Amour et culpabilité
La clinique psychanalytique permet de constater que les liens de l’amour avec ce qui le conditionne sont loin d’être aussi puissants que ceux qu’il a avec cet Autre, obscur, derrière lequel pointe le surmoi. Jekels et Bergler ont souligné cette évidence sur le plan clinique dans un article : « Übertragung und Liebe » 1 . Dans son Séminaire VIII, Le transfert, Jacques Lacan, tout en en conseillant la lecture, le résume par une thèse et une anecdote.
La thèse est la suivante : «Ce n’est pas simplement que l’amour est souvent coupable, c’est qu’on aime pour échapper à la culpabilité» 2 , ce qui revient à dire que si l’amour est coupable, c’est parce qu’il implique la demande d’être aimé (Geliebtwerdenwollen) par celui qui pourrait nous rendre coupable. Il s’agit alors de voir comment cette thèse s’articule avec le fait que la demande d’être aimé est demande que l’Autre dévoile son manque 3 .
L’anecdote, maintenant : «Si on aime, en somme, c’est parce qu’il y a encore quelque part l’ombre de celui qu’une femme tordante avec laquelle nous voyagions en Italie appelait Il vecchio con la barba, celui qu’on voit partout chez les primitifs» 4 .
La thèse centrale de Jekels et Bergler qui met en relation l’amour et le surmoi implique donc qu’existe une connexion entre le surmoi et le partenaire de l’amour : nous aimons sous la pression du surmoi, lequel incarne une manifestation de la pulsion de mort.
Si Lacan, avec ce qu’il a appelé son «retour à Freud» a conçu la psychanalyse comme une entreprise qui tend à ébranler le sujet dans son rapport à la pulsion de mort, on comprend qu’il s’intéresse à cet article de Jekels et Bergler, dans la mesure où il porte sur ce qui peut permettre d’atteindre cet objectif, c’est-à-dire l’amour de transfert.
Pour Freud la signification de l’idéal du moi implique sa dépendance par rapport au narcissisme : on aime ce qui manque éminemment au moi pour atteindre l’idéal aimé. Lorsque le silence s’installe entre le moi idéal fantasmé et l’idéal du moi réalisé, le moi sombre dans l’abîme de la culpabilité, qui exprime une nostalgie foncière. C’est ainsi que Jekels et Bergler justifient cette particularité surprenante qu’a l’aimé de se dévaloriser lui-même. Cela rendrait raison du fait que, pour se libérer de la douleur, le sujet doive trouver un autre qui sache le rendre coupable.
Pourquoi cela ? Nous le comprenons mieux en partant de la définition que ces auteurs nous proposent du sentiment de culpabilité et qui tient dans ces quelques mots : «ne pas être aimé par le surmoi». C’est la raison pour laquelle, dans la genèse même de l’idéal du moi et du moi idéal il y aurait lieu de supposer une pulsion de mort. Les auteurs nomment cela le «miracle de l’investissement d’objet» (Das Mirakel der Objektsbesetzung).
Où se trouve la double nécessité d’abandonner le narcissisme original et d’investir, au lieu d’un objet propre, un objet extérieur ? (Warum gibt das Ich zugunsten eines fremden Ichs von seiner Libido ab?) Il existe incontestablement pour eux une continuité au niveau de Thanatos. La création d’un objet par l’enveloppement de la pulsion de mort implique une dialectique dans laquelle ce qui est requis ou sollicité est le réel. Dans cette perspective, le choix de l’objet d’amour tend à s’effectuer dans une discordance, dans la mesure où l’amour tend à être un amour «authentique» tout en coïncidant avec le réel du partenaire qui ne trompe pas. L’idéal n’aurait pas d’autre fonction que celle de cacher la réalité de ce qui manque, ce que Lacan démontre magistralement avec le cas de «la femme qui avait les plus jolis seins».
«Parce que je t’aime, je te mutile»
Lacan commence par souligner la distinction nécessaire entre le lieu où se produit le bénéfice narcissique, où l’idéal du moi fonctionne, et sa fonction dans l’amour. Il aborde alors un autre versant classique de la «clinique de l’amour», celle que Karl Abraham a introduite sous le concept «amour partiel de l’objet» 5 .
