Sur L’Envers de la biopolitique d’Éric Laurent, par François Regnault
« Vous créez un frisson nouveau »
Victor Hugo, à propos des Fleurs du mal de Baudelaire
Sans doute, ce livre* est-il un excellent exercice d’orientation.
« Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée », c’est une question que pose Kant en 1786, et pour laquelle il requiert la différence de la droite et de la gauche (en aucun sens politique, je vous prie de le croire). L’Envers de la biopolitique d’Éric Laurent, c’est « Comment s’orienter dans la psychanalyse ? » En quoi, celui qui dira que si la psychanalyse ne le concerne pas alors ce livre non plus, fera l’erreur de ne pas voir que c’est justement parce que ce livre s’oriente dans la psychanalyse, qu’il peut renverser la biopolitique, laquelle aujourd’hui nous commande, nous manipule, nous asservit, nous, et au premier chef, notre corps. Qui gagnerait à l’ignorer ?
Éric Laurent n’est donc pas de ces psychanalystes – s’il y en a – qui ne lisent que des ouvrages de psychanalyse (affaire de boutique, en somme), il en lit bien d’autres. En quoi, il ne s’enferme dans aucune psychanalyse passée qui voudrait se présenter comme scolastique, encore moins ignorer les tournants de son « endroit » et les détours de son « envers ».
« Ce livre veut montrer que Lacan propose pour la psychanalyse une orientation sur le statut du corps dans notre civilisation de la jouissance. » [p.19]
En quoi encore, et j’en finis avec les en quoi, il tient compte de l’orientation que Jacques-Alain Miller donne à présent à la psychanalyse (au-moins-un à le faire s’il n’est pas le seul, comme on en conviendra) ; ce qui veut dire qu’à tenir compte du « dernier Lacan», la psychanalyse avance, comme elle a déjà avancé depuis Freud avec Lacan, et comme il convient qu’elle avance, si elle n’a pas d’avenir illusoire.
Je pense souvent à ce propos au Théâtre Nô, dont les fans occidentaux nous font croire que ce sont des cérémonies ultra-codées depuis l’origine, dont notre théâtre serait incapable, alors que sous couvert d’une fidélité supposée immémoriale, cet art japonais évolue en vérité de Maître en Maître, sans rien d’universitaire. Plût au ciel qu’il en aille toujours de même avec la psychanalyse, si elle évolue, non sous des Maîtres, elle, mais au moins d’Analyste en Analyste comme je crois et constate qu’elle fait.
Je ne veux pas résumer les chapitres qu’on pourrait dire préliminaires, nécessaires à mettre en place le questionnement qui puisse ouvrir à la biopolitique dont l’auteur revendique de tenter l’envers. Car l’orientation n’est pas ici la kantienne gauche-droite, mais la bascule envers-endroit [p.61] : « une reprise par l’envers »1 où Lacan dénonce aussi ce qu’il nomme ce qui « est bel et bien le S2 [savoir] du maître, montrant l’os de la nouvelle tyrannie du savoir »2.
L’envers : on sait que Lacan a ainsi intitulé l’un de ses Séminaires L’Envers de la psychanalyse pour désigner – dénoncer – le discours du Maître dont, dans ses formules des quatre discours, le discours analytique est l’endroit, et que ce terme d’envers, il le rapporta à ce roman de Balzac intitulé L’Envers de l’histoire contemporaine (Lacan le nomme L’Envers de la vie contemporaine3), un roman qu’il appelle à « dormir debout » – dont (j’ironiserai) « Nuit debout » après tout se rapprocherait, si ceux qui s’y adonnent à l’heure où j’écris s’avisaient un seul instant qu’ils ne sont pas si loin de cette excellente Madame de La Chanterie, qui, dans ce petit coin de Paris où elle a élu une sorte d’ashram, a réuni quelques repentis qui s’entendent, comme de tout temps, à sauver le monde, dans ce qu’elle institue comme «L’Ordre des Frères de la Consolation», c’est tout dire ! Ce séminaire de Lacan de 1969-70 est «contemporain», lui aussi, des événements de 1968, tout comme le livre d’Éric Laurent se montre contemporain de ce jeune désir d’en découdre avec la biopolitique dans laquelle s’enchevêtrent immanquablement ceux qui espèrent bien en effet, eux aussi, nous consoler du monde. « La démocratie participative elle-même, dit Éric Laurent, recouvre une participation de jouissance dans un imaginaire de corps et de sens. Elle peut aussi conduire au délire.» [p.238]
Mais marquons de façon succincte les premiers chapitres de quelques jalons significatifs :
- Ce corps, l’a-t-on ? L’est-on ? Là-dessus, si Lacan maintient constamment que nous ne sommes pas notre corps, il admet parfois que nous l’ayons : si l’homme (LOM) en a un, « s’il en ahun, écrit-il ici, dans un style proprement joycien, il n’en a aucun autre […] À quoi il ne songerait pas […], si ce corps qu’il a, vraiment il l’était»4. Ou encore : « Son corps, on l’a, on ne l’est à aucun degré»5, mais aussi : « Le parlêtre adore son corps parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant.»6 On verra cette fuite plus loin chez Joyce.
