de Duve encore. je ne me souviens plus bien. l’exposition en 2000 aux Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, dont il a été le commissaire, Voici– 100 d’art contemporain, que j’ai tant aimée. dont j’ai offert à droite et à gauche le catalogue.
que dans l’œuvre d’art contemporain il s’agisse plutôt d’une présentation de l’objet– plutôt que de l’œuvre d’art comme lieu d’une énonciation1.
(serions passés d’un savoir dans le fantasme à un « ça voir » de la pulsion).
s’agirait alors d’unmontrer, ce qui au cadre du discours échappe.
l’art contemporain se soustrait au discours fantasmatique de la science lequel a phagocyté tous les autres, pour pointer l’objet qui lui échappe fondamentalement. Là : il y a. cet objet qui échappe de façon absolue au commerce, à l’égalisation, la démocratisation des valeurs.
Thierry de Duve : l’artiste contemporain nous montre, nous met en présence de l’objet (puisque le dire n’a plus de lieu). C’est un objet dont il s’est détaché, comme sujet, et qu’il nous montre. Vois-là.
devant la télévision pas beaucoup de cet objet ne fait entendre sa voix. (sinon, de ce qu’il en est de lui comme rien qui vaille // sinon, de ce qu’il en est de lui quand, captif du fantasme, puisque c’est le fantasme qui recouvre le manque fondamental de l’objet rien, il fait valoir son rien qui vaille //
la pulsion est cela qui relativise.
(il y a – y-a t’il ? – un objet – de base – comme LOM – de base – ka un corps – – qui ne serait pas n’importe lequel mais qui pourrait se faire représenter par n’importe quoi. dont n’importe quoi pourrait tenir lieu.)
Il y a jouissance de la pulsion, jouissance de l’affinité du réel et du signifiant, de leurs accointances.
« S barré poinçon grand D » écrit d’abord Lacan parlant d’elle. sujet barré poinçonné à la demande. la demande c’est le signifiant. sujet barré poinçonné au signifiant.
il n’y aurait eu jouissance de la pulsion s’il n’y avait eu le signifiant. elle est celle qui se récupère après la perte de la jouissance initiale, après la perte de la Chose, quand le signifiant s’en est venu poinçonner la chose.
c’est le plus-de-jouir.
la jouissance de la pulsion est jouissance du plus-de-jouir, jouissance de la perte. elle-même n’en sait rien. elle ne sait de rien. (là où ça sait, où ça sait l’arrachement, là, ça souffre.)( c’est ça le plus-de-jouir : plus positif côté pulsion, plus négatif, côté désir, côté sujet). (c’est très simple).
le plus-de-jouir c’est l’objet même.
il y a plus-de-jouir tant qu’existe la possibilité du dire.
la possibilité du dire existe tant que dure la vie, lettrumain.
comme possible le dire peut-être infime : 1.
c’est l’in-dit. 1-dit.
c’est l’un sans dit.
1, le dit Un, de la marque, du coup. la barre, le cri. le grand incendie. le nourrisson est le crit qui sort de lui. tu crois qu’il pleure, il naît. il naît trumain.
(ainsi, la pensée procède-t-elle du plus-de-jouir dans la mesure où elle procède de la possibilité du dire.)
le dire sort de la potentialité et introduit à l’impossible.
lacan : faire entendre qu’il s’agit d’impossible et non pas d’impuissance
le dire est un faire. qui se fait dans l’écriture, qui se fait dans l’art, qui se fait sur le divan, qui se fait dans la vie. et le faire est impossible (ce qui fait parler Duchamp de «L’impossibilité du fer» : le faire est impossible depuis que ce sont les machines qui le font et que Dieu n’est plus là pour dire ce qui est bien, ce qui est mal. plus personne ne sait. le faire est passé à l’impossibilité, à l’impassiblité, depuis qu’on a réduit le faire à la science, à li’mpuissance fondamentale du signifiant : il s’offre comme universel ce qu’il n’est fondamentalement pas. religieuse, la science croit à l’univocité du signifiant. )
Lacan : il n’est d’éthique que du bien-dire. Un dire qui vise en même temps qu’il touche à l’impossible. (un compte-rendu de jouissance, un moment, une passe).
Notes:
avec le tableau comme «ouverture, fenêtre » sur le monde et déploiement de l’istoria. [↩]
Didi-Huberman, ses Histoires de fantômes lors de la conférence :
que m’y a-t-il plu ? (en vérité, le travail, le travail et sa lenteur, le travail et sa démesure) la question de la méthode, l’Atlas Mnemosyme comme méthode, instrument de pensée. de par sa matérialité, la place qu’il prend dans le monde; son existence matérielle ( vs l’immatérialité de mes « matériaux » sur l’internet). cette existence appréhendable directement par les sens, dans leur multiplicité – les yeux, bien sûr, la vue, mais le toucher aussi, la main, l’odorat peut-être, etc. matérialité qui aura la vertu d’imposer la coupure, la découpe (de limiter l’infinitude…).
parmi les milliards d’images accumulées par aby warburg pendant des années, n’en avoir élu, choisi que quelques-unes. quelques-unes, qui tiennent dans les pages d’un livre, l’Atlas Mnemosyme, dans cet espace-là (qu’a-t-il de particulier cet espace ? de ne s’offrir pas comme infini, comme partout plein. mais au contraire comme fini, et donc appréhendable par la pensée de l’autre, du fait qu’il l’est par le corps de façon directe : l’oeil et les mains qui tiennent le livre (ou qui embrassent les cut-ups que Didi-Hu présente de ses films « préférés »). ça n’est pas démesuré.
