Anne Lysy : Lʼanorexie : Je mange rien (extrait 2)

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3. Un rien pas toujours dialectique ( Deuxième extrait de Lʼanorexie : Je mange rien de Anne Lysy sur le site du Pont Freudien))

Jusqu’ici, j’ai déployé cette dimension, qui est celle qui est déployée par Lacan, du rien dialectique. Eh bien, il y a aussi des riens qui ne sont pas dialectiques. Si ce passage de Lacan renvoie, dans ce contexte, à ce rien qui a une fonction dialectique, force est de constater, dans la clinique, que cette dialectique n’est pas toujours présente, et que la position de l’anorexique ne se laisse pas du tout entamer. L’extrémité où la mène à incarner ce refus dans son corps semble parfois le but poursuivi pour lui-même, et la mène irréversiblement à la mort. Elle semble se faire le déchet, le corps monstrueux. Non pas pour aveugler l’autre, mais parce qu’une logique implacable la mène là. Une logique qui ne semble plus relever du tout de l’appel à l’Autre.

C’est la question que je me pose quand je lis le destin de Simone Weil tel qu’il est présenté dans Les indomptables. Mais c’est aussi ce que des collègues, déjà évoqués, ne manquent pas de souligner. Recalcati distingue, par exemple, « les deux riens de l’anorexique ». Il interroge le statut du rien dans des structures subjectives différentes. Il différencie le rien dans l’hystérie, la névrose, qui est le rien dialectique dans le rapport au désir, et le rien dans la psychose. Ce deuxième rien n’est pas utilisé comme dialectique. Il n’est pas en rapport avec le désir de l’autre, mais il est refus radical de l’autre, pur anéantissement de soi. Il est poussée du corps, dit-il, vers sa propre destruction. On peut y voir une sorte d’identification à la chose. Et donc il insiste, tout à fait avec raison, sur la nécessité de faire une clinique différentielle de l’anorexie. D’autres auteurs vont tout à fait dans ce sens. Et il faut noter donc, il y a des anorexies psychotiques, qui ont une logique qu’il s’agit à chaque fois de déceler, par exemple, elles peuvent relever d’un délire d’empoisonnement aussi bien. Ou d’une certitude psychotique rigide, par exemple. Je pense que c’est un cas d’Augustin Ménard, André, qui affirme : « Je ne mange pas parce que je veux être en bonne santé ». Et qui construit tout son système sur des lectures d’ailleurs très sérieuses et très documentées pour ça.

