pas d’avoir à corriger ce défaut.

Ainsi, pour tel patient obsessionnel, l’activité sexuelle intense (ou du moins son évocation excessive au niveau de la pensée) vient-elle faire miroiter cette suppléance. Pour telle analysante, l’amour et surtout l’amour de l’amour peuvent laisser l’espoir d’un recours – c’est même une bonne raison d’aimer… Faire miroiter le rapport sexuel qu’il n’y a pas, c’est aussi l’enjeu principal des névroses. Évidemment, la béance du sexuel perdure mais pas sans avantages. D’une certaine façon, l’acte sexuel satisfaisant comme l’amour accompli procèdent de ce ratage-là, du « rapport » impossible. Alors, doit-on s’en plaindre ?

Voilà pourquoi dans un entretien télévisé destiné au grand public, intitulé Télévision et réalisée en 1973 par Benoît Jacquot, Lacan avait évoqué, je cite, ce « ratage en quoi consiste la réussite de l’acte sexuel ».

La condition humaine est donc à l’opposé du monde animal. Dans le règne animal on peut dire qu’il y a du rapport sexuel inscrit comme tel dans un programme génétique – ce que résume bien le nom « d’instinct ». L’instinct est un codage du sexuel sur un support génétique, une écriture nécessitée par le biologique. Tout s’en trouve simplifié. Par exemple, l’animal ne connaît pas les grandes perversions sexuelles. Les signaux biologiques programment la rencontre puis la séparation… jusqu’au prochain déclenchement. Entre deux ruts, pas d’embrouilles !

Ce monde-là est réglé comme du papier à musique. Mais l’être parlant en est définitivement séparé du fait du langage qui le coupe de son « animalité ». Si l’homme peut parfois avoir un accent bestial dans sa sexualité, c’est du fait des perversions permises par la pulsion et non par la grâce de quelque versant naturaliste. Une approche éthologique de la vie sexuelle n’a donc pas de sens pour l’espèce humaine. La pulsion propre à la sexualité humaine n’a rien de commun avec l’instinct et ses programmations. Le Trieb allemand n’est pas l’instinct.

La satisfaction sexuelle

Que la satisfaction soit possible sur le plan sexuel est une évidence commune. Reste à savoir quel est le ressort de cette jouissance arrachée à la vie sexuelle…

Lacan a résumé cette satisfaction dans une formule orale qu’il lançait volontiers lors de son séminaire : « Y a d’l’Un », disait-il. Cette espèce de jaculation verbale dit qu’il « y a » de la satisfaction – par exemple dans les jeux érotiques. D’une certaine façon, cela s’oppose au « Il n’y a pas » qui spécifie le rapport sexuel au niveau de la structure psychique. Pourquoi ce choix de vocabulaire ? Pourquoi qualifier de « Un » la satisfaction érotique ? Pourquoi la seule jouissance permise sur le plan sexuel est-elle dite « Une » ?

D’abord, le « Un » signifie qu’il n’y a pas deux modes de jouissances qui pourraient se complémenter pour écrire enfin un rapport. S’il n’y a qu’une seule libido pour les deux sexes, il n’y a qu’un seul type de jouissance érotique au service de l’échange sexuel. Chacun des êtres sexués doit se débrouiller avec ça !

D’autre part, la jouissance est « Une » car elle laisse le sujet tout seul malgré les apparences. Elle met en relation un sujet non pas avec son partenaire – comme on pourrait le croire un peu trop facilement – mais avec son corps propre. Car la satisfaction sexuelle de chacun ne s’éprouve qu’au niveau de son propre corps, nulle part ailleurs.

A cet égard, l’exemple type de jouissance « Une » cité par Lacan, est la masturbation qualifiée de «jouissance de l’idiot » – l’idiot étant à l’origine celui qui, déconnecté de l’Autre, ne fait qu’un avec lui-même. C’est une satisfaction du «Un tout seul ». Eh bien, dans cette logique de solitude, par la jouissance érotique, nous sommes toujours des idiots, même à deux dans un lit ! La jouissance nous isole là où nous pensons nous raccorder à l’autre. Pourquoi cela ? Que se passe-t-il entre deux partenaires qui font l’amour ?

Si l’on ne jouit qu’au niveau de son propre corps, pas davantage, qu’advient-il de la jouissance du corps de l’autre ? Eh bien, la jouissance de l’autre comme partenaire est une expérience qui n’appartient qu’à lui, une expérience éprouvée au niveau de son corps à lui, mais elle ne sera jamais un ressenti de mon corps propre à moi. Autrement dit, on peut jouir au moyen du corps de l’autre, en faire un usage érotique soutenu par des fantasmes, alimenté par nos pulsions, mais on ne jouit pas directement de la jouissance du corps de l’autre que nous ne pouvons éprouver en aucun cas. Je peux être en sympathie ou en empathie avec la jouissance de l’autre, surtout s’il m’en parle mais je ne peux y accéder en terme d’éprouvé : sa jouissance reste inéluctablement sienne comme la mienne reste mienne. Nul ne peut s’approprier subjectivement le vécu de la jouissance de l’Autre.

Bref, à chacun sa jouissance Une ! Voilà pourquoi de ce point de vue-là nous sommes tous des idiots, ce qui n’empêche pas d’être ensemble.

Conséquence : quelle que soit la réussite bilatérale de la rencontre sexuelle, les satisfactions obtenues de part et d’autre ne sont guère partageables sur le plan corporel, malgré nos efforts empathiques envers l’autre. Là où l’affect d’amour tend à assembler les partenaires, les satisfactions corporelles tendent à les isoler malgré les apparences. Il n’y a pas d’union fusionnelle dans ce qui serait une expérience unitive d’une jouissance commune. Donc : discordance entre finalité de l’amour et effet du sexe…

Au fond, faire l’amour ensemble, c’est au mieux faire coexister deux jouissances « Unes » au même endroit, au même moment, en utilisant éventuellement le corps de l’autre, de façon parfois réciproque, mais rien de plus ! Et ce n’est déjà pas si mal… Heureusement, il reste la possibilité d’une passerelle par le biais de l’amour.

Cela éclaire un peu la remarque précédente de Télévision – un acte sexuel réussit sur fond de ratage. On voit que le « non rapport » n’empêche ni les ébats satisfaisants ni les sentiments. Au contraire, même : peut-être faut-il avoir renoncé à un idéal narcissique de fusion absolue, peut-être faut-il avoir admis le non-rapport au cœur de la structure psychique pour s’autoriser à aimer de la bonne façon et à réussir un acte sexuel…

On comprend mieux la précarité de la vie sexuelle qui fait le quotidien des plaintes reçues dans les cabinets d’analystes. On comprend mieux les plaintes de sujets qui, après l’éphémère effusion d’une idylle naissante, ne se sentent plus en phase avec le partenaire, avec ses modes de satisfaction. Des partenaires qui semblent parfois être « sur des planètes différentes » dès qu’ils sont dans le même lit, selon la formule récente d’une analysante.

Cette parole ouvre une autre perspective que nous avons à investiguer. Elle laisse supposer un écart considérable entre elle et son compagnon, par ailleurs aimé. Au-delà de la solitude réciproque liée aux jouissances « Unes », cet écart nous introduit à une dimension du « non rapport sexuel » encore plus radicale.

En effet, nous venons d’explorer un premier niveau d’obstacle relativement facile à saisir : la jouissance phallique du partenaire nous échappe dans la logique hermétique du « chacun la sienne ». Cependant, la satisfaction génitale de l’autre peut nous être relatée par la parole, à défaut de pouvoir s’éprouver dans une expérience commune. L’autre peut en témoigner d’une façon familière à nos oreilles car cette jouissance érotique a au moins une commune mesure avec la nôtre : elle est d’essence phallique. D’ailleurs, cinéma et littérature ne se privent pas d’en faire argument et appât fédérateurs. C’est peut-être ce qui entretient l’illusion coriace de pouvoir accéder à une expérience unitive par les voies du fantasme. C’est là un premier niveau d’obstacle.

