Sur L’Envers de la biopolitique d’Éric Laurent, par François Regnault

20 mai 2016 | mai 2016 | Cut&Paste, psychanalyse | , , , , |

Sur L’Envers de la biopolitique d’Éric Laurent, par François Regnault

« Vous créez un frisson nouveau »
Victor Hugo, à propos des Fleurs du mal de Baudelaire

 

Sans doute, ce livre* est-il un excellent exercice d’orientation.

« Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée », c’est une question que pose Kant en 1786, et pour laquelle il requiert la différence de la droite et de la gauche (en aucun sens politique, je vous prie de le croire). L’Envers de la biopolitique d’Éric Laurent, c’est « Comment s’orienter dans la psychanalyse ? »  En quoi, celui qui dira que si la psychanalyse ne le concerne pas alors ce livre non plus, fera l’erreur de ne pas voir que c’est justement parce que ce livre s’oriente dans la psychanalyse, qu’il peut renverser la biopolitique, laquelle aujourd’hui nous commande, nous manipule, nous asservit, nous, et au premier chef, notre corps. Qui gagnerait à l’ignorer ?

Éric Laurent n’est donc pas de ces psychanalystes – s’il y en a – qui ne lisent que des ouvrages de psychanalyse (affaire de boutique, en somme), il en lit bien d’autres. En quoi, il ne s’enferme dans aucune psychanalyse passée qui voudrait se présenter comme scolastique, encore moins ignorer les tournants de son « endroit » et les détours de son « envers ».

« Ce livre veut montrer que Lacan propose pour la psychanalyse une orientation sur le statut du corps dans notre civilisation de la jouissance. » [p.19]

En quoi encore, et j’en finis avec les en quoi, il tient compte de l’orientation que Jacques-Alain Miller donne à présent à la psychanalyse (au-moins-un à le faire s’il n’est pas le seul, comme on en conviendra) ; ce qui veut dire qu’à tenir compte du « dernier Lacan», la psychanalyse avance, comme elle a déjà avancé depuis Freud avec Lacan, et comme il convient qu’elle avance, si elle n’a pas d’avenir illusoire.

Je pense souvent à ce propos au Théâtre Nô, dont les fans occidentaux nous font croire que ce sont des cérémonies ultra-codées depuis l’origine, dont notre théâtre serait incapable, alors que sous couvert d’une fidélité supposée immémoriale, cet art japonais évolue en vérité de Maître en Maître, sans rien d’universitaire. Plût au ciel qu’il en aille toujours de même avec la psychanalyse, si elle évolue, non sous des Maîtres, elle, mais au moins d’Analyste en Analyste comme je crois et constate qu’elle fait.

du rien de la belle bouchère à l’huître de la belle mondaine

3 décembre 2016 | décembre 2016 | Cut&Paste, psychanalyse | , , , , , |

Eric Laurent, « De Radiophonie de J. Lacan », Conférence à Bruxelles le 15 octobre 2016

Écouter sur Radio Lacan : http://www.radiolacan.com/fr/topic/867/3# (épisode 3)

Extrait  (transcription rapide) :

[…] 6:45 Et l’articulation au phallus, cette nouvelle articulation, dans Radiophonie, je voudrais prendre l’exemple que Lacan donne de la nouvelle reformulation du désir, de la métonymie du désir, en tant qu’articulée à la jouissance.

Dans la première partie de son enseignement, Lacan avait fait de la métonymie du désir le fait que dans le désir, au cœur du désir, il y a un objet qui glisse, qui fait que finalement rien ne peut se fixer comme objet dernier du désir. Ça glisse toujours. D’objet en objet, le désir, l’objet court sous la barre du signifiant et la barre du sens, et donc l’objet métonymique c’était la fuite du désir. Et ça met en valeur le rien.

A partir de là, Lacan a voulu, commenter « Le rêve de la belle bouchère », la spirituelle bouchère, en mettant en avant le rien. L’accomplissement du désir dans le rêve de la belle bouchère, vous vous rappelez que c’était de « ne pas donner de déjeuner » – et Freud commentait : comment peut-on parler d’accomplissement de désir quand justement on ne le fait pas. Freud apporte une certaine réponse, Lacan en donne une autre, articulée autour du rien que conserve l’hystérique qui se fait valoir comme objet précieux, détentrice d’un rien qu’elle ne cède pas et qu’elle fait exister comme objet en ne le donnant pas. Ça c’était La belle bouchère.

« La métonymie, ce n’est pas du sens d’avant le sujet qu’elle joue (soit de la barrière du non-sens), c’est de la jouissance où le sujet se produit comme coupure : qui lui fait donc étoffe, mais à le réduire pour ça à une surface liée à ce corps, déjà le fait du signifiant. »

Et puis, Lacan surprend tout le monde dans Radiophonie où il note ceci : « la métonymie, ce n’est pas du sens d’avant le sujet qu’elle joue, c’est de la jouissance où le sujet se produit comme coupure. » La surprise c’est qu’alors que la métonymie normalement c’est de la coupure qui se promène vers le rien, maintenant c’est la jouissance qui fait coupure. 

Là (?), il donne l’exemple d’un « objet défini comme un reste irréductible à la symbolisation de l’Autre » qui « dépend néanmoins de cet Autre »1,  qui nous fait comprendre sa déclaration « faire passer la jouissance à la comptabilité » – chose qui est polysémique, qui peut s’entendre de différentes façons.

