jacques-alain miller
symptôme et sinthome
[ 2 mai 2006 / 6 novembre 2011 ]je suis payée pour lire :
Cette différence, propre à Lacan, du symptôme et du sinthome, nous montre bien pourquoi nous avons aussi besoin de deux termes comme ceux de désir et de pulsion. Le désir a ses intermittences tandis que la pulsion a sa constance. Il y a du côté du désir tout un jeu de masques et il est incessamment travaillé par une négativité interne, si je puis m’exprimer ainsi, alors que, du côté de la pulsion, nous avons une positivité plus ou moins grande.
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Du côté symptôme et vérité, tout repose sur le manque. Du côté sinthome et jouissance, il n’y a pas de manque.
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Du côté du symptôme, c’est la répétition de la rencontre manquée, une répétition de l’évitement, tandis que du côté du sinthome, c’est la répétition de ce qui soutient le sujet dans l’être, et pourquoi tout lui est bon. Ce n’est qu’en termes économiques qu’on pourra ici parler de plus et de moins.
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Le court-circuit consiste à s’apercevoir que le « il n’y a pas » fait problème dans la perspective du sinthome. Comment penser un « il n’y a pas » du côté qui est tout positivité ? Cette pensée du manque, qui ne répond pas au canon de la seconde perspective, en quelque sorte nécessite qu’on raisonne à la place sur le trou. Le court-circuit consiste à s’apercevoir que la première leçon des nœuds que trafiquait Lacan est de montrer, de donner figure à ce qu’un trou n’est pas un manque.Conclusion des Leçons du sinthome (Journées ECF 2005), Jacques-Alain Miller
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons
[ 6 janvier 2009 / 30 mars 2010 ]les mâts,
invitant les orages
« Un ennui, désolé par les cruel espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs!
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-il de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdu, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots!»
Mallarmé, « Brise marine» ( In Le Gaucho insupportable, qu’en ce moment je lis, offert par grand G, mon ami, mon amour, pour Noël, p. 150.)
… de leur fatalité jamais ils ne s’écartent
« Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !»
Baudelaire, « Le voyage» ( Ibid. p. 156, dans le chapitre intitulé « Littérature + Maladie = Maladie»)
une
oasis d’horreur
dans un désert d’ennui
« Amer savoir, celui qu’on tire du voyage!
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui!
Et avec ces vers, en vérité, nous avons plus qu’il ne nous en faut. Au milieu d’un désert d’ennui, une oasis d’horreur. Il n’y a pas de diagnostic plus limpide pour exprimer la maladie de l’homme moderne. Pour sortir de l’ennui, pour échapper à ce point mort, la seule chose que nous ayons à notre portée, et même pas si facilement à notre portée que cela, il faut fournir des efforts pour cela aussi, c’est l’horreur, c’est-à-dire le mal. Ou nous vivons comme des zombis, comme des esclaves nourris d’un quignon de pain, ou nous nous convertissons en esclavagistes, en êtres malins, comme ce type qui, après avoir assassiné sa femme et ses trois enfants, dit, en transpirant à grosses gouttes, qu’il se sentait bizarre, comme possédé par quelque chose d’inconnu, la liberté, pour affirmer ensuite que les victimes avaient mérité leur sort, bien qu’au bout de quelques heures, moins exalté, il finît par dire que personne ne méritait une mort aussi cruelle, avant d’ajouter qu’il était probablement devenu fou et de demander au policiers de ne pas faire attention à ce qu’il disait. Une oasis est toujours une oasis, surtout si on sort d’un désert d’ennui.
… Rimbaud, qui plonge avec la même dévorante énergie dans les livres, le sexe et les voyages, uniquement pour découvrir et comprendre, avec une lucidité diamantine, qu’écrire n’a pas la moindre importance ( écrire, évidemment, est la même chose que lire, et à certains moments ressemble assez à voyager, et même, en certaines occasions privilégiées, ressemble aussi à l’acte de baiser, et tout cela, nous dit Rimbaud, est un mirage, le désert seul existe et de temps à autre les lumières lointaines des oasis qui nous avilissent). »
Ibid., pp. 157, 158 et 162
même l’ignorance ne peut rien contre cela qui nous environne. tu pleurais hier soir. petit. viens encore. pleure. petit. dis. la maladie aussi nous attend. il faudra du courage, encore dire oui. nous ne sommes responsables que de nous-mêmes, c’est ce que je crois. la lumière est dedans. la lumière est dehors.
vouloir ce qui est proche, vouloir ce qui vous arrive, même qui vous arrive à l’improviste, et vous fait mal
« La joie est l’affect spinoziste du rapport au réel, l’affect auquel on peut atteindre lorsqu’on ne croit plus aux caprices du sort, mais lorsqu’on s’égale à lui, que l’on s’accorde avec lui, sur un mode qui est proche de l’éternel retour de Nietzsche : vouloir ce qui est proche, vouloir ce qui vous arrive, même qui vous arrive à l’improviste, et vous fait mal.» Jacques-Alain Miller, « Les us du laps », 26 janvier 2000.
