Le rêve
« Au sortir d’un voyage en train, nous arrivons ma tante et moi, Titi et moi, à un bateau, à un paquebot, mais pas aux mêmes heures. Donc, nous ne nous retrouvons pas tout de suite et passons la première nuit dans des cabines séparées, des cabines de luxe. Je suis avec Jules, 7 ans.
Le lendemain matin1, Jules veut que je lui prépare de la soupe.
Assise devant la cuisinière, je manipule plusieurs casseroles, sur plusieurs feux.
La recette s’avère très simple, surtout très rapide, et je me retrouve avec une quantité de soupe telle que je crains que nous ne puissions jamais la boire).
D’ailleurs, voilà qu’on vient nous chercher pour nous faire changer de cabine.
Cette première cabine était une cabine transitoire, d’accueil.
Notre vraie cabine s’avère être une double cabine gigantesque, composée de deux appartements. Je pense que je suis alors avec ma tante. Nous traversons les multiples pièces, arrivons à l’avant du bateau. Sur le côté, j’aperçois une piscine.
Nous choisissons nos chambres.
Revenant sur mes pas, je m’aperçois qu’une partie de la chambre est en fait déjà occupée par une famille nombreuse dormant à même le sol – « palleas par terre » aurait dit ma tante, ce qui dans sa bouche voulait dire dormir à même le sol, quelque chose comme « paillasse par terre ». Notre chambre s’avère donc moins luxueuse que ce nous aurions pu croire.
Le voyage s’annonce magnifique, si ce n’est qu’il semble que nous devions faire un crochet. Nous passons sous une banderole marquée ALASKA. »
Je me réveille et pense qu’il doit s’agit d’une identification, méconnue de moi, à ma tante, identification ignorée, oubliée.
Titi
Titi est une tante, une sœur de ma mère, que j’aimais beaucoup. Pour l’évoquer, le mot qui me vient d’abord à l’esprit est celui de dolce vita. Plage, position allongée, nourriture, soleil, vacances, bavardages. Et son chat. « Ordre et beauté, luxe, calme et volupté »
Charmante, enjouée, drôle, gourmande. Elle fumait avec un fume-cigarette, nous fumions ensemble. Avec des fume-cigarettes.
Je pense qu’elle a été celle qui m’a initiée à la douceur de vivre, à une jouissance sans culpabilité, tempérant le coté janséniste de mes parents.
Il se trouve qu’elle vivait aux gentils « crochets »2 d’un homme plus âgé qu’elle, lesquels consistaient principalement en vacances, en vêtements et en restaurants – soit tout le luxe et le superflu dont je suis privée en ce moment et à quoi j’ai décidé de ne plus renoncer, en m’installant, en ouvrant un cabinet de psychanalyste. L’homme s’appelait Michaux, Ernest de son prénom, mais familièrement curieusement toujours appelé par son nom. Ils n’étaient pas mariés, parce qu’il ne s’y était jamais résolu, toujours repris par la crainte de n’être aimé que pour son argent. Disait-on. Leur relation fut platonique.
Ergothérapeuthe, Titi travaillait dans un dans hôpital psychiatrique à Lovenjoel, près de Louvain où elle dirigeait un atelier d’activités manuelles. Dans mon souvenir, les malades étaient très nombreux, très calmes. Ils fabriquaient toutes sortes d’objets en osier, ils fabriquaient des tapis dont elle avait créé les motifs, certains à l’effigie de son chat, Zwartje, « Petit noir », qu’elle emmenait à son travail tous les vendredis et que les malades connaissaient bien. Zwartje circulaient sur les grandes tables des malades et passait de l’un à l’autre, patiemment, présentant à chacun son front où ils venaient apposer un baiser, plutôt contents.
Elle vivait à Louvain, où nous étions la semaine dernière pour l’exposition Charles Burns, et passait tous les week-ends chez sa mère, qui habitait plus au nord de la Belgique, à Poperinge.
En guise de hobby, elle faisait du jardinage et de la peinture qu’elle avait apprise à un cours donné par mon père. Elle savait coudre aussi, et tricoter, et nous offrait régulièrement de jolis vêtements fabriqués de ses mains. A nous, et à nos cousins.
Je m’entendais parfaitement avec elle.
Pour compléter cette ébauche de portrait, j’ajouterais que lorsqu’elle avait vingt ans, elle perdit son fiancé, cheminot, qui mourut écrasé par un train la veille de leur mariage. Elle ne m’en parla pas beaucoup, j’ai seulement retenu qu’ils s’aimaient tellement qu’ils pouvaient communiquer par télépathie. Plus jeune, il lui était également arrivé d’être gravement malade, des mois passés entre la vie et la mort avait-on dit, à la suite d’un empoisonnement dans un étang où elle n’aurait pas dû nager. Elle me disait qu’elle en avait tellement maigri, que deux mains posées autour de sa taille se rejoignaient, ce qui étaient alors fort à la mode. C’est elle qui nous avait appris à nager, à mes frères et à moi, en venant tous les mercredi soirs à Bruxelles pour nous amener à la piscine. Ma mère ne savait pas nager. Et le mercredi soir, selon ses lois, c’était américain/frites/salade de blé.