- Le corps, il n’est pas plein mais vide, pas non plus sans organe, mais exposé à ce qui lui est extérieur, au hors-corps, et passible de ce trauma qu’est l’effet sur lui de lalangue (la langue maternelle), car ce corps est « parlant », et de bien des façons.
- Que dans ce tournant multiple du dernier Lacan, il est corps du parlêtre, selon sa définition : « Le parlêtre [l’être parlant si vous voulez], c’est une façon d’exprimer l’inconscient. Le fait que l’homme est un animal parlant » [note 7 de la p.10].
- Que « nous croyons avoir un corps », et que ce corps est abordé dans un rapport à la jouissance d’avant l’image. [p.15] La catégorie de jouissance prend alors une – la – place prépondérante, même si le corps manque à inscrire cette jouissance, soit qu’elle le submerge soit qu’il la fuie.
- Que ce corps, Lacan le caractérise comme ensemble vide (Ø), qui ne contient donc aucun élément, et que c’est cela qui l’oppose à toutes les images que la société (de consommation) veut lui vendre. Corps vide au regard de la jouissance, car en tant qu’Un, il ne contient rien, c’est un sac, dont les organes sont réservés, si vous voulez, à la médecine. Quant au phallus lui-même : « l’erreur commune ne voit pas que le signifiant, c’est la jouissance, et que le phallus n’en est que le signifié»7.
- Que l’objet a, cause du désir, et que le sujet, lui-même divisé ($), n’appartiennent pas davantage au corps. Le sujet est ponctuel et évanouissant, il n’est pas en nous, ni sur nous, et sa division se dérobe à l’Un supposé du corps, tout comme, pour les quatre objets fatidiques : le sein est séparé du corps de la mère, l’objet anal ne se résume pas à l’excrément, le regard n’est pas la vue, et la voix est silencieuse8. Y ajouter la « lamelle » qui se détache du corps. [p.55- 56]
Le livre pourrait donc s’intituler : La jouissance et le corps, comme on dirait d’une fable : le lion (relié au symbolique, à l’imaginaire et au réel) et le moucheron (le plus-de-jouir), par exemple !
Ce tournant de et dans Lacan, vous le lirez donc dans les textes suivants : « Radiophonie », puis le Séminaire XXIII, avec deux textes sur Joyce, « Joyce le symptôme » I (16 juin 1975, réédité dans ce Séminaire XXIII) et « Joyce le symptôme » II (1976), repris dans Autres écrits – mais ce dernier pas sans les explications complètes qu’Éric Laurent en donne dans son chapitre « Ce qui fait symptôme pour un corps », et dans les chapitres qui suivent où Joyce a à son tour une place prépondérante, notamment « Joyce et la pragmatique du saint homme », avec cette substitution de l’escabeau à l’inconscient, figure farcesque s’il en est, et cette scabeaustration mise à la place de la célèbre castration, que vous ne voudrez pas prendre au sérieux, bien à tort [p.213]. Car l’escabeau, S.K. beau, est le dernier avatar de la sublimation : « Il Joyce trop de l’S.K.beau pour ça »9, [p. 85 & sq.] « piédestal, dit Miller, qui lui permet de s’élever à la dignité de la Chose »10 [p.89].
