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De la femme privée à l’analyste
Mais revenons à cette formule : «ou mère ou analyste ». Je vivais en effet la maternité comme un événement qui m’éloignait de mon désir de devenir analyste. J’y fondais une logique où le devenir mère l’emportait sur le devenir analyste. J’avais construit un choix aliénant entre deux modalités d’être. Être mère ou être analyste. Dès que j’ai réalisé la première modalité, sous le signifiant être mère, l’être analyste a disparu et la plainte de ne pas l’être s’est fait entendre comme une réplique de la privation. Ainsi, on peut considérer qu’à la place de « être femme », j’ai substitué « être analyste ». On y retrouve alors tous les prédicats de la femme privée, de la femme pauvre, celle qui n’a pas et cette jouissance de n’avoir pas s’est maintenue de nombreuses années. Pourquoi cette substitution ? Sans doute que pour moi, être analyste est un des noms de la féminité. Cette position relève en effet de la position féminine en tant que l’analyste, on ne peut pas dire non plus ce que c’est. C’est donc du côté de la privation que cela se présentait pour moi. Cette identification à la femme pauvre fait exister une femme manquante, et permet de jouir de la privation. Jouir de ce qu’on n’a pas, c’est jouir de ce qui est dans le n’a pas, que Lacan écrit, dans l’Étourdit, nya. Il s’agit d’un nya pas qui écrit le manque et sa dimension de négativité propre à son nya pas d’analyste, nya pas de devenir analyste pour toi, comme Lacan dit que nya pas trace de rapport sexuel. Dès lors, ce qu’elle est, est marqué de ce moins qui fait sa jouissance. De la même façon qu’il n’y a pas La femme, j’écrivais qu’il n’y a pas L’ a nalyste. Le devenir analyste insistait pourtant comme un des noms de ce qui ne se résorbe pas dans le sens, quelque chose d’obscur qui me rendait la chose aussi impossible du fait de la marque dont je voulais qu’elle ne me désigne pas. Marque évidemment étrangère à toute forme de dit, puisqu’elle relève d’un hors – sens.
Deuxièmement, mon impossibilité à dire « je suis psychanalyste » a longtemps persisté comme si ce dire constituait un réel infranchissable. Il avait aussi la même structure que de dire « je suis juive ». Les deux modalités étaient intriquées. Du côté de La femme, l’analyste était impossible à nommer, à attraper. Du côté de l’être juive, elle était marquée d’un point d’horreur. Dire je suis analyste, je suis juive , indiquent des nominations qu’on peut dire être des nominations d’existence plutôt que d’être des nominations ontologiques, en ce sens qu’elles relèvent de quelque chose d’invariable, qui ne change pas. C’est en quoi le réel y est convoqué. Il ne s’agit pas d’une vérité menteuse mais d’un nom du réel, un réel dont Lacan dit qu’il revient toujours à la même place.
Le couple de l’égarée et de la boussole
Il y avait donc un double nœud. Il m’a fallu d’abord sortir de cette position de femme privée, pauvre, qui n’a pas. C’est une façon de traduire le pas-tout féminin et de se défaire de sa logique. J’ai cru à ce pas-tout qui causait ma douleur et fabriquait une position d’échec, de ratage, que répercutait pour moi la plainte de ne pas réussir dans la vie.
Lors d’une séance, je parle d’un rêve : «mon père me fait un chèque en blanc ». Certes, il payait sa dette mais cela ne m’exonérait pas de la mise en jeu d’une jouissance d’échec en blanc dont je réalisai, lors de cette séance, le prix à payer. La sortie de ce refus s’est faite par la mise en jeu du désir de l’analyste dans le maniement du transfert. C’est là que l’acte de l’analyste a rencontré une juste façon de me répondre en m’introduisant dans la réalité du monde psychanalytique de l’École par sa voie la plus cruciale, celle de la passe. En me nommant passeur, j’ai fait l’expérience de mon propre désir dans la transmission des passes. Elle a eu des effets importants dans mon devenir analyste. Elle m’a propulsée dans l’École et peu à peu s’est creusé le droit de devenir analyste. Je dis le droit puisque nous sommes dans cet univers actuel qui rejoint le mien de l’époque : comme fille, je n’avais le droit de rien, sauf celui d’avoir des enfants, selon le vœu paternel. C’est pourquoi la maternité, je l’ai toujours contestée. Je contestais qu’elle soit suffisante à me faire être. La maternité était un choix aliénant, là où j’imaginais qu’être analyste serait mon choix décidé, mon désir propre. Est-ce à dire que j’y mettais la jouissance illimitée en jeu ? Je ne crois pas. Je pense que la vraie femme, telle que Lacan la décrit, comme celle qui va au-delà du phallus, j’en étais revenue. La rencontre avec un homme et la maternité ont constitué les bords où m’accrocher dans la vie. Auparavant, j’étais du style « égarée». J’ai pu trouver une boussole dans l’homme, et un équivalent de phallus dans l’enfant. Tout cela maintenait une barre qui me permettait d’exister, et sur laquelle je me suis réinventée. C’est une barre solide qui maintient le cap phallique, même si à plusieurs reprises, elle a failli se rompre. Grâce à cette puissance phallique, il y a eu une cessation des passages à l’acte, des agissements de la femme égarée, perdue. Fin de la jouissance destructrice, mais au prix du choix de l’ordre conjugal. La vie est tordue, comme l’est l’homme, « tordu par son sexe », et dès lors qu’il y a couple, il y a du phallus dans l’air. Que ce dernier ne recouvre pas tout de la jouissance d’une femme, c’est certain. Mais, il y a pour une femme une joie à se faire l’objet a qui cause le désir d’un homme. Cette joie m’a parfois affolée, même si au bout du compte, elle m’a surtout cadrée, peut-être même m’y suis-je réfugiée. Comme l’a dit J.-A. Miller dans son cours « Le partenaire symptôme », « le couple de l’égarée et de la boussole » se trouve dans les textes de Lacan. J’ai cru que cette formule pouvait convenir à mon couple, sauf que l’égarement est une position qui maintient un certain quota de jouissance opaque. Je le vois aujourd’hui comme une logique du pas-tout qui attaque les semblants et vient trouer les idéaux les plus solides. La boussole, c’était plutôt l’analyste, opérant dans les phases de tumulte, comme le point fixe auquel me tenir. La psychanalyse est alors le seul recours pour ne pas tomber dans les dysphasies de l’amour.
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Hélène Bonnaud
Source : https://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2015/02/Ironik-5-Travaux-Bonnaud.pdf
Notes: