po(l)issonneries

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Jacques-Alain Miller, La clinique lacanienne, cours du 27 janvier 1982

SOURCE : http://jonathanleroy.be/wp-content/uploads/2016/01/1981-1982-Scansions-dans-lenseignement-de-Jacques-Lacan-JA-Miller.pdf

Je vais aujourd’hui vous amuser un petit peu. Je suppose que je vais m’amuser aussi. J’ai un très gros rhume et j’ai pris ce qu’il fallait pour que ça ne paraisse pas. Il n’empêche que cela ne m’a pas mis forcément de bonne humeur.

Je voulais faire un cours sur l’huître mais je n’ai pas eu le temps de faire l’enquête qu’il fallait pour traiter ce sujet, à savoir d’abord d’aller en manger, puis d’introduire l’érudition nécessaire pour que ça devienne amusant.

Je voulais parler de l’huître, puisque Lacan lui-même nous a invités à trouver un rapport entre l’huître et l’hystérique. Si nous étions un peu jungiens, ça nous conduirait tout droit à étudier la signification érotique des poissons et des fruits de mer. Il ne fait aucun doute qu’on la trouverait. On peut trouver une signification érotique à tout. C’est ce que veut dire la signification du phallus. Ces fruits de mer sont évidemment le secret de l’affaire de la belle bouchère qui ne rêve que de caviar et de saumon. Elle nous présente, de façon sommaire et concrète, le désir d’autre chose, autre chose que ce qu’elle a dans la boucherie. Ça fait que l’on pourrait essayer de partir d’une condensation, et parler par exemple de “l’hystéruître”. Ça nous conduirait à étudier la métaphore, puisque c’est sous ce registre que Lacan reprend la condensation. Mais il s’agit ici pour nous de la métonymie de l’huître.

J’ai retrouvé cette huître cette semaine par hasard, puisqu’il se trouve que la Rencontre organisée par le Champ freudien va avoir lieu dans quinze jours, qu’un grand nombre de lecteurs étrangers de Lacan vont venir y assister, et qu’il a donc fallu faire une affiche. Nous avons eu l’idée, Eric Laurent et moi, de demander cette affiche à un dessinateur qui s’appelle Tardi. C’est un dessinateur de bandes dessinées qui est en particulier l’auteur d’une série d’ouvrages que je vous recommande et qui s’appellent Les aventures d’Adèle Blansec. On a proposé à Tardi de réactualiser le petit dessin que Lacan avait choisi à l’époque pour la revue La Psychanalyse – très belle revue des Presses Universitaires où sont parus tous ses textes jusqu’en 1963. Pour l’illustration de la couverture, Lacan avait choisi une petite vignette d’un recueil du XVIe siècle dont l’auteur s’appelle Orus Apollo. On a donc pensé qu’il serait amusant que Tardi réactualise le thème du pont et de l’oreille. Il a dessiné quelque chose qui est assez Pont-Neuf, puisque cette Rencontre se fait à Paris. Et puis, il a dessiné une oreille, dont il faut bien dire, même si ça ne lui a pas été suggéré, qu’elle a la forme d’une huître. C’est vraiment la conque de l’huître ou, pour employer le mot qui convient, l’écaille de l’huître. Ça frappera peut-être ceux qui verront cette affiche. Cette oreille a évidemment une parenté de semblance avec l’huître.

Il s’agit là d’une métonymie que Lacan a été chercher dans une comparaison qui figure dans Bel-Ami, un des ouvrages de Maupassant. Je vous rappelle ce passage :

“Les huîtres d’Ostende furent apportées, mignonnes et grasses, semblables à de petites oreilles enfermées en des coquilles et fondant entre le palais et la langue ainsi que des bonbons salés.”

Je peux également vous relire le commentaire de Lacan dans “Radiophonie” :

“L’huître à gober qui s’évoque de l’oreille que Bel-Ami s’exerce à charmer, livre le secret de sa jouissance de maquereau. Sans la métonymie qui fait muqueuse de cette conque, plus personne de son côté pour payer l’écot que l’hystérique exige, à savoir qu’il soit la cause de son désir à elle par cette jouissance même.”

Lacan est un peu forcé d’attribuer à Bel-Ami une métonymie qui dans le texte est celle de l’auteur du roman. Il faut cependant nuancer, car, présidant aux agapes qu’on nous décrit, il y a en fait deux divinités : d’une part les huîtres, et, d’autre part, un poisson qui est explicitement présenté avec une connotation érotique. Au moment où l’on va commencer à causer, nous avons, comme gardiens de ce petit cabinet particulier, d’un côté les huîtres d’Ostende, et, de l’autre, une truite à la chair de jeune fille.

Je vais vous lire ce qui suit car ce sont les pages suivantes qui sont probantes pour l’abord que Lacan en donne. Nous avons autour de la table un nommé Forestier qui travaille au journal de Bel-Ami, la femme de Forestier, Madame de Marelle, et puis Bel-Ami. Voici le passage :

“On parla d’abord d’un cancan qui courait les rues : l’histoire d’une femme du monde surprise par un ami de son mari soupant avec un prince étranger en cabinet particulier. Forestier riait beaucoup de l’aventure. Les deux femmes déclaraient que le bavard indiscret n’était qu’un goujat et qu’un lâche. Bel-Ami fut ravi et proclama bien haut qu’un homme a le devoir d’apporter en ces sortes d’affaires, qu’il soit acteur, confident, ou simple témoin, un silence de tombeau. Il ajouta : Comme la vie serait pleine de choses charmantes si nous pouvions compter sur la discrétion absolue les uns les autres ! Ce qui arrête souvent, bien souvent, presque toujours toutes les femmes, c’est la peur du secret dévoilé. Puis il ajouta souriant : Voyons, n’est-ce pas vrai ? Combien y en a-t-il qui s’abandonneraient à un rapide désir, au caprice d’une brusque et violente humeur, à une fantaisie d’amour, si elles ne craignaient de payer par un scandale irrémédiable et par des larmes douloureuses un court et léger bonheur ? Il parlait avec une conviction contagieuse, comme s’il allait plaider une cause, sa cause, comme s’il eut dit : Ce n’est pas avec moi qu’on aurait à craindre de pareils dangers. Essayez pour voir ! Elles le contemplaient toutes les deux, l’approuvaient du regard, trouvant qu’il parlait bien et juste, confessant par leur silence ami que leur morale flexible de parisiennes n’aurait pas tenu longtemps devant la certitude du secret. Et Forestier, presque couché sur le canapé, une jambe repliée sous lui, la serviette glissée dans son gilet pour ne point maculer son habit, déclara tout à coup, avec un rire convaincu de sceptique : Sapristi, oui ! On s’en payerait si on était sûr du silence ! Bigre de bigre, les pauvres maris !”

