jeudi 1 février 2024

La disparate

par Jacques-Alain Miller, Quarto, n° 57, 1995, p. 24-29.

Je m’interroge cette année, dans mon cours du département de psychanalyse, sur le mode de jouissance. J’aimerais arriver à en faire une catégorie usuelle dans la psychanalyse, pour autant que le mode de jouissance du sujet ait été prouvé par le psychanalyste, dans l’expérience à laquelle il préside, comme une résistance – en tout cas, c’est cet usage qui me paraît le plus intéressant. Il me semble que lorsque le psychanalyste d’aujourd’hui en parle, c’est communément parce qu’il doute de pouvoir contribuer à ce que ce mode de jouissance change pour le sujet dont il a la charge. L’analyste d’aujourd’hui admet que pour un sujet son mode de jouissance peut s’isoler, mais il n’est pas sûr qu’il puisse se modifier, ou en quel sens il peut se modifier. Je parle là de ce qui me semble être des évidences communes.

Le mode de jouissance me semble marqué d’une formule en définitive assez précise : d’un « une fois pour toutes» – c’est une modalité temporelle très précise, qui est celle de l’irréversible. Peut-être ce que l’on admet au titre de structures cliniques ne fait-il qu’habiller un mode typique de jouissance, déterminé une fois pour toutes. Peut-être est-ce dans la structure clinique dite de la perversion que cet « une fois pour toutes » apparaît dans une sorte d’évidence et, si j’ose dire, dans sa glorieuse permanence – glorieuse et éventuelle malheureuse permanence –, cette permanence devant quoi les pouvoirs de la parole défaillent. La parole, lorsqu’elle est confrontée au « une fois pour toutes » où se détermine le mode pervers de jouissance, se trouve réduite à l’impuissance. Et il paraît là assez évident qu’elle ne peut pas aller plus loin que de réconcilier le sujet avec son mode de jouissance. À cet égard, s’il y a une mutation, elle concerne le sujet et elle laisse intact le mode de jouissance, à moins qu’on ne donne au mode de jouissance une définition qui inclut le sujet.

Voici le jeune homosexuel. Il n’a jamais pensé qu’aux garçons. Une séduction l’a initié. Il s’interroge sur la déviance de son mode de jouissance. Il sait qu’elle le voue à la marge : il craint la réprobation sociale, il se dissimule, il éprouve de l’angoisse. Il vient vous trouver. Comme analyste, vous ne lui promettez certainement pas la guérison, pour autant que vous la promettez à personne-vous pouvez tout de même à l’occasion, confronté à certains symptômes gnon vous amène et à l’inquiétude du sujet, vous avancer en affirmant que c’est traitable par l’analyse, qu’il y a indication d’analyse. Dans le cas du jeune homosexuel, je crois que vous ne promettez certainement pas la guérison de ce que lui-même d’ailleurs n’éprouve pas comme une maladie, mais bien comme une sorte de vocation, comme un appel, connue sa «vraie nature ». Mais il ne vous est pas interdit de penser que l’angoisse qui s’attache à ce mode de jouissance, vous saurez la faire passer. Vous ne voulez pas autre chose que de le réconcilier avec le fait de son mode de jouissance. Le sujet vous imputera peut-être de vouloir autre chose, de vouloir modifier, normaliser son mode de jouissance. À mon avis, il faut sérieusement se garder de le lui faire accroire, si vous voulez qu’il poursuive son élaboration auprès de vous. Il faudrait plutôt le rassurer sur votre neutralité quant à son mode de jouissance : «c’est la perversion, direz-vous, on n’y peut rien, on n’y peut mais. »

Mais l’hystérie ? Vous permettrez sans doute au sujet hystérique de se défaire de beaucoup de ses symptômes. Mais l’hystérie elle-même, pensez-vous la faire passer ? Lacan au moins vous interdit de le croire : l’hystérique guérit de ses symptômes, mais l’hystérie elle-même ne se guérit pas. Ce qui demeure, c’est ce qu’on peut appeler le mode de jouissance.

