«Un répartitoire sexuel» par Jacques-Alain Miller – II

Publié le Catégorisé comme jacques-alain miller, psychanalyse Étiqueté

Je m’aperçois que je ne me suis pas interrogé sur pourquoi j’avais reçu spécialement un grand nombre de lettres depuis la semaine dernière, des lettres commentant ce que j’avais pu dire, ou me reprenant sur un certain nombre de points. J’avoue que j’ai laissé ça un peu de côté.

Certaines de ces lettres abondaient dans mon sens, d’autres m’interprétaient, ce à quoi j’avais prêté le flanc, en contant, en commençant, une anecdote personnelle. On a vu que, derrière le héros professant, il y avait une femme qui conduisait – ce qui est tout à fait exact, comme je l’avais moi-même indiqué. J’ai eu aussi un message du monsieur de l’histoire, où à la fois il se reconnaissait tout en disant que ce n’était pas lui, mais qu’il avait été en fait coincé entre deux dames, et que ce qu’il avait dit était tout à fait innocent, et que c’était ces deux viragos, si je puis dire, qui avaient donné à sa remarque, son objection du pas-tout, un sens qu’il était lui-même très loin de vouloir lui attribuer.

C’est une occasion pour moi de dire que je n’ai fait une histoire de cette anecdote qu’en m’abstenant de connaître les tenants et les aboutissants de l’histoire. J’en ai fait simplement une bonne histoire, et personne n’est tenu de se reconnaître dans ces personnages que j’ai seulement essayé d’élever à la dignité de paradigme. Il est certain que si l’on entre dans le détail, c’est beaucoup plus complexe – et de toute façon, tout le monde est innocent.

I DES PORTRAITS PSYCHOLOGIQUES CONTRASTES

Je me suis risqué la dernière fois à présenter, par une audace qui aujourd’hui me paraît répréhensible, un répartitoire sexuel, en partie double, et affectant à l’homme et à la femme des attributs contrastés. Je ne l’ai fait qu’en manière d’ironie, et spécialement en ce qui concernait le registre de la psychologie qui pouvait être reconnu à l’une et l’autre de ces positions sexuelles. J’espère que cette ironie a été sensible dans le fait que j’ai fait apparaître, au niveau psychologique, une inconsistance, qui a pu, d’après ce qu’on m’a écrit et que j’ai lu, troubler l’auditoire.

PasToutvsPasUn

Dans le fil où j’étais, j’ai en effet attribué à la position masculine prudence, timidité, attitude protectrice, et agressivité – agressivité de type imaginaire –, tandis que j’ai affecté intrépidité, effronterie, risque, et mystique, à la position féminine.

En même temps que je procédais à cette répartition, je l’ai troublée, je l’ai rendue confuse, volontairement, en assignant à la position masculine (idéalisme et) héroïsme. Ce qui ne va pas très bien avec la prudence, la timidité, la protection. Je réservais en même temps à la position féminine un supposé (bon sens), rappelant le signifiant dont Lacan la marque, voire la stigmatise, à savoir le signifiant de la bourgeoise. Ce qui n’a pas l’air d’aller, en effet, avec l’intrépidité, l’effronterie, le risque, et la mystique. C’était indiquer – comme je l’ai souligné – l’inversion dont étaient susceptibles ces portraits psychologiques.

D’où proviennent ces portraits ? Ils proviennent de la sagesse des nations, si l’on veut. Mais c’est une sagesse qui se permet d’être contradictoire. Ils proviennent plus précisément de l’enseignement de Lacan, auquel j’ai emprunté ces termes, y compris dans leur inconsistance. Et, par l’intermédiaire de Lacan, ils proviennent de Freud, au moins en partie. Si j’en crois les lettres que j’ai reçues, ce qui a plus spécialement troublé, c’est l’inversion de cette psychologie sexuelle concernant la position féminine. Ce serait à croire que ceux qui se repèrent sur la position masculine sont beaucoup plus indifférents à ce que l’on peut dire d’eux, et qu’au contraire se risquer à dire quelque chose de positif, voire de contradictoire, sur la position féminine est bien davantage susceptible de susciter des interrogations, voire des insurrections.

La femme freudienne,

Recommençons par la position féminine. Recommençons même par la femme freudienne, la femme telle que Freud dessine sa position et sa psychologie.