Ce recours à Joyce, rencontre essentielle pour Lacan (si vous saviez le nombre d’ouvrages qu’il avait sur Joyce dans sa bibliothèque!), invite Éric Laurent à poursuivre son enquête sur ce qui peut bien en résulter quant à cette image du corps pour rendre visible son invisible chair. Et la fortune, qui lui sourit invite alors Laurent à recourir à trois exemples étonnants : les autoportraits de Rembrandt (les plus beaux sont au Louvre), les immenses tableaux de Rothko, qui sont aussi des autoportraits (abstraits, mais justement !), et les architectures constamment courbes de Frank Gehry. J’avoue sans vergogne mon plaisir pris à ces analyses, ainsi qu’à l’expérience de la promenade dans le Musée Guggenheim de Gehry à Bilbao proposée par Éric Laurent dans l’« espace sans le miroir» que constituent à ses yeux les murailles de métal de Richard Serra [p.188-189]. Je l’ai faite, vous la ferez, et l’auteur de ce livre qui est votre guide deviendra votre ami !
Ces tournants [de et dans Lacan que souligne Éric Laurent*] induisent une sorte de réformation de la clinique, inspirée par la substitution au symptôme, en tant que formation de l’inconscient, du sinthome du parlêtre, « un événement de corps, une émergence de jouissance»11 [p.191], que l’auteur applique au contrôle (analytique), au transfert, à l’interprétation et jusqu’à la procédure dite de la passe. « Une interprétation n’est analytique que si elle a des effets incalculables. » [p.198] La voilà bien abandonnée la cure conçue comme retour à quelque normalité, à l’american way of life, à l’accès au génital, et voici qu’en fin d’analyse triompherait peut-être la fortune qui, contrairement à l’allégation de Montesquieu, «domine le monde».
Et voilà du même coup abordé ce qu’on attend de la biopolitique, sur quoi Michel Foucault, qui créa le vocable, fit des cours à Rio de Janeiro en 1974, avant de lui consacrer un cours entier au Collège de France l’année 1978-1979 12. Le pouvoir, le pouvoir moderne, étend ses « mailles» (l’expression est de Foucault) sur la vie des humains : natalité, sexualité, santé, morbidité, comme cela crève les yeux.
Lorsqu’il aborde la biopolitique, Éric Laurent n’entend pas consacrer à sa tyrannie de longues diatribes, il lui suffit de reprendre de façon frontale, dans le chapitre « Le parlêtre politique », l’invraisemblable définition de Lacan qui prend chacun à revers : « l’inconscient, c’est la politique »13 – laquelle devient, maintenant prophétique ! Éric Laurent nous résume le commentaire indispensable de Jacques-Alain Miller sur cet adage, il en cite quelques références, et il en produit d’autres.
D’abord, dans le chapitre « Jouir à corps perdu » : le masochisme pervers concomitant des libérations sexuelles ; l’idée de soi comme corps qui, du même coup, se laisse tomber, sans poids, dans un détachement dont Joyce donne l’exemple inquiétant quand, après avoir reçu des coups de ses camarades, il n’en éprouve rien : « il n’y a que quelque chose qui ne demande qu’à s’en aller, qu’à lâcher comme une pelure »14 [p.123].
Puis, à propos de la politique : dégénérescence de la démocratie (qui réjouit les uns et afflige les autres) ; institution de professions inutiles et incertaines (« fourre-tout »), experts en tout genre qui suscitent leurs clients fanatiques, bureaucraties sécuritaires, sanitaires, nouvelles figures de la dépression, burn-out, souffrance au travail. Viennent encore des vérifications de la prédiction de Lacan qui nous dit un jour « vous voulez une police propre», un examen des angoisses collectives, jusqu’à de fort avisés commentaires de l’auteur sur la victimisation du corps, l’avènement des auto-sacrifices dans les attentats : « un pousse-au-jouir d’une façon nouvelle, qui donne un référent nouveau au vieux nom de martyr» [p.235].
Ajouterai-je qu’il semble qu’on assiste, dans ces tournants du lacanisme et dans nos tourments sociaux, à ce qu’à propos de tout autre chose, Michel Foucault appela un jour « un curieux entrecroisement».
