le monde

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Qu’est-ce qui est le réel ? Cette  question est devenue instante dans  la philosophie à partir de  Descartes. Celui qui a eu là-dessus l’aperçu le plus net, le plus  clair, le mieux centré, c’est le  nommé Heidegger, dans un article  de 1938 qui s’appelle  « L’époque des  conceptions du monde » et qui  souligne que c’est à partir  de Descartes qu’à proprement  parler le monde est devenu une  image conçue, une image conçue  par le sujet 1 , et que c’est à partir de Descartes que tout  ce qui est là, le discours  philosophique nous invite à  le rassembler.

Le discours  philosophique nous invite au rassemblement de tout ce qui  est, au rassemblement de ce qu’on appelle en terme  technique l’étant (pas avec un  g ,  avec un  t , les canards, c’est nous).  Tout ce qui est, à partir de  Descartes – au moins pour les  philosophes, mais c’est solidaire de  tout un ensemble – devient  dans et  par la représentation.

Pour en saisir la nouveauté, il  faut penser que l’idée de  se  représenter, l’idée du monde  comme  représentation au sujet était  tout à fait absente de la philosophie  scolastique et  de  l’idéologie médiévale, où si le  monde se soutenait, c’était en tant  que créé par le Créateur, avec un  grand  C . Ce n’était pas un monde  représenté  par et  pour le sujet,  c’était un monde créé  par et aussi  pour la divinité, et plaçant sous le  signifiant Dieu la cause suprême.  

La représentation – et ce terme  est capital chez Freud, qui parle de  la  Vorstellung – , la représentation,  inconsciente – malgré ce que Lacan  s’est évertué à démontrer, on a du  mal à gommer que chez Freud  l’inconscient est tissé de  représentations inconscientes – , la  représentation émerge comme telle  quand ce que Heidegger appelle le  monde – et c’est un héritage de la  phénoménologie de Husserl – devient ce qui est convoqué par le  cogito, quand le monde est ce qui  doit monter sur la scène du sujet, si  je puis dire, se présenter devant lui,  et être évalué par lui.  C’est là que ça a  commencé d’évaluer ce qui est  représenté selon son degré de  réalité.  Et précisément pour que le  cogito émerge, il faut d’abord avoir  révoqué, c’est-à-dire mis en doute,  suspendu, raturé tout ce qui est  représentation, c’est-à-dire reconnaître que là  il n’y a point de  réel.  

Et c’est précisément ce qu’on  appelle gentiment le doute cartésien, comme s’il s’agissait d’un  petit obsessionnel qui, tout en  sachant que c’est là, se dit : mais  peut-être bien, quand même… Rien à  voir ! Ce doute, c’est la terreur !  C’est la terreur qu’exerce le sujet  qui émerge comme seule instance  qui résiste à la suspension de toute  représentation en tant que vidée de  réel. Et c’est ainsi que nous vivons  encore à cette époque. L’homme,  comme s’exprime Heidegger,  devient le centre de référence de  l’étant en tant que tel, et il étend  cette notion de centre de référence  jusqu’au-delà de l’individu en disant qu’à l’occasion, on constituera  comme centre de référence de  l’étant la société, l’histoire etc. Et  c’est à l’époque, l’époque de la  représentation, que devient  nécessairement instante, je disais,  la question : est-ce que tout cela  n’est que rêve ?  – ou cauchemar.  

Est-ce rêve ou réel ? Alors, comme vous savez, une  fois que cette opération de terreur  sur la représentation a été réalisée,  cette opération de terreur  cartésienne, on peut dire que le  monde est converti en  représentation et récusé à ce titre-là. Au point qu’il ne reste que comme  résidu,  au fond de la  bouteille, la lie de la bouteille, c’est  le  cogito, que lui, on n’arrive pas à  éliminer avec les moyens du bord.  Là, on obtient en effet une certitude,  mais qui ne permet de rien se  représenter. C’est à-dire ce  cogito ce n’est pas une chose  représentable, et on n’est pas non  plus assuré de sa permanence,  c’est une certitude mais  instantanée, évanouissante, pour  laquelle se pose la question : mais  combien de temps ? Et donc, on ne  peut pas reconnaître à ce  cogito,  malin, on ne peut pas lui reconnaître  la qualité d’une substance, qui exige  parmi ses attributs précisément la  permanence, la permanence sous  ses manifestations. C’est ce qui a  tenté Lacan, pour le rapprocher du  sujet de l’inconscient qui lui non plus  n’est pas substantiel, tel qu’il le  conçoit.

