de l’autoroute (Lagandré vs Lacan, du nom-du-père à l’usage)

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Ils se consacrent à l’aménagement d’une existence confortable, affranchie du besoin de sens, et à laquelle suffit amplement la perspective d’une prolongation indéfinie.1

[…] s’annonce un « monde » commode à tout point de vue, ajusté sans médiation aux usages humains et réduit de force à ces seuls usages : un monde sans arrière-fond, sans possibilités secrètes, pas même orienté vers un mieux, visant sa seule perpétuation.2

[…] le monde ne fait plus question, son fait mystérieux ne les concerne plus. L’heure est à son aménagement, à sa rationalisation pour l’usage des hommes.3

Lire, se demander ce qu’il en est de cet « usage » ?

Pour s’ en expliquer, Cédric Lagandré se réfère à l’autoroute. L’autoroute, explique-t-il, est à usage unique. Elle sert à passer d’un endroit à un autre aussi vite que possible.  Point barre. Une route de campagne, elle, offre bien d’autres possibilités. Sa consommation ne s’achève pas du seul fait de son parcours, il y a du reste :

L’exemple de l’autoroute fait apercevoir la chose d’un coup d’œil : l’autoroute n’est pas une chose, mais une fonction. Elle n’existe pas indépendamment de cette fonction. Et celui qui l’emprunte ne fait nullement une expérience du monde : une fois sur l’autoroute, il est pour ainsi dire déjà arrivé. Au-delà de cette puissance qu’elle actualise toujours, être parcourue, l’autoroute ne peut plus rien. Aucune virtualité ne se cache en elle. Elle est d’ores et déjà allée au bout de ses possibilités, qui s’incarnent dans sa fonction. Une route de campagne, pour faire la comparaison, en plus d’autoriser le parcours, autorise aussi le détour et le détournement, c’est-à-dire la « défonctionnalisation » : je peux m’y arrêter, par exemple, et son parcours m’insinue dans les plis du monde qui se découvre à mesure. Je ne peux actualiser toutes ses puissances en un seul usage: si je la parcours en auto, me manque l’expérience de son parcours à pied. Je ne l’ai donc pas « consommée ». Son identité à elle-même est complexe et jamais entièrement dépliée : son être-autre hante encore toutes ses actualisations.4

Lacan, je m’en souviens, parlait lui de la grand’route du Nom-du-Père ((  Les psychoses, chap. XXIII « La grand’route et le signifiant ‘être père' », p. 326 )), de la grand’route comme métaphore de ce signifiant qui manque dans la psychose, qui polarise, accroche les significations.

Est-ce qu’il y aurait par hasard le moindre rapport dans l’utilisation de l’autoroute comme métaphore chez l’un de l’usage, chez l’autre du signifiant « être père« ? On pressent qu’une sorte d’inversion, de retournement y est à l’œuvre.

Au contraire de Lagandré, Lacan refuse de voir la grand-route réduite justement à son seul usage :  « Vous pouvez avoir le sentiment qu’il y a là une métaphore banale, que la grand-route n’est qu’un moyen d’aller d’un point à un autre. Erreur. »  Pour Lacan, elle est ouvreuse d’un champ, d’un espace :  « La grand-route, dit-il, n’est pas quelque chose qui s’étend d’un point à un autre, c’est une dimension développée dans l’espace, la présentification d’une réalité originale. »

Lagandré

Autoroute
métaphore de l’usage

Jouissance Une

Usage (jouissance) unique –> Un (jetable) –> consommation sans reste/consommation du reste

Lacan

Grand-route
métaphore du signifiant « être père« 

Nom-du-père

Signifiant du désir,
désir en son fond impossible, non-consommé,  et
qui crée le reste,
reste qui se fait alors relance du désir.

C’est devenu un lieu commun que de dire que le monde contemporain a vu la  dissolution du nom-du-père (unique), de la fonction paternelle (exception), de la démultiplication des noms-du-père (comme autant de noms-du-pire) et  que le langage ne troue plus seulement le psychotique, mais  que « tout le monde est fou« , tout le monde vit sur le bord du trou. Aussi le hasard qui a voulu que Lagandré prenne l’autoroute comme métaphore de l’usage, quand Lacan l’avait prise comme métaphore du Nom-du-Père, trouve-t-il à s’en expliquer d’une façon qui n’est pas totalement, elle, due au hasard.

Et l’on s’aperçoit qu’il s’agit avec l’usage, dans l’acception de Lagandré, de la consommation, de la jouissance d’un reste du Nom-du-Père de Lacan – ce signifiant qui rendait possible la signification – séparé de toute signification, absolument insignifiant, dont seule la marque est restée, marque qui en fait la jouissance. Qu’en dire de cette marque ? Sinon qu’elle répondrait de ce que le langage a marqué le corps, l’a marqué hors sens,  y a fait trace, empreinte vide dont on ne sait rien. L’esprit a entendu les mots,  le corps a « entendu » également, mais autrement. Il l’a marqué de cette façon dont on ne peut aujourd’hui, à la suite de Lacan et de Miller, rien dire d’autre sinon qu’elle est jouissance. Qu’elle est ce à quoi il faut retourner, retourner malgré soi et dont le  corps est le support.

Du signifiant du désir, n’est resté que la jouissance, celle-là même qui manquait au signifiant, au nom-du-père et dont le manque relançait le désir. Cette jouissance est l’usage que désigne Lagandré.

Autrefois – dira-t-on, dans le monde ancien… – l’autoroute pouvait représenter l’ouverture d’un  champ de significations possibles, virtuelles, d’un réseau dont elle est la clé, sans laquelle il se dissout, aujourd’hui que ces significations n’existent plus, l’autoroute est devenue fermeture, enfermement dans un usage autiste, délié du sens, réduit à sa seule marque. On parle de marque parce qu’il s’agit d’indice de la rencontre du corps et du signifiant. Hors sens, cette marque, est jouissance. Hors sens, cette marque est remembrance, se souvient, répète la première rencontre du réel du corps et du signifiant, de la séparation du corps réel d’avec lui-même par le signifiant, sa refente. (Dans cette refente le sujet naît qui pourrait prendre la parole quand le silence aujourd’hui lui parle mieux que jamais. Or il y a, toutes les nouvelles formes de l’écriture, port aujourd’hui pour l’angoisse, lieu d’une liberté neuve caressée par l’image. Et silencieuse encore.)

Évidemment, j’élide malheureusement une bonne part de ce que CL cerne dans ses remarques sur l’usage. Il faudra que j’y retourne. De même, il me faudrait probablement retourner à cet espace que dit Lacan, qu’ouvre l’autoroute.

[ En cours : 14 janvier 2013 – 30 mars 2013 ]

Notes:
  1.  Cédric Lagandré, La plaine des asphodèles,  p.10. []
  2. Ibid., p.11 []
  3. Ibid., p. 15. []
  4. Ibid., p. 23. []

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

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