logique mélancolique : « Tout ce que je dis est faux»

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La logique mélancolique est d’un autre ordre (…), en ce que le manque y est beaucoup moins apparent. Le mélancolique va en effet jusqu’au point de non-retour où se profère, par exemple, cette phrase : « Tout ce que je dis est faux»1)

Si « tout ce que je dis est faux » est l’énoncé princeps de la mélancolie, alors je ne suis pas mélancolique, ou alors, la pratique de la psychanalyse m’a suffisamment introduite à la vérité de l’inconscient que pour survivre. (Si « tout ce que je dis est faux » prend son départ d’un amour inconditionnel, absolu du vrai, alors la vérité entraperçue vivement parfois dans mes lectures psychanalytiques ou au travers de mon expérience en analyse, cette vérité si bien mi-dite et si bien liée à une expérience de jouissance propre, unique, est précisément ce qui tend à me fonder comme sujet, non pas du désir de l’Autre, mais comme sujet de la jouissance, de l’Un. Un tel sujet est impossible – sinon dans le registre de la vérité psychanalytique). Il me semble que j’ai pu connaître des moments de « tout ce que je dis est faux », peut-être bien les moments les plus vides, les plus désappointants, où il ne reste plus aucun point d’appui. « Tout ce que je dis est faux », je peux l’éprouver aussi en sortant de chez l’analyste, à me sentir déçue par rapport à ce que j’aurais espéré pouvoir dire. C’est encore ce que je dis quand je dis que l’approche du pas-tout lacanien (mon approche théorique du pas-tout lacanien) est ce qui m’a (dans la pratique) soulagée du tout, est ce qui m’a aidé à combattre l’angoisse liée au tout. J’ai trouvé des solutions par le pas-tout.

Cette sentence démontre que l’absolutisme de la folie, que le « Tout », ici, signe, n’a pas besoin d’autre chose que du reniement de la vérité commune pour s’exprimer. Alors que cette vérité commune, qui se fonde sur un « Certaines choses, parmi ce que je dis, pense, ou crois, sont peut-être vraies », demeure en fonction dans la dépression – ce qui fait en particulier que le déprimé, au contraire du mélancolique, s’estime fondé à se plaindre de son état. L’énoncé « Tout ce que je dis est faux » manifeste au contraire qu’il n’y a dans la mélancolie pas de vrai, aucun vrai. Elle se situe en cela à un moment logiquement opposé de celui de la paranoïa : le mécanisme fondamental de cette dernière, l’interprétation, se nourrit au contraire de la vérité – soit, comme le faisait remarquer Freud dès 1901, d’un « Il y a du vrai dans tout cela » (Freud, 1986a, p. 273). (De même, l’hallucination, en tant qu’elle véhicule de la certitude, peut à la limite être considérée comme un cas particulier d’interprétation, comme une interprétation se produisant malgré le sujet (Pellion, 2000b).)

C’est-à-dire que le sujet mélancolique est privé même du recours d’être persécuté. Il faudrait pour cela quelque chose préalablement délimité comme « premier extérieur » (Freud, 1992), voire comme « monde extérieur réel » (Freud, 1995), selon les expressions de Freud. Soit quelque chose qui soit pourvu d’un minimum de consistance « ontologique ».

(…)

Deux questions se posent alors. D’abord, comment est-il alors possible que la proposition nucléaire qui affirme « tout ce que je dis est faux » – et qui relève, donc, du registre de la pensée –, ait pu se rabattre, en environ un siècle et demi, sur la collection des manifestations matérielles de la dépression ? Ensuite, comment l’anxiété selon Freud « typique » de la mélancolie rejoint-elle cette pathologie de la vérité ?

Les manifestations matérielles de la mélancolie regroupent des atteintes du corps dont certaines sont reportées presque telles quelles de l’antique maladie vers les classifications récentes. Ainsi de celles que vise l’expression précédemment citée de « syndrome somatique », ou encore, dans le dsm-III-R, de celles qui contribuent à isoler, au sein des dépressions dites « sévères », un « type mélancolique »2 résiduel.

Les phénomènes que ces items décrivent sont pris très au sérieux par la psychanalyse aussi : « hémorragie libidinale », pour Freud (1956c, p. 97) ; « rupture au joint le plus intime du sentiment de la vie, pour Lacan (1966a, p. 558). Mais, quand le seul regard médical les délimite, on néglige d’examiner le parallèle entre leur « marche »3 et le déploiement fautif des idées ; ainsi de la succession décrite par Cotard entre idées de damnation, d’immortalité et d’incurabilité – que l’on oublie trop souvent de rechercher, alors qu’elles rendent, selon moi, raison de nombre d’échecs thérapeutiques –, puis négations corporelles (Cotard, 1882). Et cette même négligence finit par rendre aveugle à toute détermination qui ne soit pas purement corporelle.