Il y en a un second. Le genre humain doit affronter un autre genre de jouissance, plus complexe à saisir et qui, cette fois, ne suscite aucune résonance familière chez les deux partenaires. Là, nous entrons dans le cœur de la difficulté de relation entre les sexes. Qu’un sujet soit homme ou femme, il doit se confronter à un autre mode de jouissance, propre à la féminité. Cette modalité de jouissance très spécifique est une réalité clinique qui nimbe le féminin d’un certain mystère. C’est là une source d’inspiration inépuisable pour les créateurs en tout genre mais c’est aussi une source d’embrouilles !

C’est une embrouille parce que cette jouissance n’est pas la version féminine de la satisfaction érotique en jeu dans les ébats sexuels. De quoi s’agit-il donc ?

La jouissance féminine

La psychanalyse comme pratique nous enseigne la présence indéniable, empirique, d’un mode de jouissance au féminin, qui n’est pas d’essence phallique, qui n’est pas une libido au service des joies de la couette – bref, qui n’est pas une jouissance « Une ». C’est au contraire une jouissance « Autre ». Si Autre même, qu’elle nous est étrange, étrangère et jamais représentable, y compris pour celui ou celle qui est traversé par cette expérience-là. Bref, l’altérité absolue !

Lacan y voit la clé du mystère féminin et parle à cet égard de la jouissance de « La femme » ou de celle de « l’Autre sexe ». De manière générale, quand il parle de « jouissance féminine » – en tout cas à partir des années ’70 –, il fait allusion à cette Autre jouissance spécifique et mystérieuse – et non aux particularités de l’érotisme féminin.

Si la jouissance phallique est un mur perméable dressé entre les partenaires, la jouissance féminine en question est un véritable océan qui sépare tout sujet, qu’il soit homme ou femme, de cette part énigmatique de l’être féminin. Cet océan nous exile tous de ce que Freud, en son temps, appelait le «continent noir » de la féminité. On le voit : l’énigme posée n’est pas nouvelle !

Tout ce que Freud a élaboré pour rendre compte du métabolisme de la jouissance sexuelle au niveau psychique, eh bien, tout cela n’a pas collé avec la clinique de la féminité. Il suffit de relire les textes fondamentaux consacrés à cette question pour apercevoir son embarras, qu’il ne cherche d’ailleurs pas à cacher. Les chevilles ne rentrent pas dans les trous. Pour Freud, cela laisse la question féminine perpétuellement ouverte au point d’estimer qu’au terme d’une analyse, la question « Que veut une femme ? » restait à l’état de pur chantier pour tout sujet – que celui-ci soit homme ou femme.

Lacan a repris ce chantier en l’état. Ce n’est pas une coquetterie théorique : il s’agit de résoudre une clinique quotidienne – comme chez l’analysante qui me disait être sur une autre planète que l’astre phallique de son homme. Le problème est qu’elle ne sait pas davantage dans quelle galaxie elle est elle-même transportée…

N’importe quel homme se perd assez vite avec les femmes – ce n’est pas un scoop ! Mais il suffit d’avoir reçu un sujet féminin en analyse pour savoir combien cette question se présente aussi comme une impasse, une énigme, sous des formes cliniques différentes. Une femme analysante s’aperçoit assez vite qu’une part de son être féminin échappe au champ de sa subjectivité, échappe à ce qu’elle peut en explorer, en dire, en penser, en transmettre, échappe à toute représentation – fût-ce après des années d’analyse…. Au fond, sur ce point-là, une femme est en partie Autre, étrangère et parfois étrange à elle-même. Quelque part, Lacan disait que « le sexe de la femme ne dit rien à l’homme » mais d’une certaine façon, il ne dit pas davantage à la femme elle-même – à ceci près qu’elle en fait l’expérience corporelle ineffable.

Cette « Autre jouissance » vient en supplément de la jouissance phallique normale – elle, connue et reconnue par tous. Elle est énigmatique d’abord parce qu’elle n’est pas dédiée au commerce érotique. Selon Lacan, l’expérience sensible qui s’en rapproche le plus est l’extase mystique qui, en effet, n’est pas le piment habituel des ébats sexuels. Mystique ou pas, cette jouissance féminine ne trouve pas de signification immédiate et ne rencontre pas les signifiants du langage qui lui donneraient forme pour exister psychiquement comme formalisée, comme représentée. Une femme a bien du mal à répondre à la question « Qu’est-ce qui m’arrive ? »… Les mystiques eux-mêmes, dans leurs récits, ont dû faire un effort particulier de transmission sans parvenir pour autant à témoigner vraiment de ce dont il s’agit. Quelque chose se perd dans l’entreprise…

Évidemment, d’échapper à l’emprise des mots, ce vécu n’a pas de sens – sauf à lui donner après-coup une signification rétroactive et inadéquate, comme dans l’interprétation mystique. Tout cela n’empêche pas cette jouissance d’être là, éprouvée dans le corps, comme toute jouissance. Au fond, cela se vit mais ne s’exprime pas ! Remarque de Lacan : même devenue analyste, une femme ne peut en dire grand-chose, pas plus qu’un homme d’ailleurs ! Ce n’est pas une question d’incapacité, c’est une affaire d’impossibilité !

Cette approche m’a passionné car elle oppose Freud et Lacan.

Pour Freud, une femme a quelque chose en moins. C’est le phallus imaginaire qui manque à la petite fille et à sa mère, ce qui aura des conséquences dans la vie… Comment être ce que l’on n’a pas ? Comment récupérer ce que l’on n’a plus ? Porter un enfant, par exemple, sera-t-il un dédommagement ultérieur, etc. ? C’est la logique freudienne du « moins ».

Pour Lacan, c’est l’inverse : avec cette jouissance-là, une femme a quelque chose en plus. Lors des ébats sexuels, le sujet féminin n’évite pas la jouissance phallique mais celle-ci touche une limite en ceci qu’elle ne recouvre pas l’empan de ce qu’éprouve une femme. Au-delà de sa jouissance phallique, elle doit affronter une autre présence corporelle non moins éprouvée, « quelque chose en plus » comme dit Lacan.

Ce mode de jouissance est en effet présenté comme un supplément. C’est un « plus », souvent inconfortable pour celle qui en fait l’expérience car ce supplément peut la déborder de façon illimitée. Comme tout ce qui échappe à la saisie subjective, au sens, au registre de la signification, c’est là et ça déborde ! C’est le contraire de la jouissance phallique toujours limitée. L’acte sexuel, par exemple, finit par s’arrêter pour les raisons que l’on sait, quand les deux partenaires sont repus. Pas la jouissance spécifique féminine qui, elle, n’est pas une satisfaction d’organe – rien à voir avec les histoires de clitoris !

Par ailleurs, autre inconfort, être traversé par quelque chose d’innommable, d’étrange et d’illimité, voilà qui peut inquiéter ou angoisser ! Ça peut agiter, ça peut même ravager. Les lecteurs de Lacan savent qu’il a repéré dans cette jouissance-là, la racine majeure de ce que Freud appelle le ravage féminin. Le ravage féminin peut dévaster les corps et les esprits. Eh bien, pour Lacan, sa source remonte bien au-delà du pénis absent chez la fillette envieuse, remonte bien au-delà du « complexe de castration » cher à Freud. Le ravage jaillit de l’incompatibilité de la jouissance féminine avec l’univers langagier. C’est un vrai problème. Nous n’avons pas d’autres choix que de nous inscrire dans le langage pour nous faire représenter, identifier et pour identifier tant bien que mal tout ce qui nous arrive. Eh bien, c’est là le drame de la jouissance féminine : de ne pas rentrer dans la logique langagière, d’où la possibilité du ravage.