Comme si d’un côté la psychanalyse lacanienne se départait du règne de la castration, institué par Freud – car elle sonnait durement alors la maxime lacanienne : « dans le fond, il est plus commode de subir l’interdit que d’encourir la castration »15 –, comme si elle diminuait sa référence au père, et prenait le risque de nous donner quelques bonnes nouvelles – ce que je rapprocherai presque de la réponse de Lacan à Jacques-Alain Miller lui posant dans « Télévision» la troisième question de Kant « Que puis-je espérer ? » : « Espérez ce qu’il vous plaira»16. Tandis que d’un autre côté, ce qu’en d’autres temps on eût appelé notre « aliénation» se voyait multipliée par la société civile, et notamment par cette biopolitique qui se nourrit chaque jour de notre substance et de nos angoisses.
On assiste presque là à une sorte de revanche de Lacan contre Freud moyennant Joyce, [p.79] réussissant à effectuer ou à parfaire une conversion sur les habitués d’un premier Lacan (ou les premiers habitués de Lacan), celui du signifiant et de ses vérités entières – de ses purs mathèmes. Et nous voici passés du langage à lalangue, de l’inconscient au parlêtre, du phallus à la jouissance, sans citer d’autres oppositions déjà mieux reçues (du symbolique au réel, de la logique à la topologie, des graphes au nœud, etc.).
Ah! ce corps. Il n’est plus seulement marqué par le symbolique (le symptôme hystérique), il n’est plus seulement le fétiche complaisant du sport ou du spectacle vivant (le corps de l’acteur)… « parler lalangue du corps suppose de pouvoir écrire le plongement du corps dans les trois dimensions du réel, du symbolique et de l’imaginaire ; le nœud [borroméen] le permet » [p.239]. Et l’ego les noue comme il peut. La jouissance est son lieu, son espace et son maître (sa maîtresse!), y compris de le commander depuis ce qui est hors de lui, « hors corps », et c’est en lui que le sens de l’interprétation résonne. Il « se faufile entre les discours établis», à l’envers de la biopolitique [p.248].
« Avec l’événement du corps, on retire l’identification au Père», mais alors, comme J.-A. Miller le formule, notre choix, à tous, subsiste alors « entre la débilité de la croyance au corps […] et le délire» [p.238].
Ne le sentiez-vous pas, après tout, quand il vous est arrivé de trouver, sinon votre salut (Dieu n’en demande pas tant, dirait ironiquement Léon Bloy), du moins votre sauvegarde, en vous faufilant (« Se faufiler n’est pas transgresser », dit Miller 17[p.93]), mais en vous appuyant sur votre seul symptôme ? Serait-ce une bonne nouvelle, après tout pourquoi pas, que celle de ce dernier Lacan ? Laissez donc au débile que je veux être le soin d’un peu délirer en osant dire avec Hegel18 :
« L’ébranlement de ce monde est seulement indiqué par des symptôme sporadiques, et la frivolité et l’ennui qui envahissent ce qui subsiste encore, le pressentiment de quelque chose d’autre qui est en marche. Cet émiettement continu qui n’altérait pas la physionomie du tout est brusquement interrompu par le lever du soleil qui, dans un éclair, dessine en une fois la forme du nouveau monde. »
*Laurent É., L’Envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, Paris, Navarin/Le Champ freudien, 2016.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 11.
[2] Ibid., p.34-35.
[3] Ibid., p. 219.
[4] Lacan J., « Joyce le Symptôme » (1976), Autres écrits, p. 567.
[5] Lacan, Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.150.
[6] Ibid., p. 66.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX,…ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 17.
[8] Miller J.-A., « Jacques Lacan et la voix », Actes du Colloque d’Ivry, Lysimaque, 1989, p.175-184
[9] Lacan J., « Joyce le Symptôme » (1976), op. cit., p. 566.
[10] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », Scilicet. Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle, Paris, ECF, coll. Rue Huysmans, 2015, p. 29.
[11] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », Scilicet. Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle, Paris, ECF, coll. Rue Huysmans, 2015, p. 28-29.
[12] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France 1978-1979, EHESS/ Gallimard/ Seuil, 2004.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 10 mai 1967, inédit.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 149.
[15] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 354.
[16] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 542.
[17] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme » (1997-1998), leçon du 4 mars 1998, inédit.
[18] Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, préface et trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, t. I, p. 12.
Sources :
http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2016/05/LQ-581-1.pdf
http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2016/05/LQ-582.pdf
Illustration : Richard Serra, La Matière du temps (The Matter of Time), 1994–2005, Huit sculptures, acier patinable, Dimensions variables, Guggenheim Bilbao Museoa.