Autrement dit le  cogito à lui tout  seul n’assure pas qu’on puisse passer de la représentation au réel,  il ne permet pas la transition de la  représentation au réel. Et alors, pour obtenir ça, pour  réaliser cette opération, il faut aller  chercher, aller distinguer, parmi les  représentations du sujet,  une distinguée, spéciale, qui aurait la  propriété exceptionnelle d’opérer la  jonction de la représentation et du  réel.  Et, c’est la transition que  Descartes expose dans la  Troisième  méditation, où il explique le statut  singulier de l’idée de Dieu, et que  cette idée a nécessairement un  corrélat dans le réel, qu’elle ne peut  pas être une fantaisie. Et donc,  dans un contexte renouvelé par  l’émergence du  cogito , il récupère  dans la scolastique quelque chose  de l’ordre des preuves de  l’existence de Dieu et il remet en  fonction, disons pour simplifier,  l’argument de Saint-Anselme, et une  fois que c’est parti comme ça, on  retrouve tout, tout ce qu’on avait  bousillé au départ pour isoler le  cogito , on respire, il y a l’idée de  Dieu, elle ne peut pas ne pas avoir  un corrélat réel, et dans l’idée de  Dieu, il y a qu’il ne peut pas vouloir  être trompeur, parce qu’il est ce qu’il  y a de plus réel et être de bonne foi  est supérieur à être trompeur – tel  quel – et donc on souffle et on voit  revenir – je simplifie – tout ce qu’on  avait mis en suspens au départ, on  le voit revenir par le canal d’un  grand Autre qui se pose là – il faut  dire – et qui est, au fond, le passeur  de la représentation au réel.

On ne dira pas que c’est un  grand Autre supposé savoir, il est  plus que ça, il est supposé dire la  vérité dans la mesure où il  décide de la vérité. Rien ne lui est  supérieur, même pas la vérité, et  c’est lui qui dit ce qui est vrai et ce  qui est faux, donc il est  éminemment le lieu de la vérité, au  sens où il la produit. C’est ce qu’on  appelle la doctrine de la création  des vérités éternelles.  

Voilà au fond, ce qui a émergé  avec Descartes c’est à la fois la  conversion du monde en  représentation et puis le grand  renfermement qui fait que tout  rentre dans l’ordre par le biais d’un  recyclage de la scolastique, un  recyclage de la preuve de  l’existence de Dieu.

Et, je vais vite,  mais enfin, les cartésiens, les  grands cartésiens qui pourtant ont  différé de Descartes sur de  nombreux points – que ce soit  Malebranche ou Spinoza – au fond,  reconnaissent au signifiant Dieu  cette fonction de passeur de la  représentation au réel, et que la  représentation procède de Dieu.  Alors, ils se distinguent de  Descartes en ce que d’une certaine  façon leur énonciation s’installe  d’emblée au lieu de l’Autre.  Ils se  privent par là du pathétique de  l’expérience cartésienne, ce  pathétique auquel on peut être  sensible quand on lit les  Méditations : le sujet tout seul qui  essaye de s’y retrouver, qui  chemine péniblement, qui voit  s’écrouler ses certitudes, ses  croyances, puis l’ensemble de  l’étant, pour finalement émerger  réduit à une pointe, à partir de quoi  tout se recompose. Les autres  passent d’emblée au lieu de l’Autre,  et ça donne, ce qui chez  Malebranche s’appelle  « la vision en  Dieu », et chez Spinoza l’équivalence Deus sive natura : Dieu, autrement  dit la nature, qui étend ce lieu de  l’Autre à l’ensemble de l’étant.

Et donc, nous nous rapprochons  de là où nous en sommes, avec  Freud et avec la psychanalyse, à  partir du moment où la connexion  divine  – je vous fais un cours de  philosophie pour psychanalystes,  mais enfin il faut passer par là, au  moins pour ce que je veux dire cette  année – , à partir du moment où cette  connexion divine entre l’ordre de la  représentation et le réel a été  rompue. Et sans m’étendre, je dirais  qu’elle est rompue à partir de Kant.  C’est tout de même avec Kant qu’on  sort décidément du  Moyen-âge ,  c’est-à-dire qu’on – est on sorti du  Moyen – âge ?, pas sûr… – , mais  enfin on liquide le résidu scolastique  de Descartes et c’est la valeur de  maintenir ce qui a fait faire des  gorges chaudes à des générations  de philosophes et de non  philosophes aussi, c’est ce qui fait la  valeur de cette limite que Kant a  posée en parlant de  la chose en soi,  de la chose en soi qui n’est  justement pas pour le sujet, de la  chose en soi qui est comme telle  inconnaissable, qui est justement de  l’ordre de ce qui, du réel, ne passe  pas dans la représentation.  

Et c’est à partir du moment où on  n’a plus pu se servir du signifiant  Dieu pour assurer la transition entre  représentation et réel – et là-dessus  Kant mobilise les ressources de la  logique pour montrer que le  raisonnement de Descartes sur  l’idée de Dieu est un paralogisme,  mais je passe là – dessus – , à partir  du moment où c’est rompu, là  devient instante la question  du réel,  telle qu’elle résonne dans la phrase  du jeune Schelling:  Qu’est ce qui à  la fin est le réel dans nos  représentations ? –  si Dieu n’est plus  là pour assurer la transition.

Jacques-Alain Miller, Vie de Lacan, cours du 26 janvier 2011, « Avec les philosophes, des suites de la représentation du monde – Terreur du doute, Rêve ou réel? »

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Notes:
  1. Heidegger emploie le mot de  Bild, qui est à  proprement parler l’image spéculaire ; quand on parle de l’image  originaire, on dit  Urbild []

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

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