Le corps à affaire avec l’infini bien sûr, a affaire et sait y faire. mais pour passer à l’autre, de l’un la jouissance doit renoncer à un peu d’elle-même, consentir à un moment de mesure. Car dans sa démesure, la jouissance de l’autre n’est pas accessible, voire me menace.
l’œuvre est ce qui permet le passage de l’ un à l’autre. de l’un et de l’autre, les infinis s’opposent, se rejettent. c’est l’extraction, le choix qui permettent le don d’un peu. et ce peu peut alors s’épanouir, grossir de la jouissance de l’autre, de celui qui reçoit.
je ne peux pas-tout te donner. car tout n’est jamais que le lieu de ma jouissance, qui, en que telle, toute, n’est pas partageable. seulement un peu, un bout (lequel pourra bien risquer devenir tout pour toi).
J’aime que se confrontent matérialité et pensée. Cette matérialité qui vient rendre pas-tout possible à la pensée, la confronte à son impossible. (à la pensée, en effet, tout est possible. c’est à se réaliser, à affronter sa réalisation dans le monde, hors de la cabeza, qu’elle se confronte à son impossible et s’accomplit, pas-toute. A la pensée, tout est possible = ça ne cesse pas de s’écrire…. en pensées / c’est l’incessance, sa jouissance, son flot, flux des pensées qui s’oppose à ce qu’elle s’arrête. (à la pensée tout est possible, ce qu’il faut c’est que ce tout possible, cette incessance, reste l’inépuisable source, cause, de mon désir jusques au moment où je passe à sa réalisation, et même lorsque je me trouve confrontée à l’horreur de son impossible, que je rencontre alors, et qu’il me faut apprendre à honorer) l’arrêt ne s’impose que du moment où je prends en main sa transmission à un autre qui n’est plus seulement imaginaire, soit que je lui parle, soit que je cherche à lui écrire. la parole aussi bien que l’écriture seuls ont la vers-tu d’actualiser l’impossible, le réel (de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. / C’est la question à laquelle je n’ai pas cessé de me confronter depuis que j’écris dans un blog ou les choses peuvent pourraient ne pas cesser de s’écrire. or l’incessance, la jouissance, est au monde ce qui se partage le moins bien, sinon dans celle de la consommation (pourquoi ?) d’où mon blog est raté, immangeable, imbuvable. )
Matérialité aussi de la parole et présences des corps et des voix dans le cabinet du psychanalyste. La coupure du psychanalyste, de son interprétation ( peut-elle s’exercer n’importe où ??? quoi qu’il en soit fonctionnera-t-elle comme interprétation par celui qui l’est, coupé, l’analysant)
Me revient ce terme que Jules a utilisé à plusieurs reprises en sortant de l’exposition Flamme : « C’était du Grand N’importe quoi » – et la jubilation avec laquelle il disait ça. N’importe quoi…. Mes vieilles amours, préoccupations. quelques livres, tout de même, de Thierry de Duve, à Flamme éternelle; mais curieusement mis à l’écart, dans une bibliothèque presque vide. j’aurais dû les déplacer…
(moi ça me brûle de partout et j’ai des brûlures d’estomac)
(pourtant la nostalgie du papier (se justifie-t-elle?) est-ce nécessairement la bonne voie?)
la chute de l’homme dans la banalité, sa « seconde chute » selon Heidegger, est une chute dans la vie (assomption meurtrière où nous sommes à la fois « les auteurs et les victimes »).
« Nous sommes devenus des êtres individués, c’est-à-dire non divisibles en eux-mêmes et virtuellement indifférenciés. Cette individuation dont nous sommes si fiers n’a donc rien d’une liberté personnelle, c’est au contraire le signe d’une promiscuité générale. »
Catherine, spectatrice, se déplaçait «déjà dans le récit de la scène […]. Il arrive que le regard se fixe sur le visible pour permettre à la conscience de se dérober; on ne peut être présent à l’intérieur d’une image»
Dans un passage fameux de L’Ethique, Spinoza écrit : « Nous ne savons pas ce que peut un corps». Si cette formule a été longuement commentée, si, dans une filiation passant notamment par Nietzsche, elle se rattache par ailleurs à la pensée de Gilles Deleuze, je voudrais ici essayer de la confronter à l’œuvre de Jacques Rancière. « Nous ne savons pas ce que peut un corps» écrivait Spinoza, nous ne savons donc pas grand—chose mais je dirais que nous savons au moins qu’il « peut ». Et c’est de puissance précisément dont je voudrais parler. Qu’est-ce que la puissance ? Et n’est-ce pas cela que l’on peut rencontrer finalement sous une forme bien singulière dans l’œuvre de Jacques Rancière ? Car ce que je me demande au fond en parcourant ses ouvrages, c’est : quel est le trésor qu’il aura rencontré ? Quel est le trésor que rencontre un philosophe et dont il assume le gardiennage? Et en regardant de plus près ses tout premiers ouvrages, on constate qu’il y a de curieux de personnages qui y circulent, une mère analphabète qui apprend à lire et à écrire à ses enfants, des couturières ou des gantières des environs de Grenoble, un jeune typographe qui connaît l’hébreu, un serrurier qui, ne sachant pas bien lire, désigne la lettre 0 comme la ronde et appelle équerre la lettre L. On rencontre également un homme qui connaît au moins son prénom, l’usage de ses outils et une prière grâce auxquels il pourra vérifier que son fils sait de quoi il parle en rentrant de l’école. On trouve ainsi des ouvriers de toutes sortes, des artisans, un maître ignorant ou encore la première phrase du Télémaque de Fénelon: «Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse… ». Jacques Rancière nous parle aussi de ces nuits où, après leurs journées de labeur, à la lumière d’une lampe à huile, des ouvriers se mettent à lire et à écrire, s’éprennent de poésie pour les uns, de philosophie pour les autres. Il nous parle de cercles, de spirales dans lesquels des vies se trouvent enfermées, mais aussi de quelques arbres et d’un carré de ciel que regarde par la fenêtre, au détour de ses heures de travail un menuisier qui, sans doute à cause de ce petit carré, se décide à marcher avec des souliers plutôt que des sandales ou des sabots. Ce sont là quelques uns des paysages et des personnages, des tableaux ou des situations, que l’on découvre dans ses premiers livres. Or je dis que ces scènes sont pauvres, qu’il n’y a pas grand-chose d’autre à découvrir, mais qu’il n’est pourtant question de rien d’autre que de puissance. Que peut un corps? Nous savons au moins qu’il peut, et c’est cette puissance que je voudrais fixer en m’attardant sur le Maître ignorant. Or voici comment tout cela commence : par la lenteur et le bricolage, la patience aussi, en tâtonnant à l’aveuglette, en butant et en trébuchant, et puis en recommençant.
