lacan-le-séparé (mercredi 31 mars 2010)

Je me disais cette semaine que c’était sans doute une chance que Lacan n’ait pas joué dans sa vie à l’homme bon et qu’il ait affiché au contraire une certaine dureté de cœur ; qu’il ait pu déclarer qu’il n’avait pas de bonnes intentions ; qu’il ait volontiers paradé comme un être d’exception.En somme il n’a pas payé ce que, dans un autre contexte, j’appelai l’impôt hypocrisie, celui qui est réclamé par la société, par l’ordre collectif. Il n’a pas ménagé les apparences, les semblants. Par exemple il ne s’est pas gêné dans ses textes dits théoriques, comme dans son Séminaire, à prendre à partie ses adversaires. Il les a moqué cruellement, piétinés, voire injuriés. Il n’avait pas de bonnes manières. Et si cela lui a valu une certaine considération, fondée sur la crainte de ce qu’il pourrait rétorquer, autrement dit on s’est tenu à carreaux, cela n’a pas été sans le confiner dans un certain isolement, un splendide isolement, comme on a pu dire d’un certain pays, à l’intérieur de ce qu’il est convenu de nommer la « République des Lettre », à laquelle il se prévalait de ne pas appartenir.

C’est le sens effectif de son rappel constant qu’il s’adressait aux psychanalystes, à entendre pas aux hommes de lettres qui de ce fait même, de son vivant au moins, et à partir d’une certaine date où il est sorti de l’hôpital – Sainte -Anne pour ne pas le nommer – pour venir à l’École normale supérieure, dans une salle ouverte où il a gagné une exposition publique pour son discours dont les ondes sont parvenues jusqu’au fond, de la communauté supposée des penseurs et des écrivants pour lesquels il a représenté une menace, une inquiétude, un souci. Le tout, je le souligne parce qu’on lui impute depuis sa mort d’avoir régné, le tout sans l’aide de ce qu’on appelle les médias.

À ma connaissance, Lacan a fait une fois la couverture d’un magazine, c’était dans les années 50 au moment où il s’était extrait de la Société psychanalytique de Paris, où prenait son essor la Nouvelle société française de psychanalyse où il voisinait avec quelques autres noms et à cette date, en effet, on lui concéda cette place en raison de certaines affinités de réseaux.

C’était, pour le nommer, L’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber et de Françoise Giroud où il avait ses entrées au point que lorsque ce couple qui animait cet organe de presse se sépara , ladite Françoise Giroud, comme elle l’a elle -même rapporté dans des Mémoires, vint trouver Lacan comme analyste ; plus exactement c’est lui, qui, informé de son désarroi de femme abandonnée , vint la repêcher et l’a rétablie, l’a remise sur pieds – au témoignage de ladite  – grâce aux séances auxquelles elle se prêta pendant quelque temps.

Mais enfin, ensuite, à ma connaissance toujours, Lacan n’eut pas la faveur du peuple médiatique. La sortie de ses Écrits fit quelques remous mais le contre l’emporta beaucoup sur le pour. Et lorsqu’il fut question d’une émission de télévision,dontnous avons le reste dans l’écrit qui porte ce titre , et où j’étais, moi, dans la position d’intervieweur, si ça fut diffusé sur les antennes, c’est à la suite d’un sévère bras de fer avec les responsables de la télévision française.

Hormis ces épisodes, on peut dire qu’on ne dérangea point Lacan dans la discrétion où il se maintenait. Et, en dépit de sa notoriété, je ne vois pas d’objection à le reconnaître dans le portrait qu’il fait du psychanalyste en saint, en saint selon Baltasar Gracián, à savoir quelqu’un qui ne fait pas de vague.

Lacan a fait sans doute quelques vagues dans la psychanalyse . Mais en regard de la puissance qu’auraient pu prendre ces vagues, la puissance d’ouragan dont il était, si je puis dire gros, il s’en est vraiment tenu au minimum.

Mais enfin il n’a pas ménagé les semblants d’hypocrisie sociale ; il a levé le drapeau du sans pareil, et c’est ainsi qu’il a lui-même ouvert la voie à la diffamation de sa personne. Je lui attribue cette responsabilité et je dis qu’après tout, c’est sans doute une chance.

Je le dis parce que j’ai été amené cette semaine à penser à ce qui fut le destin de Freud, et à le comparer. On pourrait faire ça d’ailleurs plus systématiquement.

J’évoquais, pour commencer cette année, les Vies de Plutarque, qui sont des vies parallèles. S’il y avait un parallèle à faire concernant la vie de Lacan , ce serait évidemment avec Freud et de Freud, il en est allé différemment.

Freud n’a pas reculé à se dire sans pareil dans son rapport à la psychanalyse. Et lui a marqué la plus grande vigilance à l’endroit de ce qu’il tenait pour des déviations de l’orientation qu’il donnait à la pratique qu’il avait inventée.