Dans la polarité sexuelle, la femme freudienne apparaît particulièrement comme celle qui ne perd pas le nord. Ne pas perdre le nord veut dire avoir une boussole. La femme freudienne a une boussole. Elle vise, elle s’attache à la satisfaction, et même précisément aux satisfactions les plus élémentaires, les moins sophistiquées. Dans la dialectique sexuelle, elle représente quelque chose comme le primum vivered’abord, il faut vivre –, et en cela, elle est tout à l’opposé de l’homme, le mâle, qui est celui qui sacrifie aux idéaux, qui apparaît comme serf de la sublimation. Par rapport au délire du mâle, elle est celle qui rappelle, qui vient dans la position de tout ça c’est bien joli, pour le ramener à l’instance, à l’insistance de la vie, et des jouissances, des jouissances simples, qui sont attachées à la vie. Disons que le primum vivere ne va pas sans un primum gaudere. D’abord, jouir. Et après…

Cette femme freudienne est celle dont Freud nous dessine le portrait dans son Malaise dans la civilisation. Le malaise dans la civilisation, si on essaye de le répartir selon la polarité sexuelle, c’est plutôt celui de l’homme, le mâle. Tandis que la femme freudienne représente le pôle sauvage, rebelle à cette civilisation porteuse de malaise.

Est-il excessif de dire, en se référant à la répartition freudienne de l’appareil psychique, que la femme qu’il dessine est plutôt du côté du ça ? La réponse à la question Que veut une femme ? est, à suivre ce qu’il indique, plutôt à chercher du côté du ça. Cela veut dire pas du surmoi.

Je ne crois pas tordre excessivement cette lecture en considérant que Freud place l’homme plutôt du côté du surmoi, au point qu’il devient, dans cette perspective, même douteux que la femme soit dotée d’un surmoi. En tout cas, telle qu’il la présente, elle a beaucoup plus de liberté que l’homme à l’égard du surmoi et de toutes les interdictions.

On peut toujours se demander si elle s’y conforme par plus qu’un conformisme de semblant, sans y adhérer du cœur de son être. C’est ce qu’elle représente dans ce Malaise, qu’elle est assez imperméable au règne des idéaux. Ce qui en laisse à la charge de l’homme d’activer la civilisation et son malaise. Peut-être peut-on dire simplement que, au sujet féminin, les idéaux ne font pas perdre le nord, ou que les idéaux ne lui adviennent que par l’intermédiaire de l’homme.

la femme boussolée sur la jouissance

C’est ce qu’un analyste, auquel Freud a été attentif, un de ses élèves éminents, Hanns Sachs, avait indiqué. Il avait cru percevoir, de son expérience d’analyste, que les opinions d’une femme dépendaient – il disait cela crûment – de l’homme qu’elle aimait. Il donnait des exemples de dames changeant d’opinions comme d’amants, indiquant par là que ce qui lui apparaissait problématique, c’était, si je puis le redire à ma façon, l’introjection de l’idéal. Est-ce que l’idéal s’inscrit dans ce fameux appareil psychique chez la femme ? Ou est-ce qu’au contraire cet idéal se promène dans le monde, à l’extérieur, et qu’elle l’adopte en même temps qu’elle aime, sans lui accorder plus d’importance que ça, c’est-à-dire sans lui accorder plus d’importance qu’à l’amour ? C’est une remarque clinique qui m’a frappé depuis longtemps, et que je trouve assez éclairante, même pour déchiffrer des faits contemporains.

Prenez Brigitte Bardot. Dans mon adolescence, c’était une femme de gauche. Il se disait à l’époque qu’elle avait pour amant un avocat éminent de la gauche non communiste, qui a d’ailleurs accédé depuis à des hautes fonctions de la République – il a été ministre de la justice. On trouvait, à l’époque, sa signature dans des pétitions tout à fait progressistes. Quelle n’a pas été ma déception, plus récemment, de trouver qu’elle émettait un certain nombre de thèses tout à fait révoltantes sur l’inégalité des races humaines ! Des thèses qui ne me paraissaient pas conformes à l’image que j’en avais gardée, et qui m’ont paru en effet s’éclairer à partir de l’article de Hanns Sachs – qui ne pensait pas à elle – du fait qu’elle avait épousé un leader de cette chose qu’on appelle Front national. Cette variation m’a semblé vérifier la thèse, qui peut paraître un peu misogyne – je l’avoue –, de Hanns Sachs sur la dépendance de l’opinion féminine à l’endroit de l’amour.

On peut penser – en tout cas, la femme freudienne – qu’elle se règle sur l’homme quant à l’idéal, mais que, quant à la jouissance, elle se règle sur une boussole toujours là et toujours orientée sur les satisfactions élémentaires.

Goethe dit autre chose. Dans son exaltation courtoise, dans son Faust, Goethe profère que l’éternel féminin attire vers en-haut. Mais Lacan y objecte, et de manière conforme à ce que dégage Freud, que l’éternel féminin attire plutôt en en-bas. C’est, si l’on veut, la leçon du Malaise dans la civilisation. En même temps, c’est pourtant par le côté féminin que transitent électivement la tradition, les idéaux d’une culture, ce qui se dépose du langage pour forger, maintenir le lien social. Elle est à la place du dépôt, elle est par excellence dépositaire. C’est dans cette ligne qu’on peut la voir, à l’occasion, comme le souligne lourdement. et à plusieurs reprises Lacan, la bourgeoise, si l’on entend par là la gardienne, la banquière du dépôt fiduciaire qu’alimente l’activité de l’homme.

C’est ainsi qu’elle apparaît, chez Freud comme chez Lacan, comme par excellence celle – le sujet – qui sait ce qu’elle veut, et comme support d’une fonction que l’on peut dire obstinée et invariable, d’une répétition du Même. Alors que les cultures sont variables si on les considère dans les valeurs qu’elles inculquent, la femme apparaît comme représentant l’instance du Même, et même d’une répétition du Même.

Elle incarne d’ailleurs ce Même en tant qu’elle assure précisément la reproduction de l’espèce, tandis que le Nom-du-Père est, à l’opposé, le principe d’une différence nominative qui, elle, est d’ordre sublimatoire. C’est l’opposition bien connue entre la maternité, fait d’observation, que l’on peut dire fondé dans l’expérience et indubitable, et le caractère «abstrait», douteux, à évaluer, de l’assignation de la paternité, toujours inscrit dans un ordre de culture qui peut faire varier le point d’application de la fonction.

Ce que j’énumère, ce que je rassemble, ce sont des traits qui vont dans le même sens, le sens de la femme-boussole, de la femme boussolée, et qui incarne une certaine constance, par rapport à quoi l’homme est dans la vadrouille, entraîné par des chimères. La femme, ici, c’est le sujet sans chimères, même si, dans la description de Freud, un peu «bas de plancher», au niveau de ce que j’appelais les satisfactions élémentaires.

et la femme foncièrement déboussolée

Il y a aussi un tout autre portrait, tout à l’opposé, qui est celui de la femme foncièrement déboussolée, égarée, celle qui, par essence, ne sait pas ce qu’elle veut, et donc de laquelle on peut s’attendre à tout. Le sujet que ne restreint aucun interdit. Et alors que l’homme ploie sous le poids de ses interdits, le sujet qui peut, à l’occasion, faire semblant de s’y plier, mais qui conserve par-devers soi une liberté souveraine, les réduisant à l’état de semblants, et donc toujours susceptible de foncer vers l’absolu – vers tel ou tel absolu – en laissant sur place les ménagements, les négociations, les compromis, où le désir mâle s’englue.

Ce sont les impasses, si l’on veut, de la psychologie, puisque nous avons là deux portraits contradictoires, et quand les psychanalystes font de la psychologie, eux aussi énoncent ces contradictions.

D’un côté – disons cela pour mettre de l’ordre –, on peut toujours faire le portrait de la femme en tant que dominée par le moins. C’est alors l’inférieure, la soumise, l’obéissante, c’est l’écrasée par une loi qu’on lui impose, celle qui passe sous le joug. Sa plainte, sa revendication, s’alimente à l’occasion de cette position. C’est celle que l’on n’écoute pas, que l’on prend pour acquis. Pendant qu’elle cuisine, le monsieur rentre fourbu et se met devant la télévision. Comme elle travaille, par les temps qui courent, elle fait en effet le double service. De ce côté-là, elle apparaît comme celle qui a déjà à l’origine perdu. C’est la perdante par excellence, et aussi bien la perdue.

D’un autre côté, elle apparaît comme la rétive, la rebelle, l’audacieuse, l’intrépide, celle qui n’a pas froid aux yeux, et, pour ordonner ce contraste, celle qui n’a plus rien à perdre.

Dans la description psychologique de la position féminine, et aussi bien chez Freud, et surtout chez Lacan, on oscille de l’un à l’autre, de la femme comme celle qui a perdu, et qui en subit les conséquences, et puis, de l’autre côté, celle qui n’a plus rien à perdre.

On voit ainsi, autour du même pivot de la perte, deux figures contrastées qui se présentent. De telle sorte que, par rapport à l’homme, si on le prend pour référence, elle apparaît tantôt en deçà, et tantôt au-delà, tantôt moins, limitée, restreinte, devant s’abstenir de ce qui est l’apanage du mâle, et tantôt n’ayant, elle, plus rien à perdre, capable de surclasser, de le laisser sur place, pour aller se vouer à un infini, devant quoi lui s’essouffle.

