De la sphinge grecque à la surmoitié (Joëlle Fabrega)
— ...lorsque le sujet féminin fait appel à l’homme à partir de sa jouissance

Publié le Catégorisé comme ... surmoi voix j'ouis, psychanalyse Aucun commentaire sur De la sphinge grecque à la surmoitié (Joëlle Fabrega)
— ...lorsque le sujet féminin fait appel à l’homme à partir de sa jouissance

[…]

Lacan va régulièrement se saisir de la figure de la sphinge, notamment dans les Séminaires « La logique du fantasme », D’un Autre à l’autre et L’envers de la psychanalyse. Mais c’est dans « L’étourdit » qu’il lui donnera sa valeur finale de surmoi féminin qu’il appellera « la surmoitié »1.

Éric Laurent, dans son bel article « Positions féminines de l’être » 2, commente la prosopopée de la sphinge lacanienne. Il y montre comment Lacan associe dans « L’étourdit » la position féminine à une position surmoïque lorsque le sujet féminin fait appel à l’homme à partir de sa jouissance. « Tu m’as satisfaite, petit homme […]. Grâce à la main qui te répondra à ce qu’Antigone tu l’appelles, la même qui peut te déchirer de ce que j’en sphynge mon pastoute, tu sauras même vers le soir te faire l’égal de Tirésias et comme lui, d’avoir fait l’Autre, deviner ce que je t’ai dit. »3 Cet appel est une exigence de jouissance, mais c’est aussi la proposition d’accéder à un savoir4. À tenter l’homme d’en faire l’égal de Tirésias, la sphinge fait miroiter la possibilité de la comprendre, de la deviner. Mais croire la saisir peut revenir à se faire détruire. Lacan fait donc de cette exigence de jouissance une exigence surmoïque5.

« C’est là surmoitié qui ne se surmoite pas si facilement » 6 ajoute Lacan. On ne peut répondre à celle-ci avec légèreté. Il ne s’agit pas non plus d’y rajouter en cédant à son impératif mais plutôt d’y soustraire quelque chose. Il faut amener l’incomplétude de l’Autre sous les trois formes de l’inconsistance, l’indémontrable, l’indécidable. « Ses dits ne sauraient se compléter, se réfuter, s’inconsister, s’indémontrer, s’indécider qu’à partir de ce qui ex-siste des voies de son dire. »7 Quand se fait entendre cet appel de sirène, il s’agirait de ne pas faire la sourde oreille. Il faut l’affronter de la bonne façon qui serait ramener le rapport à S(Ⱥ) et ainsi, pour le partenaire, de servir « de relais pour que la femme devienne cet Autre pour elle-même comme elle l’est pour lui »8, soit lui faire entendre « qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre » 9. « [L]es dits de la Sphynge n’ont de pouvoirs mortels que si on ignore qu’il faut y faire face comme être sexué »10.

Une femme peut se trouver livrée à l’illimité de sa jouissance. C’est l’espace du pas tout11. Ainsi, pour certaines, la relation à l’homme peut confiner au ravage et amener à un état particulier d’affolement et de déréliction. Il revient à celui-ci de lui répondre sans s’esquiver. Le discours amoureux a en effet fonction de tempérance pour chiffrer sa jouissance. Mais la parole d’amour doit procéder du manque à être et non pas de l’avoir, pour donner à une femme un supplément d’être qui, dit joliment Dominique Laurent, « permet le chatoiement de tous les semblants »12, pour que le ravissement n’aille pas jusqu’à son terme qui est celui de la pulsion de mort.

Quand cet affolement, orchestré par la pulsion de mort, se présente sous sa face agressive, apparaît la femme fatale. Cette figure de la femme dangereuse se retrouve dans d’autres aires mythologiques : Lilith, Mélusine, la Vouivre pour n’en citer que quelques unes13. Là encore, il s’agit d’affronter, et comme le dit l’écrivain grec Nikos Kasantzaki : « sans nous faire attacher, par faiblesse, au mât d’une grande idée, ne nous perdons pas en écoutant et en embrassant les sirènes. Mais poursuivons notre voyage : enlevons les sirènes, […] et faisons le voyage avec elles »14.

Héra, la déesse voilée, fait figure de gardienne d’un savoir sur la jouissance féminine, elle qui punit Tirésias d’en vouloir divulguer quelque chose. La sphinge grecque est une figure de la pulsion de mort à l’état pur. La sphinge lacanienne est une figure du surmoi féminin, de l’appel de la jouissance féminine à l’état sauvage. Héra se sert de la sphinge pour faire la leçon à ceux qui transgressent « la voie juste »15. C’est au prix de sa castration assumée que l’homme peut braver la privation féminine. Il faut donc faire face à la sphinge comme être sexué. Elle se présente comme surmoitié à celui qui ne veut pas l’entendre et c’est cette face obscure de la déesse Héra que vient incarner, selon nous, la sphinge.

 

https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2013-2-page-103.htm

 

 

Notes:
  1. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 468. []
  2. Laurent É., « Positions féminines de l’être », Quarto, n° 90, juin 2007, p. 28. []
  3.   Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 468. []
  4. Où l’on voit la parenté, que l’on retrouve dans les textes antiques, entre la sphinge et les sirènes. []
  5. Lacan introduit là un surmoi spécifiquement féminin à distinguer du surmoi paternel freudien et du surmoi maternel kleinien. []
  6. Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 468. []
  7.  [26] Ibid. []
  8.  Lacan J., « Propos pour un congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 732. []
  9. Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 127. []
  10.  [29][29] Laurent É., « Positions féminines de l’être », op. cit., p. 30. []
  11.  [30] Laurent D., « Le répons du partenaire », La Cause freudienne, n° 48, mai 2001, p. 74 : « L’homme a un rapport structural à la limite, par le phallus. La femme ne l’a pas. Le rapport à la limite, pour elle, est contingent et relève de l’amour, de la certitude de l’amour qui vient fixer la dérive pulsionnelle. » []
  12. [31][31] Ibid., p. 76. []
  13.  [32]Cf. Bril J., Lilith ou la mère obscure, Paris, Payot, 1981. []
  14.  [33]Kasantzaki N., Ascèse, Cognac, Le temps qu’il fait, 1988, p. 99-100. []
  15. Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 141 : « si la castration est ce qui frappe le fils, n’est-ce pas aussi ce qui le fait accéder par la voie juste à ce qu’il en est de la fonction du père ? » []
S’abonner
Notification pour
guest

0 Comments
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Top