Il a assumé , d’une façon classique mais radicale, la charge de chef d’École. C’est-à-dire qu’il est allé à favoriser l’émergence d’une orthodoxie, il l’a organisé sous la forme d’une association internationale dont il attendait qu’elle dise, après lui, le vrai sur la psychanalyse, chose à quoi Lacan n’a pas le moins du monde prêté.

Et pour qu’on ne s’y trompe pas, son dernier acte a été de dissoudre son École. Il y en a eu un surgeon,une fois qu’il a eu raison de l’École freudienne de Paris qu’il avait porté sur les fonds baptismaux en 1964, qu’il prêta la main à l’École de la cause freudienne – oui, certes en gardant ses distances, en disant qu’il l’adoptait. C’était dire que ça n’était pas la sienne comme la précédente et il n’eut l’occasion de la présider qu’unpeu moins d’une année.

On ne peut pas dire qu’il ait, comme Freud, songé à se perpétuer sur le mode du collectif. Freud qui, en effet, se présente lui aussi comme sans pareil, a toujours maintenu dans ses écrits, à la différence de ce que fera Lacan, ce que j’appellerai un ton de bonne compagnie.

Affichant sa modestie à l’endroit des faits, si pré cis qu’il ait été dans la critique des déviations, si on compare ce qu’il en est chez Lacan , on ne peut pas se défendre de trouver la manière de Freud certes parfois tranchante, aussi, mais un rien douce reuse. Et on doit constater que , progressivement, les honneurs ont afflué vers Freud : les prix, la reconnaissance internationale : rien de tel avec Lacan. Il fut vierge de tout prix et toujours environné d’une certaine suspicion, jamais tenu pour être de bonne compagnie.

Freud s’est trouvé de façon insistante et ample peint comme une sorte de saint laïc, pas un saint à la mode de Baltasar Gracián, mais un saint de vitrail, même si ce sont surtout les protestants anglo-saxons qui se sont attachés à le peindre ainsi.

La biographie autorisée d’Ernst Jones n’a pu s’écrire, évidemment, qu’au prix de passer sous silence un certain nombre de données afin de présenter un Freud impeccable, d’une moralité irréprochable.

Ne jugeons pas, c’était sans doute la condition pour que la psychanalyse puisse se répandre aux États-Unis d’Amérique comme elle l’a fait après la Seconde guerre mondiale. Sans doute ne pouvait-elle le faire qu’au prix d’une simplification et d’une déviation , au gré de Lacan, de la doctrine freudienne et aussi d’une imagerie pieuse qui a été abondamment répandue.

Je n’arrive pas à me défendre de l’idée que cette idéalisation de la figure de Freud répondait à son vœu. Cette idéalisation a entraîné , inévitablement, logiquement, des contrecoups agressifs et depuis plusieurs décennies ; maintenant il y a une meute qui scrute chaque jour de la vie de Freud, chaque histoire de cas, chaque lettre de sa correspondance, chaque rêve de la Traumdentung, pour révéler la vilenie du personnage.

Ça a déclenché tout un effort pour le peindre comme un sale type qui dupa son monde. J’évoque ça parce que vous verrez prochainement que ça a des surgeons français.

Je ne vous dis pas d’acheter l’ouvrage en question, qui est extrêmement ennuyeux et qui ne vaut pas tripette, mais je vous signale en passant que, paraît-il, vous en trouverez des extraits dans un magazine qui s’appelle Le Point et qui sera en vente non pas demain mais le jeudi suivant.

C’est un organe qui publie parfois ma prose -je dois dire je le fais à titre de délassement -et vous trouverez normalement dans ce numéro le commentaire rapide que j’ai apporté à cette fantaisie burlesque qui dépasse les limites du bon sens bien qu’elle prétende être écrite au nom du sens commun et de ce que l’auteur appelle de façon ineffable la « raison raisonnable et résonnante ». Il faut bien constater que cette référence ne le met pas en mesure d’avoir la moindre idée de ce que peut être l’inconscient freudien et encore moins l’expérience qui s’en déprend.

Lacan, lui, n’a rien fait dans le sens de cette idéalisation de sa personne. Et, pour le dire dans les termes qu’il a lui-même élaboré s, on ne le voit pas du tout aspirerà la position dite de grand I, d’Idéal du moi. Au contraire, il a plutôt trouvé à se repérer, à repérer sa position sur l’écriture que nous lui devons de petit a.

Il a conçu son destin comme celui d’une pierre de rebut, et c’est de cette pierre de rebut qu’il a fait précisément une pierre d’angle, le soutènement de son discours.