Je vais aussi faire état ici d’un cas rapporté par Recalcati (( M. RECALCATI, « La passion anorexique et le miroir », La petite girafe, n° 14, 2001, pp. 69-75. )) , Giulia, elle s’appelle, pour vous donner une petite idée, justement, de la fonction que peut avoir l’anorexie dans la psychose. Il s’agit de bien déceler à quoi l’on a affaire avant de penser qu’il faudrait faire prendre du poids à quelqu’un, par exemple. Giulia déclenche des phénomènes psychotiques à l’adolescence. Elle est devenue anorexique après ça. Elle se voulait maigre, mais ça avait une fonction très particulière. Elle grandit dans une famille très religieuse, presque fanatique sous la férule d’une père sévère, un éducateur à la Schreber, qui l’obligeait à embrasser les pieds ensanglantés du Christ en croix. Il disait : « La vie est une longue expiation. » Pour elle, les transformations de son corps à la puberté étaient une grave menace à l’intérieur d’elle-même. Il fallait, disait-elle, devenir maigre comme un clou, être une enfant sans péché. On voit ici qu’« être maigre », c’était une tentative de solution, se protéger de la menace qu’elle sentait en elle-même. Elle voulait se délivrer de ce corps, elle ne voulait pas grandir, elle voulait rester une fille sans péché. Mais en même temps, c’était aussi un ravage, puisqu’elle se faisait là l’objet du père : être l’enfant crucifiée. Elle avait trouvé, néanmoins, dans cette identification imaginaire à la fille sans péché quelque chose qui la soutenait. Mais cela a été tout à fait détruit par une rencontre avec un garçon, à seize ans, qui lui fait la cour de façon prononcée. Ce garçon avait un blouson avec des aigles dessus. Et dès le lendemain de cette rencontre, Giulia a des hallucinations. Les aigles envahissent la maison, ils viennent picorer son visage et ils apparaissent dans le miroir de la salle de bains à la place de son image. Elle doit le recouvrir de serviettes, n’a jamais fini, elle doit se protéger de sa propre image dans le miroir. Ils reviennent, d’ailleurs – c’est arrivé quelquefois – et ils reviennent quand elle remarque dans son image des formes sexuelles. C’est ce qu’elle devait rejeter ; elle doit être une fille sans péché, donc l’assomption de la sexualité est, pour elle, impossible. Et donc on voit là comment être maigre devait empêcher l’apparition pour elle des formes sexuelles dans son image, qui la renvoyaient à ce qui devait absolument être rejeté. On a donc un retour dans le réel de l’image, de ce réel non symbolisé, pour elle, de la sexualité. Cela donne une idée, enfin, c’est un exemple, je trouve, très éclairant ; on en trouve d’autres dans la littérature, on entendra aussi demain, d’ailleurs, Anne Béraud qui fera un exposé sur un cas d’anorexie psychotique.

Dans ses travaux les plus récents, Recalcati fait remarquer que la conception qu’il appelle «romantique » de l’anorexie comme maladie d’amour a fait place de plus en plus, dans son expérience, à une conception qui accentue le caractère nihiliste de l’anorexie. Ce qu’il appelle son accent mélancolico-toxicomaniaque, et non pas hystérique. Le côté anorexie comme toxicomanie du rien, versant où la jouissance, la dimension de la jouissance mortifère, vient à l’avant-plan. Ce changement d’accent, dirais-je, n’est pas le simple fait de sa clinique. Il dépend aussi de comment on la lit. Et à cet égard, les modifications et les bougés dans la théorie de Lacan sont tout à fait importants et déterminants. Chez Lacan aussi il y a une prise en compte beaucoup plus importante de la dimension pulsionnelle dès les années 62-63 avec son séminaire sur L’angoisse, et surtout le Séminaire XI, où il formalise et remet à l’honneur la pulsion freudienne tout en y inventant un objet nouveau, l’objet a. À ce moment-là, le pivot de sa conception de l’anorexie, c’est l’objet a et la jouissance.

4. Le Séminaire XI et la pulsion : «couleur de vide » ou déchaînée dans le réel ?

J’arrive à la deuxième sous-partie de mon chapitre. Lacan reformule maintenant la pulsion non plus en termes de signifiant, comme il le faisait dans le Séminaire IV sans utiliser le mot pulsion, mais comme activité érotique autour d’un objet perdu. Ce n’est pas simple d’expliquer ce qu’est l’objet petit a. J’essaie d’en donner une idée.

L’objet a, ce n’est pas un objet de la réalité. C’est un objet tombé du corps, perdu, de par la prise du signifiant sur le corps. C’est, dit Lacan dans le séminaire L’Angoisse (( J. LACAN, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, 1962-1963. Paris, Seuil, 2004. )) , « la livre de chair » nécessairement perdue par l’engagement de l’être parlant dans le signifiant. Il réinvente les objets de la pulsion partielle freudiens en allongeant leur liste. On a donc l’objet oral, anal, le phallus, le regard et la voix. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que c’est un objet qui n’est pas représentable. Ce n’est pas un objet représentable dans le miroir ni dans le signifiant, on ne peut pas mettre le doigt dessus. C’est un aspect de l’objet qui était souligné aussi dans le Séminaire IV, mais d’une autre façon, et on le retrouve ici dans cette conceptualisation de l’objet a.