Ce qu’il faut évidemment savoir, c’est que Madame de Marelle, qui est là sans son mari, devient la maîtresse de Bel-Ami, et que lui-même sera ensuite l’amant de Madame Forestier, jusqu’à l’épouser. Le mari est donc tout à fait là dans une position d’aveuglement. C’est tout à fait sensible dans ce passage. Vous avez donc Bel-Ami qui, entre huître et truite, plaide sa cause. Le mot y est : il plaide sa cause. Nous sommes là dans une pratique de l’allusion et donc dans le registre de la métonymie. Les choses sont dites à côté. Elles sont dites conformément à cette exigence que Lacan a baptisée du mi-dire. Avec Bel-Ami, nous sommes tout de même – c’est ce qui fait la faiblesse de cette littérature – dans le registre de l’allusion transparente. On prend soin de nous décrypter tout ce qui pourrait être laissé sous-entendu. On le décrypte au bénéfice du lecteur. On nous précise que la truite rose est comme de la chair de jeune fille. Et le essayez pour voir de Bel-Ami est du même registre.

L’allusion est tellement explicitée par l’auteur qu’elle éteint la métonymie. Pourquoi est-ce sur cette figure de la rhétorique que Lacan nous a appris à fixer l’objet du désir ?

Cet objet du désir est d’abord situé comme objet du désir de l’Autre, à condition de poser en même temps que ce désir est toujours désir d’autre chose. Cette autre chose, on doit, d’une certaine façon, le laisser sans nom pour ne pas arrêter la suite métonymique. Cette suite pourrait par exemple être donnée par un autre passage du roman, où les personnages montent en voiture et où c’est l’ambiance du transport qui cette fois-ci sert de métonymie à d’autres transports. La métonymie qui se glisse dans les choses de la table est tout aussi bien susceptible de se glisser dans les choses du voyage, dans les choses du vêtements, etc. Le désir d’autre chose montre que la désignation de l’objet du désir n’est jamais que transitoire. En même temps, il y a une désignation de l’objet du désir qui n’est pas transitoire, et c’est cette partition que Lacan, de façons multiples, cherche à fixer. L’objet du désir, métonymique mais non transitoire, c’est l’objet perdu.

Quand on qualifie l’objet du désir d’objet perdu, on ne le qualifie plus à partir de son caractère d’être transitoire. C’est au contraire l’objet qui ouvre à la transition. Dans toute une part de l’enseignement de Lacan, nous avons comme une équivoque, une équivoque maîtrisée, entre l’objet perdu et l’objet métonymique. Cette équivoque ne sera levée que quand Lacan distinguera de façon stricte l’objet du désir, c’est-à-dire l’objet métonymique comme transitoire, et l’objet cause du désir qui est le nom propre de l’objet perdu. Ce qui est déjà métonymique dans la scène que je vous ai lue, c’est que les personnages se réunissent pour manger un petit repas fin dans un cabinet particulier, et que le parlage, qui va tourner autour du mangeage, ne tournera en fait qu’autour du baisage. Il est sensible que la jouissance sexuelle infiltre complètement ces agapes. Le caractère à-côté de la métonymie est déjà là présent par le fait que l’on se trouve dans une orgie limitée. Elle se limite juste en deçà des scènes qui vont venir par la suite et hors de ce cabinet. On nous présente ces personnages réunis pour manger, afin de nous faire comprendre qu’ils sont réunis pour baiser. C’est là l’à-côté de ce meeting. Si c’était là la métonymie fondamentale, ça ne ferait pas valoir de la même façon le fait que l’huître soit comparée à l’oreille. L’huître peut en effet se prêter à des comparaisons anatomiques beaucoup plus précises. Vous connaissez la désignation familière du sexe féminin par “la moule”. L’huître se prêterait aussi bien à cette dérive. Mais là, c’est le parler qui réunit la jouissance dont il s’agit. Même si derrière manger il y a baiser, il n’est pas très sûr, dans cette scène, que derrière baiser il n’y ait pas parler et écouter. Remarquez que c’est ce qu’implique Lacan dans sa lecture. Le secret de la jouissance du maquereau n’est pas de frétiller d’avance à l’idée de tomber ces deux dames. Son secret, c’est de les séduire, de les séduire par la parole en plaisant sa cause. Entre baiser, manger, parler, il faut bien voir que ce qui fait le fond de cette affaire n’est pas la jouissance sexuelle brute. Le parti que prend Lacan, c’est que le maquereau jouit de gober l’huître-oreille. A cet égard, le terme de conviction contagieuse glissé là par Maupassant est tout à fait exact, puisque Bel-Ami possèdera successivement les deux femmes. Ça rejette évidemment le bon Forestier, qui nous figure ici l’homme qui croit comprendre et, sinon le mari trompé, du moins le mari aveuglé. Il s’imagine que Bel-Ami parle pour lui alors qu’il parle bien sûr pour les deux autres. C’est là que le terme d’huître prend une valeur qui ne se laisse pas si facilement localiser dans le texte. L’huître est partout dans ce passage. Le quatrième personnage qui est le mari aveuglé, on peut dire que c’est lui qui est l’huître. On peut dire de quelqu’un qu’il est une huître, même si ça ne s’emploie plus tellement maintenant. Être une huître, ça veut dire être quelqu’un qui se laisse facilement tromper. Vous pouvez vérifier cela dans Littré. Considérer l’huître comme une bestiole stupide est un fait ancien. Dans Littré, nous trouvons : « Les bêtes imparfaites sont celles qui ne se meuvent d’un lieu, comme moules et huîtres. »