Si j’avais à chercher à le qualifier sur le mode où il qualifie James Joyce, en s’inspirant des formules du type Jésus la caille, ce qu’il nous faut transcrire pour Joyce le sinthome, je dirai pour Lacan, enfin aujourd’hui -je dis aujourd’hui parce que je pense à ça au fur et à mesure, je peux le dire d’une semaine sur l’autre, c’est pourquoi, d’ailleurs, j’ai demandé que ces propos que je vous tiens ne passent pas direct sur Internet parce que tout ça est potentiellement explosif et je ne tiens pas à ce que ça fasse des vagues, je tiens à pouvoir continuer tranquille.

Donc, aujourd ‘hui, dans cette veine, ce qui me vient, c’est Lacan le séparé. C’est que, en Lacan, le sans pareil a viré au séparé . Et ceux qui, reconnus comme des lacaniens, l’ont suivi et le suivent encore aujourd’hui dans cette séparation.

Songeons à ce signifiant, ce mot que Lacan a lâché lorsqu’il est revenu à enseigner. Il y a en effet un Lacan reborn, une renaissance de Lacan en janvier 1964, ayant mis fin à son Séminaire , il y a une fin. Après le Séminaire de L’Angoisse , il a entamé le suivant sur Le Nom du père, il a donné la première leçon, que j’ai publiée, et il annonce ensuite que ce séminaire , il ne le fera pas, en raison précisément de ce qu’il appellera au mois de janvier suivant son excommunication .

Ce signifiant, il faut dire a marqué,a roulé et Lacan ne l’a pas lâché au hasard , faisons-lui cette confiance. Ce signifiant met en évidence ce que j’appelai Lacan le séparé .

Et sa notoriété grandissante, dans les années qui ont suivi, n’a pas effacé les traces de cette séparation d’abord d’avec la communauté internationale des psychanalystes.

Et, au fond, la scansion était forte à la fin de l’année 63 , et donc il faut accorder tout son poids à ce signifiant majeur que Lacan amène lorsqu’il renoue le fil mais après une coupure et dans cette excommunication s’exprime la vérité de sa position, si elle est bien celle que j’ai reconnue la dernière fois dans cette mention des enfants perdus de la culture chrétienne.

L’écho est immédiat avec cette excommunication , même si elle concerne dans l’exemple que Lacan prend, un juif, Spinoza. Spinoza dont nous savons qu’il fut une passion du jeune adolescent et dont le nom revient aussi bien au début de la thèse de psychiatrie de Lacan puisqu’elle s’inaugure par une citation de Spinoza et pas n’importe laquelle.

Donc j’ai dit que Lacan a admis, a consenti à cette vérité de sa position subjective d’être en rupture de ban, exclu du collectif. Et ce qu’il en fait aussitôt, dans ce Séminaire qui débute en janvier 64, c’est ceci : il s’inscrit en faux contre le tropisme religieu x de la psychanalyse.

Le fait d’être excommunié, selon son expression , lui fait apercevoir ce qu’a de religieux l’organisation internationale de l’orthodoxie voulue par Freud et lui fait mettre en question le désir de Freud.

Le Séminaire des Quatre concepts fondamentaux -relisez-le dans cette optique -c’est une identification, une isolation du désir de Freud et la dénonciation dans le désir de Freud d’un culte du père.

En toutes lettres, Lacan, dans ce Séminaire , le Séminaire de sa renaissance, ce Séminaire où il a rejoint – c’est mon hypothèse -la vérité de sa position subjective, ce Séminaire promet une nouvelle alliance avec la découverte de Freud , une nouvelle façon de prendre la psychanalyse.

Et cela se marquera de façon évidente dans la marche même de son Séminaire à partir de là ; les Séminaires précédents, les dix premiers, et on peut y ajouter ceux qui n’ont pas été recueillis, les deux qui eurent lieu en 51 et 52 sur l’Homme aux loups et sur l’Homme aux rats, si je ne me trompe, étaient consacré s à des écrits de Freud.

Le Séminaire était annoncé comme commentaire de textes freudien s. À partir de 1964, ce n’est plus le cas, ça n’est pas toujours apparent mais parfois oui, parfois non, mais chacun de ses Séminaires,en fait,annonce,met à l’affiche un ou deux textes de Freud dont Lacan ne donne pas le commentaire littéral mais qui sont là à supporter ses élaborations et souvent ce que Lacan énonce s’éclaire en revenant aux textes de Freud et on s’aperçoit de la formule freudienne que Lacan glose, amplifie, et dont il fait voir des aspects méconnus.

À partir de 64 , ce n’est plus le cas. En 64, il donne une sorte de panorama, de condensé , en quatre concepts, de la pensée de Freud . Il donne ce condensé en termes éminemment lacaniens et puis plus jamais nous n’aurons le même type de référence à Freud. C’est, au contraire, les éléments de sa propre construction que Lacan met à l’affiche pour les reconsidérer dans son Séminaire.