En 1818, Joseph Jacotot, professeur de littérature française exilé à Louvain, connut une expérience qui allait bouleverser les jours calmes qu’il comptait y passer. Car les leçons de ce professeur étaient très prisées, nous dit Jacques Rancière, et comme parmi les étudiants qui voulaient les suivre certains ne parlait pas le français et, ne connaissant pas lui—même le hollandais, il fallait trouver une langue commune dans laquelle il aurait pu les instruire. Or il se publiait en ce temps là le Télémaque de Fénelon en édition bilingue, et Jacotot fit remettre le livre aux étudiants par un interprète et leur demanda d’apprendre comme ils pouvaient le texte en français en s’aidant de la traduction. Ils sont donc partis seuls avec cet ouvrage en main et leur volonté d’apprendre sans le secours du savoir et de l’intelligence de leur maître. Après qu’ils eurent atteint la moitié du premier livre, ce dernier leur fit dire de répéter sans cesse ce qu’ils avaient appris et de lire le reste pour le raconter. Finalement, il leur demanda d’écrire en français ce qu’ils pensaient de ce qu’ils avaient lu en s’attendant à d’affreux barbarismes. Mais quelle ne fut pas sa surprise en constatant que ces élèves, livrés à eux-mêmes, s’étaient tirés de cet exercice aussi bien que l’auraient fait beaucoup de Français ?
Jusque—là Jacotot croyait à juste titre que le devoir du maître était d’expliquer; d’instruire et former les esprits en adaptant ses explications aux capacités intellectuelles de l‘élève et en vérifiant que ce dernier a bien compris ce qu’il a appris. Mais voilà que ces étudiants avaient cherché seuls les mots, ils avaient appris à les combiner pour en faire à leur tour des phrases dont la grammaire et l’orthographe devenaient de plus en plus exacte à mesure qu’ils avançaient dans le livre, et voilà que la langue dans laquelle ils s’exprimaient était davantage celle des écrivains que de simples écoliers. Le fart est que ces étudiants s‘étaient appris seuls à lire, à parler et à écrire en français sans le secours d’une instruction. Mais alors cela signifie-t-il que les explications du maître étaient inutiles ? Ou, si elles ne l’étaient pas, à qui et à quoi servaient—elles? Une béance venait s’ouvrir devant les yeux de Jacotot et, du coup, la terre bien solide sur laquelle il avait marché se mettait à trembler. Il constate que tout système d’enseignement repose sur cette évidence : la nécessité des explications. Pour que l’enfant comprenne, il faut qu’on lui explique, comment peut—il en être autrement? Comment apprendra—t—il seul les mathématiques, la chimie, la peinture, la musique ou l’hébreu ? Or voilà que des élèves avaient appris sans aucune explication. Ils ont pris le livre, ils ont regarde, comparé et répété, ils auront probablement réécrit les mots et les phrases encore et encore, ils se sont trompés puis ils ont recommencé, et à force de volonté, ils se sont appris à lire, à écrire et à parler. Jacotot n’avait été rien d’autre qu’un maître ignorant, il n’avait rien pu leur expliquer et s’était simplement tenu sur un seuil pour constater que ses élèves savaient de quoi ils parlaient.
Le chemin qu’il venait ainsi de croiser par le plus grand des hasards avec ses élèves, est celui de l’émancipation: Il ne s’est pas passé grand—chose sinon que des étudiants ont appris seuls une langue étrangère. Or ce chemin est là sur des bas-côtés que nous connaissons tous pour les avoir déjà empruntés. Ce sont ceux par lesquels l’enfant a appris à parler, à comprendre et à se faire comprendre de son entourage. Ce sont ceux qu’on utilise pour apprendre ou comprendre quelque chose, pour penser.