Ce n’est pas là les mouvements de hystera, mais, au contraire, l’immobilité de hosteron. Si l’on veut structurer la chose, on peut dire que ça fait couple. C’est parce que les huîtres sont des animaux immobiles qu’elles peuvent servir comme injures. Vous connaissez d’ailleurs la pièce qui est fondée tout entière sur l’injure “vous êtes une moule”. C’est une pièce de Courteline qui s’appelle Le Gendarme est bon enfant. Il y a un personnage tout à fait respectable qui va faire pisser son chien et qui se trouve ennuyé par un gendarme qui prend son devoir de gendarme au pied de la lettre en lui dressant contravention. Alors, le personnage en question, qui est un marquis, jette au gendarme : “Gendarme, vous êtes une moule !” Le gendarme fait un rapport sur le marquis, et nous avons une scène entre le gendarme, le commissaire et le marquis. Le commissaire arrive à la fin à coincer le gendarme sur autre chose, ce qui fait que ce dernier doit abandonner sa plainte. Et c’est à ce moment-là que le marquis redit : “Gendarme, vous êtes une moule !” Mais il se reprend, expliquant que sa langue a fourché, et il dit : “Gendarme, vous êtes une mère.” Ce passage mériterait de rentrer dans notre univers de l’huître. Je vous l’ai rappelé pour vous montrer qu’être une huître ou une moule est une injure. Il m’est venu, toujours à propos de l’huître, une autre référence littéraire. Je vous avais dit que j’en apporterai quelques-une pour égayer ce cours un peu austère. Dans cette référence, il y a aussi deux demoiselles et un monsieur. Il manque là le quatrième et ce n’est pas un hasard. La scène ne se déroule sous le regard d’aucun trompé. La position d’aveuglement est absente de cette scène que je vais vous lire. Ça lui donne, si on la compare à celle de Maupassant, sa grande fraîcheur. C’est une scène qui se trouve dans les Mémoires de Casanova, et c’est l’un des plus charmants épisodes de cet ouvrage qui en compte beaucoup.

Casanova invite à dîner deux couventines. Pour les rencontrer, il s’adresse au cardinal Orsini qui s’adresse aussitôt à la Supérieure du couvent :

“Dès le lendemain, la Supérieure me dit que l’auditeur du cardinal était allé lui dire que son Éminence laissait à sa sagesse le soin de diriger pour le mieux les personnes confiées à sa direction, en la priant d’avoir pour mes vœux tous les égards possibles.”

Les deux couventines s’appellent Émilie et Armeline, et voilà que Casanova dîne avec elles et leur offre des huîtres. De la même façon que ces deux personnages sont vierges, elles ne connaissent pas les huîtres :

“Le sommelier m’ayant demandé si je désirais des huîtres et voyant mes convives fort curieuses de savoir ce que c’était, je lui en demandai le prix.”

C’est en effet un plat très cher et les deux jeunes filles sont toute rougissantes de ce que ce monsieur se mette ainsi en frais pour elles. Puis Casanova demande qu’on ouvre les huîtres devant elles et ils se mettent à table :

“Nous nous mimes à table et j’appris à mes aimables convives à humer les huîtres qui étaient excellentes et nageaient dans leur eau. Armeline, après en avoir avalé une demie-douzaine, dit à son amie qu’un morceau si délicat devait être un péché. – Cela ne doit pas être, ma chère, reprit Émilie, parce que le morceau est exquis, mais bien parce qu’à chaque bouchée nous engloutissons un demi paolo. – Un demi paolo ! reprit Armeline, et notre Saint Père le pape ne le défend pas ? Si ce n’est pas là un péché de gourmandise, je ne vois pas ce qu’on peut qualifier ainsi. Je mange ces huîtres avec un grand plaisir mais j’ai déjà pensé à m’en accuser à confesse pour voir ce que mon directeur me dira […]

Après avoir avalé quelques huîtres et bu un ou deux verres de punch qui arrachaient des cris d’admiration aux deux amies, je m’avisais de prier Émilie de me donner une huître avec ses lèvres. Vous avez trop d’esprit, lui dis-je, pour vous figurer qu’il y a du mal à cela. Étonnée de cette proposition, Émilie se mit à penser. Armeline la regardait attentivement, curieuse de la réponse qu’elle allait me faire. – Pourquoi, me dit-elle, ne proposez-vous pas cela à notre Armeline ? – Donne-la lui la première, lui dit Armeline, et si tu en as le courage, je le ferai aussi. – Quel courage faut-il ? C’est une folie d’enfant et il n’y a pas de mal à cela. Après cette réponse, je crus pouvoir chanter victoire. Je lui plaçais la coquille au bord des lèvres et, après avoir bien ri, elle huma l’huître qu’elle tint entre ses lèvres. Je m’empressais de la recueillir en collant mes lèvres sur sa bouche, mais avec beaucoup de décence.”

Casanova continue donc ce petit jeu, et ça se passe en tout bien tout honneur. Mais, le soir suivant, ça va un peu plus loin, ça va jusqu’au bout de l’histoire des huîtres :

“Quand nous en fûmes au jeu des huîtres d’une bouche à l’autre, je chicanais Armeline sur ce qu’avant que je prisse son huître dans sa bouche, elle en avalait l’eau. Je m’offris à leur montrer comment il fallait arrêter l’eau en faisant un rempart avec la langue. Cela me fournit l’occasion du jeu des langues. Je ne l’expliquerai pas parce que tous les vrais amants le connaissent. Armeline s’y prêta avec tant de complaisance et si longtemps qu’il me fut aisé de deviner qu’elle y prenait autant de plaisir que moi, quoique elle convint que le jeu était des plus innocents. Ce fut par hasard qu’une belle huître que je mettais dans la bouche d’Émilie glissa de sa coquille et tomba dans sa gorge. Elle voulut l’enlever avec ses doigts mais je la réclamais de droit. Elle dut céder, se laisser délacer et me permettre de la recueillir avec les lèvres du fond où elle était arrêtée. Elle ne put s’opposer à se laisser découvrir entièrement. Je ramassais l’huître de façon à ne laisser soupçonner d’aucune manière que j’y trouvasse d’autre plaisir que celui de reprendre mon huître. Armeline observa tout cela sans rire, surprise que je ne fisse aucun cas de ce que j’avais sous les yeux. Émilie se relaça en riant. La découverte était trop belle pour ne pas la mettre à profit. Aussi, tenant Armeline assise sur mes genoux et faisant mine de lui donner une huître, je la lui laissais adroitement tomber dans sa gorge, ce qui fit beaucoup rire Émilie. Armeline, loin de se montrer embarrassée, ne pouvait cacher qu’elle était enchantée de l’incident. Je veux mon huître, lui dis-je. – Prenez-la ! Il ne fallut pas me le dire deux fois. Je me mis à la délacer de manière à faire tomber l’huître le plus bas possible, en me plaignant de devoir l’aller chercher avec mes mains. Je ne laissais à Armeline aucun moyen de me laisser accuser de licence, car je ne touchais ses deux globes d’albâtre que pour aller chercher mon huître. Quand je l’eus recueillie, n’en pouvant plus, je m’emparais d’un de ses seins en réclamant l’eau de mon huître, et j’en suçais le bouton à peine saillant avec une volupté que rien ne saurait exprimer. Je la quittais surprise, visiblement émue, que pour recouvrer mes esprits, car ma volupté avait été complète.”