« Mode de jouissance » veut dire au moins que la jouissance ne se dit pas en un seul sens, comme l’être au sens d’Aristote. La jouissance est diverse, elle se dit en plusieurs sens et elle s’obtient de montages divers. Ces montages, Freud les a baptisés du nom de « pulsions ». Les pulsions sont des modes de jouissance, qui se rencontrent chez tous les sujets, dans des intensités variables. Freud a pu dire que la théorie des pulsions constituait une mythologie et que ses pulsions étaient des êtres mythiques, grandioses dans leur indétermination. Il est notable que Freud n’ait pas dit de ces pulsions, que nous ne sommes jamais sûrs de voir clairement, qu’elles étaient des hypothèses. Il les a qualifiées de mythes. Pourquoi dire « mythes » et non pas « hypothèses » ? Sans doute pensait-il à Éros et Thanatos, à ces références auxquelles il avait eu recours pour aller au-delà de ce que l’expérience permet d’observer. Sans doute voulait-il signaler ainsi que nous ne supposons pas les pulsions comme on peut supposer des hypothèses ou les forger, mais bien qu’elles s’imposent à nous. Même si nous ne savons qu’en faire, nous sommes contraints d’admettre que le sujet est serf d’une volonté de jouissance et, dans la pulsion, serf d’une volonté de jouissance qui n’est pas seulement un Wunsch, qui n’est pas simplement un désir qui se réalise en rêve. Que le mot de « mythe » ait été ici écrit par Freud, c’est sans doute assez pour nous justifier d’aller chercher une référence chez celui qui a renouvelé en notre temps la signification du mythe. J’ai nommé Claude Lévi-Strauss.

Au terme de sa prodigieuse enquête intitulée Mythologiques en quatre volumes et qui étudie des centaines et des milliers de mythes. Lévi-Strauss tire cette sorte de conclusion dans L’homme nu, le quatrième tome : « Pour tout système mythologique, il n’y a qu’une séquence absolument indécidable, qui se réduit à l’énoncé d’une opposition ou, plus exactement, à l’énoncé de l’opposition comme étant la première de toutes les données.»11 De cette énorme masse qu’il a formalisée, le voilà à la fin du quatrième volume dire qu’en définitive, la matrice, le noyau de tout système mythologique, c’est l’énoncé d’une opposition, indécidable dans la mesure où on ne peut pas lui assigner une valeur de vérité : on peut seulement dire : « cela est », « c’est là ». De ce qu’il lui semble constater au terme de son enquête, il suppose alors qu’il existe comme un appareil de savoir prédominé, fait avant tout d’oppositions, et qui s’enclenche suivant un programme inné quand les contingences en fournissent l’occasion. « Un appareillage d’oppositions, en quelque sorte monté d’avance dans l’entendement, fonctionne quand des expériences récurrentes actionnent la commande comme ces conduites innées qu’on prête aux animaux. »

A partir de ce noyau d’oppositions qu’il voit au mythe, il a une vision du mythe qui est essentiellement plurielle. Ce qui l’intéresse, ce ne sont pas ces mythes chacun unique, comme nous avons dans la psychanalyse, et qui sont par nous montés en épingle pour rendre compte de ceci ou de cela. Ce qui intéresse Lévi-Strauss, ce sont les mythes, les paquets de mythes, les mythes au pluriel. Il les conçoit comme s’engendrant les uns à partir des autres en fonction de cette opposition initiale : « C’est en appliquant systématiquement des règles d’opposition que les mythes naissent, surgissent, se transforment en d’autres mythes. » Il y a toute une végétation mythologique qui est au fond assez proche de ce que nous trouvons dans l’observation du petit Hans, et le point de vue que Lacan adopte là-dessus est, en raison de la clinique dit cas, la perspective lévistraussienne, d’ailleurs antérieure à L’homme nu.