L’homme-mesure

Ce contraste s’ordonne à ce pivot de la perte, selon que l’on voit la perte comme ce qu’elle coûte, et donc ce qu’elle dévalorise chez le sujet qui la subit, ou selon que l’on voit la perte en tant qu’accomplie, sous l’angle où elle libère une audace restreinte au contraire chez l’homme. Cette référence prise au mâle convient à cette position qui consiste à donner la mesure du pas-assez comme du trop.

Le portrait de l’homme-mesure est également contrasté.

D’un côté, on peut en effet le représenter comme limité, uniformisé, comme à sa place. Ce qui lui donne sans doute une sécurité, une stabilité, mais en même temps ne lui donne pas de marge, ne lui donne pas d’horizon. Le romantisme littéraire a abondamment exploité le contraste entre la femme comme être des lointains, dont la figure fascinante, paradigmatique, reste celle de Madame Bovary, et, de l’autre côté, les hommes sur leurs rails, dans leur routine. D’un côté, l’être féminin des lointains, et de l’autre côté, l’être du rail. C’est d’ailleurs contemporain de l’apparition de ces machines dont l’efficacité et la puissance sont contraintes par un chemin déjà tracé.

Puisque cela vous amuse, on pourrait en effet réfléchir sur la place des locomotives dans l’imaginaire littéraire. Ce qui viendrait d’ailleurs très bien, c’est La bête humaine de Zola, où on voit justement le conducteur de la locomotive, incarnant la virilité moderne, c’est-à-dire une puissance impressionnante, mais évidemment foncièrement routinière – puisque la gloire de la Compagnie des Chemins de fer, c’est d’arriver à l’heure à l’endroit prévu –, déplacé, inquiété par la passion sexuelle que lui inspire un être de l’Autre sexe. Nous déduisons ici La bête humaine. D’un côté, l’homme à sa place… Et le fait qu’il se déplace avec la locomotive, pschh… ! avec la fumée, etc., n’enlève rien au fait qu’il reste bien à sa place.

C’est très riche comme image. J’ai eu l’occasion, cette semaine, de voir la belle exposition sur La gare Saint-Lazare, dont l’emblème est précisément un tableau très mystérieux de Manet, qui s’appelle Le chemin de fer. La gare, la locomotive étaient en effet des objets qui sont devenus fascinants, des objets de l’art, des objets sublimés, à cette date. Au lieu de l’Olympe, la gare Saint-Lazare. Il faut le faire. Je n’y songeais pas en préparant ce cours, mais cela tombe très bien. Le profond mystère du tableau Le chemin de fer, c’est qu’on ne voit rien du chemin de fer. On ne voit pas du tout la locomotive. C’est le sel du tableau. On ne voit que la fumée. Et il reste deux êtres de sexe féminin, qui sont les seuls que l’on aperçoit sur le tableau, dans des postures très Renaissance, d’ailleurs. On doit pouvoir l’inscrire dans ce que j’évoque ici. Cela les laisse de l’autre côté des grilles qui font le mystère du tableau. Le tableau est scandé par les barreaux d’une grille. De l’autre côté, il y a le chemin de fer invisible, que l’on ne peut soupçonner que par la fumée blanche derrière, qui est une sorte de tiers absent. Et, de l’autre côté, il y a la petite fille et la jeune femme, l’une regardant ce qu’on ne voit pas, et l’autre, à l’envers, regardant le spectateur.

D’un côté, l’homme a sa place devant la perplexité féminine de ce goût de la locomotive, et en même temps – c’est l’autre côté du portrait –, l’homme est celui qui, à l’opposé de l’obstination féminine, vers les satisfactions élémentaires toujours les mêmes, se laisse égarer par l’idéal. C’est là qu’est le contraste. La puissance de l’idéal laisse l’homme s’égarer, à condition de s’égarer en groupe. Si les autres font la même chose, pour l’homme, c’est irrésistible.

II LES STRUCTURES DE LA SEXUATION

Pour se retrouver dans ce micmac psychologique dans lequel je mets de l’ordre, je donne des repères. La leçon du répartitoire que je proposais la dernière fois, c’est qu’il faut se référer à la structure. Il faut référer la psychologie sexuelle, si raffinée et précise qu’elle puisse paraître, aux structures de la sexuation, qui sont au-delà de la psychologie, mais qui, aussi bien, informent la psychologie sexuelle.