Il y a là quelque chose qui nous fait sentir que l’huître casanovienne n’est pas du tout comparable à l‘huître de Maupassant. C’est évidemment une huître qui n’appartient pas du tout au registre de l’oreille. C’est très clairement une huître phallique. Elle circule comme le furet et elle est, de façon très explicite, présentée d’emblée comme un objet de curiosité pour ces jeunes filles, de la même façon qu’un peu plus tard Casanova leur présentera comme curiosité une partie de son anatomie qu’elles découvriront avec toujours la même charmante surprise. Nous avons sans doute là une métonymie mais une métonymie qui est directement phallique. Ce qu’est l’huître est capable de supporter cette métonymie.

A la fin du passage, on trouve Casanova en train purement et simplement de téter. Il nous fait part de ce qu’il faut bien appeler un orgasme oral. Il serait régressif, en l’occurrence, de parler de régression. C’est bien plus drôle que ça. La métonymie de l’huître-phallus se déplace de façon tout à fait explicite sur le sein, sur l’objet oral. Ça nous présente un peu la même chose que ce que Lacan évoque avec son “hommelette”. Vous connaissez ce passage du Séminaire XI , repris dans les Écrits sous le titre de “Position de l’inconscient”, où Lacan évoque et crée ce mot d’hommelette, qu’il présente comme cette substance gluante qui s’échapperait comme objet perdu lors de la bipartition des sexes. Ce texte de Casanova nous représente au fond une façon de bien s’entendre avec cette part perdue, c’est-à-dire de la récupérer. Si on compare avec Maupassant, on ne peut pas douter que c’est la présence du quatrième, du cocu en puissance, qui fait toute une part de la jouissance de l’affaire Bel-Ami, mais qui ici, par son absence, donne toute son innocence à ce jeu. Ce n’est pas exactement l’innocence que donne Casanova, mais c’est pourtant cela, me semble-t-il, qui donne son innocence à ce jeu : il n’y a pas la place de celui qui ne voit rien. Chez Maupassant, ce sont les femmes qui comprennent vraiment ce que parler veut dire. L’homme trompé, lui, s’arrête juste avant. Chez Casanova, on nous présente aussi l’ignorance, mais c’est l’ignorance de l’innocence des femmes. Toute l’atmosphère de l’œuvre de Casanova est là : ces femmes, on les voit baigner dans le phallus. Il n’y aura même pas succession dans la possession de ces deux femmes. C’est simultanément, dans le même lieu, que Casanova les possèdera. Ces deux femmes avec le séducteur mériteraient d’être une figure emblématique : l’huître, ces deux femmes, et le séducteur.

J’ai évidemment pensé à regarder “L’Huître et les plaideurs” de La Fontaine. Ça complète assez bien la chose, puisque nous avons une huître du XVIIIe siècle avec Casanova, une huître du XIXe avec Maupassant, et une huître du XVIIe avec La Fontaine. Vous allez voir que cette fable est la présentification du rapport profond qu’il y a entre l’huître et l’objet perdu. Je vous la lis :

Un jour deux Pèlerins sur le sable rencontrent
Une huître, que le flot y venait d’apporter :
Ils l’avalent des yeux, du doigt ils se la montrent;
A l’égard de la dent il fallut contester.
L’un se baissait déjà pour ramasser la proie;
L’autre le pousse, et dit : il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l’apercevoir
En sera le gobeur; l’autre le verra faire.
Si par là l’on juge l’affaire,
Reprit son compagnon, j’ai l’œil bon, Dieu merci.
Je ne l’ai pas mauvais aussi,
Dit l’autre; et je l’ai vue avant vous, sur ma vie.
Eh bien ! vous l’avez vue; et moi je l’ai sentie.
Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin arrive : ils le prennent pour juge.
Perrin, fort gravement, ouvre l’huître, et la gruge,
Nos deux Messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit, d’un ton de président :
Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens; et qu’en paix chacun chez soi s’en aille.
Mettez ce qu’il en coûte à plaider aujourd’hui;
Comptez ce qu’il en reste à beaucoup de familles,
Vous verrez que Perrin tire l’argent à lui,
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles

Perrin donc, gobe l’huître et ne laisse qu’une écaille à chacun. Gruger quelqu’un, normalement, c’est le voler. Nous avons ici ce qui peut paraître le fond de l’idée de l’huître. Il est sensible que les deux plaideurs sont des huîtres, au sens où ils se laissent tromper. Cette fable nous présente la fonction de l’Autre à qui on s’adresse. Dans la figure de Perrin Dandin, nous avons l’Autre, cet Autre que les deux plaideurs prennent pour juge. C’est un Autre qui a à dire le droit. Les deux plaideurs l’ont choisi comme lieu de la vérité. C’est celui qui dit ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Vous admettrez que je ne force pas les choses en disant que les deux plaideurs sont là en miroir. On a un personnage dédoublé qui se rend auprès de l’Autre de la vérité. Et qu’est-ce qui se passe ? Eh bien, l’objet du débat échappe et l’Autre en fait son affaire. Il y a beaucoup de mots imagés dans le français de l’époque pour qualifier le personnage auquel on a soustrait sa proie. C’est un thème constant chez La Fontaine. Il nous présente presque toujours la fonction de l’Autre comme ravisseur de l’objet qui appartient à celui qui s’en remet à l’Autre. “Le corbeau et le renard” ne raconte pas autre chose. D’où le rôle éminemment formateur de cette fable. Dès que le corbeau fait du renard son Autre, il perd l’objet au profit de l’Autre. C’est ce qui est trompeur dans la morale du “Tout flatteur vit aux dépends de celui qui l’écoute.”

S’il n’y avait autre chose, on ne comprendrait pas cette passion que l’on a à faire apprendre cette fable aux tout petits enfants depuis des années et des années. Le flatteur est supposé être celui qui parle et l’Autre celui qui l’écoute. Mais l’essentiel de la démonstration concerne la voix. C’est finalement le corbeau qui veut montrer sa belle voix et c’est ce qui est là opératoire. L’important n’est pas tellement le discours du flatteur. On peut dire aussi que Bel-Ami illustre la même morale, sauf que là c’est que tout flatteur vit aux dépends de celle qui l’écoute. Ça devient tout de suite beaucoup plus intéressant. Il faudrait que je ramène des fromages la fois prochaine, des fromages selon les siècles. Cette affaire d’huître et d’objet perdu a tout à fait son intérêt pour nous. La différence entre “Le corbeau et le renard” et la situation constituante de l’expérience analytique, c’est que dans l’expérience analytique le flatteur est celui qui écoute. Ça se vérifie au fait qu’il vit aux dépends de celui qui parle, mais là n’est pas l’essentiel de ce qu’il en est de l’argent. Le mot de flatteur est tout à fait adéquat à la chose. C’est ce que nous appelons l’hystérisation du sujet dans l’expérience analytique. Cette hystérisation est exactement une “huîtrification” du patient. Le patient se propose avec un gobe-moi.