Lévi-Strauss conclut par une sorte de loi du mythe qui est le binarisme, l’opposition binaire. C’est ainsi qu’on pourrait dire que pour Lévi-Strauss, le mythe est la forme épique donnée à la structure linguistique de Jakobson, « Pour qu’un mythe soit engendré par la pensée et engendre à son tour d’autres mythes, il faut et il suffit qu’une première opposition signifiante s’injecte dans l’expérience. D’où il résultera que d’autres oppositions s’engendreront à la suite. » Voilà la loi lévistraussienne du mythe ou des mythes. On pourrait s’arrêter là.

Néanmoins Lévi-Strauss dit quelque chose d’un peu différent à la page 539, où il ne parle plus simplement d’opposition. « Nous avons vérifié sur plusieurs centaines de récits en apparence très différents les uns des autres et chacun pour son compte fort complexe, que ces centaines procèdent d’une série de constatations en chaîne : il y a le ciel, il y a la terre. Entre les deux, on ne saurait concevoir de parité. Par conséquence, la présence sur terre de cette chose céleste qu’est le feu constitue un mystère. Enfin et du moment que le feu du ciel se trouve maintenant ici-bas au titre du foyer domestique, il a bien fallu que de la terre on fût allé au ciel pour l’y chercher. » 22 Il n’est pas là seulement question d’opposition. Il est question exactement de disparité.

C’est ce qui apparaît un peu plus tard lorsqu’il dit : « la séquence absolument indécidable se ramène, sinon à l’affirmation décidable qu’il y a un monde, au moins à celle que cet être du monde consiste en une disparité. » Voilà le mot que je retiens, qui n’est pas tout à fait le mot d’« opposition ».

Qu’est-ce qu’une disparité ? C’est sans doute une opposition, mais où il entre de l’inégal, où il entre une asymétrie. Le plus souvent. Lévi-Strauss note ses oppositions par [ + ] et [-], qui sont des termes réciproques et réversibles, par exemple, au regard de l’addition: [+] ajouté à [+] donne [ + ], [-] ajouté à [-] donne [-]. Mais ce ne sont pas des termes réciproques et réversibles au regard de la multiplication : [ + ] multiplié par [ + ] donne [ + ], mais [-] multiplié par [-] donne aussi [ + ], selon nos règles de fonctionnement.

Nous disons simplement que la disparité nomme l’asymétrie dans l’opposition. En effet, le haut et le bas, le ciel et la terre, ce n’est pas une opposition, c’est une opposition qui inclut une disparité. Et ainsi, la différence sexuelle telle qu’on l’appelle est toujours en définitive dotée d’une signification hiérarchisée dans le mythe. C’est un mythe dont déjà la petite Sandy, dont Lacan reprend l’exemple dans Le Séminaire. Livre IV, fait l’expérience cruelle : « peut-être que toutes les femmes sont malades », se demande-t-elle à deux ans et demi.

J’aime ce mot de « disparité » – défaut de parité, hétérogénéité, dissonance, dysharmonie. Même le mot « disparate », qui peut être adjectif ou substantif féminin, et qui a les meilleures références – Madame de Sévigné, le père André –, et qui désigne précisément ce qui n’est pas en accord, en harmonie avec un contexte, ce qui peut, c’est même un sens originaire, être extravagant. Le Robert cite Madame de Genlis : « Un contraste est agréable, une disparate est toujours choquante. »

Pourquoi ne pas dire que la jouissance est toujours la disparate ? Elle n’est jamais comme il faut. Nous pourrions aussi essayer de formuler un principe comme Lévi-Strauss : « là où il y a disparate, il y a jouissance ».

