Extraits de la thèse de Lu Ya-Chuan publiée sur http://www.lacanchine.com/Lu_01.html (voir partie I) :
Le Souffle – le Qi 氣 : esprit et matière
Le corps étant considéré dans la médecine chinoise comme un foyer d’énergie, il est un lieu d’interaction avec son environnement naturel. Renfermant la notion d’« énergie » ou « souffle », le Qi 氣 désigne à la fois tout constituant matériel du corps, mais aussi l’immatériel, le spirituel, l’agent des changements dont ce dernier est le lieu, une force vitale et existentielle, telle ou telle fonction à l’œuvre dans le corps, spécialisée le cas échéant dans un domaine ou un autre.
Une généralisation aussi poussée du sens a fini par faire dire qu’en médecine chinoise tout est souffle. Une pareille formulation du Qi 氣 a le mérite de ne pas dissocier la dimension substantielle, celle des «composants» du corps humain et de son fonctionnement.
Loin de représenter une notion abstraite, ce souffle du Qi 氣 , source de l’énergie, est ressenti par le plus profond de l’être jusqu’à sa chair. À la fois esprit et matière, il assure la cohérence organique de la fonction des êtres vivants à tous les niveaux.
Pour reprendre le formule d’Anne Cheng :
« L’unité recherchée par la pensée chinoise tout au long de son évolution est celle du souffle, influx ou énergie vitale qui anime l’univers entier. Ni au-dessus ni en dehors, mais dans la vie, la pensée est le courant même de la vie. Toute réalité, physique ou mentale, n’étant rien d’autre qu’énergie vitale, l’esprit ne fonctionne pas détaché du corps70. »
Il y a un principe unique dans la pensée chinoise qui ordonne la division. Souffle originel, le Qi 氣 , sorte d’énergie primordiale – tantôt condensée, tantôt dispersée – est ce qui pénètre partout et se meut en cercle. Perpétuelle extension et éternel retour.
(…)
1. Circulation du Souffle 氣 – l’énergie vitale : la pulsion
Le Qi 氣 est un mouvement énergique dont la perturbation capitale sera l’entrave à son mouvement. Quand l’énergie est bloquée dans une région du corps matériel, elle s’accumule en amont du barrage, tandis que les régions en aval se trouvent en déficit énergétique. En présence d’un état pathologique, l’acupuncteur va établir son diagnostic en recherchant les niveaux auxquels l’énergie est bloquée, et quelle est la raison de ce blocage. Il va ensuite appliquer son traitement pour lever le verrouillage, en corrigeant si cela se peut les causes de ce grippage. Entre autres moyens, l’aiguille va lui permettre de diriger le cours des énergies. C’est la bonne circulation de ces énergies ou souffles qui font que l’homme qui se porte bien combat les maladies avec succès.
Selon le Huangdi Heijing 黄帝内經, l’énergie circule notamment le long de conduits appelés méridiens, et, à partir de ces méridiens, elle se répand dans tout le corps pour insuffler son principe vitalisant, Yang, à l’ensemble des constituants de l’organisme. Elle a une certaine correspondance avec le sang, qui, lui-même, circule dans des conduits (vaisseaux) et se répand dans tout le corps pour l’irriguer de son principe Yin :
« Au-delà de l’anatomie, les médecins sont surtout attentifs aux phénomènes de flux et de reflux de certains composants du corps, comme les liquides et le « souffle », le Qi 氣 , substrat physique et multiforme de l’univers, et aux corrélations existant entre ces différentes parties, les organes et l’ordre cosmique, et ceux-là selon les saisons et cinq agents (métal, bois, eau, feu et terre). C’est la bonne circulation de ces énergies ou souffles qui font que l’homme se porte bien.
Contre les maladies, diverses thérapies existent, comme l’acupuncture […]. En outre, il y a plusieurs énergies, chacune ayant sa spécialité ; outre les méridiens principaux, il y a encore une foule de méridiens aux fonctions diverses ; l’équilibre de l’organisme humain doit toujours être évalué relativement à celui de son environnement et de cycles qui vont en rythmer l’évolution. Cycles avec lesquels il devra rester en harmonie et dont les correspondances matérielles, comme les cinq agents, vont servir de repères à l’acupuncteur pour établir son diagnostic et son traitement en fonction de règles subtiles qui trouvent leur origine dans le taoïsme72. »
Donc, il faut que le corps soit dans une position privilégiée pour se mettre en mouvement. En fait, tout est processus, transformation. Le mal est dans l’engourdissement, l’enlisement… Quand on se sent lourd, qu’il n’y a plus de communication – pas plus entre les autres et le moi qu’à l’intérieur de soi-même –, c’est que l’énergie ne passe plus, et, quand les paroles et les souffles ne passent plus, c’est qu’ils rencontrent un blocage. Ici, une constatation revient souvent : quand le souffle vital circule bien et qu’il n’y a pas de blocage, on ne ressent aucune douleur pendant la thérapie. D’où l’importance de la respiration, qui fait circuler les énergies matérielles et spirituelles par le Qi 氣 et déverrouille le blocage. Le souffle agit sur la parole enlisée dans le silence, la débride, la libère de sa paralysie pour la rendre à la communication.
Des notions essentielles de la pensée chinoise y sont fondées, telles que les Dao, le Yin et le Yang, le Vide et le Plein, l’Interne et l’Externe, l’Avers et le Revers, le Froid et le Chaud, etc.
70. Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Seuil, 1997, p. 36. 87