Ce que tous les enfants d’homme apprennent le mieux, nous dit Jacques Rancière, c’est ce que nul maître ne peut leur expliquer, la langue maternelle. On leur parle et l’on parle autour d’eux. ils entendent et retiennent, imitent et répètent, se trompent et se corrigent, réussissent par chance et recommencent par méthode, et, à un âge trop tendre pour que des explicateurs puissent entreprendre leur instruction, sont à peu près tous — quels que soient leur sexe, leur condition sociale et la couleur de leur peau – capables de comprendre et de parler la langue de leurs parents. Or voici que cet enfant qui a appris à parler par sa propre intelligence et par des maîtres qui ne lui expliquait pas la langue commence son instruction proprement dite. Tout se passe maintenant comme s’il ne pouvait plus apprendre à l’aide de la même intelligence qui lui avait servi jusqu‘alors […] Il s’agit de comprendre, et ce seul mot jette un voile sur toute chose : comprendre est ce que l’enfant ne peut faire sans les explications du maître…1
Le point sur lequel Jacotot met le doigt est le suivant: Que nous a-t-on donc expliqué au juste sur les bancs de l’école, au sein de nos familles ou de nos entourages bienveillants? Quelle est cette évidence que l’on va par la suite pouvoir à notre tour transmettre à tous ceux qui nous entourent? Car voilà : on apprend sans doute beaucoup de choses à écouter des explications, mais d’abord que l’on est moins intelligent que celui qui les dispense devant nous et que l’on ne peut pas entrer dans des territoires inconnus sans le secours de ses explications. Le principe de l‘explication était né, or c’est celui de l’abrutissement constate Jacotot. « As-tu compris?» dira le maître. Ce simple mot interrompt le mouvement d’une intelligence, il jette le voile de l’ignorance que pourra ainsi lever ou baisser l’instituteur. Si ce dernier sait plus de choses que ses élèves, est-il pour autant plus intelligent qu’eux? Entre savoir et intelligence quelque chose s’était introduit qui commence avec la stupeur que produit cette simple question : « As-tu compris? », et à laquelle succède un : « Je vais t’expliquer». L’incapacité a comprendre, nous dit Jacques Rancière, est la fiction structurante de l’ordre explicateur :
C’est l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l’inverse, c’est lui qui constitue l’incapable comme tel. Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par lui-même. Avant d’être l’acte du pédagogue, l’explication est le mythe de la pédagogie, la parabole d’un monde divisé en esprits savants et esprits ignorants. esprits mûrs et immatures, capables et incapables, intelligents et bêtes.
Devant le maître explicateur, l’enfant va donc apprendre et comprendre une chose avant tout, son impuissance. Il ne peut pas sans le secours du maître et il est moins intelligent que ce dernier. Et c’est ainsi que se construit un monde avec du « plus » et du « moins », une intelligence inférieure, celle de l’enfant désordonné, débile, tâtonnant ou de l’homme du peuple, et une intelligence supérieure, celle qu’on retrouvera chez ceux qui auront été bien instruits. Quoi de mieux partagé que cette évidence ? Quoi de plus évident que tel enfant est plus intelligent que tel autre ? On le voit bien d’ailleurs partout et chaque jour, dans les familles ou chez les gens du peuple.
L’ordre explicateur va procéder par division : il y a des intelligences, nous dit-il, et du coup des sortes d’hommes, des mondes, du «plus» et du «moins ». Sa grande passion est celle de la différence, et tout se joue dans un léger mépris anodin, l’assurance d’une supériorité où cette petite voix qui nous dit : « je sais bien que je suis plus intelligent que mon voisin, que cette fille est idiote, et il n’y a qu’à entendre cette manière de parler qu’ont ces gens, ces accents, ces bruits ou ces cris, à écouter ce qu’ils disent quand ils parlent : des sottises». On pourra ainsi s’accrocher à ces sottises ou à ces manières de dire pour regarder de haut et on verra bien toujours de la différence. On pourra laisser parler un petit mépris plutôt que de regarder vraiment de quoi il retourne. Et puis s’il y a toujours un esprit qui viendra nous rabaisser, heureusement on trouvera autour de nous un esprit inférieur que l’on pourra à notre tour mépriser. Voilà comment marche le monde, au détour de ces « places» dans lesquelles on se fixe et l’on fixe les autres, en se laissant porter par une passion triste, la passion de la différence. Cette passion nous permet de voir les choses et surtout de ne pas en voir d’autres comme par exemple une même intelligence et l’œuvre chez chacun d’entre nous. Car l’intelligence se développera différemment selon l’attention plus ou moins grande que l’on portera à ce que l’on fait, c’est affaire de paresse ou de volonté, de courage et de patience, mais aussi du lieu dans lequel on se trouve et de la nécessité qu’il exige de nous. Voilà ce que dit Rancière :
[Chacun d’entre nous développe] l’intelligence que les besoins et les circonstances exigent de [lui]. Là où cesse le besoin, l’intelligence se repose, à moins que quelque volonté plus forte se fasse entendre et dise: continue; vois ce que tu as fais et ce que tu peux faire si tu appliques la même intelligence que tu as appliqué déjà, en portant à toute chose la même attention, en ne le laissant pas distraire de ta voie.
On peut à présent commencer à définir la situation pédagogique telle que l’expose Le maître ignorant. il y a deux facultés en jeu dans l’acte d’apprendre : l’intelligence et la volonté. Et il y a aura abrutissement, nous dit Jacques Rancière, mutilation, « là où une intelligence est subordonnée à une autre intelligence« . L’enfant a-t—il compris ? Il a compris qu’il doit soumettre son intelligence à celle d’un autre, voilà ce qu’on lui explique, et il devient du coup un abruti en cédant à une simple croyance : il croit qu’il ne peut pas tout seul aller ce chemin, il ne le peut plus, faut-il dire plus exactement. Car lorsque sa volonté n’est pas assez forte, il peut bien avoir besoin d’un maître pour le mettre et le maintenir sur la voie. Mais ce rapport devient abrutissant quand il lie une intelligence à une autre. Tandis que dans la situation créée par Joseph Jacotot, l’élève est lié à une volonté, une autorité, celle du maître, et à une intelligence, celle du livre qu’il a dans les mains.mais elles sont entièrement distinctes. Rancière écrit :
On appellera émancipation la différence connue et maintenue des deux rapports, l’acte d’une intelligence qui n’obéit qu’à elle-même, lors même que la volonté obéit à une autre volonté.