Cet inconfort a enfin une autre raison. Pour autant que chaque femme, une par une, est confrontée à une part d’elle-même irreprésentable, cette difficulté n’a rien de communautarisant, rien de collectivisant. Pas de corporatisme féminin : cette jouissance-là laisse tout seul – ou toute seule. Elle isole au sens où l’expérience est intransmissible et encore moins « mutualisable », faute du mot juste. Nous sommes loin de la bande de copains évoquant les exploits phalliques de leur jeunesse. De ce point de vue, la féminité condamne à une certaine solitude, ce que Lacan appelle une « exception » – la fameuse « exception féminine ».

L’ensemble des femmes ne formera jamais un club fermé, solidarisé par un mode jouissance spécifique – ça, c’est une logique masculine. Tout au plus a-t-on une addition de solitudes, pas davantage ! Cela n’exclut pas la formation clinique de « bandes de filles », pour reprendre une expression du jeune ado que j’évoquais tout à l’heure, mais cette agglutination de filles ne met pas en jeu leur être féminin. Elle tend plutôt à recouvrir les effets de la jouissance féminine. Autrement dit, la « bande de filles » relève davantage d’une identification groupale virilisante propre à la logique hystérique, pas à la logique féminine.

La position hystérique nous amène justement à une question très clinique : comment une femme confrontée à sa jouissance énigmatique – à la part non phallique de sa jouissance – va-t-elle en esquiver les effets toxiques comme par exemple le ravage ?

Eh bien justement, la position hystérique contribue à recouvrir la question de la féminité. Très tôt, Freud a remarqué que le ressort inconscient fondamental de la névrose hystérique était une identification virile au père. En dépit des apparences physiques souvent gracieuses de la jeune femme hystérique, l’identification inconsciente est virilisée. Comme dit Lacan, « elle fait l’homme ». C’est sans doute pour cela que la structure hystérique se rencontre plus volontiers du côté féminin : c’est une façon efficace de tempérer « l’inquiétante étrangeté » de la féminité énigmatique. C’est une sorte d’antidote.

L’autre solution, moins névrotique, se situe du côté de l’amour. « Pourquoi les femmes aiment-elles tellement l’amour ? » s’interrogeait l’analysante de tout à l’heure… Eh bien, parce que l’amour est une alternative au ravage. C’est un traitement de la jouissance énigmatique. Évidemment, cela va donner un style d’amour au féminin, assez différent de celui rencontré au masculin. Lacan opposait l’amour volontiers fétichiste des hommes – compatible avec un « Sois belle et tais-toi » – à l’amour au féminin qui exige plutôt de passer par la parole, encore la parole et toujours la parole… Que veut une femme ? Qu’on lui parle – et pas forcément de sexe ! C’est une condition d’amour pour elle. Cela peut donner un amour sans limite, à la mesure ou plutôt à la démesure de la jouissance que cet amour est censé traiter.

Lacan a repéré le paradigme de cet élan dans l’incandescence de l’amour mystique. Il s’agit de civiliser la jouissance féminine, de la tempérer, sans la démentir, contrairement à la solution hystérique.

Quoi qu’il en soit, cette expérience Autre qui surgit dans le corps féminin, ne contribue guère à la relation érotique. A sa façon, elle contribue, elle aussi, à « l’impossible rapport » et ne se prête pas à l’échange.

En fin de compte, on comprend mieux en quoi ladite jouissance ainsi conçue, a permis l’élaboration d’un « répartitoire » des sexes qui, comme le dit Lacan, divise l’humanité en deux moitiés, selon une ligne de partage qui ne dépend pas du sexe anatomique ou génétique, ni même de l’état civil. Pour preuve : une belle hystérique peut « faire l’homme » et à l’inverse, Lacan a pu mettre du côté « féminin » certains hommes fort peu efféminés, comme saint Jean de la Croix, uniquement au nom de l’expérience mystique dont il a témoigné. Cette répartition inédite des sexes, en rien liée aux apparences physiques, correspond au terme choisi de « sexuation », si cher aux psychanalystes.

L’avenir d’une illusion

Pour conclure, posons-nous la question de l’avenir de la sexualité en ce début de XXI° siècle.

Un sujet qui s’ouvre à la rencontre sexuelle avec un partenaire ne percera pas le mystère de la jouissance féminine, hors de portée de toute signification. Cette jouissance fait définitivement un trou dans l’ordre symbolique et les conséquences sont lourdes.

Si aucun signifiant ne peut colmater cette pénurie de représentation, eh bien, aucun savoir, aucun discours ne pourront y remédier – pas même le discours de la science… C’est au point, dit Lacan, que le rapport sexuel « s’abîme dans le non-sens ».

Pour assurer la relation sexuelle, nous voilà condamnés au catalogue des jouissances « Une » qui, seules, permettent de bricoler quelques satisfactions hétéro, homo ou auto-érotiques. L’université peut toujours faire copuler des gens dans un scanner, nous en saurons sans doute un peu plus sur la biologie des jouissances « Unes » mais nous resterons définitivement ignorants sur l’Autre jouissance. Jamais l’anatomie ou la chimie n’en livreront le secret. Au fond, c’est l’envers de la jouissance « Une » qui, elle, se prête à l’étude, au savoir, à la mesure.

En cela, elle fait le miel des sexologues, véritables orthopédistes de la jouissance phallique. Prenons un exemple. Dans l’édition de février 2008 du très sérieux Journal of sexual medecine, relayé en France par Le Monde, il était indiqué à l’attention du grand public le fruit d’une longue recherche épidémiologique : un rapport sexuel ne peut être satisfaisant que s’il dure entre 7 et 13 minutes. C’est présenté comme une condition nécessaire, même si, précise prudemment l’article, elle n’est pas suffisante ! En deçà, c’est trop court pour l’éveil charnel féminin. Au-delà, c’est trop long ! Tel est le destin universitaire actuel du « Un » de la jouissance sexuelle : c’est du « Un » comptable, chronomètres à l’appui.

C’est dire l’embarras de la science quant à l’approche de la féminité. Le « quelque chose en plus » dont parlait Lacan se rate malgré les appareils de mesure ou les enquêtes statistiques ; cela échappe désespérément à l’imagerie médicale.

On comprend mieux l’énergie dépensée jadis – en vain – à la recherche du fameux « point G », comme un au-delà de la jouissance phallique clitoridienne. Les choses ont un peu évolué aujourd’hui mais l’esprit reste le même : on est maintenant à la recherche d’une mystérieuse micro membrane périnéale, selon la revue déjà citée…

Les recherches pour saisir l’Autre jouissance, dite féminine, s’enlisent. De ce point de vue, le secret espoir d’attraper la formule du rapport sexuel unitif, à partir de la capture de cette jouissance-là est évidemment un mirage. Au mieux, la science attrape-t-elle les mécanismes du plaisir à deux, c’est-à-dire la cohabitation des jouissances Unes acoquinées – rien de plus.

La jouissance « Une » est en effet un terrain de prédilection pour la recherche. Là il ne s’agit plus de mirage : c’est la profusion des petits arrangements de la jouissance phallique via la technologie de pointe. Une psychanalyste bordelaise, Lise Roullet, s’est attelée à un inventaire des nouvelles modalités qui évoluent chaque semestre – travail publié dans le bulletin de l’Association de la Cause freudienne « Aquitania », Tresse n°31, en janvier 2009 (pp. 28-29). On peut en dégager deux axes principaux.

D’abord, premier axe, il y a l’offre d’un partenaire sans corps.

C’est le cas de sites bien connus, dits « de rencontre », sur Internet. On se met en fiche, on se présente et on s’aime. Les corps se rencontreront plus tard.

Dans la même veine, il y a Second life, un jeu vidéo sans aucune finalité autre que de simuler virtuellement une néo-réalité où vous devenez un « avatar » (sic !) à partir duquel vous pouvez aimer, vous marier, vous entretuer, divorcer, etc. La cyber-vie, quoi !