 Alors, là-dedans, où est la perle, où est la chair de l’huître ? D’emblée, par le fait que l’expérience vous constitue comme psychanalyste au lieu de l’Autre que vous avez à incarner, votre oreille devient aussi une huître perlière. Vous ne pouvez pas, comme analyste, être “autrifié” sans en même temps être “huîtrifié”. A cet égard, il y a bien sûr une corrélation entre l’huîtrification du patient et la vôtre comme analyste. C’est ce que Lacan a fait valoir avec un exemple qu’il emprunte au Banquet de Platon, à savoir l’exemple de ces petites figurines précieuses qui sont cachées sous l’apparence ventrue des Silènes, et où Lacan relève le terme grec d’agalmata . Dans l’expérience analytique, l’analyste c’est le Silène. Vous voyez bien que c’est une image qui peut retrouver sans difficulté sa traduction du côté de l’huître. A cet égard, l’amour de transfert est une affaire d’huître à huître. Si du côté du patient nous avons une huître, cette huître est incessamment à perdre sa nacre. L’amour de transfert, c’est la tentative pour récupérer cette perte dans l’amour, c’est-à-dire se faire valoir comme chose précieuse. Il y a figure en miroir mais avec une dissymétrie, à savoir que le sujet ne peut pas être huîtrifié sans perdre sa perle.

“Sous ce qui s’inscrit glisse la passion du signifiant”, dit Lacan. La passion, nous l’avions prise naguère comme le contraire de l’action, et c’était justifié par tout un pan de l’enseignement de Lacan. Mais là, cette passion, c’est ce qui s’appelle l’amour de transfert, dont le secret est donné par l’objet a . Ce qu’on appelle la passion, ce sont les effets dans l’imaginaire de cet objet a .

Pourquoi cette passion du signifiant est-elle en définitive assimilable à la jouissance de l’Autre ? Notez, dans “L’huître et les plaideurs”, ce que ça implique de déchéance de l’Autre. Ce Perrin Dandin, on s’adresse d’abord à lui comme l’Autre du signifiant. Ce qu’on suppose au juge, c’est qu’il ne pense pas à sa jouissance. C’est ce qui ferait son objectivité. Mais la surprise est de trouver, à l’intérieur de l’Autre du signifiant, un Autre de la jouissance, un Autre qui rapte et gruge l’objet du débat. Aux plaideurs, il ne reste que les écailles. Cette huître est tout à fait capable de symboliser l’aveuglement. C’est quelque chose que vous retrouvez aussi dans Boileau, Épitre II, où il résume la fable de La Fontaine et nous fait bien voir l’aveuglement qu’il y a dans cette affaire d’huître. C’est aveuglement n’est pas moins grand dans l’expérience si l’amour de transfert est pris au sérieux. Il le mériterait pourtant, car il y a peu d’amour qui peut paraître aussi fondé que celui-là.

C’est là peut-être qu’il faudrait lire une autre fable de La Fontaine qui est “Le rat et l’huître”, et qui montre ce qui arrive si on se penche un peu trop pour aller voir la perle ou la chair dont il s’agit. Je vais vous lire cette fable :

Un Rat, hôte d’un champ, rat de peu de cervelle,
Des lares paternels un jour se trouva sou.
Il laissa là le champ, le grain et la javelle,
Va courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt qu’il fut hors de la case :
Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins, et voici le Caucase.
Au bout de quelques jours, le voyageur arrive
En un certain canton où Téthys sur la rive
Avait laissé mainte huîtres; et notre Rat d’abord
Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord.
Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire :
Il n’osait voyager, craintif au dernier point.
Pour moi, j’ai déjà vu le maritime empire;
J’ai passé les déserts, mais nous n’y bûmes point.
D’un certain magister le Rat tenait ces choses,
Et les disait à travers champs,
N’étant point de ces rats qui, les livres rongeant,
Se font savants jusques aux dents.
Parmi tant d’huîtres toutes closes
Une s’était ouverte; et bâillant au soleil,
Par un doux zéphyr réjouie,
Humait l’air, respirait, était épanouie,
Blanche, grasse, et d’un goût, à la voir, nonpareil.
D’aussi loin que le Rat voit cette huître qui bâille :
Qu’aperçois-je dit-il; c’est quelque victuaille
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd’hui bonne chère, ou jamais.
Là-dessus, maître Rat, plein de belle espérance,
Approche de l’écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs; car l’Huître tout d’un coup
Se referme : et voilà ce que fait l’ignorance.
Cette fable contient plus d’un enseignement :
Nous y voyons premièrement
Que ceux qui n’ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés d’étonnement;
Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.

C’est une fable qui a tout son prix s’agissant de l’amour de transfert. L’huître opère là un mouvement d’ouverture et de fermeture, avec quoi Lacan caractérise précisément le battement de l’inconscient. L’huître est bien là ce petit animal qui ne s’ouvre que pour se refermer. C’est un effet de l’ignorance que d’aller y chercher cette chair grasse qui s’offre et bâille. Je ne tiens pas non plus pour rien que cette huître soit aussi comparée à toute une flotte de navires, puisque ce qui est métonymiquement derrière ce texte, c’est le voile.

Ça nous présente l’animal qui voile sa substance la plus chère. Ça nous présente le prix attaché à ce qui finalement ne peut jamais être acquis qu’aux dépends.

Il faudrait maintenant, à partir de cette petite littérature huîtrière, arriver à saisir que nous en sommes à un autre registre que celui du désir de l’analyste. Lacan, à un moment de son enseignement, nous a d’abord fixé que le désir de l’un apparaît comme relatif au désir de l’Autre. C’est sur cette base qu’il a construit sa théorie de la position de l’analyste. Sa position est supposée pouvoir se soutenir d’un demi-désir, c’est-à-dire n’être que la voie de retour du désir. Ce qui peut apparaître essentiel à la position de l’analyste, c’est de pouvoir donner place au désir de l’Autre comme tel, comme matrice, support, condition du désir du sujet. C’est ce qui a changé dans l’enseignement de Lacan, et d’une façon qui n’a pas été perceptible à tous, lorsque la matrice du désir de l’analyste n’a plus été le désir de l’Autre mais le plus-de-jouir comme cause du désir. Ça a laissé incertaine la position de l’analyste selon Lacan. On mêle d’une façon brouillonne ce qui apparient à un temps et à un autre temps de cet enseignement, même si lui, Lacan, a essayé de coudre ces deux moments ensemble.