Dans cette situation, le maître est simplement celui qui maintient l’élève sur sa route, celle où il est seul à chercher et à ne cesser à le faire. Il accompagne l’élève pour s’assurer qu’il ne sort pas de sa route pour aller se reposer ailleurs, il vérifie sans cesse qu’il fait attention à ce qu’il dit, à ce qu’il fait, à ce qu’il entend, à ce qu’il voit ou à ce qu’il montre. Le maître vérifie que l’élève exerce sa puissance plutôt que de la soumettre. C’est le chemin de l’émancipation. Peu importe au fond ce qu’il sait. Ce qui compte c’est qu’il peut, il peut comprendre et faire ce que tout homme avant lui a compris et a fait. Car on pense que ce qu’un autre homme dit, on peut le comprendre, ce qu’il a fait, on peut le refaire, il faut simplement du temps, de la volonté, de la patience, de l’attention, pour comprendre ce que dit ou ce que fait un autre homme. Ce ne sera donc pas en élève ou bien en savant que l’on abordera les choses ou le monde, mais tout simplement en homme, « comme on répond à quelqu’un qui vous parle et non à quelqu’un qui vous examine : sous le signe de l’égalité »
L’expérience menée par Jacotot révèle ceci: « On peut apprendre seul et sans maître explicateur quand on le veut, par la tension de son propre désir ou la contrainte de la situation ». Mais il n’agit pas d’une méthode nouvelle plus efficace qui permettra à l’élève d‘apprendre plus vite et mieux, il s’agit d’une manière de voir et de vivre le monde. Au lieu d’apprendre qu‘il est incapable, l’enfant vérifie qu’il est capable: il peut. L’émancipation n’est rien d‘autre qu’un changement de position, un changement de croyance : on croit qu’on peut. et cela se vérifie. On peut ce que peut «toute intelligence quand elle se considère égale à tout autre et considère tout autre en retour comme égale à la sienne ». L’émancipation est la conscience de cette égalité. Et dès lors on commence à regarder le monde autrement : on voit, par exemple, que derrière les mots et les choses, il y a là un homme qui parle. Or si c’est bien un homme qui parle alors on peut le comprendre. Peut—être que ce dernier était abruti, sans doute se considérait-il comme supérieur tandis que cet autre se dit incapable, mais dans leurs manières de parler ou de faire on découvrira – en y regardant de plus près — une même intelligence, tout comme on la verra dans une machine à vapeur ou dans une robe, dans un ouvrage de littérature ou dans un soulier. Ce que l’on découvre alors est un véritable scandale : il se trouve que des gantières, une femme de ménage, une couturière ou un ouvrier ont la même intelligence que les belles personnes, des philosophes ou que les savants. On peut se reposer derrière la fable confortable des esprits supérieurs et inférieurs, mais quand y regarde et qu’on le vérifie, on peut voir une même intelligence à l’œuvre. C’est la nouvelle qu’annonce Joseph Jacotot : tous les hommes ont une égale intelligence, ou pour le dire autrement. ou peut tout ce que peut un homme – un homme c’est-à—dire aussi une femme ou un enfant.
Je disais que ce que l’on découvre dans l’œuvre de Jacques Rancière, c’est la puissance. Mais cette dernière n’est rien d’autre qu’une manière de voir et de vivre le monde. On ne verra plus des hiéroglyphes indéchiffrables, des grandes ou des petites intelligences, mais simplement un homme derrière des mots et des choses, un homme qui cherche à nous dire quelque chose et que donc, moyennant de la patience, on peut comprendre. On ne verra plus qu’il y a ici du «plus» et là du «moins», mais on verra que celui-ci a fait attention à ce qu’il a dit ou à ce qu’il a fait et que cet autre par contre a fait semblant, à cherché à se tromper ou à nous tromper, et que d‘ailleurs il s‘est caché derrière des mots en répétant «qu’il ne peut pas » pour ne pas faire usage de sa puissance. On ne verra plus ici un brillant homme lettré, là une pauvre femme de ménage, un ouvrier ou une simple couturière, mais une même intelligence exercée ici à écrire ou ailleurs à confectionner une robe, car chacun devra mettre une même intelligence pour faire ce qu’il a à faire. A chaque fois, c’est une langue qu’on apprend à parler que ce soit celle des livres ou celle des tissus, une langue étrangère que nous devons apprendre à parler. Et pour cela, il faut simplement du temps, une nécessité et de la volonté, car nous sommes tous capables d’apprendre une langue étrangère. Or si l’on voit une «même» intelligence à l’œuvre ici et ailleurs, on dira alors que l’ordre du monde s’affole et déraille, celui des différences, des hiérarchies et des abrutissements, et tout cela devant des questions simples : Que vois—tu ? Qu’en peux-tu ? Qu’en fais-tu ? La méthode de l’égalité se résume à ceci : « il faut apprendre quelque chose et y rapporter tout le reste d’après ce principe : tous les hommes ont une égale intelligence”. Ce quelque chose à apprendre pour Jacotot est le livre de Fénelon, le Télémaque, mais ce peut-être aussi bien n’importe quoi : une chanson, une prière, un calendrier… Il va donc donner le livre à qui veut apprendre à lire, à plaider, à peindre ou bien les mathématiques, la chimie, la géographie, peu importe. Il va donner le livre au pauvre et lui dire ceci : «prends le livre et lis». Et le pauvre lui répondra : «je ne sais pas lire. Comment pourrais-je comprendre ce qui est écrit là—dedans ‘? ». Et Jacotot répétera inlassablement : «Comme tu as compris toute chose jusqu’ici, en comparant deux faits. »
Voici un fait que je vais le dire, la première phrase du livre est: Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse. Répète: Calypso, Calypso ne… Voici maintenant un second fait: les mots sont écrits là. Ne reconnaîtras-tu rien? Le premier mot que je t’ai dit est Calypso, ne sera-ce pas aussi le premier mot sur la feuille ? Regarde-le bien, jusqu’à ce que tu sois sûr de le reconnaître toujours au milieu d’une foule d’autres mots. Pour cela il faut que tu me dises tout ce que tu y vois. Il y a là des signes qu’une main a tracés sur le papier, dont une main a assemblé les plombs à l‘imprimerie. Raconte—moi ce mot […] Saurais-tu y reconnaître la lettre O qu’un de mes élèves — serrurier de son état — appelle la ronde, la lettre L qu’il appelle l’équerre? Raconte—moi la forme de chaque lettre comme tu décrirais les formes d’un objet ou d’un lieu inconnu.