L’«amour partiel de l’objet» n’est autre que l’amour de l’autre – aussi complet que possible –, à l’exception des génitoires ou pudenda. Lacan remarque que tous les exemples d’Abraham sont fondés sur la séparation imaginaire du phallus. Le phallus, dans cette perspective, est ce dont la fonction se révèle quand il se différencie de l’objet a. Abraham se demande d’où vient la rage qui surgit au niveau imaginaire de châtrer l’autre dans ce point vif, et Lacan cite sa réponse : « Wir müssen ausserdem in Betracht ziehen, dass bei jedem Menschen das eigene Genitale stärker ais irgendein anderer Körperteil mit narzissischer Liebe besetzt ist». «Nous devons donc prendre en considération le fait que, chez tout homme, ce qui est proprement les génitoires est plus fortement investi que toute autre partie du corps dans le champ narcissique.» 6 Plus loin, Lacan signale encore : «La phrase que j’ai extraite d’Abraham le comporte – c’est pour autant que le phallus réel reste, à l’insu du sujet, ce autour de quoi l’investissement maximum est conservé – que l’objet partiel se trouve être élidé ; laissé en blanc dans l’image de l’autre en tant qu’investie.» 7
Un cas analysé par Lacan élucide ce point8 . Il s’agit de l’analyse d’une femme qui, au niveau de ses désirs, s’organisait assez bien : «disons qu’elle prend plus que des libertés avec les droits, sinon les devoirs du lien conjugal et que, mon Dieu, quand elle a une liaison, elle sait en pousser les conséquences jusqu’au point le plus extrême de ce qu’une certaine limite sociale, celle du respect offert par le front de son mari, lui commande de respecter. Disons que c’est quelqu’un qui sait admirablement tenir et déployer les positions de son désir […] elle a su, à l’intérieur de sa famille, […] maintenir tout à fait intact un champ de force d’exigences strictement centré sur ses besoins libidinaux à elle». Lacan nous indique, ensuite, quelle place il occupait pour elle dans le transfert : il incarnait son idéal du moi, c’est-à-dire le point idéal où l’ordre se maintenait, d’autant plus exigeant puisque c’est à partir de là que tout désordre était possible. Lacan nous dit qu’il était mis par elle juste en ce point où il ne devait pas être permissif, ni approuver ses histoires amoureuses. En définitive, placé en I (A) il devait être le témoin de ses histoires mais sans montrer aucun signe de complicité : il incarnait son idéal du moi, c’est-à-dire le point idéal où l’ordre se maintenait, d’autant plus exigeant puisque c’est à partir de là que tout désordre était possible. «Mais je crois, conclut-il, que la chose qui devait être maintenue en tous les cas à l’abri de tout thème de contestation, c’est qu’elle avait les plus jolis seins de la ville» 9 . Disons, en d’autres termes, que c’est à I(A) que manquent «les seins les plus jolis de la ville». La fonction imaginaire de l’idéal se soutient de ceci que, à ce niveau, le phallus réel est préservé.
Si l’amoureux se définit de ne pas savoir ce qui, de l’objet d’amour, le rend amoureux, il n’est donc pas rare que la culpabilité s’infiltre dans la relation amoureuse, car elle est en elle-même une réponse au non savoir. L’amour, en effet, consiste fondamentalement en la non coïncidence du manque du sujet et de ce qui reste caché dans l’autre. Peut-être Lacan a-t-il été poussé à définir l’amour comme un «don de ce qu’on n’a pas» parce que, nulle part ailleurs que dans l’amour, le sujet ne se trouve confronté à la question : «Qui suis-je pour lui ?» ou bien : «Peut-il me perdre ?»