La formule de chaque position en tant que séparée

Ces structures que Lacan a essayé de formaliser donnent des formules des deux positions sexuelles en tant qu’elles sont séparées, distinctes. Elles ne donnent pas la formule du couple, elles donnent la formule de chaque position en tant que séparée.

Si l’on essaie d’en résumer l’inspiration, qu’est-ce qu’on aperçoit du côté femme ? Ce qui se présente, sous une face, comme l’incomplet, comme l’ensemble marqué d’un moins, se révèle, dans ces formules, comme l’infini. L’incomplet – ce que Freud commente, par excellence – se révèle comme l’infini. Il y a comme un effet de trompe-l’œil. Ce qui apparaît d’un côté comme manque, se révèle de l’autre comme le sans-limite. Cela donne la clef de ces portraits contrastés que j’évoquai. Psychologiquement, ce qui peut être présenté, ressenti, comme l’inférieure, laisse la place à l’illimitée.

Côté homme, sans doute, il y a l’être complet, le tout pris comme un, mais il se révèle, selon la même logique, comme l’être fini, le limité, c’est-à-dire l’être qui se pose toujours en rapport avec sa limite. Tandis que, de l’autre côté, on a un être qui n’a pas un rapport essentiel, structural, avec la limite. Le rapport de cet être avec la limite est toujours adventice, contingent. C’est d’ailleurs ce que met en valeur Sachs. Cela dépend de la rencontre, de l’amour.

Ici, le rapport avec la limite est de structure, tandis que là, il est d’amour.

Le tout et l’Un

C’est ce qui peut être dégagé, d’une façon proprement structurale, en opposant, du côté mâle, le rapport du Tout avec l’Un.

Je le répartis, je le monnaye en trois.

C’est d’abord, en considérant l’ensemble, un ensemble rassemblant des éléments, et qui fait Un. C’est ici que nous représentons la possibilité même de l’universel, à savoir, dans un ensemble limité, la possibilité de l’énoncé que, pour tout élément de cet ensemble, quelque chose est vrai. Cela suppose que, ici, à ce niveau, l’Un vaut l’Autre. C’est le principe même de la constitution de ces ensembles que Freud prenait comme référence, à savoir l’Église ou l’armée. C’est la validité d’un énoncé qui vaut pour tous, et qui suppose la réduction de l’Autre à l’Un, à l’Un équivalent.

Cette structure se reporte au niveau de l’élément, où chacun se suffit, et se suffit d’être comparable et équivalent à l’autre. Quand il s’agit de la jouissance, c’est par exemple ce que Lacan commente en attribuant spécialement au côté mâle la jouissance de l’Un comme autosuffisante, la jouissance masturbatoire comme index de la position autistique permise du côté mâle.

Troisièmement, cette structure se répercute au niveau de l’exception, dans la mesure où la constitution même de cet ensemble où un énoncé peut valoir pour tous suppose le point d’énonciation extérieur, à partir de quoi est saisi cet ensemble fini. C’est ici, par exemple, que se distingue la fonction égarante de l’idéal que j’évoquai tout à l’heure. C’est justement le pour-tous qui conduit à admettre le chef, le pas-comme-les-autres, pas comme tous les autres.

Cette structure se répercute à trois niveaux, au niveau de l’ensemble, au niveau de l’élément, et au niveau de l’exception. Cela du côté de ce que nous avons indiqué homme la dernière fois.

Le pas-tout, le pas-Un

Symétriquement, en réduisant notre répartitoire, nous pouvons inscrire ce qui y répond du côté femme. C’est le rapport du pas-tout avec le pas-Un, pas-Un que j’écris de façon symétrique au Un que j’ai placé là-bas, mais qui est strictement équivalent à l’Autre, si on lui donne la valeur précise que lui confère Lacan dans son Séminaire Encore, page 48, où il formule que l’Autre ne saurait, en aucun cas, être pris pour un Un. C’est ce que je traduis ici en disant pas-Un.

A la place de cet ensemble, nous inscrivons, comme j’ai l’habitude de le faire, en pointillés, un schéma qui indique que le pour-tous est ici invalide. Le pas-tout veut dire que le pour-tous, ici, ne vaut pas, que l’on ne peut pas formuler de pour-tous.

Et, de façon cohérente, au niveau de l’élément – écrivons cet élément en pointillés lui-même –, aucun de ces éléments n’est Un. Il fait défaut à l’unité. Le pas-tout, qui est présenté ici au niveau de l’ensemble, se reporte en quelque sorte au niveau de l’élément pour nous donner le pas-Un, et donc par excellence la division. 