Ce pourrait être le principe d’une esthétique. Peut- être trouverait-on dans ce principe de la disparate le ressort du goût affirmé par Lacan pour le baroque, car le baroque est le nom d’une sublimation qui n’efface pas mais qui célèbre la disparate, tandis que mérite le nom de classique l’art qui résorbe la disparate dans l’harmonie. Peut-être le Romantisme, qui est vraiment notre philosophie du XIXe siècle3, peut-il être classé comme le retour du baroque, pour autant qu’il préserve toujours la place de la disparate, ne serait-ce que sous la forme de l’anacoluthe, cette rupture de construction dont Barthes signalait la présence constante dans La vie de Rancé. Si Stendhal qualifiait la politique de « coup de pistolet tiré au concert », il ne manquait pas, ce coup de pistolet, de le tirer régulièrement dans Le rouge et le noir comme dans La chartreuse de Parme, sans parler de Lucien Leuwen, oh c’est une véritable canonnade qu’il fait entendre. Dans le Romantisme, on a la place ménagée pour la disparate.

Mais laissons l’esthétique et cherchons dans notre clinique le témoignage de cette disparate. Ce témoignage, nous le trouvons dès l’entrée en analyse, qui peut bien être justifiée par les raisons les plus diverses – puisque justification il y a et que l’analyste exige qu’on lui dise le pourquoi. Qu’exigeons-nous en tant qu’analystes ? Que ces raisons se présentent toujours sous les espèces du symptôme, c’est-à-dire qu’une disparate se fasse jour à travers ces raisons. S’il n’y a pas de la disparate dans les raisons qu’on nous amène, nous sommes bien embêtés, de ne plus savoir quoi faire. Peut-être peut-on dire qu’il n’est point de demande que nous consentions à recevoir à moins qu’elle ne se fonde d’une disparate.

Encore faut-il que cette demande prenne forme de question – c’est tout un chemin que celui qui va de la demande à la question. Que la demande passe à la question, cela veut dire qu’elle ne stagne pas sous forme de la plainte, ce qui veut dire que les symptômes finissent par apparaître comme des phénomènes de savoir et que se pose la question : « Pourquoi ? Qu’est-ce que cela veut dire ? » Ces phénomènes de savoir, on peut les ranger sous la rubrique de l’énigme.

La disparate peut apparaître dans la pensée ou dans le corps comme une présence insistante de pensées qui m’encombrent, comme la perte inopinée de la maîtrise d’une partie du corps, ou encore comme le tourment que peut m’apporter l’intrusion d’un Autre, par exemple dans le champ du désir du partenaire. Ce que l’hystérique surtout nous apprend, c’est que la disparate qui fait énigme c’est la jouissance, par excellence. Les récits de séduction, de viol, d’abandon, le père qui n’est pas assez là pour interdire ou qui serre lui-même de trop près la fille, illustrent un fait constant, que l’on peut dire primaire, que la sexualité se présente essentiellement toujours par sa face de traumatisme, par son côté disparate, au moins. Ce n’est jamais la bonne: mesure – c’est trop, ce n’est pas assez quant à la quantité, c’est trop tôt ou trop tard quant au temps, ce n’est pas à la bonne place quant au lieu. On peut énumérer ainsi tontes les modalités de l’insatisfaction – bref, ce n’est jamais la bonne. Et quand c’est la bonne, comme il peut arriver dans la perversion au gré du sujet, d’un côté, elle est réprouvée, de l’autre, il faut que ce soit trop pour être juste assez.

C’est ce qui fait la tromperie fondamentale de l’oracle de Delphes, si présent dans les mythes antiques. Sa tromperie quant à la jouissance, quand cet oracle formule comme un principe : « Rien de trop ». C’est un principe qui est trompeur quant à la jouissance. J’évoque l’oracle parce que le trop, l’excédent, le plus-de-jouir se traduit dans le savoir en termes d’énigme. D’où le rêve de jouir sans se poser de questions – ce qui d’ailleurs n’est pas impossible, mais un moment. Ça ne dure pas. La question refoulée revient et se fait d’autant plus terrible.