Ensuite, deuxième axe après le partenaire sans corps, il y a la promesse de jouissance sans partenaire.

C’est le grand espoir des neuro-nano-biotechnologies, annoncées par le journal Libération du 18 mars 2008 comme « la prochaine révolution sexuelle ». Je cite : « Tout indique que, dans notre monde occidental, nous nous acheminons vers une sexualité sans contact physique et sans partenaire. »

En particulier, la recherche sur les interfaces dites « haptiques » est très avancée. Il s’agit d’une science du tactile où il devient possible de faire ressentir l’impression du toucher sans qu’il y ait contact. Le plasticien et informaticien Yann Minh vient de mettre au point – et en vente – le dernier né des « orgamastrons », capables de vous provoquer toutes sortes de sensations. Il s’agit d’un scaphandre d’immersion sexuelle, baptisé le NooScaphe – je vous renvoie au site Internet de ce scientifique.

Le projet de la science n’est pas si nouveau : il a eu des précurseurs. Un psychanalyste marseillais, Hervé Castanet, a publié aux éditions Cécile Defaud Le savoir de l’artiste et la psychanalyse, un ouvrage à lire absolument. Un chapitre entier nous y rappelle les descriptions de Michel Carrouge dans son livre de 1954, Les Machines Célibataires. Il y est déjà question de faire son « chocolat soi-même », comme disait Marcel Duchamp ! Hervé Castanet nous renvoie aussi à la lecture de L’Eve future, un ouvrage de 1880 du symboliste Auguste Villiers de l’Isle-Adam, qui, dans la même veine, se désolait que sa maîtresse Alicia ne puisse être équivalente à une statue magnifique que l’on contemplerait dans le silence de sa beauté. A partir du moment où elle parle, où elle désire, bref, où elle vit, quelque chose de la perfection se perd. Reste au génial Edison à inventer une femme artificielle ! La science a entendu la plainte de Villiers : elle nous prépare des robots grâce auxquels il serait enfin possible d’éviter l’Autre sexe !

En effet, l’expert en intelligence artificielle, David Levy, a publié un article dans Le Monde du 23 mars 2008, annonçant une bonne nouvelle : avoir des relations sexuelles avec un robot sera bientôt possible. Les engins humanoïdes seront parfaits – ressemblance à l’homme, fidélité garantie, jeunesse inoxydable, performances infaillibles… et sans la migraine ! Justement, cette histoire de migraine introduit un bémol qui contrarie l’espérance du chercheur. Selon lui, une grande question demeure, irrésolue : comment insuffler à ces machines ce qu’il appelle « un supplément d’âme » – empathie, humour et surtout amour ?…

Eh bien, la recherche du « supplément d’âme » se cognera au « supplément des dames ». La science trouvera une limite précisément sur ce point : la jouissance féminine qu’elle n’attrapera pas ni ne mesurera. D’ailleurs, où est la place de l’Autre sexe là-dedans ?

Au fond, ces appareillages contemporains de haute technologie sont déjà notre présent. Ils renforcent ce que nous savions déjà : la jouissance phallique est une jouissance de l’idiot – du « Un tout seul ». Qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit d’éviter la rencontre d’un sujet non seulement avec un partenaire au sens classique mais il s’agit surtout d’éviter la rencontre avec l’Autre sexe, tel que nous l’avons défini – ou plutôt « indéfini ».

Serions-nous, grâce aux gadgets, à l’abri des effets indésirables d’une telle rencontre – par exemple, l’imprévu, l’échec ou l’angoisse, etc. ? Grâce aux objets « prêt-à-jouir », il y a certes promesse de rendement illimité, sauf à oublier qu’une limite peut s’imposer d’elle-même… Comme l’écrivait le psychanalyste parisien, Éric Laurent : « …grâce à l’angoisse, rien de tout ça ne va fonctionner… »

Il a raison. L’Autre sexe n’est pas de nature à s’évaporer sous le coup des discours qui organisent les modes de vie consommateurs contemporains. La présence de l’Autre sexe est irréductible et se rappellera toujours à notre bon souvenir – cela dût-il passer par l’angoisse. La féminité décomplètera toujours l’arsenal phallique et ses prétentions scientistes.

Au fond, le rapport entre les sexes demeure impossible à écrire même pour la science qui, en voulant forcer l’impossible, ne fait que le confirmer.

Voilà qui laisse encore de beaux jours pour une raison simple : nous sommes voués au régime contingent de la rencontre. La vraie rencontre : celle que l’on n’attend pas et qui requiert notre consentement…

Je terminerai sur cette bonne nouvelle.

Période de questions

Patrick Monribot : La jouissance féminine, je ne sais pas si cela appelle des questions, car c’est quelque chose de quand même très particulier. Je ne sais toujours pas ce que c’est. Je ne suis pas de ce côté-là, mais j’aurais pu, comme saint Jean de la Croix, avoir quelques expériences mystiques, par exemple. Mais je ne suis pas doué. Lacan dit qu’il faut être doué pour ça. Je ne dois pas vraiment l’être. D’ailleurs, au fil de ce développement, je n’ai surtout pas dit ce que c’était, j’ai dit ce que ce n’était pas. Mais bien malin celui qui définira la jouissance féminine. On peut la logifier, mais ça, ce n’est pas une définition.

Participant : Pour l’homme en général, quel serait l’intérêt de découvrir la jouissance de la femme, si elle est destinée à être inconnue ? Je veux dire, ça fait des milliers d’années qu’elle existe, pourquoi est-ce que, maintenant, ce serait un intérêt pour nous de la découvrir ?

Patrick Monribot : Je ne suis pas sûr qu’il faille la découvrir. Je ne suis pas sûr qu’on en soit capable. Je suis, par contre, assez sûr qu’avec l’avènement du discours de la science – vous parlez de milliers d’années – mais le discours de la science, on peut dire qu’il remonte à la coupure épistémique qu’apporte Descartes – ça s’embraye à peu près à ce moment-là – la science contemporaine en tout cas…

Et c’est vrai qu’elle tente de proposer un discours qui répondrait à toutes les énigmes, y compris celle-là. Sauf que, là, les chevilles ne vont pas rentrer dans les trous. Il ne s’agit pas de découvrir ce que c’est que la jouissance féminine. Peut-être que le continent noir dont parlait Freud va rester tout noir. Le problème, voyez-vous, c’est que ce continent noir a des conséquences spécifiques dans la clinique. Aujourd’hui, par exemple, nous avons de moins en moins de symptômes qui arrivent dans les cabinets des analystes et de plus en plus de gens ravagés. Des ravages qui peuvent aller jusqu’à mettre la vie en danger. Et, en effet, on voit qu’il y a une incidence directe, une corrélation au fond, entre cette jouissance féminine et ce ravage. Donc, ça, c’est une vraie question pour nous, ne serait-ce que sur le plan thérapeutique.

Alors, le souci ce n’est pas de savoir ce que c’est pour l’enfermer dans un processus de compréhension, comme le font les idéaux universitaires, par exemple. Ce n’est pas ça. Le souci du psychanalyste, c’est plutôt : savoir y faire avec ça. Comment une femme peut-elle se débrouiller avec ce par quoi elle est traversée, de manière à ce qu’elle soit moins ravagée, à ce qu’il y ait moins d’impact…

Alors dans les civilisations, la jouissance féminine – vous parlez de milliers d’années, on peut parler de siècles – a débouché sur des façons de savoir y faire. Par exemple, au Moyen Âge, à l’époque de la chevalerie, on a inventé l’amour courtois, qui était une façon éminente de traiter la jouissance féminine. Mais l’amour courtois, c’est une invention qui correspond à une époque ; ce n’est pas une recette. On ne peut pas, aujourd’hui, importer cela. Ça ne marcherait pas. Je crois que dans un séminaire plus tardif, le docteur Lacan dit que les règles de l’amour « restent à inventer ». Parce que, ce qui me paraît sûr et certain, c’est que s’il y a un savoir y faire avec la jouissance féminine, c’est du côté de l’amour que ça se passe. Mais attention, pas n’importe quel amour. L’amour féminin peut traiter les ravages de la jouissance féminine. C’est une façon d’utiliser la jouissance féminine à d’autres effets que la destruction et le ravage.