Et il se reporte, au troisième niveau, celui de l’exception, sous la forme de pas d’exception, et qui indique, d’une façon très simple, l’absence d’une limite structurale. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais de limite. Cela veut dire que la limite, quand elle advient, et en particulier sous la forme de l’idéal, de la croyance, etc, elle n’advient que dans l’ordre de la contingence, et non pas de la structure. Elle dépend de la rencontre. Du fait qu’elle n’est pas structurale, comme de l’autre côté, elle a un caractère «artificiel». En suivant là l’indication clinique de Sachs, la rupture avec l’homme qui apporte l’idéal, la cause, la limite, introduit une métamorphose. C’est le sujet du côté droit. On ne la reconnaît plus, c’est une autre – comme la Brigitte Bardot de tout à l’heure.

Pas−tout ◊ Pas-Un
                  ≡ Autre

III LES VERTUS SELON LES SEXES

Ce répartitoire biface invite à resituer les termes psychologiques dont nous nous servons. Chacun de ces termes, auxquels nous donnons une validité constante, par erreur prend en fait une valeur distincte selon qu’il est situé d’un côté ou de l’autre.

La prudence

Prenons par exemple la prudence. Eh bien, la vertu de la prudence, selon qu’on la situe du côté gauche ou du côté droit, ce n’est pas la même.

La prudence du côté homme, qu’est-ce que c’est ? La prudence du côté homme, c’est de se garder d’affronter l’exception, c’est de se tenir à distance. C’est une prudence qui va avec le respect, et qui suppose de connaître sa propre minceur – Tu n’es qu’un rouage dans un grand ensemble. C’est une prudence qui implique le calcul. Calculer son rapport exact avec les autres éléments en jeu. Cela peut être aussi, d’ailleurs, la prudence exceptionnelle, la prudence au niveau de l’exception, quand Aristote distingue le prudent merveilleux, celui qui sait toujours ce qu’il faut faire, et, par rapport à quoi, il ne reste qu’à consentir.

Le prudent par excellence, celui qui sait toujours ce qu’il faut faire, se lamente à l’occasion que les autres ne le sachent pas. Ce sont, par exemple, les lamentations périodiques qu’on nous rapporte du général De Gaulle, qui rencontrait tous les soirs le même conseiller, pour lui dire – C’est tout de même extraordinaire que, parmi les gaullistes, il n’y ait aucun homme d’état. Je suis le seul. Vous attendez tous que j’aie parlé pour savoir ce qu’il faut faire. C’est un comble. C’est, à l’occasion – vous voyez que, là, je ne fais pas de différence –, Lacan déplorant qu’on ne le devance pas – Et que font-ils les lacaniens, à être derrière ? Voilà les traits de la prudence quand on la situe du côté mâle.

La prudence côté femme a un tout autre accent. La prudence côté femme, ce n’est pas un rapport à l’exception et à la rétorsion qui pourrait venir de l’exception. C’est un rapport à l’abîme, à ce qui se présente comme sans-limite. C’est une prudence qui est sur le bord du trou. Cela peut être, à l’occasion, une prudence passionnée, qui consiste à préserver, conserver le contingent, et non pas la limite structurale, conserver le contingent, cette existence, l’être qui est là dans sa particularité, et qui est seul à pouvoir apporter une régulation à l’ensemble.

On peut prendre d’autres vertus.

Le risque

Prenons le risque. Le risque du côté homme, bien sûr, ça existe. Cela consiste à affronter ce qui se présente ici comme le plus-un de l’exception. On ne l’affronte jamais sans crainte et tremblement.

Le risque, côté femme, tel que je l’évoquai, a un autre accent, parce qu’il n’y a pas de plus-un. C’est donc un risque quand il est pris au-delà de la crainte et du tremblement.

Le premier risque est en quelque sorte un risque de transgression, alors que l’autre apparaît comme un risque aveugle.

On pourrait continuer avec les autres vertus du catalogue, les autres vertus du Traité des vertus, et s’apercevoir de l’accent différent, spécial, que ces vertus classiques – la charité, l’espérance, etc – prennent selon qu’elles sont placées d’un côté ou de l’autre du tableau. Au point que cela puisse paraître une homonymie d’appeler ça de la même façon.