La pulsion, c’est quoi ? La pulsion, dit-il dans le Séminaire XI1 , cherche sa satisfaction. C’est une sorte d’activité de jouissance qui cherche sa satisfaction. Elle ne la trouve pas en se complétant d’un objet, mais en faisant un trajet autour d’un objet toujours manquant. Prenons la pulsion orale. Son objet n’est pas la nourriture, dit Lacan. Si on veut se la représenter, ce serait plutôt par l’image – qui vient de Freud – de la bouche qui se baiserait elle-même. C’est une bouche fléchée, dit-il. C’est à l’occasion, aussi, une bouche cousue. Comme on dit, « motus et bouche cousue ». On ne dit rien. Dans l’analyse, « nous voyons pointer au maximum dans certains silences l’instance pure de la pulsion orale, se refermant sur sa satisfaction »2 . On voit bien combien, effectivement ça n’a rien à voir avec la nourriture, dont on viendrait se satisfaire. C’est d’une toute autre satisfaction qu’il s’agit.

La pulsion, comme l’explique Jacques-Alain Miller dans son texte « Théorie du partenaire »3 , la pulsion tire sa satisfaction du corps propre. Elle part du corps et de ses zones érogènes pour y revenir et s’y satisfaire. Dans ce sens-là, c’est une jouissance auto-érotique. Mais pour réaliser cette autosatisfaction, la bouche doit, par exemple, passer par un objet dont la nature est tout à fait indifférente ; c’est pour cela qu’on a dans la pulsion orale aussi bien manger que fumer, par exemple. Il faut donc bien saisir que l’objet a n’est pas une substance, c’est un vide, dit Lacan dans son Séminaire XI, c’est un vide qui peut être occupé par n’importe quel objet. Et, à l’occasion, il est incarné, il trouve des « substances épisodiques », comme dit Lacan à un autre endroit.4

Comment cet objet très particulier se présente-t-il dans l’anorexie ? Dans le Séminaire XI, Lacan donne deux pistes par rapport à l’anorexie. L’une est toujours sur le versant dialectique. Cette fois, c’est une dialectique formulée en termes d’aliénation-séparation. C’est l’articulation de l’inconscient et de la pulsion propres au Séminaire XI, je ne vais pas détailler cela ici. Il cite l’anorexie mentale, pour en faire un exemple de cette articulation ; il dit que le sujet se fait lui-même objet pour répondre à l’énigme du désir de l’Autre. Tout enfant interroge le désir de l’Autre : « Tu me dis ça, mais qu’est-ce que tu veux me dire, là, entre les lignes ? Dans tout ce que tu me dis, mais qu’est-ce que tu me veux, finalement ? » Et, dit-il, le premier objet qu’il met en jeu, c’est le fantasme de sa propre mort, de sa propre disparition. « Veux-tu me perdre, c’est ça que tu voudrais ? » L’anorexie mentale donne ici un des exemples frappants de ça. Comment l’enfant met sa propre disparition en jeu. Ça, c’est une des pistes, c’est là qu’il cite, je dirais, explicitement l’anorexie mentale, dans le Séminaire XI.

Il me semble qu’il y a d’autres pistes, dans ces passages du Séminaire XI et dans la façon dont il formalise la pulsion, grâce auxquelles on peut lire toute une série de phénomènes qu’on observe chez l’anorexique et qui se situent plutôt sur le versant d’une jouissance pulsionnelle étrange, où le rien se positive. Dans le refus de nourriture, dans le mutisme, dans l’ascétisme extrême, il y a une sorte de satisfaction dans le rien, qui est positivé comme objet. « Le rien acquiert le statut d’objet substance de jouissance qui habite le corps de l’anorexique », dit Cosenza, qui se fixe dans sa bouche et qui produit une fermeture par rapport à l’Autre. Une jouissance autistique, autodestructrice, à l’instar de la toxicomanie5 .