Il y a donc des signes qu’une main a tracés sur le papier puis dont une autre main a assemblé les plombs à l’imprimerie : derrière les mots, il y a une main, un doigt, c‘est-à-dire un homme.Derrière les mots et les choses, il y a un autre homme. Et si c’est un homme, alors on peut le comprendre, ou peut parler avec lui, comme on le fait tous les jours. Il n’y a rien d’autre derrière la page écrite, pas de double fond qui nécessite une intelligence autre, il n’y a rien d’autre qu’une parole d’homme qui nous a été adressée, une volonté de s’exprimer que l’on peut reconnaître, quand on y porte notre attention. Quand on sait cela, il n’y a alors pour tous qu’un même chemin pour aller à sa rencontre : en observant et en retenant, en répétant et en vérifiant, en rapportant ce que l’on cherche à connaître à ce que l’on connaît déjà. En faisant et en réfléchissant à ce que l’on a fait. Voilà la puissance, et il n’y a pas d’autre puissance.
Dans le Maître ignorant, Jacques Rancière nous raconte une histoire et des faits, il nous propose d’entrer dans le cercle de la puissance que trace un « livre » circulant entre les mains, entre les langues, entre les intelligences, pour annoncer à tous une nouvelle scandaleuse: tous les hommes ont une égale intelligence. Cette opinion se déclare et elle se vérifie dans la foulée de quelques injonctions que distribue un maître ignorant à des élèves à qui on avait appris jusqu’alors une seule et même chose, leur impuissance. Il répétera inlassablement ceci :
Ne dis pas que tu ne le peux pas. Tu sais voir, tu sais parler, tu sais montrer, tu peux te souvenir. Que faut-il de plus ? une attention absolue pour voir et revoir, dire et redire
Ou encore :
« La puissance ne se divise pas, il n’y a qu’un pouvoir, celui de voir et de dire, de faire attention à ce qu’on voit et à ce qu’on dit […] on saura qu’on peut, dans l’ordre intellectuel, tout ce que peut un homme”.
Au détour donc d’une mère analphabète qui peut pourtant apprendre à lire et à écrire à son enfant, au détour d’un maître ignorant qui dit à la volonté qui est en face de la sienne de trouver son chemin et donc d’exercer toute seule son intelligence pour trouver ce chemin, ce sillon est simplement celui que tracent une oreille, un œil, une bouche, une main, une intelligence en somme, affirmant et vérifiant une capacité à voir, à dire, à montrer, à entendre et à penser, affirmant une même puissance de l’intelligence humaine. Autrement dit, si nous avons tous des yeux, des oreilles, des mains, une bouche, il nous reste à savoir que l’on peut voir, entendre, parler ou faire, c’est la notre puissance. Non pas simplement voir ce que l’on nous donne à regarder, mais commencer à regarder vraiment et constater ainsi par exemple que cette autre personne aussi a vu, qu’elle peut voir ou bien qu’elle a cherché à nous montrer quelque chose. On y rencontrera alors une même puissance. Or tout ceci n’est rien d’autre qu’un petit trou creusé dans l’ordre des choses, mais c’est par là que l’on voit et que l’on vit autrement le monde, un même monde. Et je crois que Jacques Rancière aura cherché à s’approcher et à enrouler ce qui s’ouvre, un ouvert, comme autant de points de fuite qu’auront construits des vies emportées par une même passion, la passion de l’égalité. Alors, ce seront ces courbes que tresse Jacques Rancière en fixant des scènes fuyantes dans lesquelles se croisent les expériences et les actes de cette vérification, une puissance et des courbes qui viennent interrompre un certain ordre des choses en éprouvant le présupposé de l’égalité, et c’est dans la matérialité d‘un « n’importe quoi» que l’on retrouve à l‘œuvre une même intelligence que ce soit dans l‘écriture d’un livre ou dans la confection de gants, un « n’importe quoi» et un « n‘importe qui» entre lesquels se décident et se construisent les points de flotte d’une communauté des égaux . Ce seront ainsi des villageoises des environs_ de Grenoble qui travaillent à faire des gants, et depuis qu’elles sont émancipées, elles s’appliquent à regarder, à étudier, à comprendre un gant bien confectionné :
Elles devineront le sens de toutes les phrases, de tous les mots de ce gant. Elles finiront par parler aussi bien que les dames de la ville […] Il ne s’agit que d’apprendre une langue que l’on parle avec des ciseaux, une aiguille et du fil. Il n’est jamais question […] que de comprendre et de parler une langue.