Mais il faut voir de quel amour on parle. Par exemple, l’amour du névrosé, l’amour d’une femme hystérique, je ne suis pas sûr que ce soit un amour qui prenne en compte la jouissance féminine. C’est un amour qui, plutôt, tente de la démentir, de ne pas la prendre en compte. Alors que, au terme d’une analyse, peut-être on peut espérer un certain métabolisme de l’amour qui déboucherait sur un traitement de la jouissance féminine. Par exemple, Freud disait qu’on est en droit d’attendre, à la fin d’une analyse, une autre façon d’aimer. Prenons cela très au sérieux. Est-ce qu’une psychanalyse, grâce à l’expérience vivante du transfert, qui est, après tout, une modalité de l’amour – et de la haine, assez souvent –, est-ce qu’une psychanalyse peut changer structuralement quelque chose à la façon d’aimer ? Est-ce qu’on aime de la même façon avant une analyse et après une analyse conclue ? Ce n’est pas sûr. Pour ma part, l’expérience que j’en ai, ça change – mais c’est une expérience d’homme –, ça change la modalité de l’amour. Il s’agit d’obtenir ce que Rimbaud, dans son poème « À une raison », appelait un « nouvel amour ». C’est-à-dire obtenir un amour qui ne soit pas un démenti, au fond, de la jouissance féminine, mais qui puisse l’accueillir, qui puisse en tenir compte, qui puisse faire avec, qui puisse être une porte de sortie pour la jouissance féminine, autrement que de soumettre la personne au ravage – favorisé, il faut bien le dire, par le malaise actuel dans la civilisation.

Au XIXe siècle, on peut dire que face à la jouissance féminine, les sujets s’en sortaient par l’hystérie. Freud voyait arriver de grandes astasies-abasies, de grandes paralysies, enfin, des femmes atteintes de grandes crises d’hystéries à la Charcot, qui se roulaient par terre, etc. C’est-à-dire qu’il voyait arriver des symptômes hystériques. Et certainement que l’hystérie venait faire antidote au ravage, à la toxicité de la jouissance féminine. Aujourd’hui, le discours de la civilisation a beaucoup changé et ne favorise pas l’éclosion des névroses comme avant. On n’a pas tellement affaire à des symptômes. Aujourd’hui, on a le ravage « brut de décoffrage ». Les gens arrivent avec ça. On est dans une société où le Nom-du-Père a décliné : c’est la montée au zénith de l’objet de consommation. Enfin, il y a un certain nombre de choses qui se sont ainsi passées, toutes liées aux noces barbares entre le capitalisme et le discours de la science, noces soldées par la production de tous ces gadgets qui parfois nous encombrent… Enfin, tout a changé.

Et il n’est pas certain qu’aujourd’hui on voie arriver de grandes névroses comme avant. Lacan, déjà, le disait. Il s’en plaignait; il disait : « Où sont-elles passées les belles hystériques de jadis ? ». Il ne les trouvait plus. Aujourd’hui, maintenant, on a d’autres phénomènes cliniques qui sont directement des effets du ravage de la féminité – parfois des ravages liés à bien d’autres choses, comme à la psychose, mais ça, c’est une autre affaire.

Donc, le problème, ce n’est pas de comprendre. La psychanalyse n’a pas du tout l’ambition de réussir là où le discours de la science échoue. Il ne s’agit pas de définir et de capturer dans un processus de compréhension ce qu’il en est de la jouissance féminine. Pas du tout. Il s’agit de proposer un « savoir-y-faire avec ». Voilà.

Frédérie Castan : Donc, si je comprends bien, c’est du cas par cas, en analyse.

Patrick Monribot : Voilà. Chaque cure amène le sujet à trouver sa solution, qui ne vaut que pour lui, qui n’est pas exportable à la voisine. C’est ça, dans la psychanalyse.

On part de l’universel d’une plainte et on va être amené à la singularité d’une réponse. Donc, au cas par cas, en effet : on ne pourra jamais faire des statistiques avec cette affaire-là…

Quelqu’un va traiter ça, une femme va traiter ça par l’écriture. Elle va témoigner, elle va devenir auteure. Elle va témoigner dans l’écriture. Elle y met son style. Elle va venir border quelque chose de cette jouissance féminine justement pour que cela ne déborde pas et que cela ne la ravage pas.

Mais on ne peut pas dire à la femme que l’on voit le lendemain : « Écrivez donc un livre, comme celle qui est venue hier ». C’est vraiment avec le style de chacun et au cas par cas. Il n’y a pas de recette. C’est ce qui fait l’embarras de notre travail en psychanalyse.

Freud le disait autrement. Il disait qu’avec chaque patient, il faut réinventer la psychanalyse. Ça veut dire que l’on ne peut pas arriver avec des recettes toutes faites, comme ça, et que l’on appliquerait des solutions en disant : « Ça a marché pour madame A., on va le faire pour madame B. ». Madame B., elle doit refaire le trajet et retricoter sa solution.

Participant : Quels sont les ravages, comme vous dites… Les ravages, les débordements, vous les exprimez de quelle façon ?

Patrick Monribot : Alors, si vous participez, par exemple, au séminaire du Pont Freudien régulièrement, je pense qu’il y a des cas cliniques qui sont présentés et que nous commentons. Nous allons faire ça demain, d’ailleurs…

Eh bien je suis frappé que, de plus en plus, dans quelque pays que j’aille, les cas cliniques qui sont présentés ne correspondent plus à la bonne vieille nosographie médico-psychiatrique que j’avais moi-même apprise dans mes études. C’est vraiment toujours des choses atypiques et atopiques qui fleurissent. Des choses atopiques, inclassables, très surprenantes.

Et on a le sentiment que les gens sont de plus en plus au bord de phénomènes d’autodestruction. Destruction de leurs amours, de leur vie de famille, de leur santé – les stupéfiants, les drogues, l’alcool, etc.

Avec les partenaires, alors, c’est l’horreur absolue. Il faut parfois des années de cure pour que la patiente consente à se séparer de son bourreau… et qui croyez-vous qu’elle vous ramène quinze jours après ? Un nouveau bourreau. Bon. C’est ça, le ravage, par exemple.

Ce sont des modes d’organisation de vie où l’on n’est pas loin du burnout syndrom quelquefois, parce que vous vous cassez la tête pour extraire quelqu’un d’une jouissance absolument délétère dans l’organisation de sa vie relationnelle, et les gens sont absolument aimantés, « amantés », aspirés par ce trou, et ils vont s’y replonger tout de suite.

On doit réinventer la psychanalyse. Ce n’est plus celle de Freud, ça c’est sûr ! Quelle serait l’alternative au ravage absolument destructeur ? Lacan avait une petite idée de ça. Il se demandait comment aider quelqu’un à tricoter un symptôme… Parce que ce n’est pas pareil, le symptôme et le ravage. Ce n’est pas pareil. Quand vous avez un partenaire-symptôme, il y a quelque chance que cela donne une vie conjugale qui ne soit pas trop destructrice. Quand vous avez un partenaire-ravage, vous allez dans le mur, ça c’est sûr. Alors on pourrait opposer ça. Par exemple, si on prend la pathologie de la vie amoureuse : le partenaire-ravage versus le partenaire-symptôme. Cela change tout à fait le profil du partenaire. Avoir un partenaire-symptôme, ce n’est pas une histoire à l’eau de rose. Parce qu’un symptôme en psychanalyse, c’est aussi bien un mode de dysfonctionnement qu’un mode de fonctionnement. Donc, il va aussi y avoir des soucis, ça ne va pas aller. Mais c’est aussi un mode de fonctionnement. On peut s’appuyer dessus. Et cela peut faire quelque chose de relativement stable, solide. Ça donne un peu d’être, le symptôme. Tandis que le ravage, ça vous met dans le « désêtre » total. Alors, on voit les gens partir à la dérive, au niveau du corps, au niveau de la consommation, des gens qui s’endettent… Je pourrais vous faire toute une liste de choses où les gens vont s’engouffrer dans des abîmes insondables. Ça, c’est le ravage des modes de vie.