Cet aphorisme paradoxal démontre excellemment que le sujet est intéressé, non pas à l’autre comme partenaire, mais à l’objet a. Lorsque la culpabilité se présente, c’est que le sujet recule dans l’horizon de l’objet du désir, c’est-à-dire, identifie le partenaire avec ce qui lui manque. Chaque fois que l’amour se montre impuissant à cacher, soit l’énigme du désir de l’Autre, soit l’aspiration de la jouissance de l’autre, pointe le surmoi. Le conjoint peut alors devenir pour un sujet le surmoi le plus inconfortable. C’est pour cette raison que, comme le signale Lacan : «si la culpabilité n’est pas toujours, et immédiatement, intéressée dans le déclenchement d’un amour, dans l’éclair de l’énamoration, dans le coup de foudre, il n’en est pas moins certain que, même dans des unions inaugurées sous des auspices aussi poétiques, il arrive avec le temps que viennent se centrer sur l’objet aimé tous les effets d’une censure active.» 10
Le surmoi le plus inconfortable
En ce sens, un fragment de cure nous a permis de concevoir le répertoire de la confrontation du sujet avec le manque de l’Autre.
Dans ce cas, c’étaient la peur et l’angoisse qui faisaient le signe de la culpabilité d’une femme, lors des premiers entretiens. Elles se manifestèrent un an après qu’elle elle fût sortie d’une longue analyse, sortie qui avait eu lieu après sa séparation d’avec son mari, et à la suite du coup de foudre pour l’homme qui passait pour être son surmoi le plus inconfortable.
Le surgissement de cet amour sur le mode du «coup de foudre», que je distinguerai ici de ce que la langue espagnole nomme un amour «à première vue» était un «amour au premier contact». Elle le signale après avoir observé qu’elle veut aborder ce dont il s’agit «avec tact» 11 et avec un analyste avec lequel elle n’aurait pas eu à faire précédemment (à cause de sa profession, elle fréquente le milieu «psy»). Que l’amour soit aveugle ne lui est en rien étranger, à elle qui se rappelle que le premier cadeau qu’elle lui a fait était un livre dont la couverture montrait une femme aux yeux bandés. Elle se demandait : «Qu’ai-je fait ? Pourquoi l’ai-je laissé entrer si vite dans ma vie ?» Maintenant que «le voile est tombé», elle se demande pourquoi elle a si facilement accordé foi à la construction que son partenaire lui avait présentée de lui-même.
Elle se présente donc comme sujette à une grande inquiétude ou, plus précisément, comme prise de peur, d’une peur qui, selon elle, serait le corrélat d’une rétorsion de la part de l’autre qu’elle sollicite avec des pensées mauvaises. On voit comment, dans ce cas, l’inquiétude est un des noms de l’angoisse quand l’objet de cette rétorsion est lui-même produit par le retrait de l’amour. Pour la première fois, dans sa vie professionnelle elle se trouve si malade qu’elle demande un arrêt de maladie. Un rêve d’angoisse la réveille au milieu de la nuit, en proie à la panique : «Je suis dans une fête, je sors dans la rue. J’ai lu la nouvelle d’un violeur qui a tué sa femme. Il y a une grille métallique près d’un square où il y a du monde. De la grille sort un bras d’homme qui touche les fesses d’une fille. Je prends ce bras et commence à tirer avec force pour qu’il ne s’échappe pas. Plusieurs personnes m’aident et finalement nous réussissons à faire apparaître l’homme. C’est un monsieur énorme, brutal et de haute taille. À ses côtés je vois le corps d’une fille avec un vase cassé, cloué dans ses parties génitales, maintenant ensanglantées».
Nous ne dirons pas que le rêve met en scène le vase avec le bouquet de fleurs du tableau de Jacopo Zucchi intitulé Psyché surprend Amour. Nulle masse de fleurs, ici, ne dissimule le phallus d’Éros. Au contraire, le rêve résume bien le refrain populaire espagnol «Se rompio el cantaro» 12 , interprétant en même temps la série d’infections vaginales surgies depuis qu’elle a fait la connaissance de son amant. Celui-ci avait toujours nié qu’un eczéma de son pénis pourrait être à l’origine de ses infections à elle. Après plusieurs années d’insistance, elle a vérifié ses soupçons. C’est là que, pleine de colère, elle veut se séparer de lui. Ce rêve est accompagné d’une série inusitée de rêves ayant la merde pour thème central. Dans l’un, où il y a des toilettes recouvertes de merde, avec des étagères mal rangées et remplies des parfums et maquillages, elle finit par se dire à elle-même : «Je dois vider tout ça !» Dans un autre, la merde sort par la cuvette des toilettes et dans un autre, finalement, elle marche et écrase une crotte dont elle a du mal à se débarrasser.