Ne serait-ce pas cela, au moins pour nous, la disparité originelle ? Celle que le signifiant met au principe du mythe. Non pas l’opposition signifiante, non pas le binarisme tranquille, mais la disparité entre le signifiant et la jouissance, cette disparité où la jouissance fore sa place dans le signifiant. Ce serait dire qu’il n’y a pas de signifiant de la jouissance, qu’il n’y a pas de signifiant qui lui soit adéquat – il ne manque pas de prétendants à être le signifiant de la jouissance, mais il n’y a pas à proprement parler de signifiant de la jouissance, il n’y a pas de signifiant qui puisse résorber la disparate de la jouissance. Cela veut dire qu’il n’y a pas de signifiant qui la calcule, pas de signifiant qui la compute, bien que Freud ait rêvé d’une libido qui serait une constante – mais c’est qu’il en trouvait le symbole dans le phallus.

S’il n’y a pas de signifiant de la jouissance, alors la conséquence est bonne qui pose la fatalité du factice, qui pose qu’il y a dans le monde « quelque chose de plus que ta philosophie, Horatio », qui pose même qu’il se pourrait bien qu’il y ait « quelque chose de pourri au royaume de Danemark », sans que l’on sache très bien si c’est la vraie vie qui est ailleurs, ou peut-être seulement un cadavre dans le placard.

Il n’y a pas de signifiant de la jouissance, c’est ce qui est au principe de l’hystérie, qui ne sait pas seulement ne pas savoir, mais qui sait encore qu’il y a mensonge, qu’il y a tromperie sur la marchandise, qu’il y a erreur sur la personne, que les dés sont pipés. Il n’y a pas de signifiant de la jouissance, ce n’est pas moins au principe de la laborieuse obsession, qui s’évertue à réitérer son effort d’inscrire la jouissance dans le signifiant sans y parvenir davantage qu’Achille à rattraper la tortue. L’effet de faux qui s’ensuit du manque de signifiant de la jouissance ouvre ici à une vérification infinie. C’est sans doute parce que le signifiant ment ou qu’il manque la jouissance qu’en tant qu’analyste, vous incarnerez plus facilement le savoir à rester muet plutôt qu’à bavarder. Et quand vous avez à parler en tant qu’analyste, il me semble qu’il faut encore que votre parole n’annule pas votre silence mais qu’elle l’entoure, qu’elle l’abrite, qu’elle protège votre silence, qu’elle préserve la place de ce qui ne peut se dire. C’est très curieux qu’on appelle cela l’interprétation. On l’appelle interprétation sans doute par antiphrase, alors que c’est une énigme. Au fond, l’interprétation de l’énigme dans la psychanalyse, c’est encore une énigme : c’est l’énigme reportée, transformée, traduite, et peut-être par un système comme ceux qu’évoque Lévi- Strauss. Sans doute, dans la traduction d’une énigme en une autre, y a-t-il effet de sens.

Dans un discours, cela ne peut s’atteindre sans détours, car l’objet dont il s’agit est identique à ces détours eux-mêmes. C’est ce que Lacan notait des complications de tel rêve rapporté par Freud dans la Traumdeutung : ici, l’objet est identique aux détours. Cela me paraît précisément vrai dans ce dont il s’agit dans les rapports du signifiant et de la jouissance : on ne peut pas faire l’économie des détours. Si vous ne faites pas l’interprétation par énigme, elle se fera finalement le plus souvent entendre comme insulte.

La jouissance ne peut être cernée dans un discours qu’à faire sa place à la disparate. Il me semble qu’il y a là le paradoxe d’une structure à disparate qui impose sa logique, quoi qu’en ait le théoricien de la psychanalyse: il n’y a pas de théorie de la jouissance sans un terme disparate.