Et donc, en même temps qu’il rejoint la séparation, qu’il l’assume et qu’il repart à zéro, puisqu’il estime que rien de ce qu’il a fait jusqu’alors ne doit lui mériter l’attention de ses auditeurs, mais que c’est ce qu’il développera à partir d’alors qui pourra fonder sa compétence , c’est dans la performance actuelle qu’il fondera sa compétence.

Donc c’est un départ à zéro et qui est évidemment une prise de distance par rapport à Freud, une interprétation du désir de Freud, même si Lacan dira plus tard, précisément dans sa Télévision qu’il n’est pas question d’analyser Freud.

Mais les démentis de Lacan doivent être entendus à leur place. C’est que lui-même s’est beaucoup avancé dans cet ordre non pas anecdotique -il ne s’est pas occupé de savoir par quelle voie Freud rejoignait éventuellement sa belle-sœur en catimini -aujourd’hui on nous fait le plan de la maison pour nous expliquer comment il s’y prenait ; il faut bien dire, ce qui n’indigne personne ­mais en scrutant les énoncés de Freud.

C’est l’occasion de s’apercevoir que cette distance travaille l’enseignement de Lacan d’emblée.

La métaphore paternelle, certes, c’est la traduction du complexe d’Œdipe et une traduction extraordinairement efficace qui met en place de façon extrêmement économique les propos de Freud à ce sujet ; c’est une traduction en terme s signifiants, et on a, à l’époque , trouvé sensationnelle cette reconfiguration linguistique de l’Œdipe et l’expression de signifiant du Nom du père qui portait ces échos dans toute la tradition judéo-chrétienne.

Mais peut-être faut-il s’apercevoir déjà ce qui avait déjà là, et que l’essentiel n’était peut-être pas, du point où nous en sommes maintenant, il me semble que ça peut se dire , le signifiant mais bien plutôt la notion de fonction à entendre dans un sens sinon mathématique mais, disons, para­mathématique, comme Lacan l’utilise à l’occasion dans son texte de « l’Instance de la lettre » où figure la formule de la métaphore avant qu ’il ne l’ait utilisée aux fins de retraduire le complexe d’Œdipe.

Qu’est-ce que c’est qu’une fonction ?

Une fonction suppose un ensemb le de départ, appelons-le « x » et des éléments que nous garderons quelconques en leur mettant, en leur assimilant la lettre petit « x ». Et une fonction , c’est le nom d’une opération qui s’empare d’un de ces éléments « x », quelconque et l’associe à une valeur y d’un second ensemble de telle sorte qu’on puisse écrire « f de x égale y ».

XY

f

 

 

f (x) = y

Et donc sélectionne : disons que la fonction sélectionne une certaine valeur dans l’ensemble « y » et on appelle cet élément « y » l’image de la fonction « f de x».

Qu’est-ce que j’ai à transformer pour faire de cette fonction une fonction au sens de Lacan ? J’ai à dire que l’élément valeur se transcrit pour Lacan comme un résultat, comme un effet et, en l’occurrence, comme un effet métaphorique.

Cet effet métaphorique, quand il s’agit de la fonction du père , cet effet métaphorique, on peut dire , est toujours le même. Il consiste dans, disons, le refoulement du désir de la mère.

DM

Ce qui qualifie la fonction du père, c’est d’avoir cet effet-là, ce qui peut nous conduire à écrire plutôt qu’un signe égal une flèche pour désigner l’effet.

 

 

f (x) =y

DM

Mais l’important, ce que je souligne maintenant, c’est que l’usage même du terme de fonction comporte que l’élément « x » soit quelconque dans cet ensemble.

Quelconque veut dire, en l’occurrence, qu’il n’est pas nécessairement attaché à ce qu’on appelle le père . La scission essentielle, telle que je peux le dire aujourd’hui, ça n’est pas celle qui transforme le père en Nom du père, en signifiant, c’est que cette transformation ouvre à la désignation du père comme fonction et que la fonction paternelle peut être assurée, c’est-à-dire avoir le même effet « y » de répression de ce qu’on appelle ici le Désir de la mère et qu’à d’autres occasions on appellera la jouissance, peut avoir le même effet en s’emparant d’éléments « x » différents du Nom du père.

Et donc le seul fait de retranscrire le complexe d’Œdipe en termes de métaphore paternelle dégage comme telle la fonction paternelle et ouvre le champ où cette fonction peut parfaitement opérer avec d’autres éléments que le Nom du père de la tradition.

Cette formalisation est déjà grosse de ce que nous appelons la seconde clinique de Lacan, qui est en fait déjà autorisée par ce schéma.