La sémantique de la couleur et de la merde nous renvoie sans doute à la méchanceté, mais, plus profondément, elle dévoile plutôt la couleur du A en tant qu’énigme et comme figure obscène et féroce qui exige que soit cédé un plus-de-jouir 13 . Le souvenir de ses nombreuses maladies infantiles a permis de situer ce moment d’angoisse. En effet, petite, à chaque fois qu’elle était souffrante, la mère l’envoyait au lit pour des bricoles et lui faisait manquer l’école. Il s’agissait toujours de maladies de la bouche et la gorge. L’interprétation du déplacement «de haut en bas», lui permet de mettre en continuité ses symptômes «génitaux» avec sa symptomatologie infantile, amène le souvenir de la grave dépression subie par sa mère quand elle quitte, à dix-huit ans, le domicile parental et fait se déployer les labyrinthes au long desquels l’analysante cherche, de façon répétitive, l’amour d’un homme, en fuyant le surmoi maternel.
Qu’a de particulier le choix de l’homme dont les demandes d’amour la pressent autant actuellement ? Jusqu’alors, quand elle avait un rapport avec un homme, dans sa tête il y en avait toujours un autre possible. La nouveauté de cette rencontre a été de découvrir qu’avec celui-ci, cela ne lui arrivait plus, elle a découvert qu’elle n’avait pas à penser à un autre homme. Cela dit bien comment l’homme qu’elle avait trouvé s’accouplait à son fantasme. La seule idée de le quitter fait surgir en elle la question : qu’est ce qui se passerait s’il me perdait ?, question qui va de pair avec la peur qu’il pourrait faire une folie. Ainsi elle ne peut donc pas éviter ce point où se pose la question de «faire de sa vie un enjeu pour lui», où elle fait le lien avec la crise endurée par sa mère au moment de son départ. Si on peut, en guise de conclusion, parler d’une «clinique» de l’amour 14 c’est du fait que l’amour ne se déploie pas exclusivement sous la bannière d’Éros, dans la «douce moitié» où le partenaire pourrait combler les aspirations narcissiques du sujet, mais, et plus fondamentalement, comme «surmoitié», – ainsi que Lacan le signale dans L’Étourdit : «C’est là surmoitié qui ne se surmoite pas si facilement que la conscience universelle». 15
* Traduit de l’espagnol par Susana Elkin.
- JEKELS L. et BERGLER E., «Übertragung und Liebe», Imago, Bd. XX, 1934, pp. 5-31.
- LACAN J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, p. 394.
- MILLER J.-A., «Les labyrinthes de l’amour», La lettre mensuelle, n°109, mai 1992, p. 18.
- LACAN J., op. cit.
- ABRAHAM K., «Esquisse d’une histoire du développement de la libido basée sur la psychanalyse des troubles mentaux», 1924, Oeuvres complètes, volume II, Paris, Payot, 1965, p. 305.
- LACAN op. cit., p. 441.
- Ibid., p. 449.
- Ibid., p. 399.
- Ibid, p. 400.
- Ibid, p. 395.
- Le jeu de mots est moins sensible en français qu’en espagnol entre «contact» (con facto) et «avec tact».
- Le refrain est « Tanta va el cantaro a la fitent e que al final se quiebra», dont la traduction fut donnée par François Villon dans La ballade des proverbes : « tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise».
- Je fais référence ici au commentaire de Colette Soler sur le surmoi à partir du cas The Piggle de Winnicott in Clinica del superyo en la infancia, «Actas de la VIII jornadas de Forum», Barcelona, 1996.
- J’emploie l’expression introduite par François Leguil dans un conférence à Nantes, le 3 octobre 1987 : «La « clinique » de l’amour et la folie», Travaux 3, Groupe d’études de Nantes, 1988.
- LACAN, J. «L’Étourdit», Scilicet n°4, Paris, 1973, p. 25