Que nul n’entre dans le XXIe siècle s’il n’est hypomane…
[ 6 octobre 2009 / 1 avril 2010 ]La communication immédiate caractérise l’époque, pour le meilleur et pour le pire. Elle a du bon : augmentation de notre puissance d’agir, liberté croissante, agilité, faculté permanente de faire salon, mise en commun des ressources intellectuelles, la vie quotidienne vécue à plusieurs… enfer ou paradis… […]
Le pire ? Pas de doute, c’est une tyrannie. La contemplation, la méditation, la mélancolie, l’acédie, la dépression, l’otium, le loisir, la lenteur, les langueurs, le flâner, le musarder, le baguenauder, le glander, non pas seulement le dimanche de la vie de la triade sacrée Hegel-Kojève-Queneau, mais même le sacro-saint Week-end franchouillard, et, par dessus le marché, « les sanglots longs des violons de l’automne… » – toutes ces institutions augustes de la pensée, et de la sensibilité fléchissent sous les assauts incessants du signifiant toujours dispo. Que nul n’entre dans le XXIe siècle s’il n’est hypomane…
L’appareil dit nomade, ou portable, si serviable, corvéable à merci, jamais un mot plus haut que l’autre, a fait son nid dans notre cervelle, il y a pondu ses oeufs, il y est désormais accroché comme une tique à la peau d’un chien. Alléluia ! un nouvel organe nous est poussé, Notre cher et vieux In-der-Welt-sein s’en trouve chaviré de façon irréversible. Quelque chose du rapport du Dasein à l’espace et au temps, resté intouché depuis l’origine, a été pollué, qu’aucune écologie ne nous rendra pur. Des constantes anthropologiques parmi les plus assurées, ont désormais la danse de Saint-Guy.
Le monde de la longue durée n’a pas disparu, non. Il n’est pas englouti comme l’Atlantide, non. Il est toujours là, oui. Il survit, il vivote, il papote, il tremblote, il est passé au rang de patrimoine. Il fait l’objet de tendres nostalgies, il est le ressort de résistances féroces, mais tout le monde sent bien que c’est une cause perdue, comme la monarchie héréditaire et l’Algérie française. Tout doucement, il sort de l’actualité, il s’efface, fade away… Bientôt, demain, tout à l’heure, il sera hors service, honoré, muséifié. Tel le Roi d’Egypte, c’est « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » qui triomphe au son des trompettes d’Aîda.
Rien à voir avec l’éternel présent du « Sonntag des Lebens », où l’on se prélassait aux frais de la princesse. Quelle princesse ? Prinzessin Geschichte, la princesse Histoire, venue à bout de course, et retirée des affaires du monde. La vieille coquette entretenait dans sa thébaïde un gigolo fourbu, Herr Geistes, qui passait son temps à siroter des apéros dans un petit caboulot, en racontant les bobards de ses hauts faits. Enfin Georg Wilhelm Friedrich Hegel vint. Il prit au sérieux le vieux cabot, et se fit son amanuensis, comme le furent pour Socrate, Samuel Johnson et Napoléon, Platon, Boswell et Las Cases. Sur une île déserte, qu’emporterais-je plus volontiers ? La Phénoménologie de l’Esprit, ou Casanova, l’Histoire de ma vie ? Plus de concepts d’un côté, de femmes de l’autre. Au fond, avec la Bible, on a les deux. Voilà pourquoi ce bouquin a tant de fans.
Notre présent à nous est parcouru des secousses instantanées. Valéry disait déjà de Bossuet : « il spécule sur l’attente qu’il crée, tandis que les modernes spéculent sur la surprise ». L’instant impensable, impalpable, et informe, ne règne, ni ne triomphe, car, pour ça, il faudrait encore qu’il durât. Il fulgure. Il n’a pas plus de réalité dans le temps que le point dans l’espace. L’instant est dématérialisé, et, nous qui vivons au rythme du signal instantanée, il nous dématérialise à sa suite. La séance avec Lacan, telle que je l’imagine, n’était pas « courte », elle était instantanée, dématérialisante.
Ah ! mais… voilà pourquoi ce grand appétit de « Journées », de raouts, de fêtes – de rencontres, dit Z* : apporter son corps, trouver des corps…
Jacques-Alain Miller – Extrait du Journal des Journées n°32 du mardi 6 octobre
citation
[ 15 février 2010 / 30 mars 2010 ]« Le trop fait surgir, émerger, apparaître, en chacun, sa propre limite. »1
« Il fait apparaître votre ‘pas plus loin’. Il suscite une intolérance. »
source : cours de jacques-alain miller du 10 février 2010 // Derrière le trop il y avait l’unique
- on croirait un sujet du bac du dispariteur. [↩]
Le sujet est heureux et il ne s’en aperçoit pas,
[ 25 mars 2010 / 30 mars 2010 ]en raison de son attachement à des idéaux, à des images idéales. La cure analytique a pour effet de détacher le sujet de ces idéaux, elle lui permet de prendre ses distances tant à l’endroit du moi idéal, c’est-à-dire de l’image exaltée de sa personne, de sa puissance, éventuellement incarnée par un autre, que de l’Idéal du moi et des valeurs qui situent sa position. Une analyse conduit le sujet à donner la préférence à la jouissance sur l’idéal.
