Re:
c’est juste ce que vous dites. c’est une question toutes ces photos, toutes ces photos que l’on prend, qui ne peuvent rien contre la nostalgie la perte la mort, qui convoquent à un autre effort, à un nouvel effort, à d’autres tentatives, pour faire venir à la représentation ce qui est là, ce qui est là qui nous enchante et nous échappe.
vous dites que vous avez tout vu, que vous avez tout vu et que vous n’avez rien vécu. vous vous voyez voir et n’y être pas, pas là, à la chose vue, à l’instant de la chose vue, mais derrière l’appareil, le téléphone. n’y étiez-vous? vraiment ? et pensez-vous que vous auriez pu échapper au regret à la perte à à l’oubli? à la séparation? de soi à soi, de soi au monde? l’écran tendu entre votre oeil et le monde où vous espériez recueillir quelques traces ne vous offrait-il la faille d’où être à ce qui vous échappe? au moins vous aurez vécu la faim de voir de récolter de retenir, l’espérance folle d’en ramener autre chose que rien…
c’est après-coup, il me semble, qu’on peut en faire quelque chose, éventuellement
(une fois la photo prise, ce serait là que le travail commence, parce qu’elle aussi exige d’être regardée)
toutes les photos, ajoutez-vous, vous les avez prises : pardonnez-moi, excusez-moi, disons « pas toutes » prises, vous en avez prises une certaine quantité numérable, vous en avez prise une puis une puis une…
tout, je m’en rends compte vous écrivant, me parlant à moi-même, ça pourrait être une figure du réel, de l’insaisissable: s’être trouvé tout pris dans ce que l’on voit, débordé, qui vous prend à la gorge qui vous prend de toutes parts dont vous ne ramenez (dites-vous) au final : rien (à quoi vous vous réduisez alors rejoignant le tout, tout juste raté). vous aurez vécu dévorant dévoré l’espace qui vous environnait, l’avalant goulument qui vous engloutissait, ignorant que cet instant de gloire jaillit de la nostalgie même, déjà, de sa perte inéluctable. et cela vous questionne, et vous persévérez, dans cet être, dans cette perte.
finalement le rien est cela seul qui réponde de tout. tandis que nous n’avons que pas tout comme outil à notre disposition. et ce que nous vivons ne dure qu’un instant, quand c’est l’éternité que nous espérons rapporter arrêter offrir par la photo qu’on prend. est-ce l’éternité, n’est-ce pas juste un instant de partage, de désir de partage, de cela qu’on aura vécu seul, si seul, dans un isolement fondamental et effrayant. et ce moment d’être, que vous dites n’avoir pas vécu, ne vous aurait-il pas manqué de n’en pas témoigner, de n’en rien dire. de n’y être pas connu. l’intimité de l’être, sa parfaite complétude, aussi aspire à être connue d’un autre. en temps que c’est là justement que nous sommes au plus près de ce que nous sommes.
ou encore, encore autrement, dans ce moment du tout de la photo prise, qui est un moment physique, corporel, où c’est l’oeil et le doigt qui s’accordent pour pousser sur l’obturateur, où c’est l’oeil et le doigt pris dans le corps tout entier qui s’oublie dans ce qu’il voit qui s’y étend, qui trouve sa place dans le monde s’y ajuste, dans cet instant de voir, dans cet espoir de capture et de donner à voir, c’est la folie d’y croire parce que tout le corps s’y met, il y a un unisson, du monde et de soi dans le monde, il y a un instant de certitude et l’inconscience d’un arrachement, d’un vol, d’un rapt, d’un suspens : cela se saisira-t-il qui est insaisissable. et à ce tout de l’illusion où se tient le corps correspond le rien de tout dit : car rien ne le dit ni ne doit le dire de cela qui vous arrive. de cet endroit qui excède tout dit, ce dont aussi vous avez la parfaite inconscience. cela peut ne jamais donner la moindre photo qui soit jamais montrée, vue. mais cela vous questionne, cela se réfléchit. et c’est un lien au monde, à la vie. au désir.
je suis désolée de me montrer si péremptoire. c’est que cette question que vous posez je me la suis maintes fois posée, et je nous imagine nombreux à nous la poser, à voir le monde tout autour de nous prendre le monde en photo sans vraiment jamais trouver par où ensuite s’en délester (le dégueuler).
le tout est qu’est-ce qu’on fait, maintenant, qu’on a vu qu’on voyait mal, qu’on était vus, et là je crois, la réponse sera individuelle et convoquera toujours quelque chose de l’ordre de l’invention. parce qu’on ne prend pas de photo sans raison, sans raison intimement chevillée au corps, au coeur, sans espoir, sans désespoir. et que l’objectivité d’un appareil ne rend pas automatiquement compte de nos subjectivités. et qu’aucun like ne suffira à se faire l’arbitre de notre être, qui manque au monde.
écrit tout au long du matin de la calme maison de ma mère
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c’est assez génial le matin dans cette maison vide en été les fenêtres ouvertes les petits oiseaux les petites fleurs le café même qui coule lentement évidemment je sais que vous êtes là-bas
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mal au ventre comme si j’allais être réglée. faites de la poésie. draguée hier en gare de Lille par un jeune chinois flamand.
le sang va couler. vieille de 59 ans.
mais tu as raison, je peux être si heureuse. qu’est-ce qui m’en sépare de ce bonheur. l’oubli ? l’absence d’un nom.
tous les jours, ma mère perd quelques mots.