Ou encore disait le maître ignorant à l’enfant qui ne peut pas lire :
Il y a là des signes qu’une main a tracée sur le papier, dont une main a assemblé les plombs à l’imprimerie…
Et il s’agira finalement derrière ce papier imprimé de reconnaître un « doigt », c’est—à—dire à chaque fois une même intelligence à l’œuvre. Entre cette curieuse langue des oiseaux, de l’aiguille, du fil, et un mot imprimé qui se transforme en doigt, il y a donc une même intelligence, il y a un même, et c’est qu’indexe Jacques Rancière, la puissance de l’égalité.
Ce qu’il résume en une formule dans laquelle on le retrouve installé : « Le livre, c’est la fuite bloquée ». Cette fuite bloquée, c’est naturellement la route inattendue ou l’exercice d’une liberté que tracera un enfant émancipé dans ce tout qu’est le livre, dans un simple mot imprimé, en découvrant un doigt dans les mots ou ailleurs elle pourra se jouer à travers le parcours de quelques villageoises dans la langue des ciseaux, de l‘aiguille, du fil ou de l’outil. Or cette fuite bloquée est finalement ce qui identifie la pensée de Jacques Rancière, ce qu‘il tresse entre les courbes, les spirales et les cercles de la puissance, ce qu’il lie dans les écarts d’un « même » où se rencontrent le « n’importe quoi » et le « n’importe qui ».
Ce « n’importe quoi » et ce «n’importe qui », l’injonction de la puissance égalitaire. c’est très exactement ce que l’on retrouve dans ce passage de Cesare Pavese dialoguant avec un camarade qui n’y connaît rien aux livres2 :
» – Comment un ouvrier comme moi pourra comprendre quelque chose aux livres et savoir si ce qu’il lit, on l’a vraiment écrit pour lui ? – En lisant et en réfléchissant. En se trompant et en recommençant. Même pour nous qui les écrivons. il n’y a pas d’autres voies. Dans ce monde, personne n’a rien pour rien […] Il faut avoir la patience d’apprendre ces modes, comme on apprend les langues étrangères. Et alors, peu à peu, il t’arrivera de rencontrer partout l’homme et le camarade, de même qu’on réussit à discuter avec un Chinois ou un Turc. De toute façon, il faut être patient. Plus tu fréquentes un ami, plus tu apprends à le connaître. C’est la même chose pour les livres. Et n’est-ce pas beau d’arriver à connaître un homme qui pendant trente ans, pendant toute sa vie, a essayé de parler avec toi ‘?
Et un peu plus loin alors que le camarade demande « Ce sont des livres pour nous? », il ajoute :
Ce sont des livres pour qui veut les lire. Tu saurais me dire, toi, pour qui est fait un livre ? Méfie-toi des livres qui sont faits pour un tel ou un tel. Même un livre qui a été écrit en chinois a été fait pour toi. Il s’agit toujours d’apprendre les paroles d’un autre homme. Tous les livres qui valent quelque chose ont été écrits en chinois, et on ne sait pas toujours les traduire. Vient toujours un moment où tu es seul devant la page, comme était seul l’écrivain qui l’a écrite. Si tu as de la patience, si tu ne prétends pas que l’auteur te traite comme un enfant ou un demeuré, tu vas rencontrer un autre homme et te sentir plus homme toi aussi. Mais c’est dur, Masino, cela demande de la bonne volonté. Et beaucoup de patience.
« Te sentir plus homme toi aussi », « arriver à connaître un homme qui a essayé de parler avec toi toute sa vie », voilà donc ce qu’il y a dans les livres et dans les choses. On retrouve ainsi la méthode de Jacques Rancière se confondant et épousant les propos de Joseph Jacotot dans un simple « Que vois—tu ? Qu’en penses-tu ? Qu’en fais—tu ? », ce qui se dira dans un léger glissement de la langue : manière de voir, manière d’entendre, manière de dire et manière de faire, ou ce qui se conceptualise encore « partage du sensible » et il n’y a pas d’autre puissance que cela, ce que reprend inlassablement Joseph Jacotot :
Ne dis pas que tu ne le peux pas. Tu sais voir, tu sais parler, tu sais montrer, tu peux te souvenir. Que faut—il de plus ? une attention absolue pour voir et revoir, dire et redire
OU encore:
La puissance ne se divise pas, il n’y a qu’un pouvoir, celui de voir et de dire, de faire attention à ce que peut un homme.
Alors ce que j’ai essayé de faire, c’était de présenter le plus simplement possible le livre de Jacques Rancière, comme on fait quand on cherche à comprendre ou à apprendre quelque chose : en recopiant, en répétant, en vérifiant et en réécrivant encore. Mais je voulais revenir pour conclure à ce que je disais en commençant. Quel est donc le trésor que rencontre un philosophe ? Quel est le trésor qu’aura rencontré pour sa part Jacques Rancière et que j’ai essayé de pointer ici ? Car après avoir en somme fouillé dans son ouvrage, en ne rencontre finalement que des scènes humbles, comme celle d’un enfant un peu idiot qui apprend pourtant à lire ou bien ces petites phrases que prononce incessamment le maître ignorant: Que vois—tu ? Qu’en penses-tu ? Qu’en dis-tu ? Des petites phrases qui interrompent l’ordre du monde pour ouvrir un autre chemin.