De nouveau le rien, ici, n’est pas un objet qui nourrit le désir, c’est un objet qui le parasite et qui le désubjective sous la forme d’une jouissance totalisante qui ne laisse plus de place à rien d’autre. « C’est un objet qui parasite le corps, réduisant le sujet lui-même à être un objet condensateur de jouissance où la parole est désactivée. » C’est le versant, aussi, par où le sujet anorexique incarne en quelque sorte cet objet a, où il peut aller jusqu’à se laisser mourir, à se faire le déchet. Et d’ailleurs la jeune fille anorexique présentifie dans son image, dans l’image qu’elle donne, justement ce qui, d’ordinaire, est recouvert par l’image. Que l’image soit une image totale, sans faille et là apparaît quelque chose d’informe et une horreur qui normalement doit être masquée et couverte par l’image. Il y aurait tout un chapitre à ouvrir ici, sur les rapports de l’anorexique à l’image dans le miroir.

Dans un article passionnant, Recalcati montre que les rapports particuliers et surprenants que souvent le sujet anorexique entretient avec son image ne relèvent pas du tout d’une difficulté cognitive, mais témoignent de sa difficulté à subjectiver le réel, irreprésentable, du corps pulsionnel, ou encore le réel insignificantisable de la sexuation6. Normalement, donc, l’image spéculaire, qui donne forme à l’informe, habille le reste qui échappe à l’image. Chez les anorexiques, dans des formes différentes, dit-il, on voit bien que quelque chose qui n’est pas symbolisé fait retour dans l’image. Par exemple, se voir grosse alors qu’on est complètement maigre. Il décrit cela comme ça, c’est quelque chose, justement, qui réapparaît et qui relève de la dimension pulsionnelle du corps ; ce qui, dans le corps, ne se réduit pas à l’image que le sujet rejette et voudrait effacer. Elle se voit grosse.

C’est comme le cas de la psychotique Giulia dont je vous parlais tout à l’heure, ce qui ne peut pas apparaître fait retour pour elle dans l’image. C’est pour cela que dans le « Je suis grosse » qui est très étonnant, on se dit « C’est complètement perturbé ! » C’est intéressant, cette lecture, montrer que quelque chose qui ne se symbolise pas, fait retour sous cette forme-là. Il fait remarquer que ce n’est sans doute pas un hasard si l’anorexie se déclenche fréquemment au moment de l’adolescence. C’est le moment où le corps se transforme, où la question de la sexualité, du rapport à l’autre sexe se pose et où, donc, l’image narcissique doit être rectifiée et à nouveau assumée. Tout ce qui du sexuel était en latence revient, ravivé, et le sujet doit se repositionner. Recalcati donne l’exemple, aussi, d’une hystérique, névrosée donc, qui dit : « ce que je vois dans ma graisse, c’est toujours le regard de ma mère chargé de reproches ». Voyez le retour du reproche de la mère qui n’arrêtait pas, quand elle était plus petite, de lui dire : « T’es pas ma fille, tu n’as pas honte, tu grossis… » Je vais passer certains exemples qui formaient une troisième petite sous-partie : « Donner à voir l’irreprésentable, l’anorexique et le miroir. » On pourra en parler dans la discussion.

 

Notes:
  1. J. LACAN, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1963-1964. Paris, Seuil, 1973. []
  2. J. LACAN, Ibid., p. 164. []
  3. J.-A. MILLER, « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, 2002, p. 6. []
  4. J. LACAN, « Lettre aux Italiens », 1974, in Lettre mensuelle de l’École de la Cause Freudienne, p. 9, avril 1982. Repris comme « Note italienne » in Autres écrits, Seuil, 2001, p. 309. []
  5. D. COSENZA, « Anorexie », Op. cit., pp. 30-31. []
  6. M. RECALCATI, «La passion anorexique et le miroir », Op. cit. []

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

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