Mais là, dans Radiophonie, l’exemple clinique c’est un passage de Bel Ami. Je vous lis ce passage, p. 419 :

“J’ai montré en son temps que l’huître à gober qui s’évoque de l’oreille que Bel-Ami s’exerce à charmer, livre le secret de sa jouissance de maquereau. Sous la métonymie qui fait muqueuse de cette conque, plus personne de son côté pour payer l’écot que l’hystérique exige, à savoir qu’il soit la cause de son désir à elle par cette jouissance même.” 11:23 …

Bon, c’est difficile à suivre à l’audition. Mais bon, voyons ce qui est dit, quelle est la situation de Bel Ami. Bel Ami n’est pas exactement un maquereau, il ne met pas une femme sur le trottoir, mais c’est un sujet qui monte l’échelle sociale par les femmes. Il séduit les femmes, il est bel homme, il sait leur parler et une fois qu’il les a attrapées par l’oreille, elles font tout pour lui, et elles le présentent, etc. Bref, l’ascension sociale du séducteur, racontée par Maupassant dans le Paris très voyoucratique du second Empire, et dans lequel il y avait énormément d’ascensions sociales de ce genre. 12:32 [Le prototype étant … affairisme sensationnel…] Donc, le séducteur, il parle aux dames.

Alors, on fait un petit dîner, un petit souper fin dans lequel il y a le couple, Monsieur Madame, et on sert les huitres. 12:49  Pendant ce temps-là, lui ce qu’il fait Bel Ami, ce qu’il veut, c’est capturer l’oreille de la dame, donc tranquillement par la … des sous-entendus, du charme de cette dame qui comprend très bien qu’il veut obtenir d’elle ses dernières faveurs. Et donc, dit  Lacan, l’idée c’est   «  que lui soit la cause de son désir à elle par cette jouissance même« . Donc, c’est le contraire de La belle bouchère qui met en avant le rien. Là, il faut que le type veuille jouir d’elle et qu’il le montre et que justement en gobant l’huitre il montre très bien que ce qu’il veut gober c’est elle, qui est là, à qui il s’adresse. Et donc, métonymie de sa jouissance à lui. Sa jouissance est je veux coucher avec toi. Et la dame est ravie, elle a besoin de ce témoignage pour que, comme le dit Lacan, il soit la cause de son désir à elle par la jouissance même qu’il manifeste. Que justement dans le dîner, il est clair qu’il n’est pas question de sublimation, on n’est pas là pour parler d’histoire de l’art, avec des trucs chiqués utilisant des effets rhétoriques. Ou, il faut que dans les effets rhétoriques, il soit clair que la dame est visée. Là, ça l’enchante. Donc, position qui est l’envers de la position de la belle bouchère. Là, la belle mondaine de Bel Ami au contraire s’est appuyée sur un point de solidité : il faut que le désir de l’homme soit décidé et articulé à un objet, articulé là à un objet oral de façon claire. Et donc la définition qui est définie par Lacan, c’est une seconde théorie de la métonymie. Ça n’est plus le signifié qui court sous le sens comme sorte de moins qui toujours est là et permet de faire passer le désir qui ne se fixera point 15:23 Là au contraire il faut une fixation de jouissance, et à partir de là ça cause le désir d’elle comme désir hystérique, d’accord, c’est-à-dire comme objet précieux qui veut se dérober, mais qui veut être rejoint tout autant. Et d’ailleurs, c’est pour ça qu’elle donnera tout à Bel Ami pour assurer son succès. A condition qu’il l’ait faite cause de son désir.

Donc, cette seconde théorie de la métonymie fait que l’effet de sens métonymique est articulé à la jouissance 16:02 et non plus simplement à l’effet de signification. D’où la position ensuite que Lacan va développer, qui est cette position d’attaquer ce qu’il appelle la linguistique universitaire, c’est-à-dire les professeurs d’université qui lui reprochaient de faire un usage de la métaphore et de la métonymie qui ne soit pas conforme aux tropes du désir, aux tropes des figures de rhétoriques telles que Jakobson les avaient amenées dans … Métaphores et métonymies, justement comme effets de signification. Avec le + du côté de la métaphore et le – du côté de la métonymie. Là, au contraire Lacan attaque ce point-là en disant effet lui il utilise métaphore/métonymie de façon toute autre, parce qu’il s’agit de faire valoir à chaque fois ce qui échappe aux effets de signification universitaires, c’est-à-dire la façon dont le sujet parle de sa jouissance. Le sujet parle avec l’Autre, mais de sa jouissance. 18:04 Et la phrase « L’homme parle avec son corps » du Séminaire XXIII, là c’est « L’homme parle avec l’Autre, le corps comme Autre, de sa jouissance à lui, par lequel il veut poursuivre son partenaire fantasmatique féminin ». Avec l’articulation de la femme, une femme, en position d’objet du fantasme, par rapport au moins phi qui est en jeu dans (leur rapport). Alors pour faire valoir cette position du sujet articulé il note la façon dont Saussure ca n’est pas simplement pour lui l’articulation […]

Notes:
  1. « L’objet, défini comme un reste irréductible à la symbolisation au lieu de l’Autre, dépend néanmoins de cet Autre car, sinon, comment s’y articulerait-il ? » Jacques Lacan, Séminaire X, L’angoisse, p. 382. []

à Hélène Parker – vouloir l’aveu

13 mai 2021 | mai 2021 | correspondance, envoyé | , , , , , , , , , , , , , , |

il est maintenant 07h07 (vous le voyez comment j’avance vers vous « couchée sur le temps »…) je vous envoie une  des lettres non-envoyées dont je vous parlais hier, que j’ai pris le temps de relire et compléter encore ce matin :


paris, lundi 10 mai, 6 heures

très bien dormi, enfin.
relu hier catherine dont-j’oublie-le-nom, relu Extases intérieures. mais, c’est pas ça, le titre; catherine millot, le nom. le titre reviendra peut-être aussi.
le jour s’est levé. les lampadaires de la rue viennent de s’éteindre. la lumière s’appartient à nouveau.

je ne vais pas bien, depuis quelques jours, difficile(1). mais hier, repris huile de CBD et au réveil cette formidable sensation de chaleur, de confort, de grande lucidité.

je ne pense pas du tout que j’arriverai à noter ici ce qui m’est alors apparu.

l’embarras dans lequel je suis face aux tâches ménagères. dès que je les prends en charge, l’impression d’enfiler la peau de ma mère. tout dans cet appartement demande à ce que je prenne cette peau. à ce que je ne fasse plus que ça, du ménage.
hélas, je ne pense pas pouvoir rapporter rien de plus de mes clartés matinales.

tentative : 
de l’impossibilité de marcher dans les pas de mon père, de sortir du sillon de ma mère : pas très convaincant.
au hasard : 
du besoin impérieux d’agir en cachette, en secret. et de l’insupportable de n’avoir pas d’espace à moi, de temps à moi.

il y eut ce problème hier. tout d’un coup sentie hors de moi, expulsée.

cela fait si longtemps que je suis tentée de me remettre au travail, de me remettre à un travail, et que je n’en trouve pas les moyens : ni la place (où dans l’appartement, à quel bureau, à quel ordinateur ; au café, à la bibliothèque), ni le support (papier, téléphone, ordinateur portable, ordinateur de table ; fichier Word ou blog, blog secret ou blog ancien que je reprends.  compiler ma correspondance, reprendre les anciens textes, repartir à zéro, quelle voie pour la fiction, cela s’atteint comment ?), ni le nom (écrire en mon nom ? impossible ; en quel nom alors ? )

donc, s’agissant de travail auquel je ne me mets pas, je voulais retrouver un passage de ce livre qui n’est pas Extases intérieures de Catherine qui Millot, qui est Abîmes ordinaires me dit internet, je voulais le retrouver, le recopier, à défaut de trouver quoi en faire d’autre, le minimum donc, désireuse que je suis de ne pas laisser cette lecture sans conséquence dans ma vie. alors, ce petit travail de copiste.

à cette fin, et non sans anxiété, je m’installai à la table de la salle à manger. j’allais aussi tenter de combattre cette façon qui est la mienne de dériver, de me laisser aller sans but, incapable que de tenir le gouvernail du plus petit désir, de la moindre intention, je prenais une décision, minime certes, et sortais de mes trajets habituels pour me donner la chance de l’exécuter.

donc anxiété à propos du texte de CM, à propos de ce que j’en ferais, et anxiété parce que je prends une place dans l’appartement pour travailler, au vu est au su de tous, parce que je m’installe ainsi que je le faisais autrefois, il y a 20 ans, à une table, avec un ordinateur et des livres. je vivais alors seule.

vers quinze heures donc à la table de la salle à manger, 

or. déjà écrire ceci est compliqué, demande un travail de mémoire, demande d’aller contre ce qui cherche à se faire oublier, ce qui déjà s’enterre. ce dont je veux parler ici, qui s’est passé hier, je l’ai déjà oublié. j’avance, même s’il n’y parait pas, en aveugle. et le sol, me semble-t-il, les mots, ne cessent de se dérober sous moi. littéralement. je ne sais plus ce qui provoqua la colère d’hier.

en attente d’un nom. quel nom me fait trou au cœur. quel nom me manque. que fais-je en cette absence. quel nom puis-je endosser, en quel nom écrire? comment rapprocher ce  que j’écris de ma personne, de mon nom (impossible).  cela qui n’est possible que dans une lettre (au bas de laquelle j’écris mon nom).

(ce pourquoi j’écris beaucoup de lettres. ce pourquoi je suis tentée d’écrire beaucoup de lettres. est-ce pourquoi elles sont si souvent d’amour sont si souvent d’adieu. elles seules, le lieu de désir, de l’amour, de mort, etc. )

je me dis que je dois retourner à tenter de penser la lâcheté de ça : je n’assume pas ce que je suis, pense. je me dis ça, ces jours-ci. pourquoi ne pas plutôt penser en terme de lâcheté, en termes de lâcheté morale… plutôt que de psychose, de mélancolie ou de Dieu sait quel « rejet de l’inconscient »(2) :

« Il nous faut distinguer, à partir de Télévision, entre la clinique de la lâcheté morale et celle du rejet de l’inconscient. Il s’agit dans le premier cas d’un sujet défini à partir de la structure du langage, la clef en est le désir. Dans le second cas, le rejet de l’inconscient nous renvoie à un autre registre, celui où la  jouissance mortifère se noue à la naissance du symbole. »

Éric Laurent, « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », Ornicar.?47


et c’est là qu’il m’est apparu que je n’aurai jamais rien d’autre à écrire qui ne soit au bord de l’aveu.