Pour localiser l’objet a au champ de l’Autre, Lacan a eu les difficultés les plus aiguës. Tant que cet objet a le statut imaginaire, ça ne fait pas de problèmes, puisqu’il est alors véhiculé dans le récit et, par là, dans le symbolique. Par contre, lorsque cet objet prend son statut de réel, il doit être à la fois exponentié au champ de l’Autre et n’y être pas présent comme disponible. Dès lors, les formalisations de Lacan s’embarrassent, ou se bien-disent, autour de ce point, à savoir que cet objet est premièrement au champ de l’Autre, et que, deuxièmement, il y est en tant qu’il manque. Vous avez là le principe d’une réécriture qu’il faut faire de l’enseignement de Lacan, en s’apercevant que tantôt il est sur un versant, et tantôt sur l’autre. Vous connaissez la solution sur laquelle il a voulu nous arrêter. Il a voulu nous arrêter sur l’identification de l’analyste à l’objet a lui-même. C’est une façon radicale de résoudre l’aporie ici évoquée. Identifier l’analyste à l’objet a est exactement le contraire que de le situer au lieu de l’Autre. Nous avons toute une gamme qui nous est proposée d’articulations entre la position de l’analyste au lieu de l’Autre et son identification à l’objet a , identification qui suppose qu’il soit hors du lieu de l’Autre. Ça doit nous mettre en garde contre ce qui a l’air d’être impliqué ici comme le statut de la jouissance de l’analyste à la place du désir de l’analyste.

Qu’est-ce qui a obligé Lacan à problématiser le désir de l’analyste ? Ce sont deux choses. C’est d’abord la définition du désir comme désir de l’Autre. C’est à cet Autre-là que l’analyste doit donner sa place. Il doit s’inscrire en son lieu. C’est ce que veut dire chez lui l’extinction de son désir comme sujet dans l’expérience. Il faut la mise entre parenthèses de son désir comme sujet, pour donner lieu et place au désir du seul sujet qui compte dans l’expérience, à savoir le patient. Pour pouvoir soutenir ce désir du patient, il lui faut supporter le désir de l’Autre comme tel, non pas que le désir est le désir de l’Autre, mais le désir de l’Autre comme tel. C’est déjà la première raison qui oblige à problématiser le désir de l’analyste. Le désir de l’Autre, Lacan nous le présente d’ailleurs dans son Graphe comme un hameçon – nous sommes toujours là dans les fruits de mer – comme un hameçon à gober. C’est cela même qui est supposé accrocher le patient. Accrocher le patient, c’est manier cet hameçon à gober.

Il y a une deuxième raison qui oblige à problématiser le désir de l’analyste, et c’est l’interprétation même de l’analyste. Qu’est-ce qui s’inscrit sous l’interprétation ? Quelle est la passion de l’interprétation ? Dès lors que l’analyste parle – et dans l’interprétation il parle – surgit nécessairement la question de son désir. C’est précisément cette question que l’amour de transfert voudrait arrêter.

Tout cela est une problématique qui est restée familière, mais il est pourtant certain que Lacan s’est déporté vers un autre point, qui est la mise en question de la jouissance de l’analyste, supposée comme la traduction de la passion du signifiant. La passion du signifiant, Lacan, pendant toute une part de son enseignement, la dit désir de l’Autre. Puis, en un point de son enseignement, il la dit électivement jouissance de l’Autre, et c’est ce passage qui ouvre la porte à l’identification de l’analyste à l’objet a dans l’expérience analytique. Il faut cependant bien remarquer que Lacan n’a presque jamais évoqué comme telle la jouissance de l’analyste. Je pense que ça tient à la responsabilité qu’il a toujours gardée à l’égard des choses qu’il lançait dans la circulation. S’il avait lancé cette jouissance dans la circulation, ça aurait vraisemblablement fait des catastrophes. C’est, après tout, une jouissance supposée, supposée à partir de la position du patient. Si cette jouissance était non pas supposée mais effective, elle ne pourrait avoir qu’un nom dans l’expérience, à savoir celui de la jouissance masochiste. Cette jouissance masochiste, c’est ce dont l’analyste a à se tenir à carreau, disait Lacan. Bel- Ami, lui, il n’est pas dans la jouissance masochiste, il est dans celle du maquereau. Du désir qu’il cause, il va en profiter. L’essentiel de la position analytique, c’est donc, en définitive, de ne pas profiter du désir causé par l’expérience. C’est pour cela que Lacan reconnaît Socrate comme un analyste. Au moment où Alcibiade veut coucher avec lui, Socrate lui dit : Ce n’est pas moi que tu aimes, c’est à côté que tu aimes.

C’est là que la question est posée de la jouissance que peut trouver Socrate à ne pas se garder Alcibiade. Le désir est toujours désir d’autre chose mais pas la jouissance. Ça fait déjà une différence considérable entre ces deux termes. Pour arriver à saisir ce qui fait glisser Lacan de ce côté-là, il faut thématiser les antinomies de l’Autre et de la jouissance. Il faut saisir que la position de la jouissance de l’Autre ne vient qu’au terme d’une très longue élaboration du concept de l’Autre par Lacan.

Je vais quand même ajouter un petit mot sur cette affaire de métonymie de la jouissance. Je vous invite à lire les pages de “Radiophonie” là-dessus, texte qui mériterait de compléter, dans l’intellection commune, les pages de “L’instance de la lettre”.

A la différence de la métaphore, la métonymie n’a pas besoin d’un Autre qui l’authentifie. Par quoi se caractérise la métaphore ? Elle se caractérise par ce que Lacan appelle création de sens. C’est au moins dire que ce sens-là n’était pas là avant.

Hystéruître, pour que ça se mette à exister comme métaphore, il faut que quelqu’un le redise, il faut que ce soit identifié par quelqu’un qui voudra bien se faire l’Autre de cette création de sens. Ce qui distingue, par rapport à l’Autre, la métonymie de la métaphore, c’est que la métonymie n’a pas besoin d’une authentification de l’Autre. Elle fonctionne au contraire sur un nivellement qui permet de passer du manger au parler, du parler au baiser, etc. Elle fonctionne sur une égalisation et un effacement du sens. A cet égard, l’Autre n’y peut rien comprendre, l’Autre peut dormir pendant la métonymie. Nous avons la représentation de cet Autre endormi, de cet Autre qui n’y comprend rien, avec le quatrième personnage de la scène dans Bel-Ami . C’est là que Lacan distingue le pas-de-sens de la métaphore, ce pas-de-sens qui est la condition de la création de sens, et le peu-de-sens de la métonymie, qu’il appelle en même temps le dé-sens . Vous voyez bien que les textes de Casanova et de Maupassant tournent autour de ça. Ils ne sont évidemment pas tout à fait décents, mais ils ont cependant cette décence de n’avoir pas besoin, pour fonctionner, de l’identification de l’Autre. Il y a toujours à l’horizon de la métaphore – et c’est pour cela que toute métaphore est paternelle – l’Autre qui authentifie, l’Autre qui existerait vraiment. C’est pour cela, aussi bien, que l’interprétation comme métaphore s’appuie sur le Nom-du-Père, et qu’elle renforce par là-même le symptôme.