D’autres éléments que le Nom du père peuvent venir en position de satisfaire à l’opération dite fonction paternelle.

Et comment est-ce que ça ne serait pas déjà dans la perspective ou l’horizon de Lacan, alors que, dans son texte des Complexes familiaux, de 1938, il signalait, comme je l’ai jadis souligné, le déclin de l’imago paternel.

Au fond, d’emblée, et je crois pouvoir dire , dès cette date, Lacan anticipait ce que nous voyons opérant aujourd’hui, ce que nous voyons, ce qui se manifeste aujourd’hui, à savoir que, pour un sujet, d’autres éléments que le Nom du père peuvent fonctionner qui lui permettentde constituer son nom.

Et pour ce qui est de l’anticipation de Lacan , de ce qui dé jà chez lui travaille à côté du chemin tracé par le désir de Freud, il y a sous une forme encore équivoque mais déjà en 38, la mise en cause de la prévalence du principe mâle qui, à l’époque, encore a une prégnance qu’il a depuis perdue ; songeons qu’au moins en France, à cette date , le droit de vote n’est pas reconnu aux femmes par exemple et elles n’ont pas accès à un certain nombre de droits, sinon via la puissance maritale.

Eh bien à cette date déjà, Lacan s’intéresse à ce qui pourrait renverser la prévalence du principe mâle. Il explique que la préférence qui est donnée dans la société à ce principe mâle a pour envers ce qu’il appelle l’occultation du principe féminin sous l’idéal masculin et il évoque la possibilité que le poids même de ses superstructures pourrait venir à en renverser la barre.

Il dessine donc une inversion où le principe féminin, comme il s’exprime, pourrait se trouver venir à prendre le pas sur l’idéal masculin. Et il donne donc une grande place, juste avant la Deuxième guerre mondiale -à ce qu’il appelle dans les termes de l’époque et dans les termes d’Adler après tout, la protestation virile de la femme où il voit comme la conséquence ultime du complexe d’Œdipe .

Alors, soyons honnêtes, il investit cette considération avant tout dans une clinique de l’homosexualité. Il ne l’évoque pas, au moins clairement, au niveau de la société mais ça dessine tout de même comme un pressentiment d’une certaine féminisation des valeurs culturelles qui s’imposent dans les sociétés développées du XXIe siècle.

Et de plus, contre Freud , à partir de Freud mais contre Freud , contre le désir de Freud, Lacan est celui qui procédera à une déoccultation du principe féminin. Il le fera essentiellement en terme de fonction, non pas de fonction paternelle mais de fonction phallique et en montrant que la même fonction phallique structure deux valeurs de jouissance distinctes, que s’agissant de phi, la même fonction phallique sélectionne non pas toujours le même «y» mais au fond deux «y» distincts c’est-à-dire deux valeurs de jouissance distincte s, ce qui demande d’insérer la fonction phallique dans une proposition quantifiée c’est-à-dire où il y a les quanteurs universels et le quanteur existant.

X Y

f

 

 (x)

Donc je peux m’appuyer là-dessus ; simplement, c’est un excursus pour revenir à ceci que l’effort de Lacan, aussi bien concernant le père, la fonction paternelle, que le phallus, la fonction phallique, introduit de la logique dans la jouissance.

Je dirais que cette introduction de la logique dans la problématique de l’Œdipe comme dans la problématique sexuelle, on ne peut pas s’empêcher de dire, à partir du moment où on prend la perspective Vie de Lacan, qu’elle procède de cette prédilection adolescente pour Spinoza parce que Spinoza et précisément le Spinoza du Livre III de L’Éthique, Spinoza , en effet, procède selon l’ordre de la démonstration qui est pour lui l’ordre géométrique parce que le seul exemple à sa portée alors de la démonstration rigoureuse , c’est Euclide.

Mais on peut dire que ça n’est pas une entière nouveauté que de procéder logiquement concernant ce que j’appellerai rapidement le domaine théologique. Ce qui est vraiment un effort saisissant et inédit, dont je suppose que c’est celui-là qui a retenu le jeune Lacan, c’est qu’il y procède dans la vie affective. Et je crois qu’on en a l’écho au début de la thèse de Lacan sur la paranoïa puisqu’il choisit de mettre en exergue une proposition de Spinoza qui est extraite du Livre III de L’Éthique qui est consacré aux affects, à la vie affective, et c’est même la proposition terminale de ce Livre III.

Je peux vous en donner la traduction en français que propose Pierre Macherey : « Pour chaque individu, un affect quelconque présente une disparité par rapport à celui qu’éprouve un autre individu, dans la même mesure où l’essence de l’un diffère de l’essence de l’autre ».

Ceci mit en tête d’une thèse sur la paranoïa oppose clairement deux singularités. Le verbe important de cette proposition qui est traduit par « présente une disparité », c’est le verbe « disparate », qui n’a pas son équivalent exact en français : « discre pate » qui a donné « discrépense ».