(et qu’il y s’agit moins de lâcheté morale que de rachat moral).

toujours au bord de l’aveu. quoi que j’écrive, de cet ordre-là. ce grand désir toujours, qu’on en vienne là, aux faits.  le souvenir remonté de dostoïevski. l’enthousiasme de ma mère pour dostoïevski, ses grandes scènes d’aveux.

je  veux  l’aveu.

faut du crime, faut que ça saigne pour que ça signe, faut que ça s’enseigne, le reste balayé, inexistant, c’est bon pour la fille qu’a un nom :  Blanche Demy.

comme s’il n’y aurait jamais rien d’autre à écrire : ma faute.  celle reprise à mon compte dont ma mère ne cesse de s’accuser.

(question stupide : est-ce de la même faute qu’il s’agit. s’agit-il de la sienne de faute que je fais mienne, ou s’agit-il de la sienne et de la mienne. s’agit-il de sa folie que je prends à mon compte, de la mienne que je lui attribue, ou sommes nous aussi folles l’une que l’autre…)

il y a une faute qu’aucun nom n’assume. c’est d’elle que ce que je veux écrire voudrais prendre la charge.

aucun nom, seulement la chair. Chère Hélène, Chère Blanche,

n’est-ce pas plutôt de la nature de cette faute qu’il faut se rapprocher. de cet objet de l’écriture. dont j’avais cru lire une interprétation possible dans l’écrit d’Éric Laurent cité plus haut sur la mélancolie.
la culpabilité endossée du meurtre de la chose par le symbolique. non, c’était plus dramatique encore que ça. il était question d’incarnation. ne s’agissait-il pas d’incarner ce qui restait du meurtre. ou ce meurtre même et ce qu’il tue. mais non.
ah. mais que faire de ces textes qui vous frappent, où il vous semble lire la résolution de l’énigme qui ne trouve d’ailleurs nulle part où s’écrire, qui se referment dès lors qu’on veut les approcher de plus près, n’offrent plus que leur opacité (en lieu et place de la limpidité un instant ressentie). 
à chaque relecture, je rentre en suspension, c’est à peine si j’ose encore bouger.  j’attends que la révélation entr’aperçue parachève ses effets, ma transformation, qu’elle s’énonce enfin en toutes lettres, me libère. or ça, en lieu et place de libération, c’est bien plutôt de culpabilité que je suis envahie. tant il me semble que je ne fais pas alors ce qu’il conviendrait, que je n’accomplis pas le travail exigé. que je n’étreins pas le texte, ne le tords, pour lui faire rendre son suc, ma vérité.

je fais mieux de reprendre le récit de ce qui s’est passé hier.

je veux donc m’installer à table, je m’apprête à m’asseoir, quand Édouard met une musique dont rien ne peut faire que je ne m’en sente agressée. je ne peux rester dans la pièce.
nous sommes vraiment peu de choses.
je vais à la chambre, je  me couche, entends encore. ne sais ce que je fais alors, probablement décide de ne rien faire, d’attendre que cela passe. je ne veux pas laisser ma  colère s’amplifier. le sentiment d’être perdue. comme je ne peux plus, je ne veux plus me mettre en colère, « être fâchée sur » Édouard, décontenancée, vidée, je décide de sortir, me promener.

il faisait beau, bon. ne faut-il en profiter? cela n’avait pas de sens. je suis allée au bois de Vincennes que je ne connais pas, où j’ai marché lentement. me semblant reconnaître le bois de la Cambre à Bruxelles. je suis allée au bois de Vincennes, où j’ai marché lentement, j’ai fait le tour du lac, fort long tour, tout m’a paru charmant, je prenais des photos, parfois. j’envoyais des messages à Édouard et à Anton (pensant que je n’existais que là, par là, par ces petits messages que j’envoyais. mais c’était dans un vouloir les aimer aussi et n’être plus fâchée. ce plus sûr mode chez moi d’aimer, écrire. je t’écris, je t’aime. aurais-je pu n’avoir rien écrit ? ne leur avoir rien écrit? est-ce que ce serait cela, devenir seule ? cette nécessité de solitude à laquelle la lecture de CM m’a ramenée, qu’elle a fait scintiller à mes yeux.)

je n’existe que dans l’écriture-à, me suis-je dit. dans un écrire intransitif, pour reprendre une expression lue sans la comprendre chez  catherine millot :

(…) il me semblait parfois être la place en attente du jour, sans cesse remis au lendemain, où je me mettrais à écrire. Mais ne tombais-je pas dans un cercle puisqu’écrire, verbe intransitif dont la condition était une certaine vacance, avait pour vocation précisément de donner consistance au vide, en quelque sorte de l’engendrer.
Abîmes ordinaires, Catherine Millot, p. 56.