J’explique que le résultat d’une analyse est de donner le pas à petit a sur l’Idéal,
et donc l’Idéal est plus petit que l’objet a. Le sujet est conduit à donner la préférence, la dominance à l’objet a, sur l’Idéal. Tout le monde pense qu’il s’agit de donner le pas à l’Idéal parce qu’il a un grand I majuscule, pas du tout, c’est le petit, ça traduit une certaine inversion.
La prévalence de l’objet a, de la jouissance sur l’Idéal,
qui est un effet de la cure analytique, marque la société contemporaine, c’est sans doute une contribution de la psychanalyse à la société contemporaine ; en tout cas c’est ce qui fait que la psychanalyse est homogène à la société contemporaine.
La masturbation de Diogène, masturbation publique, avait une valeur subversive,
celle de montrer que ce qui compte, c’est la jouissance, pure et simple, et qu’on ne peut pas faire mieux comme monstration que l’Autre n’existe pas. L’Autre n’existe pas, en tout cas je n’en ai pas besoin. L’usage non copulatoire du phallus à des fins de jouissance solitaire est l’envers de la sublimation, laquelle suppose au contraire que l’Autre apprécie, reconnaisse, jouisse de ce que vous avez à lui présenter comme objet, production. Les analystes se répartissent entre cynisme et sublimation, les uns situant la fin de l’analyse sur le versant cynique, d’autres sur le versant sublimatoire. La sublimation introduit la fonction de la jouissance de l’Autre, alors que Diogène démontre que la seule véritable ou réelle est la jouissance du corps propre.
L’incidence politique dont il s’agirait pour le psychanalyste,
si elle peut se définir comme subversive, subversive des idéaux sociaux, n’est en tous les cas pas progressiste. L’idée qu’il n’y a pas de mieux, qu’il y a toujours une part perdue et donc si on gagne quelque part on perd sur un autre tableau, pas de progressisme.
Il y a beaucoup de considérations de la politique de Lacan au sens de la politique générale,
qui s’inscrivent dans l’ordre de la protestation romantique contre l’esprit bourgeois, et même contre l’esprit des lumières, puisque c’est avec les lumières que s’est faite la promotion des valeurs knave, la promotion des valeurs du commerce, de l’échange jusqu’à « l’enrichissez-vous ! » de Guizot, le libéralisme, le laisser faire, le culte du marché. Il y a eu une protestation romantique contre cette tendance du monde contemporain.
Le knave, c’est le coquin, le valet,
ce sont les termes que l’on retrouve chez Stendhal pour qualifier les excès de la Monarchie de Juillet, si vous relisez Lucien Leeuwen, ce sont des mots stendhaliens pour qualifier ceux qui défendent les intérêts en place, ceux qui se vouent à la défense de l’ordre du monde et des privilèges. Ceux-là se moquent du fool en lui montrant qu’en faisant l’ange, il fait la bête, alors qu’eux préfèrent faire la bête tout de suite. Eux ont le savoir que plus ça change, plus c’est la même chose, donc qu’il ne vaut pas la peine de rien changer, puisque ce ne sera jamais que reproduire du même. C’est une position vile, sans noblesse, ignoble au sens propre.
Lacan, ce qui le distingue de la protestation romantique,
c’est son absence radicale de nostalgie pour les traditions perdues. Et il se distingue par son adhésion à l’esprit des lumières, qu’il mentionnait dans la prière d’insérer des Écrits.
Oui, le père est un semblant, oui on peut s’en passer, oui la psychanalyse n’est pas une religion du père,
on peut s’en passer mais « à condition de s’en servir ». Ce principe vaut pour tous les semblants sociaux, on peut s’en passer, on ne vous demande pas d’ adhérer, mais à condition de s’en servir dans l’ordre politique. Cela définit un cynisme à la Voltaire, qui laissait entendre que Dieu est une invention bien nécessaire à maintenir les hommes dans la bienséance.
C’est une thèse, politique, que la société tient par ses semblants, ce qui veut dire : pas de société sans refoulement, sans identifications, et surtout sans routine ((curieux, non, ce choix du mot de “routine” ? )) . La routine est essentielle. La terre fondamentale qui fonde la politique de Lacan, c’est la disjonction du signifiant et du signifié. On ne saurait pas ce que veut dire quoi que ce soit s’il n’y avait pas une communauté ayant ses routines pour montrer la voie. C’est ce que Lacan énonce dans Encore. C’est la routine qui fait que le signifié garde le même sens. Ce sont nos préjugés qui nous font une assiette, nous permettent de nous tenir. ((ou voilà pq qd tu remets trop et si souvent en cause mes préjugés, je ne me tiens plus… ))
Et puisqu’il y a des semblants, choisissons les meilleurs pour vivre et laisser vivre.
Donc, tolérance, live and let live, ou pour le dire avec Virgile Trahit sua quemque voluptas, choisir les semblants qui permettent à chacun de jouir à la façon qui lui convient sans trop déranger le voisin.
Extraits de La Conférence de Nîmes par Jacques-Alain Miller