Il y a des gens très marqués, même physiquement, avec des vieillissements accélérés, qui flirtent avec la maladie physique le plus possible. Tous les modes de ravage sont bons à prendre. C’est vrai que cela change notre façon de travailler en psychanalyse.

Alors toute la clinique contemporaine pourrait être revisitée à la faveur de cette lecture… Vous prenez un phénomène de corps, par exemple. Bien voilà, vous vous dites : « Est-ce un symptôme ? C’est du côté du symptôme ou c’est du côté du ravage ? ». Ce n’est pas la même organisation. Ce n’est pas la même architecture. Ce n’est pas le même destin. Et ce n’est sûrement pas la même approche pour le psychanalyste non plus. Parce que quand vous avez affaire à un symptôme, vous allez premièrement chercher à en dénouer ce que Lacan a appelé « l’enveloppe formelle », c’est-à-dire les significations inconscientes, avant de tomber sur le noyau libidinal « pur jus » de ce symptôme.

Quand vous avez un ravage, ce n’est pas la peine de vous échiner à chercher des significations inconscientes : il n’y en a pas. Ce n’est pas une métaphore. Ce n’est pas un effet de refoulement. Au contraire. Si un jour vous réussissez à provoquer quelque chose du refoulement, on va considérer que c’est un progrès.

Un petit garçon que j’avais eu en traitement se mettait en danger de manière épouvantable : il mordait les autres, il tapait, il se pissait dessus; dès qu’il pouvait s’échapper de l’école, il allait se mettre sous les voitures, il allait se mettre devant les camions, etc. Enfin, il était très en danger. Il mettait les autres en danger, et lui-même. C’est au point que la directrice de l’établissement scolaire ne voulait pas le garder. On ne l’a pas mis sous Ritalin : celui-là a échappé au massacre. Il est allé voir un psychanalyste. Ça, ça ne se fait pas au Canada, mais en France, ça se fait encore.

Frédérie Castan : Ça se fait ici aussi parfois !

Patrick Monribot : Ah ! Tant mieux… Il est allé voir un psychanalyste. Et ce petit gamin, après m’avoir raconté pendant des mois son monde intérieur où il y avait des sorcières absolument affreuses, et puis des bons et des méchants, il a construit tout un monde… Et le résultat de tout ça, ça a été qu’au bout d’un moment, cet enfant s’est mis à pisser au lit la nuit.

Alors, inutile de vous dire que j’ai eu la mère sur le dos : « Quoi!? Mon enfant qui était si propre, si tôt… Il vient vous voir… Résultat : au bout d’un an, il fait pipi au lit. Une énurésie nocturne… » Alors, je lui ai dit : « Réjouissons-nous ! » Parce que, en même temps, tout le monde a constaté une pacification de cet enfant. C’était fini. Il ne se mettait plus en danger. Il ne faisait plus de fugue, il n’allait plus sous les voitures, il ne se mettait plus au milieu de la route. Et finalement, le symptôme qui apparaît et qui met en jeu le refoulement – l’énurésie nocturne –, réussissait à condenser cette explosion pulsionnelle qui lui traversait le corps, réussissait à arrimer un petit peu ses pulsions autour de la formation symptomatique, à tel point que cet enfant n’apparaissait plus aussi fou qu’on aurait pu le penser au départ.

Alors, j’ai dit à la mère qu’il avait tout de même réussi à inventer un embryon de solution avec son symptôme énurétique, et qu’il fallait s’en réjouir. Parce que, déjà, il s’éloignait du danger de ce qui le ravageait (voilà une clinique du ravage qui n’était pas spécifiquement féminine ici). Il s’éloignait d’un danger qui le ravageait avec l’invention d’un symptôme qui était certainement gênant – et j’ai dit à la maman qu’en effet, il faudrait voir dans un moment ultérieur comment encore inventer une solution moins pénalisante que de pisser au lit toutes les nuits –, mais que c’était un progrès thérapeutique. Voilà pour opposer le ravage et le symptôme. Vous voyez. Même si, ici, on parle d’un ravage qui n’est pas tout à fait le ravage de la jouissance féminine; c’est autre chose…

Participant : J’avais une question par rapport au ravage… Est-ce que vous parleriez du ravage quand même pour une structure psychotique ?

Patrick Monribot : Vous posez une excellente question, parce que c’est la question du diagnostic différentiel entre féminité et psychose. Alors, il faut savoir que le docteur Lacan a en effet distingué, décliné pourrait-on dire, plusieurs types de ravages. Il y a le ravage au féminin. Mais il a, en effet, parlé du ravage dans la psychose. Alors, le problème, c’est que ce n’est pas tout à fait la même chose. Et ça pose le problème du diagnostic différentiel à partir d’un ravage qui, phénoménologiquement, pourrait induire une confusion. Phénoménologiquement, ça peut se présenter pareil. Mais comment introduire l’idée d’un diagnostic différentiel ? Ce qui est assez compliqué, parce que Lacan a pu dire à Rome que toutes les femmes sont folles… Ce qui ne veut pas dire que toutes les femmes sont psychotiques. Ce n’est pas pareil. Et inversement, il a pu dire qu’il y a des psychotiques qui ne sont pas fous ; par exemple, James Joyce. Donc, vous voyez que les frontières ne sont pas aussi nettes que ça.

Le diagnostic différentiel, l’idée qu’entre une femme folle et une femme psychotique, cela fait deux, cela passe par où ? Tout de même, la jouissance supplémentaire qui rend une femme folle, qui l’expose au ravage, aussi bien, c’est une jouissance que Lacan présente comme étant au-delà de la jouissance phallique. C’est-à-dire que la jouissance féminine rencontre la jouissance phallique. Une femme est confrontée à la jouissance phallique. Lacan peut même dire qu’elle y est impliquée « à plein », dans la jouissance phallique. Seulement, il y a un au-delà de cette jouissance phallique, il y a un supplément, il y a un quelque chose en plus. Et c’est là qu’elle devient folle.

Tandis que, dans la psychose, il y a une jouissance qui rend folle, la jouissance psychotique, mais qui ne peut pas être présentée comme un au-delà de la jouissance phallique, parce que le psychotique ne rencontre pas la jouissance phallique. Il ne la rencontre pas parce qu’il y a une forclusion du signifiant phallique. C’est absent de son inconscient, si vous voulez, on pourrait le dire comme ça. Pour avoir un au-delà de quelque chose, il faut avoir rencontré ce quelque chose. Et puis on passe au-delà. C’est logique. Si vous n’avez pas cette chose, vous n’êtes pas au-delà de cette chose, ni en-deçà. Je ne sais pas où vous êtes, mais vous êtes ailleurs. Ce n’est pas la même jouissance que la jouissance supplémentaire au-delà de la jouissance phallique. Cette jouissance supplémentaire, féminine, est toujours renvoyée à la jouissance phallique, qui, elle, est régulatrice et stabilisatrice. Il y a au moins cette possibilité de repli. Par exemple, une femme trop folle par sa jouissance supplémentaire féminine peut se replier du côté de l’hystérie. Alors là, en se névrotisant, elle revient du côté de la jouissance phallique ; cela va un peu tempérer les choses. C’est ce que je disais tout à l’heure. Tandis qu’un psychotique, en dehors de l’analyse, il n’a pas cette possibilité de repli vers la jouissance phallique, parce qu’elle est forclose, parce qu’elle n’existe pas. On peut hystériser un peu son discours dans l’analyse, mais on ne peut pas faire d’un psychotique un névrosé. Ça ne marche pas. Phénoménologiquement, cela peut se ressembler, mais ce n’est pas la même architecture et ça n’appelle pas les mêmes interventions de l’analyste.

