C’est ainsi que Joseph Jacotot se trouva par hasard, dans les années 1820, enseigner à des étudiants flamands dont il ne connaissait pas la langue et qui ne connaissaient pas la sienne,

Publié le Catégorisé comme Cut&Paste

C’est ainsi que Joseph Jacotot se trouva par hasard, dans les années 1820, enseigner à des étudiants flamands dont il ne connaissait pas la langue et qui ne connaissaient pas la sienne, par l’intermédiaire d’un ouvrage providentiel, un Télémaque bilingue alors publié aux Pays-Bas. Il le mit entre les mains de ses étudiants et leur fit dire par un interprète d’en lire la moitié en s’aidant de la traduction, de répéter sans cesse ce qu’ils avaient appris, de lire cursivement l’autre moitié et d’écrire en Français ce qu’ils en pensaient . Il fut, dit-on étonné de voir, comment ces étudiants auxquels il n’avait transmis aucun savoir avaient, sur son ordre, appris assez de Français pour s’exprimer très correctement, comment donc il les avait enseignés sans pour autant rien leur apprendre.

Il en conclut que l’acte du maître qui oblige une autre intelligence à s’exercer était indépendant de la possession du savoir, qu’il était donc possible qu’un ignorant permette à un autre ignorant de savoir ce qu’il ne savait pas lui-même, possible qu’un homme du peuple illettré permette par exemple à un autre illettré d’apprendre à lire. C’est là le deuxième niveau de la question, le deuxième sens de l’expression « maître ignorant » : un maître ignorant n’est pas un ignorant qui se pique de jouer les maîtres. C’est un maître qui enseigne – c’est-à-dire qui est pour un autre cause de savoir – sans transmettre aucun savoir . C’est donc un maître qui manifeste la dissociation entre la maîtrise du maître et son savoir, qui nous montre que ce qu’on appelle  » transmission du savoir  » comprend en fait deux rapports intriqués et qu’il convient de dissocier : un rapport de volonté à volonté et un rapport d’intelligence à intelligence .

Si l’explication est en droit infinie , c’est parce que sa fonction essentielle est d’infinitiser la distance même qu’elle se propose de réduire. La pratique de l’explication est tout autre chose qu’un moyen pratique au service d’une fin . Elle est une fin en soi, la vérification infinie d’un axiome premier : l’axiome d’inégalité. Expliquer quelque chose à l’ignorant, c’est d’abord lui expliquer qu’il ne comprendrait pas si on ne lui expliquait pas, c’est d’abord lui démontrer son incapacité. L’explication se donne comme le moyen de réduire la situation d’inégalité où ceux qui ignorent se trouvent par rapport à ceux qui savent . Mais cette réduction est tout autant une confirmation. Expliquer c’est supposer dans la matière à apprendre une opacité d’un type spécifique, une opacité qui résiste aux modes d’interprétation et d’imitation par lesquels l’enfant a appris à traduire les signes qu’il reçoit du monde et des être parlants qui l’entourent . Telle est l’inégalité spécifique que la raison pédagogique ordinaire met en scène .

L’obstacle à l’exercice des capacités de l’ignorant n’est pas son ignorance mais son consentement à l’inégalité. Il réside dans l’opinion de l’inégalité des intelligences. Mais cette opinion est tout autre chose qu’une arriération individuelle. Elle est un axiome de système , elle est l’axiome sous lequel fonctionne ordinairement le système social : l’axiome inégalitaire. Celui qui ne veut pas aller plus loin dans le développement de son pouvoir intellectuel se satisfait de ne pas « pouvoir » le faire par l’assurance que d’autres ne le peuvent pas davantage. L’axiome inégalitaire est un axiome de compensation des inégalités qui fonctionne à l’échelle de la société entière. Ce n’est pas le savoir du maître qui peut suspendre ce fonctionnement de la machine inégalitaire, mais sa volonté. Le commandement du maître émancipateur interdit au prétendu ignorant de se satisfaire de ce qu’il sait en se déclarant incapable d’en savoir plus.

L’axiome de l’égalité des intelligences n’affirme aucune vertu spécifique des ignorants , aucune science des humbles ou intelligence des masses . Il affirme simplement qu’il n’y a qu’une seule sorte d’intelligence à l’oeuvre dans tous les apprentissages intellectuels . Il s’agit toujours de rapporter ce qu’on ignore à ce qu’on sait , d’observer et de comparer , de dire et de vérifier . L’élève est toujours un chercheur. Et le maître est d’abord un homme qui parle à un autre , qui raconte des histoires et ramène l’autorité du savoir à la condition poétique de toute transmission de paroles. L’opposition philosophique ainsi entendue est , du même coup , une opposition politique . Elle n’est pas politique parce qu’elle dénoncerait le savoir d’en-haut au nom d’une intelligence d’en-bas. Elle l’est à un niveau beaucoup plus radical , parce qu’elle concerne la conception même du rapport entre égalité et inégalité. C’est en effet la logique même du rapport normal entre ces termes que Jacotot met en question en dénonçant le paradigme de l’explication en montrant que la logique explicative est une logique sociale , une manière dont l’ordre inégalitaire se représente et se reproduit .

Le maître ignorant est le maître qui se soustrait à ce jeu, en opposant l’acte nu de l’émancipation intellectuelle à la mécanique de la société et de l’institution progressives. Opposer l’acte de l’émancipation intellectuelle à l’institution de l’instruction du peuple, c’est affirmer qu’il n’y a pas d’étapes de l’égalité, que celle-ci est tout entière en acte ou n’est pas du tout. Le prix à payer pour cette soustraction est lourd : si l’explication est la méthode sociale, la méthode par laquelle l’inégalité se représente et se reproduit, et si l’institution est le lieu où s’opère cette représentation, il s’ensuit que l’émancipation intellectuelle est nécessairement opposée à la logique sociale et institutionnelle . Cela veut dire qu’il n’y a pas d’émancipation sociale ni d’école émancipatrice. Jacotot oppose strictement la méthode d’émancipation , qui est la méthode des individus, à la méthode sociale de l’explication.

Jacques Rancière, « Sur le maître ignorant »

 

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

Top