Lacan va dans un premier temps tenter de théoriser la jouissance en tant que libido selon Freud : libido du moi qui flue vers les objets et qui peut revenir sur le moi. Le site premier de la libido freudienne chez Lacan c’est, je l’ai développé dans mon cours, le rapport a – a’, l’axe imaginaire. Voilà selon toute apparence, c’est pourquoi il est séduisant, un schéma de réversibilité, un schéma qui est tout le contraire de la disparité. C’est un schéma, au contraire, d’opposition entre a et a’, mais où on suppose avec Freud que la libido va d’un côté et de l’autre et se distribue. Mais en fait, on constate que la théorie de l’antinomie se reporte sur les deux termes, à savoir qu’ils sont liés par un « toi ou moi » mortel. En définitive, on théorise cette relation comme agression, agressivité, intention agressive et, même si ça a l’air réversible et réciproque, il y a une disparité fondamentale entre les termes, puisque l’un est toujours de trop. Ainsi, même au moment où semble s’établir la paix duelle de la libido, la pulsion de mort accompagne Éros comme son ombre et marque que la jouissance reste impensable comme harmonie.

Deuxièmement, il est venu à Lacan d’incarner la jouissance dans le phallus comme symbole de la libido. Et ce symbole, il le dit dans Le Séminaire, Livre IV, être un élément tiers et médiateur. Mais en fait, dans son élaboration, il ne le découvrira pas du tout comme un élément médiateur, mais bien comme un élément disparate parce qu’exactement sans pair : lui élément disjoint et disparate, au fond peut-être assez semblable à ce feu du ciel tombé sur la terre, puisque le phallus selon Lacan est un Janus, à la fois imaginaire et symbolique, et peut-être aussi bien ni… ni. En effet au cours du travail même de Lacan, la logique de la jouissance lui impose de faire de ce phallus un terme trop à part pour être vraiment inclus dans l’imaginaire du corps : la jouissance fait le phallus hors-corps, et pas non plus à sa place dans le symbolique comme signifiant de la jouissance, parce qu’en définitive, réfractaire à la barre de la négation.

Troisièmement, plus près sans doute de la disparate de la jouissance, est l’invention du symbole de l’excès, du trop comme tel, symbole paradoxal puisque ce n’est pas un signifiant mais qu’il est coordonné à lui: c’est le symbole dit petit a. Certainement, ce que Lacan a appelé la structure du discours nous donne l’exemple d’une structure à disparate, puisque les trois termes St. Si, sont

homogènes c’est simplement une case vide – alors que le terme petit a, lui, est disparate par rapport aux trois autres. Je ne développerai pas l’écriture des discours ni ces ternies, j’attirerai seulement l’attention sur des conséquences qui ne sont peut- être pas toujours exactement aperçues.

Il me semble que la structure comme disparate du discours implique, premièrement, que la jouissance au sens de Lacan n’est pas la libido au sens de Freud. D’abord parce que la jouissance au sens de Lacan n’est pas une énergie : elle n’est pas constante et elle n’est pas, même mythiquement, numérable, dénombrable.

Deuxièmement, cela implique que l’on distingue le mode phallique de jouissance et les autres modes, non phalliques. En effet, c’est le mode phallique de la jouissance qui fait croire que la jouissance a un symbole et sans doute en a-t-elle un, mais il est seulement de semblant.

Troisièmement, cette structure à disparate implique la conjonction de la répétition et de la jouissance. Cela ne va pas du tout de soi dans l’enseignement de Lacan, parce qu’on peut dire qu’au contraire, son point de départ était que la répétition est symbolique tandis que la jouissance est imaginaire, et que c’est à proprement parler pour lui au départ capital de souligner que l’inconscient est mémoire. À l’autre terme de son enseignement, il est conduit à formuler que c’est la pulsion qui est mémoire. Dans Le Séminaire VII, L’éthique de lu psychanalyse, qui sert souvent de référence, on trouve la notion d’une antinomie entre mémoire et satisfaction. Il formule que « la remémoration est rivale des satisfactions qu’elle est chargée d’assurer »4 C’est là formuler fort bien les leçons des Cinq essais sur la théorie de la sexualité, à savoir que la mémoire inconsciente, la mémoire des premiers objets d’investissement libidinal fait obstacle à la jouissance libre des objets nouveaux, de l’autre côté de la période de latence. C’est donc formuler que la mémoire inconsciente est obstacle à la jouissance – trop de mémoire nuit. Et certes, on pourrait dire que l’objet perdu est dit perdu par antiphrase, dans la mesure où il n’a jamais été autant là que depuis qu’il a été perdu. On peut dire que la mémoire inconsciente est un obstacle à la jouissance qui serait la bonne.