Alors, en effet, dans la psychose, le ravage d’une jouissance Autre, complètement débordante, on voit comment James Joyce l’a traitée. Par le travail de la lettre, Joyce a réussi à confectionner, au sens presque du tricot, une œuvre qui lui sert de symptôme au sens du sinthome et qui, de ce fait, lui sert de nomination, là où il n’y en avait pas. À cet égard, d’ailleurs, que l’on soit névrosé ou psychosé, tout le monde est à la même enseigne : on doit confectionner un sinthome. Seulement, confectionner un sinthome chez le névrosé, ce n’est peut-être pas les mêmes laines et les mêmes aiguilles que chez le psychotique. Enfin, c’est une question que l’on rencontre dans notre pratique absolument tous les jours.

Pierre Lafrenière : Vous parlez de la jouissance Autre en tant que jouissance mystique. Est-ce que c’est métaphorique de l’appréhender sous cette modalité-là ?

Patrick Monribot : Je ne pense pas que Lacan ait utilisé la jouissance, enfin l’extase mystique, comme métaphore de la jouissance féminine. C’est plutôt une forme clinique de la jouissance féminine. C’est peut-être, après tout, ce qu’on a pu faire de mieux pour mettre sous notre loupe ce qu’il en était de la jouissance féminine. Pourquoi ? Parce qu’il me semble que la jouissance mystique est déparasitée des phénomènes névrotiques.

C’est sans doute un effet de la jouissance féminine, oui, mais il y a une part d’hystérie qui vient finalement un peu abâtardir le tableau, de telle sorte qu’on ne sait plus ce qui est la part de l’hystérie et ce qui est la part de la féminité. On a le sentiment qu’avec l’extase mystique, par contre, on avait un pur produit, cliniquement parlant, de la jouissance féminine. Un produit rare, sans doute, mais représentatif. Le problème, c’est : qu’est-ce qu’on peut en faire, de la jouissance mystique ? Parce que Lacan se désolait… Dès que ces personnes ont voulu témoigner, comme saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d’Avila, Hadewij d’Anvers, par exemple, eh bien, en effet, elles utilisaient des métaphores d’ordre phallique comme si ça avait été une histoire de sexe avec Dieu. Et les commentateurs ne se sont pas privés pour ricaner de ça. Lacan était assez furieux de ces commentaires. Il ne s’agissait pas de ça !

C’est que la jouissance féminine, et a fortiori la jouissance mystique, n’est pas compatible avec les mots, n’est pas compatible avec le registre signifiant, n’est pas compatible avec la signification phallique.

Alors, dès que vous voulez en parler, vous êtes obligé de vous rabattre sur les mots, les signifiants et la signification phallique. Donc, de toute façon, vous trahissez l’expérience que vous avez vécue. Et vous allez passer par des métaphores plus ou moins phalliques. Et vous allez, d’une certaine façon, échouer dans votre entreprise de transmission. Ce qui vous renvoie au pur éprouvé de votre expérience, qui jamais ne sera fidèlement transmise. Il y a un échec là. Mais enfin, on peut quand même lire ces écrits, parce que ça dit assez bien un certain nombre de choses.

Alors, ce n’est pas une métaphore. C’est vraiment l’exemple paradigmatique de ce que peut produire la jouissance féminine sur le mode d’un amour illimité. On traite la jouissance qui déborde par un amour illimité. Et peut-être, dans cet amour mystique, faut-il voir l’issue de ce que pourrait être tout amour féminin. Toutes les femmes ne sont pas des mystiques et ne le seront jamais. Ce n’est absolument pas la question. Mais est-ce que cet amour mystique, avec ces effets d’extase – extase, étymologiquement, c’est « aller vers » : aller vers Dieu, par exemple –, est-ce que cet amour mystique nous apprend quelque chose de l’amour au féminin ?

Participante : Quand vous parlez de ce rapport mystique, ce rapport à Dieu, je pense au mythe dont vous nous avez parlé, le mythe de Psyché, qui est dans une forme de paradis jusqu’au moment où la parole, le doute, le questionnement surgissent, et elle va sortir du paradis, en quelque sorte. Je ne suis pas sûre d’avoir bien saisi toute votre présentation, mais il y a quelque chose de paradoxal, puisque vous dites à un moment donné que les femmes ont besoin de la parole dans les rapports amoureux et, en même temps, c’est cette même parole qui la fait sortir de cette jouissance absolue.

Patrick Monribot : Je vois que vous avez très bien suivi. En effet, là, vous soulevez une question essentielle, qui correspond d’ailleurs à différents moments de l’enseignement de Lacan. Parce que, au fond, on a deux versants de la parole, deux versants du signifiant. Vous avez le signifiant qui tue la jouissance. Et, au fond, c’est assez proche de la version linguistique. Ferdinand de Saussure, le père de la linguistique, dans son cours d’introduction à la linguistique générale de 1914 ou 1918 – c’est dans ces années-là –, a sorti cette formule magique qui a traversé les siècles : « Le mot tue la chose ». C’est-à-dire qu’en effet, nous sommes pénétrés par le signifiant, nous incorporons l’Autre du langage et le signifiant évacue, d’une certaine façon, beaucoup de choses. Dans un séminaire qui s’intitule Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, le Séminaire XI, Lacan dit que le signifiant est oblivium. Il le dit en latin : oblivium, c’est-à-dire que c’est un effacement. Ce n’est pas seulement de l’oubli, c’est un effacement, comme avec une gomme. Autrement dit, le signifiant, ça efface la jouissance du corps, ça désertifie le corps, c’est l’effet mortifère du signifiant, ça enlève le vivant. Cela nous coupe de notre animalité. Le signifiant fait que, pour l’homme, il n’y a plus de rapport sexuel, par exemple. L’incorporation, ça supprime beaucoup de choses. Alors, en effet, de ce point de vue-là, Psyché, quand elle a affaire au signifiant articulé, elle perd des choses côté jouissance, ça c’est sûr.

Et puis, il y a un deuxième aspect du signifiant qui apparaît dans le séminaire plus tardif que Lacan va consacrer à la jouissance féminine, qui n’est plus le Séminaire XI dont je parlais tout à l’heure, mais qui est le Séminaire XX, dédié à la jouissance féminine, et qui s’intitule Encore. Dans ce séminaire, on voit apparaître une autre version du signifiant : c’est le signifiant comme moyen de jouissance. Ce n’est plus le signifiant qui vient effacer la jouissance, c’est le signifiant qui permet d’en récupérer. Alors, on se dit : « À quel saint se vouer ? ». Le signifiant, il efface la jouissance ou il apporte de la jouissance ? Eh bien, les deux. C’est-à-dire que ce n’est pas tout à fait le même signifiant.

Vous avez le signifiant articulé de la chaîne signifiante, ce qu’on modélise sur le mode S1-S2.