pourquoi a-t-il fallu que cette expression me frappe? c’est que mon écrire-à, mes lettres, ne supportent aucun vide. bien plutôt cherchent à le remplir, à l’habiter, le peupler. aussi, si dépendante que je me trouve depuis longtemps d’un autre auquel écrire, dans l’impossibilité où je suis de désincarner le lieu de mon adresse, de l’abstraire, de tracer moi-même – de dessiner, de fixer, de peindre -, par delà tout, la silhouette vide et désirable d’un autre inexistant, il me semblait convenir que j’arrive à transitiver l’écriture. je voudrais une écriture qui, comme l’angoisse, ne soit pas sans objet, et qui ne cesse de chercher à s’en rapprocher. encore, et encore.

au retour de ma petite promenade où j’avais marché 11620 pas, après avoir gentiment salué tout le monde, enfant et compagnon, je suis retournée dans la chambre et je l’ai finalement retrouvé le passage de Catherine Millot dans Abîmes ordinaires.

je lisais, accrochée à ses lèvres, au déroulé de son énonciation, consciente de ce que se disait là quelque chose de mon être même, dont je ne savais comment le rejoindre ni comment m’en différencier, puisqu’il fallait bien que je m’en différenciasse, n’ayant connu son (fabuleux) destin, à elle, CM (destin : écrivain / analyste). Le passage a-t-il répondu à mes attentes, correspondu à mon souvenir : oui. oui. oui et non. oui. et le sentiment de suspension et le moment sidération et le sentiment de tristesse.

(comment m’extraire moi, de là, de dessous tout son splendide fatras d’elle, Catherine Millot. comment écouter, retenir ce qu’elle dit, ne pas l’oublier déjà, et qui pourrait adoucir mon sort. que d’elle retenir qui me serve, dont je puisse faire usage. son insistance, sa persévérance. son obsession. l’extase, la solitude, l’écriture. elle qui d’un objet de damnation fait un objet de béatitude. )

à Édouard qui passait dans la chambre, je lus à haute vois le passage, très mal, j’aurais espéré qu’il se passât quelque chose de supplémentaire, une petite jouissance supplémentaire, rien. à la fin, Édouard s’empressa de déclarer : extraordinaire, tout à fait dans tes préoccupations, tu es dans de bonnes mains avec ce livre. dont je lui expliquai alors que j’en étais à une tentative de relecture, et qu’il n’y avait pour moi probablement rien de plus triste au monde que l’idée d’avoir terminé un livre, de l’oublier, de ne rien en faire

08:09, il fait maintenant tout à fait lumineux.

*

A cette lettre de mardi, j’ajoute encore, ce matin (06:06) jeudi :

il ne me semble pas que la solitude de Catherine Millot soit à ma portée. et cela reste encore à établir (la nature de mon irréductible dépendance à l’autre).

pourtant dans le silence même qui s’imposait à moi hier en séance, et l’impossibilité même où je me trouve d’écrire encore ces lettres, mes lettres-à, mes lettres intransitives, il y a peut-être ça, un aveu de suffisance. qu’il s’avoue que ça suffit. un aveu de jouissance. un aveu aussi de quelque chose de réussi et qu’une page doive se tourner : je l’ai fait je l’ai écrit je l’ai dit. il y a quelque chose que je dois pouvoir n’avoir pas à redire. c’est ce que j’entendais, hier en séance. un sentiment de déjà dit. avoir dit. et que cela suffise.

il y a ce vêtement de ma mère qui flotte sur moi. et il y a tout ce que j’en ai écrit, tout ce que j’en ai dit. cela s’ajoute. c’est un en plus. c’est ma part. c’est ce qui n’est pas elle. sur les traces de quoi vous m’avez mise, vous, Hélène Parker, lorsque vous me paraissiez vouloir souligner comment je n’étais pas elle. ce que je voulais dire aussi, c’est que j’ai entr’aperçu dans l’autre lettre écrite : il n’est pas attendu que j’en fasse plus, que je fasse tout. tout pour l’autre. je ne peux plus croire qu’Édouard et Anton l’attendent. je ne peux plus les en accuser. seule, moi. à tout attendre. je suis celle qui est dans la tentation du sacrifice. me révolter contre eux, me permettait de faire limite, de limiter l’imitation (qui fut sans révolte, aucune, donnée totalement). or, je n’y arrive plus. (depuis ce lapsus en séance, je n’arrive plus, quel lapsus : celui où je voulus vous dire que j’étais « fâchée sur Édouard », et où c’est mon propre prénom qui sortit : « fâchée sur Blanche ». depuis, il ne m’est plus possible d’être fâchée sur lui, même si le réflexe m’en revient encore, dont je ne sais que faire.) j’ai donc, ainsi que je l’annonçais hier en arrivant, une nouvelle limite à trouver. 

car ce sacrifice sans nom auquel ma mère se pliait volontiers mais non sans angoisse, quand je tente par tous les moyens d’y échapper sans cesser d’y retomber, est un trou.

c’est vous qui parliez de trou dans le savoir. ce trou que j’ai appris à aimer. trou dans le savoir dont je cherche à faire état depuis des années. qui ne cesse de vouloir faire symptôme. ainsi mes oublis. les trous de mémoire avec lesquels il me faut composer. auxquels je ne voudrais pourtant pas renoncer.

je vais vous envoyer maintenant cette lettre et retourner me coucher. il y a une autre lettre, je crois, qui traîne encore.

Bonne journée, Hélène Parker,

Blanche  Demy


(1) j’en accuse les cigarettes que j’ai fumées récemment. il n’y en aura pas eu plus de 3. pas plus de 3 cigarettes sur 4 ou 5 jours.
ça aura suffi pour : me faire pousser un bouton sur le nez, me donner mal aux dents aux oreilles à la gorge, m’empêcher de dormir (+ le reste).
j’ai tout de suite pris 1 anxiolytique (pour m’aider à supporter et dépasser l’envie de fumer à nouveau), et finalement des somnifères.

(2) Voir aussi : « Mais ce n’est pas un état d’âme, c’est simplement une faute morale, comme s’exprimait Dante, voire Spinoza : un péché, ce qui veut dire une lâcheté morale, qui ne se situe en dernier ressort que de la pensée, soit du devoir de bien dire ou de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la structure. Et ce qui s’ensuit pour peu que cette lâcheté, d’être rejet de l’inconscient, aille à la psychose, c’est le retour dans le réel de ce qui est rejeté, du langage ; c’est l’excitation maniaque par quoi ce retour se fait mortel. À l’opposé de la tristesse, il y a le gay sçavoir lequel est, lui, une vertu. Une vertu n’absout personne du péché, originel comme chacun sait. »
J. Lacan, « Télévision », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 526.

Éric Laurent, « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », Ornicar? 47

1 juin 2021 | juin 2021 | lectures, psychanalyse | , , |

(p. 8) Le sujet et sa cause dans la mélancolie

Éric Laurent, "Mélancolie, douleur d'exister, lâcheté morale", Ornicar? 47, p. 8.
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(p.9) (…) « Voici donc liés le moi primordial comme essentiellement aliéné et le sacrifice primitif comme essentiellement suicidaire. » 13 D’une phrase, (…) Lacan donne sa forme au sacrifice primitif dans le fort/da et les jeux d’occultation, qui sont les premiers jeux de l’enfant : « Nous pouvons les concevoir comme exprimant les premières vibrations de cette onde stationnaire de renoncements qui va scander l’histoire du développement psychique ».14 (…) Le sacrifice primitif est sacrifice du sujet, c’est le rapport à l’Autre qui est paranoïaque. A cet égard, le suicide mélancolique est le pendant du meurtre immotivé sur le versant paranoïde ; c’est le point de la structure où affleure le sujet, en tant qu’il est tout entier pris dans le sacrifice, sans aucun recours. (…)

L’action du sujet dans le fort/da est exemplaire. En nommant le vide créé par l’absence de la mère à l’aide de l’alternance présence/absence de la bobine, le sujet la détruit comme objet, mais il constitue cette action même comme objet en la répétant. Le sujet « élève son désir à une puissance seconde (…) Le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la Chose, et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir. »15 Le fort/da n’est plus seulement scansion, mais véritable fondement de l’édifice subjectif du désir. La mélancolie, sacrifice suicide, s’identifie à cette mort du sujet qui se nomme dans le même temps où il s’éternise. Par là, le sujet se fait pur sujet de l’éternité du désir. La mélancolie ne se situe plus à partir du narcissisme, mais à partir des effets du parasite langagier. Plus exactement, le sacrifice narcissique est subordonné au sacrifice symbolique.

(p.14 ) La mélancolie comme passion de l’être:
douleur d’exister et lâcheté morale

(…) (p.15) Il nous faut distinguer, à partir de Télévision, entre la clinique de la lâcheté morale et celle du rejet de l’inconscient. Il s’agit dans le premier cas d’un sujet défini à partir de la structure du langage, la clef en est le désir. Dans le second cas, le rejet de l’inconscient nous renvoie à un autre registre, celui où la  jouissance mortifère se noue à la naissance du symbole. C’est cette zone qu’en 1953, Lacan désignait ainsi :

« Quand nous voulons atteindre dans le sujet ce qui était avant les jeux sériels de la parole, ce qui est primordial à la naissance des symboles, cela nous le trouvons dans la mort.« 39

Une clinique qui ne s’épuise pas à suivre l’établissement du « discours déprimé » est ici indiquée. Nous pouvons y inclure non seulement les phénomènes dépressifs isolés chez l’adulte, échappant à toute reprise dans l’histoire du sujet et de ses symptômes, mais aussi les moments dépressifs majeurs chez l’enfant. Il s’agit là d’interroger le sujet non pas du côté de l’inconscient comme discours de l’Autre, mais du côté du silence des pulsions de mort. Dans la nouvelle jouissance qui fait irruption pour ce sujet, nous trouverons des indications sur ce que nous pourrons attendre à tels ou tels moments des la vie, dans les mauvaises rencontres qui pourront avoir lieu, au cours même de la psychanalyse. Notre hypothèse est que ces moments de rejet de l’inconscient ont même valeur indicative que tel ou tel « phénomène élémentaire » isolé par exemple par Lacan, à la suite de Freud, dans le cas de l’Homme aux loups.