Mais si on considère que la disparate est interne à la jouissance, que ça ne va jamais dans le jouir, alors, ce qui semble faire obstacle à la jouissance, c’est le chemin lui-même. C’est-à-dire, pour être plus précis, que l’interférence de la mémoire inconsciente dans la « bonne jouissance » fait partie intégrante des conditions de la jouissance effective. C’est elle qui détraque la jouissance qui serait la bonne.

Il semble que cette conjonction de la répétition et de la jouissance est quelque chose qui reste à penser dans ses conséquences, dans la mesure où elle fait de la pulsion la mémoire par excellence, où on verrait que la pulsion est tenue beaucoup plus serrée par la mémoire que le désir qui a sa marge et ses jeux. Cela fait une grande difficulté que cette connexion, cette conjonction de la répétition et de la jouissance, parce qu’on a pris l’habitude de penser la jouissance en termes de fixation, et on met donc ses espoirs dans le signifiant, dans la chaîne signifiante, dans la mobilité du signifiant, dialectique, logique. Si la jouissance est fixation, et le signifiant, mobile, on peut légitimement espérer traiter la jouissance par le signifiant.

Déjà Lacan avait attiré notre attention sur le fantasme comme coalescence du signifiant et de la jouissance. En vrai c’est bien pire comme perspective : c’est le signifiant complice de la jouissance. C’est l’ordre signifiant qui appelle le savoir comme moyen de la jouissance, solidaire de la jouissance. C’est connu lorsqu’on découvre à la fin du roman que c’est le directeur de la police qui est ce fou meurtrier qu’on cherche depuis le début. C’est d’ailleurs exactement la découverte que vous fait faire Lacan à propos du surmoi : vous croyiez que le surmoi était là pour interdire la jouissance, et Lacan vous découvre qu’au contraire, c’est le surmoi qui supporte l’impératif catégorique de la jouissance.

Je dis que cette perspective reste à mesurer, à prolonger, parce qu’elle nous pose la question des moyens, des perspectives de la pratique analytique. Sommes-nous bien sûrs que l’analyse soit une entreprise épistémique, qu’elle se fasse pour le savoir ? Ne nous vient-il pas le soupçon qu’elle se fait pour la jouissance ? Après tout, ce que Freud a appelé névrose de transfert était sans doute une façon de le découvrir. Cela ne nous inquiète-t-il pas parfois, le « jouir par l’analyse » ? Est-ce un phénomène marginal, limite, ou est-ce un phénomène central ? Il me semble que pour Lacan c’était un phénomène central et qu’il en avait changé sa définition de l’inconscient en faisant de l’inconscient, si je puis dire, du signifiant à jouir.

  1. Cl. Lévi-Strauss. Mythologiques. Tome IV. « L’homme nu », pp. 538-540. ↩︎
  2. Ibidem, p. 539. ↩︎
  3. Chez les Allemands, on suit la philosophie du XlXe siècle chez les philosophes. En Franco on suit la grande philosophie essentiellement chez les poètes et les artistes, et spécialement chez les Romantiques. ↩︎
  4. J. Lacan. Le Séminaire, Livre VII, L’Ethique de la psychanalyse. Seuil. Paris, p. 262. ↩︎
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