Et puis, quand vous avez fait le tour de cette chaîne signifiante, il va vous rester des signifiants particuliers que Lacan va appeler des traits unaires, qui sont des signifiants qui remplissent plutôt la fonction de la lettre, ce que les psychanalystes ont développé comme étant la fonction de la lettre. Et là, ce sont au contraire des signifiants qui viennent inscrire un mode de jouissance. Ces signifiants ne sont pas articulés. Ce ne sont pas des signifiants qui en appellent un autre et puis qui en appellent un autre, et qui produiraient comme ça des effets de sens. Pas du tout. Ce sont des signifiants, ce que l’on appelle des S1, tous seuls, isolés. Ils ne sont arrimés à rien d’autre. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas de sens; ils n’en fabriquent pas, en tout cas. Ils ne font pas métaphore. Ce ne sont pas des pourvoyeurs de sens. Mais, par contre, ces signifiants ont un immense avantage : ce sont des signifiants qui viennent nommer quelque chose. Ils ne donnent pas de sens, ils n’expliquent rien, mais ils nomment. Un peu comme un nom propre vient vous nommer. Un nom propre, ça n’a pas de sens, ça n’est articulé à rien, mais ça nomme.

Et dans le cas de la jouissance féminine, comme dans le cas de la jouissance psychotique, ce qu’on peut faire de mieux, c’est réussir à la nommer – alors qu’elle est fondamentalement étrangère au mot –, à trouver un mot, deux mots qui viennent la nommer. La nommer ça veut dire quoi ? Ça veut dire la condenser, et ça veut dire la border, éviter qu’elle ne déborde. Joyce, c’est son œuvre qui nomme.

Chez les gens qui ont fini leur analyse et qui en ont témoigné, on trouve comme ça… Il y a quelqu’un qui avait décrit un phénomène de passe où il avait des frissons sur le corps. Ce mot – frisson – venait nommer une jouissance. Seulement, le problème, c’est que pour arriver à produire ça à la fin d’une cure, il faut que vous ayez débité toute la chaîne signifiante, celle qui efface, justement. C’est-à-dire que vous passez d’abord par tous les signifiants de votre histoire qui ont finalement mortifié plutôt qu’alimenté la jouissance. Et vous finissez par produire deux choses à la fin : un objet pulsionnel privilégié, ce que Lacan appelait l’objet a, qui est condensateur de jouissance ; et puis cette espèce de signifiant S1 qui peut tout à fait nommer la jouissance féminine. Ça, c’est formidable, si la jouissance féminine peut être nommée à la fin d’une cure analytique. Cet effet de nomination va venir la border. Ça ne l’annule pas, il ne s’agit pas de la démentir, faire comme si elle n’existait pas. Ça la borde. Ça la circonscrit. C’est déjà un gain considérable.

Alors, voilà, on a les deux valences du signifiant. Si vous prenez le petit enfant, avant de se soumettre à la langue commune de sa communauté linguistique – qui l’oblige à passer sous les fourches caudines du signifiant pour demander à boire, à manger et à aller jouer –, le petit enfant, au début, il a cette espèce de charabia qui le fait bien jubiler, cette espèce de labile. Ce que Lacan appelle la « lalangue », en un seul mot ! C’est l’usage que l’on fait de la langue avant qu’elle ne devienne un instrument de communication plus tard : la langue. Là, vous ne pouvez pas inventer les mots, vous êtes obligé de vous soumettre à la communauté linguistique à laquelle vous appartenez. Avant ce stade, l’enfant peut jouir d’inventer une néolangue qui est la sienne, et c’est ça que Lacan a appelé la « lalangue ». Cette lalangue, ça ne sert pas du tout à communiquer, même si les mamans prétendent comprendre ce que dit leur petite progéniture. En réalité, cette lalangue, l’enfant, ça lui sert à jouir. Lacan, d’ailleurs, la met dans le registre de la jouissance Une. On le voit : les enfants qui jubilent, ils ne parlent à personne, ils ne se font pas comprendre. Ils jouissent avec la lalangue. Là, on voit bien qu’il y a du signifiant qui n’efface pas la jouissance. C’est un signifiant inventé de toute pièce, mais c’est un signifiant qui, au contraire, l’alimente. Voilà un exemple.

C’est là que Lacan va aller pêcher l’idée que la langue, ce n’est pas seulement des signifiants pour effacer la jouissance, mais ça peut aussi en charrier et en apporter. Et ensuite, toute notre vie durant, nous restons marqués par cette lalangue qui se dépose quand même au niveau de l’inconscient.

Participant : Je ne sais pas si je me trompe mais je crois qu’il y a un aspect de la parole… Les femmes aiment qu’on leur parle.

Patrick Monribot : Oui. À ce sujet, Lacan opposait les hommes et les femmes. Vous avez un texte magnifique dans les Écrits de Lacan qui s’appelle « Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine ». Il dit que les hommes ont une façon d’aimer qui est plutôt fétichisante. C’est-à-dire que les hommes vont déclencher un désir à partir d’une partie du corps. Ils ont vu passer une belle fille, ou un beau garçon, ça dépend comment ils fonctionnent… Ils vont s’accrocher à un regard, exactement comme Dante va s’accrocher au regard de Béatrice. D’autres vont s’accrocher à une paire de fesses, je n’en sais rien. Et c’est plutôt de l’ordre du « Sois belle et tais-toi! ». Ça peut faire fonctionner le désir chez un homme. Évidemment, une femme ça ne marche pas comme ça.

Et en contre-point du désir fétichisant de l’homme, de la logique fétichisante comme condition d’énamoration et de désir pour un homme, Lacan disait que, chez une femme, l’amour est plutôt érotomane, ou érotomaniaque. Alors, attention ! Il ne s’agit pas de l’érotomanie au sens de la psychiatrie de Clérambault, ou d’une forme clinique de la paranoïa qui est bien connue des psychiatres. Pourquoi faut-il parler, reparler et encore parler à une femme et à ce moment-là, la femme se dit « il m’aime, je l’aime », etc. ? C’est parce que pour arriver à produire ce signifiant ultime qui pourrait nommer sa jouissance, il faut faire vraiment défiler toute la chaîne signifiante, le plus possible, jusqu’à exhaustion. Vous enchaînez tous les signifiants qui s’articulent avec d’autres – la logique S1-S2 –, jusqu’à ce que vous ayez fait le tour du tour et que vous n’ayez plus grand-chose à dire. Et là, vous allez extraire quelques restes qui sont des traits unaires. Pour approcher le lieu dans l’Autre des signifiants où il n’y a pas les mots pour dire la jouissance féminine, il faudrait pratiquement faire le tour du registre symbolique et des mots pour cerner le point justement qui, lui, n’en a pas.

Et c’est là que se situe ce que Lacan a appelé dans son jargon S (A barré), qui est destiné à border ce trou. Mais pour voir ce trou, il faut l’approcher. Et pour l’approcher, il faut faire défiler toute la chaîne signifiante et, en effet, tout ça passe par la parole. Alors on dit « Une femme veut qu’on lui parle ». Elle a besoin de parler, bien entendu, mais si elle parle, elle se divise et elle est plutôt là comme sujet. Et ce n’est pas ça qui nous intéresse ; c’est qu’elle soit là dans son être féminin non subjectivé, si je puis dire. En effet, Lacan disait dans cet article sur la sexualité féminine des Écrits que je citais tout à l’heure : un homme, qu’est-ce qu’il peut faire de mieux pour une femme ? Il disait que cet homme, ce partenaire, il peut lui servir de relais pour qu’elle accède à sa propre jouissance étrangère à elle-même. Eh bien, c’est peut-être parce qu’un homme va lui parler qu’il va lui servir de relais. J’aime bien cette idée de relais. Enfin, ce n’est pas l’amour dans le silence : « Sois belle et tais-toi! ». Ça, ce sont des trucs de mecs.

Frédérie Castan : Je crois que l’on va s’arrêter là pour ce soir. Parce que demain, on a un séminaire où monsieur Patrick Monribot va nous parler de la névrose obsessionnelle, le cas de « L’homme aux rats », entre autres.

Patrick Monribot : Et des logiques contemporaines de la névrose obsessionnelle, à partir de ce cas-là.

Frédérie Castan : Alors vous y êtes invités. Merci encore à Patrick Monribot.

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

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