Au fond, ça indique que l’affect de l’un discrepate est séparé, diffère, se distingue, est dispare par rapport à l’affect d’un autre dans la mesure exacte où l’essence de l’un n’a rien à voir avec l’essence de l’autre ; que chaque individu – ne prenons que cela -a son essence à lui et que le rapport de l’un à l’autre est un rapport de discrépense.

Donc ça met l’accent sur quoi ? Sur le fait que les individus -traduisons les sujets – discordent, présentent une disparité essentielle qui ne peut pas être effacée en fonction de leur essence.

Et Macherey, dans son commentaire , note que le verbe se retrouve dans des passages où discrepate renvoie précisément à des situations d’affrontement.

Autrement dit c’est une proposition qu’on pourrait condenser dans la formule : « tu n’es pas mon semblable » ou encore mieux : « tuez mon semblable », avec l’orthographe t­u-e-z et on le retrouve dans des passages de Spinoza où il est question, en effet, de guerre et d’extermination.

Évidemment, c’est une citation qui convient spécialement à une thèse sur la paranoïa et qui met en évidence la matrice paranoïaque du stade du miroir et qui implique que cette situation est primordiale et que la concorde ne peut résulter que de la surimposition d’une fonction tierce.

Je veux dire : la singularité implique la discrépense des sujets de telle sorte qu’il faut une référence tierce pour qu’il y ait compossibilité, qu’il y ait communauté. On peut dire que Lacan, dans son premier enseignement ou dans les bases de son enseignement, n’a pas cessé de chercher cette instance tierce .

Il a donné à ça une certaine ordonnance en distinguant le niveau imaginaire de la discrépense des sujets et l’ordre symbolique supposé permet la coexistence.

Il faut bien dire que c’est aussi bien ce qu’il a cherché dans l’apologue du maître et de l’esclave que Kojève avait prélevé chez Hegel, que Lacan a investi dans l’expérience du stade du miroir qui avait déjà été signalé par Darwin et par Henri Wallon et qui a continué de l’accompagner tout au long de son enseignement.

La citation de Spinoza , c’est déjà une invitation -je l’évoquais la dernière fois -à mesurer l’absolue altérité des préoccupations de celui qui passe.

C’est là que s’enracine ce que j’appellerai chez Lacan, donc, sa position de sans pareil dont, au fond, il n’a cessé de chercher comment l’étendre à chacun. Et ce qu’il a appelé la passe, dont il a donné comme une démonstration, qu’il a présentée sous une forme pseudo -mathématisée, encore fidèle à cette filiation spinoziste, la passe traduit son inspiration , son vœu ou son rêve à étendre la position de sans pareil à chacun.

Mais on ne doit pas seulement, me semble-t-il, l’assigner en avant comme un but mais voir que cette position, qui isole chez chacun le sans pareil, est d’une extrême convenance à l’expérience psychanalytique en tant qu’elle met en question, qu’elle ébranle les identifications.

C’est-à-dire que cette expérience fait glisser de «je suis le même»à un « je diffère », « je suis dispare », que cette position de sans pareil nourrit une extrême attention aux détails, parente de celle à quoi invite Freud et qui prépare ce goût que Lacan dit que Clérambault, pour lui, donnait à l’enveloppe formelle du symptôme.

Le choix, Lacan l’a présenté sous une forme théorique en opposant l’aliénation et la séparation précisément. Ce qu’il appelle aliénation, c’est en particulier l’identification qui vous place là où vous assigne le discours de l’Autre, qui vous assigne là où ça parle de vous et qui, par-là même, vous appelle à être comme sujet alors qu’avant vous n’étiez rien, par hypothèse, donc identification constitutive du sujet mais à l’enseigne de l’Autre si je puis dire, où l’appel vient de l’Autre, vient du discours de l’Autre.

Ce que Lacan appelle séparation et que j’ai commenté maintes fois dans son détail que je prends là de plus loin, ce qu’il appelle séparation, eh bien c’est une autre façon d’être , c’est une autre façon de venir à être et qui doit plus son statut au discours de l’Autre.

C’est le sens du jeu de mots qu’il indique quand il présente la séparation à partir du latin séparer c’est separare et il fait varier une lettre et il sépare se et parare ; donc il passe de separare à se parare ce qui veut dire s’engendrer soi-même.

C’est de ce côté -là qu’il indique l’issue. L’aliénation, c’est la réponse à l’appel de l’Autre à être , à ce que le sujet soit, tandis que la séparation du côté de la part perdue, c’est un « s’engendrer soi-même ». D’une certaine façon, ce que j’évoquais de la coupure de 1964 pour Lacan est de cet ordre . Ses dix premiers Séminaire s, ses douze premiers Séminaires, il a été aliéné à Freud, il a répondu à l’appel du discours de Freud, et c’est là qu’il a trouvé sa place, comme sujet de l’énonciation dans la psychanalyse.