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La première de ces questions – première en date et en étrangeté – est celle de savoir comment un «parlêtre», pour reprendre le mot de Lacan (1975), peut abjurer sa condition de parlêtre au point de proférer ceci : « Tout ce que je dis est faux » (Pellion, 2000a, chap. 2). Il faut préciser que, même si je m’en suis trouvé saisi, cette question ne m’était pas spécialement destinée, mais fut posée à la cantonade du service hospitalier où je travaille et où je faisais alors mon apprentissage.

La seconde question, qui est une façon de commencer à apprivoiser la première, demande si cette proposition « Tout ce que je dis est faux » ne serait pas une sorte de nucleus énonciatif qui unifierait toutes les manifestations de la vieille affection mélancolique 4

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Une troisième question s’en déduit : celle de la transformation (Freud, 1956, p. 307-396) de la proposition nucléaire qui dit – et qui se situe donc avant tout dans le registre de la pensée – « Tout ce que je dis est faux », en, depuis un siècle et demi environ, la collection bien connue des manifestations matérielles de la dépression. Je fais ici allusion au poids croissant de ce que la sémiologie actuelle isole comme « syndrome somatique » (Classification internationale des troubles mentaux, p. 100), et dont l’anhédonie et le ralentissement sont des corollaires en tant, on le voit bien, qu’ils engagent avant tout le corps.

Il reste alors à savoir, quatrième question, si les hésitations contemporaines quant à l’usage de la notion de vérité n’ont pas à être corrélées à cette résorption de la pensée dans le corps que le rabattement de la mélancolie comme fait psychique sur la dépression comme fait médical manifeste.

(…)

Que l’on admette ou non – ce que j’admets sans hésitation – l’appartenance de la mélancolie à la catégorie des psychoses, la différence entre paranoïa et mélancolie doit donc être sévèrement maintenue, puisqu’elle repose sur une utilisation de la logique de l’imaginaire – définie par Lacan dans « rsi », rappelons-le, à partir de la « distinction extérieur/intérieur » (Lacan, 1975, p. 90) – complètement différente.

Mais, si cette petite phrase tient dans ce livre une aussi grande place, c’est aussi parce qu’elle guide vers une meilleure mesure de l’incompatibilité qu’il y a entre l’appréciation freudienne de la mélancolie comme « approche de la vérité » (Freud, 1988, p. 259-278) et l’hypothèse lacanienne de la maniaco-dépression comme « rejet de l’inconscient » (Lacan, 1974). De fait, rejeter l’inconscient équivaut à repousser la possibilité d’accéder au demi-vrai me concernant que celui-ci recèle ; et c’est ce rejet qui, à son tour, fonde la possibilité d’un énoncé aussi radicalement fou que « tout ce que je dis est faux ». Cet énoncé n’est donc pas une approche de la vérité, un avant-goût de la vérité qui vaudrait pour tous les autres, les névrosés, mais bien, si je puis me permettre l’expression, une contre-vérité. Constater cela a son importance, car cela aide à éviter de donner trop de place à des choses comme l’empathie et la compréhension.

source: Frédéric Peillot – https://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2004-1-page-103.htm

Notes:
  1. F. Pellion, Mélancolie et vérité, chapitre 2, Paris, PUF, 2000. Il suffit donc à un sujet ordinaire d’être mélancolique pour produire des énoncés analogues à ceux que l’on rencontre dans les manuels de logique, où ils paraissent fabriqués. (En l’occurrence, cet énoncé-ci se superpose assez bien au paradoxe du menteur, connu depuis l’Antiquité et largement commenté par Lacan dans son Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, spécialement les p. 127-129. []
  2. Dont, parmi les neuf items qui le spécifient, six réfèrent directement ou indirectement à l’activité du corps : « Présence d’au moins cinq des symptômes suivants : 1) Perte d’intérêt ou de plaisir pour toutes ou presque toutes les activités ; 2) Manque de réactivité aux stimulations habituellement agréables […] ; 3) Dépression régulièrement plus marquée le matin ; 4) Réveil matinal précoce […] ; 5) Agitation ou ralentissement psychomoteur (non limité à des plaintes subjectives) ; 6) Anorexie ou perte de poids significative […] ; 7) Absence de perturbation significative de la personnalité avant la survenue du premier épisode dépressif majeur ; 8) Un ou plusieurs épisodes dépressifs majeurs antérieur(s) suivi(s) par une rémission complète ou presque complète ; 9) Bonne réponse antérieure à un traitement antidépresseur somatique spécifique et adéquat (par ex. tricycliques, électrochocs, imao, lithium) » (American Psychiatric Association. dsm III-R, Critères diagnostiques, Paris, Masson, 1989, p. 152). []
  3. « On ne suit pas avec assez de soin, en général, la marche des maladies mentales », Jean-Paul Falret, « De la folie circulaire », Des maladies mentales et des asiles d’aliénés, Paris, Baillière, 1864, p. 470. []
  4. Vieille affection, car seule affection mentale avec l’hystérie à être décrite assez constamment de la plus lointaine Antiquité à nos jours. []

Par Iota

- travailleuse de l'ombre

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