IV UNE RÉPARTITION DES JOUISSANCES

Les structures de la sexuation, telles qu’elles ont été disposées par Lacan, ont été spécialement faites pour permettre d’articuler la jouissance propre à chaque sexe, c’est-à-dire, comme j’essayai de le montrer pour les vertus, indiquer la forme différente que la jouissance reçoit d’être logée dans l’une ou l’autre de ces structures. Et en particulier, comme on l’obtient immédiatement à partir de ce schéma, du côté mâle, la jouissance est essentiellement finie, elle est localisable – ce que Lacan désigne comme la jouissance phallique, celle que l’on peut compter, qui se présente sous une forme suffisamment élémentaire pour être énumérable –, et de l’autre côté, elle est jouissance infinie, au moins au sens d’être non localisable.

Ces deux formes de jouissances, répartition qui recouvre l’expérience même du corps, rendent compte aussi bien des deux formes de l’amour distinguées par Lacan comme la forme fétichiste et la forme érotomaniaque – et derrière ce mot d’amour il faut entendre le Liebe freudien, c’est-à-dire amour, désir et jouissance en un seul mot. Elles sont strictement dépendantes de la structure. Il dit cela dans les années 60, dans son texte préparatoire à un Congrès sur la sexualité féminine.

Qu’est-ce qu’indiquent ces deux formes distinctes ? Elles indiquent ce que, selon chacune de ces deux structures, un sexe va chercher chez l’Autre, c’est-à- dire la forme qui s’impose à son objet, comme je l’ai indiqué la dernière fois, et donc deux objets, l’objet fétiche et l’objet érotomaniaque.

Un objet qui ne parle pas et un Autre qui parle

L’objet fétiche, si on l’inscrit du côté gauche, comme il convient, se caractérise par le fait d’être un élément, et qu’il est susceptible de se retrouver comme Un dans les divers partenaires. Dire qu’il est susceptible de se retrouver comme Un veut dire que, précisément, il n’est pas l’Autre.

Ce qui distingue la forme fétichiste, à cet égard – ce qui annonce déjà, dans le Lacan de 1960, son développement du Séminaire Encore –, c’est un objet qui se satisfait du court-circuit de la parole. L’objet fétiche, c’est par excellence l’objet qui ne parle pas, l’objet inerte, l’objet en effet objectifié, objectalisé, et cohérent avec une exigence de jouissance qui admet que la parole reste hors jeu. C’est en cela que ce qui se rencontre dans l’homosexualité masculine ne fait que pousser à la limite cette forme de l’objet fétiche. C’est en effet un trait tout à fait distingué dans les pratiques de l’homosexualité masculine que l’accord pour la jouissance puisse se faire par un échange de signes qui court-circuite tout à fait le blablabla de l’amour, et donc par une reconnaissance en quelque sorte muette, et qui donne au réseau ses airs de confrérie, de confraternité conspiratrice qu’on a abondamment développés, et qui sont cliniquement fondés, précisément dans cette reconnaissance en quelque sorte de signal entre les partenaires. On peut faire l’amour sans parler, et ce versant est dans la ligne de l’objet fétiche.

L’homme hétérosexuel, il cause. Il cause parce qu’il est obligé. Il cause parce que, de l’autre côté, ce qu’on exige c’est l’objet érotomaniaque. L’objet érotomaniaque du désir de la femme, c’est un objet qui a au contraire la forme de l’Autre, c’est-à-dire qui a la forme de l’Autre barré, tandis que l’objet fétiche, nous le représentons par petit a.

D’emblée, Lacan a privilégié, dans son élaboration, le rapport du désir de la femme avec ce A barré, avec l’objet érotomaniaque, avec l’Autre qui n’est pas Un, et qui est essentiellement l’Autre qui parle. C’est d’ailleurs pourquoi, dans son Séminaire Encore, dans ce fil, il introduit la lettre d’amour, qui nous représente cette exigence – qui vient du côté droit du tableau – que l’objet soit un Autre qui parle. C’est ainsi que ce que dit l’Autre est, du côté femme, aussi bien une exigence concernant l’objet qu’une plainte, à l’occasion, concernant ce que l’Autre dit.

Du côté homme aussi, il peut y avoir des plaintes concernant ce que l’Autre dit, mais en général, c’est qu’il dit trop, ou qu’il exige qu’on dise trop. L’objet petit a, ici, conditionne en quelque sorte une érotique du silence. Ce serait aussi bien si ça versait dans le silence. Alors que, de l’autre côté, du côté où vaut l’objet érotomaniaque, la parole de l’Autre est un élément intrinsèque de la jouissance. C’est ainsi même qu’il pourrait sembler que l’homme aura la jouissance et que la femme aura l’amour. C’est un peu ce qui est impliqué dans cette différence entre l’objet fétiche et l’objet érotomaniaque. Il vaut mieux dire que, du côté femme, l’amour est tissé dans la jouissance, qu’il en est en quelque sorte indissociable.

Cette construction est cohérente avec la notion qui met en question la validité de la formule du fantasme pour les deux sexes. Bien entendu, Lacan, dans l’élaboration qui est concentrée dans son graphe, écrit S ◊ a pour les deux sexes. Dans son schéma à lui, non pas de l’appareil psychique, mais du rapport à l’Autre, il inscrit cette formule comme unisexe. Mais, si elle est répartie selon les sexes, cette formule vaut spécialement pour l’homme, tandis que, du côté femme, il convient de substituer à ce petit a fétiche et muet le A barré, cet Autre du désir qui a à parler, pour que le sujet y reconnaisse son objet.

Cette répartition sexuée est aussi bien celle qui répartit le symptôme – qui, bien entendu, à un certain niveau, vaut pour les deux sexes – du côté homme, et le ravage du côté femme. C’est pourquoi Lacan peut écrire, dans son Séminaire Encore, page 58, que du côté mâle, l’objet petit a joue le rôle de ce qui vient à la place du partenaire manquant. En disant cela, il restreint la validité de la formule du fantasme spécialement du côté mâle, et il se donne comme objectif d’élaborer ce qui y répond du côté femme. Du côté mâle, cela écrit l’horizon de la jouissance silencieuse.

L’élaboration de la jouissance féminine, pour la donner en court-circuit, sur quel binaire repose-t- elle ? D’abord sur la différence, comme on sait, entre la jouissance phallique et la jouissance supplémentaire. Et Lacan de dire – Mais cette jouissance supplémentaire, c’est celle qui est propre à la femme, c’est celle dont elle ne dit rien, etc.

Mais de quoi s’aperçoit-on, si l’on suit son élaboration ? C’est que cette jouissance supplémentaire, qu’ici on a écrit A barré, en fait elle a deux faces.

C’est, d’un côté, la jouissance du corps, en tant qu’elle n’est pas limitée à l’organe phallique. C’est une jouissance qui déborde la jouissance localisée de l’organe phallique. Mais, deuxièmement – et bien que Lacan ne l’écrive pas en toutes lettres, mais tout converge là de ce qu’il énonce –, c’est la jouissance de la parole.

Un amour tissé dans la jouissance

Nous avons suivi à un moment cette année, après Pierre-Gilles Guéguen, du chapitre V du Séminaire Encore sur l’autre satisfaction, la satisfaction du blablabla. La thèse de Lacan, c’est que la jouissance de la parole, qui est évidemment là dans le signifiant comme tel, est spécialement cette jouissance féminine supplémentaire. C’est exactement la jouissance érotomaniaque, au sens où c’est une jouissance qui nécessite que son objet parle.

C’est en cela que c’est une jouissance qui nécessite qu’on en passe par l’amour, alors que la jouissance côté mâle ne nécessite pas qu’on en passe par l’amour, elle ne nécessite pas la jouissance de la parole. Ce que tout démontre, que ce soit la place de la prostituée comme la place du contact homosexuel silencieux. L’objet fétiche ne nécessite pas la présence de l’amour, alors que, du côté femme, il faut en passer par l’amour en tant que l’amour parle, que l’amour n’est pas pensable sans la parole. Et en même temps, précisément en raison de sa forme A barré, c’est une jouissance dont il n’y a pas savoir, une jouissance dont on ne peut rien dire, qui est marquée du sceau de l’ignorance.

Cette formule S ◊ A indique la valeur à donner à la liaison entre l’amour et la supposition de savoir. Lacan disait – C’est vers celui à qui on suppose le savoir qu’on dirige l’amour. Mais c’est dans la mesure où ce savoir n’est que supposé, dans la mesure où il ne peut s’expliciter, s’expliquer, et s’exposer. C’est donc ici un indice d’ignorance qui est l’équivalent, le représentant de la supposition de savoir, d’un savoir qui reste indéfiniment supposé. Nous disons l’amour, mais l’amour, du côté gauche, apparaît toujours comme un supplément de petit a, à l’occasion comme un semblant qui voile le petit a, alors que l’amour du côté droit a une tout autre valeur. L’amour, du côté femme, est vraiment une composante de l’objet érotomaniaque lui-même.

ler avril 1998

L’orientation lacanienne (1997-98), enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII, leçon établie par Catherine Bonningue.

Publié dans La Cause freudienne n° 40, Maladies d’amour, janvier 1999.

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

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