Notes

13   Jacques Lacan, Ecrits, p. 187.
14   Ibid.
15   Ibid., p. 319.
39   Jacques Lacan, Ecrits, p. 320.

un chien maltraité n’ayant rien à dire sur son sort, n’ayant plus droit à la parole – voué à disparaître (le retour du Fort-Da)

7 septembre 2021 | septembre 2021 | psychanalyse | , , , , , |

Extraits de L’envers de la biopolitique, Une écriture pour la jouissance, Eric Laurent, « Jouir à corps perdu », p.119-

Lacan, dans son Séminaire XXIII (=Le sinthome), procède, à partir de la jouissance masochiste de Joyce, à une double relecture de la clinique de la perversion et de celle de la sublimation. Il avait à différents moment dans son enseignement, souligné combien ces deux modes de satisfaction de la pulsion dégagés par Freud, apparemment opposés l’un à l’autre, interrogeaient tous les deux la jouissance phallique. Il y avait, dans les deux cas, un accès à la satisfaction directe de la pulsion, sans en passer explicitement par la castration et son agent paternel. Aussi Lacan a-t-il proposé diverses formules pour éclairer ces paradoxes, jusqu’à trouver une nouvelle écriture avec les nœuds, qui permet de se passer de la fonction du père, saisie à partir de sa jouissance, de sa père-version. L’écriture de la jouissance dans la logique des sacs et de cordes permet d’accrocher le parlêtre à sa jouissance sans avoir recours à la castration.

SUBLIMATION ET PERVERSION

La théorie freudienne de la libido voyait dans la répétition du Fort/Da (1) – jeu de la bobine au moyen duquel l’enfant reproduit le départ de sa mère – le fondement, et du masochisme primordial, et de l’au-delà du principe du plaisir. Freud considérait cette activité ludique comme la manifestation d’un masochisme primordial impliquant la répétition passive de l’expérience de la perte. Dès le début de son enseignement, Lacan rompt avec cette lecture freudienne : point de masochisme passif dans ce jeu, mais une symbolisation active nécessaire de l’absence. Lacan donne comme « condition fondamentale [au Ford-Da] une condition symbolique. Sa première analyse du Fort-Da [montre] que la répétition est entièrement fomentée par la subjectivité, que […] le sujet est actif, qu’il maîtrise sa privation, […] négative sa jouissance et transcende son désir. (Cela) surclasse la jouissance (et il) s’en défait. […] Ce sujet comme être-pour-la-mort ne peut pas être animé par une libido. Il ne peut être animé que par une intention qui est de l’ordre du sens. Il est animé par le désir de reconnaissance […] Lacan invente à la place de la libido freudienne une satisfaction d’ordre purement symbolique (et) universalisable.(2) »

Le vide de libido du sujet en tant qu’être-pour-la-mort constitue l’élément décisif dans les différentes déclinaisons de ce point de départ symbolique. […]
« la sublimation […] reste [problématique] à moins de [la] définir comme la forme même dans laquelle se coule désir. [La ] pulsion elle-même, loin de se confondre avec la substance de la relation sexuelle, est cette forme même. Autrement dit, […] la pulsion peut se réduire au pur jeu du signifiant. Et c’est ainsi que nous pouvons aussi définir la sublimation. […] Ici, – en un point aussi paradoxal que l’est la perversion, entendu […] comme ce qui , dans l’être humain, résiste à toute normalisation – nous pouvons voir se produire ce discours, cette apparente élaboration à vide que nous appelons sublimation (3) ». La pulsion se trouve résorbée dans le circuit de la bobine, qui permet l’articulation radicale du sujet au vide, à la forme pure du désir. Dans ce Séminaire, Lacan souligne avec force la séparation entre le désir comme tel et sa prise dans la problématique œdipienne : […] « Hamlet […] Les coordonnées de ce conflit sont modifiées par Shakespeare de façon à pouvoir faire apparaître comment […] le problème du désir, […]l’homme n’en est pas seulement investi, […]mais que, ce désir il a […]à le trouver.(4) C’est le dévoilement de la problématique du désir qui, articulé au vide de la jouissance se présente comme un impératif radicalement nouveau, délié de tous les impératifs associés au père.

Cet abord permet à Lacan à partir d’une lecture radicale du fantasme On bat un enfant […] de constituer « le fantasme (comme) support nécessaire du désir (5) » et d’exposer un masochisme hors lien avec le père, alors que Freud se sert de ce fantasme pour nouer la satisfaction masochiste au père qui bat. Rappelons que Freud(6) procède en trois temps pour déplier ce fantasme. Premier temps Mon père bat un enfant (autre que moi); deuxième temps: Mon père me bat : temps du masochisme proprement dit, recherche de punition; troisième temps (généralisation, universalisation) : On bat un enfant.

Freud souligne avec étonnement que, dans tous les cas où il a isolé le fantasme, le deuxième temps, Mon père me bat, n’est jamais remémoré – il reste une place vide – et doit être construit. Il en déduit que c’est « une nécessité ». (7) […] Or, la formule de cette seconde phase nous intéresse au plus haut degré. Ce n’est rien d’autre, en effet, que la formule du masochisme primordial. Celui-ci intervient précisément au moment où le sujet , dans sa recherche, se trouve au plus près de sa réalisation de sujet dans la dialectique signifiante. Freud le dit à juste titre, quelque chose d’essentiel s’est passé entre la première et la seconde phase – le sujet a vu l’autre être précipité de sa dignité de sujet érigé, de petit rival. L’ouverture qui s’en est suivie [pour le sujet] lui fait percevoir que dans cette possibilité même d’annulation subjective réside tout son être à lui, en tant qu’être existant.(8) Nous ne pouvons qu’être sensibles, après le cours de J.A. Miller sur l’Être et l’Un(9), à cette formule, l’être existant, conjoignant l’être et l’existence autour de la possibilité du sujet, indexé par la notation du zéro.