Et à partir du moment où il a été rebuté, évincé, chassé, où il est devenu la pierre de rebut du discours de la psychanalyse, dans le moment de l’excommunication, nous avons la séparation de Lacan et aussi l’accent mis sur un certain « s’engendrer soi­même » à partir de ce qu’il se promet d’énoncer cette fois-ci à distance de son enseignementantérieur.

Autrement dit la conséquence ultime de la position de sans pareil telle que Lacan l’articule, elle n’est pas au niveau du signifiant-maître , elle n’est pas au niveau de je ne sais quelle mégalomanie sinon au niveau de l’objet petit a et précisément, l’objet petit a, c’est la conséquence ultime du sans pareil précisément parce qu’à la différence du signifiant, l’objet petit a ne s’articule pas.

Le signifiant s’articule, il s’articule toujours à un autre signifiant tandis qu’il y a toujours un autre, le deux se retrouve et tandis que l’objet petit a ne s’intitule pas mais il choit.

Alors, il ne s’articule pas mais Lacan n’a pas résisté à l’articuler tout de même quand il a promu ses quatre discours et où il a fait tourner quatre éléments. On peut toujours dire : il y a S1, S 2, se sont des signifiants, il y a S barré et c’est quand il n’y a pas de signifiant, c’est la trace de ce qu’il n’y en a pas, et que petit a vient en plus et qu’il est hétérogène.

Mais, évidemment, dans ce schématisme, l’objet petit a est homogénéisé par le fait qu’il tourne avec les trois autres éléments. Et donc je crois que du fait même que Lacan l’a enchâssé , a enchâssé ce terme dans une articulation, il ne pouvait plus répondre à ce qui chez lui est le vœu du sans pareil.

Si j’ai à trouver le dernier nom du sans pareil chez Lacan , je crois que c’est ce qu’il a appelé le sinthome et que le sinthome, c’est ce qu’il a laissé d’une façon saisissable comme, au­delà de l’objet petit a, la conséquence terminale de cette position de sans pareil qui me semble l’avoir animé et qu’il a retrouvée dans ses constructions, singulièrement du côté de la position féminine.

Si Lacan a pu jouer avec sa construction logique de la position féminine , s’il a pu la donner comme exemplaire e t même paradigmatique de la position de l’analyste , c’est dans la mesure où la position féminine lui semblait avoir par excellence le régime de la discrépense et que, alors que la position virile conduit comme naturellement à l’aliénation , la position féminine conduit à la séparation.

Et c’est ainsi que je rend compte de ce moment que j’évoquais la dernière fois où je reconnaissais Lacan se comptant au rang des enfants perdus de la culture chrétienne et que j’annonçai, il fallait bien faire un sort au moment maurrassien de Lacan.

J’ai depuis lors relu la référence unique que nous en avons par écrit et qui est donc la lettre de la seconde épouse du fils d’Alphonse Daudet, Mada me Léon Daudet, qui signe de son surnom, Pamp ille, à Charles Maurras, en 1924 , et qui nous présente le jeune Lacan ; il a 23 ans, au moment de ce qu’on peut appeler sa révolte bourgeoise ; c’est l’équivalent de ce qui a été pour moi -le moment qui s’est prolongé plus longtemps que pour lui ­mon moment gauchiste.

À cette époque d’ailleurs et trace en a été gardé – je l’évoquerai -il me conseillait à moi qui avait à l’époque, un peu plus âgé de 23 ans, àpeine,Lacan se présentait lui-même , ça m’avait frappé, comme un révolté. Et s’il m’avait épinglé de révolté bourgeois, très clairement, il ne s’en exceptait pas puisqu’il me disait : j’ai moi une autre façon de passer ma révolte. Et il me semble que le moment maurrassien de Lacan, c’est le moment de sa révolte bourgeoise.

Alors on sait par la dame qu’il essaye par elle d’avoir une entrevue avec Charles Maurras, chef de l’Action française. Elle en fait un portrait qui tient en quelques mots mais elle indique qu’il demande ça depuis plusieurs semaines. On imagine l’insistance de Lacan, elle le dit cultivé et intelligent mais elle répète deux fois « présomptueux» et il est sensible qu’il n’a pas de trouble de l’estime de soi (rires) et elle indique qu’il est récemment conquis à nos idées et pense naturellement que son adhésion a une grande importance et qu’il pourra faire beaucoup.