Et La Nuit des prolétaires, ce très bel ouvrage se résume là encore à des scènes fugitives, des tableaux ou des situations. C’est la nuit, à la lumière d’une lampe à huile, qu’il identifie le rêve d’émancipation de ces ouvriers ou artisans qui se font poètes ou philosophes, qui sortent de leur monde et de leurs routes pour en découvrir d’autres. La nuit donc, après leur journée de travail, où ils se mettent à lire et à écrire, où en définitive ils changent de position, en grignotant la matérialité du temps et du monde ouvrier. Alors c’est ce petit trésor où il est question de croyances, de rêveries et temps grignoté dont Jacques Rancière assume le gardiennage. Ou bien encore avec le menuisier Louis Gabriel Gauny, il évoque ce moment que ce dernier décrit où, dans l’épuisement de l‘atelier, il lève la tête un bref instant et se met à regarder par la fenêtre la découpe d’un petit carré de ciel, d’arbres et d’oiseaux, comme une échappée. Il est question simplement de la découpe d’un petit carré de ciel et puis aussi de ces mots, ce qu’écrit Gauny à son ami Moïse Retouret à propos d‘un rendez-vous improbable :
« Le temps ne m’appartient pas, écrit-il ; ainsi demain je ne pourrai aller chez toi, mais si tu te trouvais place de la Bourse entre deux heures et deux heures et demie, nous nous verrions comme les ombres misérables des bords de l’enfer« .3
Ces deux phrases triviales, un « carré de ciel » ici volé lors des heures déchirantes de labeur et ce temps qui ne lui appartient pas, un temps qu’il se propose d’arracher dans l’intervalle d’une demi-heure, ces deux phrases disent donc la même chose. Elles disent le « bougé » d’une émancipation et elles circonscrivent l’équation de sa vérification. « Le temps ne m’appartient pas » »’, dit—il, mais il prend le temps d’écrire cette phrase, il arrange aussi le temps d’un rendez—vous improbable, il prend le temps d’écrire, et c’est un autre temps qui alors advient… Ce que l’on découvre donc. c’est qu’il n’y a pas le temps mais il y a des temps. Ce qui «bouge» ce sont des corps qui ont affaire à la matérialité d’une situation, d’une réalité, et qui mettent un temps dans un autre, l’intervalle d’une petite demi—heure ici et cet autre intervalle où l’on se met à écrire et à passer d’un monde à un autre. Et puis il y a cet autre intervalle, ce «petit carré de ciel», cette découpe figeant l’aspiration heureuse d’une échappée, mais alors on dira qu’il se met à voir ce qu’il ne voyait pas. il se fabrique un temps et un horizon : il regarde — au lieu d’être regardé.
Ce serait donc là le trésor qu’a rencontré Jacques Rancière, le regard d’un menuisier s‘appropriant un carré de ciel et qui ajoute que le temps ne lui appartient pas, il n’est question donc que d’espace, de temps et d’un corps éprouvant sa capacité à sortir d’un cercle qui dit « tu es là» pour le transformer en un autre cercle, ce qui se dit : « je suis là mais je peux aussi être ailleurs. je peux et je le vérifie ».
Un carré de ciel, les heures passées la nuit à la lumière d’une lampe à huile, à lire et à écrire, une petite demi-heure ici et une autre là sans doute, voilà de quoi il retourne dans l’œuvre de Jacques Rancière, avec aussi ces gantières qui apprennent à parler la langue des oiseaux, de l’aiguille et du fil, une main que l’on découvre dans les mots et les choses, ou ce maître ignorant constatant qu’on peut choisir de penser que les hommes ont une égale intelligence, et qu’on peut donc vivre et construire le partage d’un autre monde. Un «bougé», des intervalles, l’ouvert, le mouvement d’une échappée ou des points de fuite, c’est cela au fond qu’on découvre dans son œuvre. Or tout ce chemin commence en définitive avec quelque chose de très simple: voir, entendre, parler, faire. C’étaient ces choses que je voulais retrouver là où elles circulent dans ses ouvrages pour se conjuguer selon une étrange grammaire qui vient vérifier un possible. « Il est possible » : voilà finalement ce que je propose d’appeler le trésor de Jacques Rancière, et il n‘y a pas d’autre puissance. S’il fallait donc reformuler l’expression de Spinoza dont on parlait en commençant — nous ne savons pas ce que peut un corps —-, je dirais que pour Jacques Rancière cela se dit et se vérifie par un « il est possible ». « Il est possible », voilà donc ce qu’il rencontre ici ou ailleurs, ce qui nous donne au passage de la joie et donc aussi du courage.
Alexandre Costanzo
Trouvé ce texte d’Alexandre Costanzo sur le site de Flamme éternelle, comme je cherchais d’où était tiré celui qui était affiché en grand au dessus du bar de Flamme éternelle, l’expo-oeuvre de Thomas Hirshhorn, là : http://www.flamme-eternelle.com/JOURNAL11.pdf
Notes:
Jacques Rancière, Le maître ignorant, 10/18, p. 14. [↩]
Cesare Pavese, Littérature et société, Gallimard, 1999 [↩]
Ibid. p. 33, Gauny à Retouret, 12 octobre 1833, Fonds Gauny, Ms. 165. [↩]
Réseaux sociaux L’on voit bien que l’on est prêt à s’accrocher à n’importe quel fil n’importe quelle histoire n’importe quelle bribe d’histoire et à l’accoler à n’importe quelle autre, sans que plus on ne se sente tenu par la production d’aucun sens sinon celui, fondamental, que ces multiplicités de sens qui s’additionnent passent par nous, et nous plaisent. c’est notre notre jouissance qui fait l’unité des sens dont nous nous faisons détenus, involontaires. involontaires : car nous n’en savons rien. nous y risquons : la volonté, le désir. (y gagnerions : une forme de sagesse, dont je ne me risquerais pas encore à dire les conditions.)