Poursuivons notre lecture du masochisme avec Lacan : « C’est en frôlant au plus près cette abolition (que le sujet) mesure la dimension dans laquelle il subsiste comme un être sujet à vouloir, un être qui peut émettre un vœu. La phénoménologie du masochisme, il faut […] aller la chercher dans la littérature masochiste, qu’elle nous plaise ou qu’elle ne nous plaise pas, que ce soit pornographique ou pas. Qu’est-ce que l’essence du fantasme masochiste, en fin de compte? C’est la représentation par le sujet d’une série d’expériences imaginées qui suivent une pente dont le versant, le rivage, la limite, tient essentiellement en ceci qu’il est purement et simplement traité comme une chose (qui), à la limite, se marchande, se vend, se maltraite, est annulé dans toute espèce ce possibilité votive (au sens de vœu) de se saisir comme autonome. Il est traité comme un chien, dirons-nous, et non pas pas n’importe quel chien – un chien qu’on maltraite, et, précisément, comme un chien déjà maltraité. (10) »

Dans le Séminaire VI, le masochisme n’est donc pas saisi à partir de la douleur tégumentaire; l’intérêt ne porte pas sur la mesure de la résistance du corps à la douleur. Lacan élabore en effet le masochisme en tant qu’il est articulé à la place vide du sujet qui, réduit à un chien maltraité n’ayant rien à dire sur son sort, n’ayant plus droit à la parole – c’est la donnée essentielle – est voué à disparaître.

LE CORPS ET SA PERTE

Dans le Séminaire XXIII, la disparition est aussi au centre du propos de Lacan, non plus la disparition du sujet mais celle du corps-ego prêt à se détacher. Par cette considération accordée à ce qui se détache, Lacan nous présente un envers du stade du miroir. Dans « Le stade du miroir » en effet, le sujet s’inscrit dans l’imaginaire par l’assomption jubilatoire de son image. Dans la dernière leçon du Séminaire XXIII, Lacan dégage une écriture de l’ego qui n’est pas assomption de l’image, mais disparition, glisse de la pelure du corps. Et il se sépare d’autant plus de l’image qu’il garde cependant la même boussole centrale, s’intéresser à ce qui se sent dans le corps. Le stade du miroir voulait localiser la jubilation, l’excitation de la reconnaissance de l’image. Comment accrocher cette jubilation au lieu du corps, ce lieu des sensations proprioceptives – qu’il va nommer « affects » dans ce Séminaire XXIII? « Mais cette image confuse n’est pas sans comporter des affects, pour appeler ça comme ça s’appelle. A s’imaginer justement ce rapport psychique, il y a quelque chose de psychique qui s’affecte, qui réagit, qui n’est pas détaché, à la différence de ce dont Joyce témoigne après avoir les coups(11) de (ses) camarades. Chez Joyce, il y a quelque chose qui ne demande qu’à s’en aller, qu’à lâcher comme une pelure.(12) »

C’est pour cela que le rapport entre ce qui est accroché au corps et ce qui se détache une fois que le psychique a été affecté par métaphore est ici un montage délicat. Lacan s’intéresse de très près aux étapes successives de ce qui a été senti dans l’épisode que nous raconte Joyce. Il interroge précisément les divers temps de ce qui a été éprouvé et le rapport jouissif de Joyce à la douleur. L’insensibilité que Joyce atteint à la fin de l’épisode, la colère qui se détache de lui, qui tombe subitement, se réfèrent-elles au masochisme? Et quel est exactement le lien entre corps et jouissance ? […]

« Qu’il y ait des gens qui n’aient pas d’affect à la violence subie corporellement est curieux . La chose est d’ailleurs là ambiguë – ça lui a peut-être fait plaisir [la raclée], le masochisme n’étant pas du tout exclu des possibilités de stimulation sexuelle, il y a assez insisté concernant Bloom. (13) » Mais Lacan, justement, ne s’arrête pas là.

[…] « je dirai plutôt que ce qui est frappant, ce sont les métaphores qu’il [Joyce] emploie, à savoir le détachement de quelque chose comme une pelure. Il n’a pas joui cette fois-là, il a eu une réaction de dégoût. C’est là quelque chose qui vaut psychologiquement. Ce dégoût concerne en somme son prore corps. C’est comme quelqu’un qui met entre parenthèses, qui chasse mauvais souvenir(14) ».

(1) Cf. supra, p. 40.
(2) Miller J.-A., « L’Orientation lacanienne. Silet » (1994-1995), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris VIII, leçon du 29 mars 1995, inédit.
(3) Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 571.
(4) Ibid., p. 306.
(5) Ibid., p. 151.
(6) Cf Freud S., « Un enfant est battu. Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles » (1919), Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, p. 219-243.
(7) Ibid., p. 225.
(8) Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, p. 152.
(10) Lacan J, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, p. 152-153.

Note pour moi-même….
1/ Un enfant n’est pas reconnu 2/ Mon père ne me reconnaît pas (Nécessité masochisme primordial) 3/ Une reconnaissance n’a pas lieu, On ne reconnaît pas un enfant.

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