Il m’est arrivé de penser que j’offrais moi-même à Jules à la fois la jouissance tranquille et hors culpabilité (de ma tante), bête, et le désir inquiet, ardent, épuisé de culpabilité (de mes parents).
Un peu comme dans pour la double cabine. D’un côté, grand luxe et seule avec mon fils, de l’autre la famille nombreuse, dormant à même le sol, pauvre. Peut-on dire Janus du désir et de la jouissance? Il y avait chez mes parents une sorte d’installation dans le manque, dont je ne suis pas sans avoir hérité.
Train
Juste une petite note sur le train. Puisque nous arrivons ma tante et moi au paquebot après « un long voyage en train ». J’ai beaucoup voyagé avec ma tante en train. De ces voyages, j’ai retenu que les trains étaient verts (le vert foncé administratif des trains de la SNCB). Des wagons étaient fumeurs. Les compartiments composés de 2 banquettes face à face où pouvaient s’asseoir 2 ou 3 personnes. Les banquettes de velours (en première classe, en deuxième classe, elles sont en skaï), vertes en wagons fumeurs, bleues non-fumeurs, des filets en hauteur où poser ses bagages. Les places à la fenêtre, ma tante face à moi, elle dans le sens de la marche, ses pieds déchaussés posés sur la banquette à côté de moi. La tablette rabattue contre la cloison du train, sous la fenêtre, qu’elle sortait en s’asseyant. Son petit cendrier portatif. Un sentiment de rituel. La fenêtre, à briser en cas de nécessité. Avec ma tante nous voyagions en première classe.
Cabine, Cabinet, Cas, K, Alaska, Casseroles
Cabine. Ça fait presque « cabinet», cabinet de toilettes, voire cabinet d’analyste. Du coup, double cabine, ça ferait un peu « double cabinet », ça ferait un peu «WC», « double V – C », « Double, V(éronique), sait »…
Et je peux voir dans ma tante la femme venue doubler ma mère, là où ma mère, peut-être aurait été trop effacée. Elle dont, je viendrais en double, j’emprunterais le moule.
L’escabeau psychanalytique, c’est « ce sur quoi le parlêtre se hisse, monte pour se faire beau. C’est son piédestal qui lui permet de s’élever lui-même à la dignité de la Chose. […] L’escabeau, c’est un concept transversal. Cela traduit d’une façon imagée la sublimation freudienne, mais à son croisement avec le narcissisme. […] L’escabeau est la sublimation, mais en tant qu’elle se fonde sur le je ne pense pas premier du parlêtre. Qu’est-ce que c’est que ce je ne pense pas ? C’est la négation de l’inconscient par quoi le parlêtre se croit maître de son être. Et avec son escabeau, il ajoute à cela qu’il se croit un
Miller J.-A., «L’inconscient et le corps parlant», Le réel mis à jour, au XXIe siècle, Collection Huysmans, Paris, 2014, p. 313.
maître beau. Ce qu’on appelle la culture n’est pas autre chose que la réserve des escabeaux
dans laquelle on va puiser de quoi se pousser du col et faire le glorieux. »
Or, le détour ? Le crochet, le passage par l’ALASKA ? La grande banderole sous laquelle nous nous apprêtons à passer avant que je ne me réveille ?
Je ne sais que dire. Le « K » ou le « Ka » est très souvent présent dans mes rêves. Ici, en double K, ça fait bien sûr « caca ». Et les crochets de ma tante, dont je dis qu’ils furent suspendus à ceux de celui qui n’était pas mon oncle, mais que nous appelions Nonkel, Michaux, ma foi, ces crochets, j’en abuse, aussi, même s’il n’y a pas d’abus à proprement parler, mettons que j’en use aussi vis-à-vis de F, qui gagne bien plus plus que moi. Je veux dire que de ces crochets, de cette dépendance, je n’en suis pas fière.
Cela dit, même si je me réveille, la banderole ALASKA aperçue n’est pas menaçante.
Dans le « K », j’ai souvent entendu aussi « le cas ». Ma façon de me construire comme cas, de m’y maintenir. Mon cas qui fait S.K. Beau (escabeau). Selon Lacan, par où le sujet se voit beau. Le S.K. Beau par où passe le pas-que-beau. Sublimation = Escabeau, pour reprendre l’équation de Jacques-Alain Miller.3
Remonter dans le rêve : beaucoup de casseroles sur le feu : c’est un peu vrai en ce moment. Et trop de soupe. Alors, l’angoisse. (Alors, je coule).
Récemment, il y a dix jours (le 13 janvier), un paquebot a coulé (faisant 32 morts) que son commandant avait abandonné.
Notes:
- Je songe à ma tante et je pense qu’elle ne se sera pas inquiétée, qu’elle se sera renseignée auprès du commandant de bord, pour savoir si nous avons embarqués. [↩]
- pour reprendre un terme du rêve : « le crochet par l’Alaska », mais dont je doute qu’il s’y rapporte [↩]
- Lacan J., « Notice de fil en aiguille par Jacques-Alain Miller », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le
Seuil, 2005, p. 208 [↩]