De quel signifiant nouveau Lacan a-t-il pu rêver en 1977 ? Il a peut-être rêvé d’une psychanalyse qui pourrait fonctionner comme la métonymie, c’est- à-dire sans avoir besoin de l’authentification de l’Autre. C’est évidemment plus vite dit que construit. Il faut s’apercevoir que ça dit exactement le contraire de ce que je prône à d’autres moments, à savoir que la métonymisation générale de la psychanalyse est précisément ce contre quoi Lacan s’est élevé. Mais enfin, il faut bien que je constate là où je suis moi- même mené par les choses que j’articule.

Cette construction de l’Autre, c’est ce que je vais essayer de recomposer devant vous maintenant, jusqu’au point où nous arriverons à la jouissance de l’Autre qui est comme la fleur de cette construction.

J’avais pensé reprendre le rêve de la belle bouchère mais je vais laisser ça un peu de côté, bien que ça mériterait de rentrer dans la danse. En effet, qu’est-ce qu’elle fait, cette belle bouchère, sinon de s’identifier comme hystérique à la cause de son désir à elle ? C’est ce que Lacan appelle l’identification dernière au signifiant du désir. C’est une lecture qui est à refaire à partir du paragraphe de Bel-Ami que je vous ai cité et du commentaire que Lacan en a fait. Dans le texte sur la belle bouchère, il y a un concept qui manque pour que les choses tiennent sur leurs pieds, à savoir l’objet a comme cause du désir. Le texte sur la belle bouchère en fait valoir tout à fait le manque.

Mais venons-en maintenant à cette construction de l’Autre chez Lacan. Il faut pour cela rappeler le point de départ, à savoir la dialectique de la reconnaissance. Vous savez que cette dialectique culmine dans les valeurs de la médiation par l’Autre, qui donne comme horizon de l’histoire humaine la démocratie. Ça suppose, pendant toute cette partie de l’enseignement de Lacan, que la différence des sexes soit systématiquement minorée. Essayez un petit peu de parler du passage de Casanova et du passage de Maupassant à partir de la dialectique de la reconnaissance, vous m’en direz des nouvelles ! Cette dialectique de la reconnaissance pourrait à la limite seulement valoir pour l’émulation que Casanova produit entre Émilie et Armeline.

Cette dialectique de la reconnaissance comporte donc qu’il faut reconnaître l’Autre pour en être reconnu en retour. Ça pose dès lors foncièrement le sujet comme l’Autre de l’Autre. Dans la même ligne, l’Autre apparaît n’être pas second mais premier, et comme surgissant d’un effet de retour. A cet égard, le concept d’après-coup trouve d’emblée son fondement au niveau de la dialectique de la reconnaissance, sans même qu’on introduise là le moindre concept de signifiant. C’est là que vous pouvez comprendre que Lacan ait fait de la parole donnée le comble de la parole. Il a vu là la plus haute fonction de la parole, et même ce qui pourrait dénouer une psychanalyse. Ça veut dire que pour pouvoir être soi, il faut d’abord investir le destinataire de sa parole d’une nouvelle réalité, et, en le transformant, en recevoir en retour son identité. C’est cela le tu es ma femme . J’investis l’Autre de cette qualité, par quoi, moi, en retour, je deviens son homme. Ça a bien sûr d’emblée le mérite d’écarter la parole du registre de la description. Lacan a pris d’emblée comme repère ce qui est proprement l’acte de la parole. Avant que je t’appelle ma femme, tu peux être n’importe quoi. C’est un acte de parole. On a rempli là-dessus des tas de volumes épais et insipides. Cet acte de parole, c’est le point de départ de Lacan en 53. La parole ne sert pas à décrire, elle est en elle-même un acte. C’est déjà ce qui légitime de mettre en cause les effets de la parole. J’avais naguère pris un exemple qui m’avait bien amusé et qui se trouve dans Gogol. C’est un passage décrivant le bureaucrate russe qui considère qu’on l’offense dès qu’on lui adresse la parole. Dès qu’on lui adresse la parole, il dit : Pour qui me prenez-vous ? Pour qui vous prenez-vous ? Ce bureaucrate est strictement aliéné par cet acte fondamental de la parole qui suppose qu’il n’y a pas de conversation qui ne soit fondée sur cet investissement de l’Autre, et donc sur un abus par rapport à la description. Ce tu es ma femme de Lacan est assez proche d’une formule du rapport sexuel. C’est présenté comme un véritable dénouement. Il a d’ailleurs pratiqué ça lui-même. Après l’intervention du rapport de Rome, Serge Leclaire avait lui aussi fait un petit discours, et Lacan l’avait ensuite remercié en lui disant : “Tu es un analyste.” Cet acte de reconnaissance – dont le cher Serge Leclaire a porté très longtemps les conséquences – fondait Lacan comme un analyste aussi bien. Il valait mieux évidemment qu’il lui dise ça, plutôt qu’un tu es ma femme . Il pouvait assez difficilement lui dire un tu es mon maître , et il a donc dit un tu es un analyste . On voit là comment Lacan, à cette époque, exploite ses trouvailles. C’est Benveniste qui, l’ayant écouté, lui avait donné la formule selon laquelle l’émetteur reçoit son message du récepteur. Ça vérifie la formule de Lacan. Il y a là toute la différence de la médiation par l’Autre et de ce qui serait l’infatuation de dire je suis . La médiation par l’Autre, c’est : Je ne sais pas si je suis ton homme, mais je peux t’investir comme étant ma femme, ce qui me laisse une chance d’être ton homme . A cet égard, on peut dire que c’est une métonymie. Le tu es ma femme est une métonymie. Ça veut dire que le sujet ne peut déclarer ce qu’il est que par une allusion. En inversant son message pour le recevoir en retour du récepteur, il fait exactement une métonymie. C’était d’ailleurs la thèse de Lacan à l’époque : plus la parole est authentique, plus elle tend à s’accomplir dans cette inversion. Non sur le mode de l’infatuation du je suis , mais sur le mode de la médiation du tu es . Il faut bien dire que c’est une construction extrêmement optimiste. En effet, là, ce qui vaut pour l’un, vaut pour l’autre. C’est le point de départ chez Hegel : Tu n’es que ce que je suis . Ce moment-là est quelque chose de charmant. C’est exactement ce qui s’appelle la pastorale. On a passé le temps, sur les scènes de théâtre, à nous présenter ce moment de pastorale. Pensez, chez Molière, à ces petits intermèdes ridicules et voulus comme tels. Au moment où chacun et chacune ont du mal à coïncider, on nous présente tout le temps l’image idéale de Thyrsis et sa bergère qui s’envoient en écho des je t’aime . C’est le moment de la pastorale. Dans le passage de Casanova, il y a bien cette dialectique de la reconnaissance et du miroir dans l’émulation d’Émilie et d’Armeline. Je n’ai pas eu le temps de vous lire tout le texte, mais allez y voir. C’est dans le tome III de La Pléiade. Armeline tient absolument à ce qu’Émilie fasse tout ce qu’elle fait, et vice versa. Casanova les met en concurrence autour de ce dont il s’agit, et c’est ce qui fait qu’à partir d’un moment elles s’entraînent l’une l’autre. Vous voyez donc que quand nous sommes dans le registre de la reconnaissance, nous sommes très près de la reconnaissance en miroir, c’est-à-dire du semblable.