Donc on a ici un jeune homme qui ne doute de rien , qui affiche une certaine puissance, une certaine puissante d’auto-affirmation, et elle indique ça donc -quand je l’ai lu ça m’a tout de suite fait penser à Claudel -je crois qu’il va partir prochainement pour le Sénégal et qu’il interrompt ses études de médecine pour partir pour le Sénégal et il désirerait vivement que vous lui don niez une direction intellectuelle pour la propagande royaliste qu’il veut entreprendre (rires). Voilà la crise de révolte Lacan à 23 ans. Royaliste !

C’est un rêve de Lacan, je ne sais pas s’il a rencontré Maurras, jamais de sa vie il n’a évoqué le nom de Maurras devant moi, je ne crois pas qu’il y en ait la moindre trace écrite ; il n’est jamais partit au Sénégal, à ma connaissance, mais enfin il a dû avoir envie et cette qualité de royaliste , pour moi, s’inscrit dans sa recherche du grand Autre. C’est une figure en quelque sorte pathétique de cette aspiration. D’un côté à défricher des terres vierges, à partir à l’aventure et il passera cette révolte là dans la psychanalyse. Là, il sera à son Sénégal.

Et d’autre part il se livrera à une construction du gra nd Autre qui va bien au-delà de l’adhésion à l’Action française. Notons que ce n’est pas du tout in compatible avec l’état d’enfant perdu de la culture chrétienne, au contraire, puisque Maurras lui-même était athée et que s’il prônait le catholicisme , c’était au titre de gardien de l’ordre social, sans la foi. Ce qui vaudra d’ailleurs à l’Action française d’être excommuniée en 1926. J’emploie le mot « excommuniée », en fait j’ai vérifié que les membres de l’Action française à partir de 1926 ont été interdits de sacrement par Pie XI dans un écrit qui a été retentissant, en tout cas qui a été condamné par le catholicisme et il n’est pas possible que dans l’excommunication de 1964, il y ait eu comme un écho de cette proscription ancienne.

En tout cas l’adhésion momentanée de Lacan au maurrassisme lui vaudra les salutations par écrit du psychanalyste et linguiste Pichon commentant ses Complexes familiaux et disant que Lacan venait du meilleur monde et avait les meilleures idées, qui s’attachent à la Nation et donc il y a eu autour de Lacan cette réputation qui a duré, qu’il pensait bien.

Quel statut donner à ce moment? Heidegger, qui a donné son adhésion au nazisme , et lui qui en a fait énormément dans le genre, et qui a laissé énormément de traces, et qui a beaucoup d’ambition dans cet ordre et qui n’en est revenu que très difficilement, avait eu ce mot charmant pour qualifier ce moment, dans un média allemand, dans une interview au Spiegel, il avait dit que c’était une « bourde » de sa part.

S’agissant de Lacan, il faut constater que c’est une adhésion qui n’a pas laissé d’autres traces que ce billet-là pour l’instant, qu’on ne lui connaît pas d’action dans cet ordre et je suis porté à croire qu’il n’était pas, lui, très enclin à des actions collectives et ça n’a pas laissé, à ma connaissance, d’écrit.

Et donc, si j’ai à l’interpréter, je dirais que c’est la révolte d’un enfant perdu, de quelqu’un qui se pense à cette date comme un enfant perdu, qui d’emblée tout de même rêve de l’exil et peut être foncièrement un exilé ; qu’il se voit déterminé par sa culture chrétienne et qu’il passera du temps à s’en défaire, et qu’on peut le lire dans ses Séminaires même comme encore un effort pour se déprendre de cette culture ; j’y lis aussi un appel à l’Autre sous les espèces évidemment dérisoires du roi de France et aussi ses attaches à une position antimoderne, proprement réactionnaire, dont j’imagine, dont je suis porté à croire que c’est sa postulation vers la

science qui lui permettra de s’en déprendre .

Ce que j’ai ici illustré du nom de Spinoza , c’est la postulation constante de Lacan dans la direction de la science qui, effectivement, représente ­pour le dire au plus simple -l’instance tierce la plus évidente dans la compétition des singularités de discrépense .

Je crois qu’il faut tout de même mettre Maurras, Maurras comme maître oublié et renié , au rang de ces maîtres que Lacan trouvera et que Maurras sera peut-être comme métaphorisé par Clérambault, métaphorisé par Kojève lecteur de Hegel et, après 1945, par Lévi-Strauss et par Jacobson et, évidemment, celui qui sera pour Lacan et pour toute sa vie celui devant qui, même en rechignant, on s’incline, comme s’il lui était nécessaire de reconnaître la primauté d’un Autre, ce maître traqué, maître scruté, maître en partie renié, cet Autre primordial et qui apporte à sa pensée son soutien et ce qu’elle peut supporter de concorde, à savoir Freud.

À la semaine prochaine.

Applaudissements.

3 Avr 2010 @ 12:58 | | catégorie: 2010 - Vie de Lacan