Tout l’effort de Lacan est de marquer là une ambiguïté. Le cœur de cette dialectique est en effet une dissymétrie et non une symétrie. C’est une dissymétrie au niveau conceptuel. Vous pouvez voir, dans les premiers textes, Lacan s’essayer, sans y parvenir tout à fait, à dissymétriser la dialectique de la reconnaissance, à marquer qu‘au niveau de la fonction il y a bien la fonction d’un Autre premier. Il ne faut pas, en effet, s’hypnotiser sur le fait que chacun des sujets fait la même opération que l’autre. Au niveau des fonctions, il y a bien une fonction première et une fonction seconde. La première façon que Lacan a utilisée pour marquer cela, c’est de parler du tiers qui vient surclasser, surplomber les deux reflets qui sont les semblables du stade du miroir. Il faudra qu’il aille ensuite jusqu’à abandonner le terme d’intersubjectivité pour que cette dissymétrisation soit acquise. Il faut attendre le Séminaire du Transfert pour que ce soit fait explicitement. Il y a une glu qui est propre à cette dialectique de la reconnaissance et dont Lacan a mis assez longtemps à se défaire. Dans le Séminaire des Psychoses , et également dans le Séminaire II , vous avez un effort pour dégager l’altérité impliquée par la reconnaissance. Il y a une altérité fondamentale qui n’est pas celle du double, précisément parce que je dois investir l’Autre d’une qualité, et que c’est bien parce que je ne le connais pas que je l’invoque comme ci ou comme ça. L’Autre n’est pas connu. A cet égard, il est foncièrement hors de ma parole.

Avec quel opérateur Lacan essaye-t-il de dissymétriser la dialectique de la reconnaissance ? Il le fait avec un opérateur très simple qui revient dans plusieurs de ses écrits et de ses Séminaires, à savoir la tromperie de l’Autre. L’Autre est celui qui peut me tromper. C’est justement par là que l’on sort de la pastorale, puisque ce que raconte la pastorale est justement la fidélité. Pourquoi la pastorale, même s’il y a une apparente différence des sexes, se fait-elle du même au même ? C’est parce que les personnages ne font que réciter leur fidélité et qu’ils connaissent l’Autre comme eux-mêmes. C’est cependant continuellement menacé par la tromperie et l’infidélité. L’infidélité, qu’est-ce que ça veut dire, sinon que l’Autre est libre. Il est libre et il n’est pas connu. Il n’est pas un répondeur automatique. Le répondeur automatique est, comme vous le savez, à la mode chez les psychanalystes. Personnellement, ça me fait tout à fait horreur. Ça me paraît être justement le contraire de ce qu’implique l’expérience analytique. D’ailleurs, Lacan n’a jamais eu de répondeur automatique. Il y avait Gloria pour répondre au téléphone, et ceux qui la connaissent savent qu’il n’y a pas de personne qui soit plus différente d’un répondeur automatique.

L’Autre de Lacan est dissymétrique du sujet parce que c’est un Autre dont on peut toujours supposer qu’il ment. A cet égard, c’est déjà le signe qu’il est aussi sujet. C’est l’inverse de la parole authentique, mais c’en est en même temps l’équivalent. C’est sans doute une dérision de la parole donnée. La formule de la communication inversée entre le récepteur et l’émetteur n’implique aucune paix intersubjective. Ça culmine dans ce qui a toujours été considéré comme le comble de l’art en la matière, par des gens qui connaissent bien cette affaire, comme par exemple Gracian, à savoir que le comble de la tromperie est de tromper en disant vrai, est de dire le vrai d’une façon telle que l’Autre puisse croire que c’est faux. C’est alors lui qui prend l’erreur sur son compte. Tromper en disant vrai, c’est-à-dire feindre de feindre, suppose que celui à qui on s’adresse est un sujet qui calcule et non pas qui réagit. Il n’y a pas mieux pour fonder l’Autre comme sujet que de le mettre dedans, que de le prendre comme gobeur. C’est l’exemple que Lacan a ressassé : Pourquoi me mens-tu à dire le vrai ?

Derrière la réciprocité apparente de la reconnaissance, il y a donc cette dissymétrie. Le consentement de l’Autre n’est jamais acquis. Il est ce que je dis, mais il peut toujours le répudier. L’Autre parle, mais est-ce que je peux m’y fier ? Et même si c’est exact, est-il de bonne foi ? “Est-ce exact ? ” et “est-il de bonne foi ? ” sont deux questions différentes. Lacan a longtemps fait de cette bonne foi un terme indépassable. Cet Autre de l’intersubjectivité, il a commencé par le fonder par la parole donnée. Puis il a continué à le fonder explicitement sur le manque de la parole, c’est-à-dire sur l’Autre barré, celui dont on a toujours à se demander si l’on peut faire foi en sa réponse. Il n’y a pas là de contrainte par la logique qui tienne. Il faut en effet d’abord le consentement pour que la logique s’établisse, il faut le consentement du sujet. C’est ce qui fondait le cardinal Newman – c’était une lecture de Lacan – à dire que même pour faire une simple addition, il faut un acte de foi. Il n’y a aucune automaticité pour passer de 2 + 2 à 4, il y faut un acte de foi. Newman fondait ainsi la croyance et la religion déjà au niveau élémentaire de l’arithmétique.

Je continuerai la foi prochaine, le 3 février, pour le dernier cours de ce semestre.

 

 

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