métaphore/métonymie II. chabert et le reste de saumon de belle bouchère

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 Jacques-Alain Miller, La clinique lacanienne, cours du 3 février 1982

SOURCE : http://jonathanleroy.be/wp-content/uploads/2016/01/1981-1982-Scansions-dans-lenseignement-de-Jacques-Lacan-JA-Miller.pdf

Extrait :

La belle bouchère, donc.  Elle nous embarrasse.  Elle nous embarrasse parce que toute l’analyse du désir de l’hystérique est là présentée comme une affaire de signifiants. Dans son désir, elle est tout entière une affaire de signifiants.

Vous vous souvenez avec quel brio Lacan resserre sa métaphore et sa métonymie.

Il fait valoir que dans le rêve, qui est très bref, tout tourne autour du saumon, du signifiant saumon qui, puisque la belle bouchère précise que c’est en fait du caviar qu’elle désire, est un signifiant substitué au caviar. Il y a donc là métaphore.

Du côté de la métonymie, il faut passer par une double détente. Qu’est-ce que c’est que le caviar comme signifiant? C’est un signifiant qui dans l’existence de la patiente a pour signifié le désir insatisfait, insatisfait simplement parce qu’elle se refuse au moyen de le satisfaire. Elle dit bien qu’elle pense au caviar, mais que, étant donné son prix, elle se refuse à se le faire acheter. C’est pourtant à sa portée de bouchère. Les bouchers peuvent aller acheter des choses à la poissonnerie. Nous avons donc ce désir insatisfait, et Lacan présente alors les choses en disant que ce rapport est un rapport de métonymie entre le désir comme insatisfait et le désir de caviar. Ça demande, pour être convaincant, d’être supporté par la rhétorique de Lacan.

C’est un exemple amusant, qui montre
d’un côté cette métaphore du saumon substitué au caviar,
et de l’autre côté la métonymie du désir insatisfait en rapport au caviar.

Vous me direz que c’est tiré par les cheveux, mais ça ne me dérange pas.

Dans toute cette affaire, et jusqu’à la fin, le saumon est bien la seule chose qui figure dans le rêve, et il est traité par Lacan, tout du long, comme un simple signifiant de substitution, un signifiant de substitution du caviar.

Ce qui donc apparaît comme la cause du désir dans ce rêve, c’est le manque-à-être.

Lacan dit que le désir est la métonymie du manque-à-être, et c’est là un terme qui est strictement invisible dans cette histoire, c’est un terme qui n’est saisissable nulle part et qui apparaît comme cause du désir, comme cause de la métonymie du désir. On voit bien ce qui, dans la suite de l’enseignement de Lacan, va changer, pour donner place à ceci, qu’il y a une cause du désir et que cette cause est l’objet a. Ce qu’avant il a expliqué tout du long, c’est que la cause du désir est le manque-à-être, et c’est exactement à ça qu’il substitue ensuite que la cause du désir est ce petit a comme réel, c’est-à-dire le plus-de-jouir.

On le voit très bien lorsqu’on lit dans cet esprit ce texte de Lacan où il parle de la chaîne signifiante « qui amène au jour le manque-à-être ».

Qu’est-ce que cet « amène au jour le manque-à-être » désigne là?

Ça fait du manque-à-être un effet de signifiant, et précisément un effet qui se ballade entre sujet et objet. Disons que le manque-à-être est assez proche de ce que Lacan construira comme le sujet barré. Mais c’est en même temps un manque-à-être qui doit causer le désir. Il y a donc, dans tout ce texte, comme une équivoque. Il y a une équivoque si on le relit à partir de la construction ultérieure de Lacan, l’équivoque même que la partition séparant le sujet barré et l’objet a va résoudre. C’est bien là qu’apparaît le paradoxe.

En effet, après avoir centré les choses sur ce manque-à-être comme cause du désir, et n’avoir impliqué le saumon que comme signifiant de substitution, on nous révèle, à la fin, dans un coup de savate magistral, le saumon comme objet phallique.

Alors que dans toute l’élaboration, il n’est qu’un simple signifiant de substitution, il surgit à la fin comme objet phallique, comme phallus, maigre comme l’amie de l’hystérique est maigre. Lacan tire toute cette problématique du côté de l’identification au phallus, du désir d’être le phallus.

C’est là qu’il faut peut-être donner sa valeur à l’abus qu’il y a à impliquer dans cette affaire un phallus complet comme le saumon, celui qu’on n’a pas encore mangé, celui qu’on va découvrir. Or, le saumon dont il s’agit dans le rêve, ce n’est pas celui-là, mais un reste de saumon.

Est-ce qu’on ne peut pas donner toute sa valeur à ce que l’hystérique a sur les bras, à savoir son reste de saumon? Ce qui se présente à la fin de l’affaire n’est pas tellement le phallus glorieux de l’identification hystérique, c’est au contraire un reste de ce phallus glorieux. Ce qui est la fin ne paraît pas pouvoir s’écrire comme le phallus glorieux dévoilé par le mythe du Mystère, mais comme un reste.

Je serais capable d’impliquer cette idée-là à Lacan lui-même. En effet, de quoi parle-t-il? De quoi parle-t-il quand il parle de cette identification dernière d’être le phallus?

« Fut-il un phallus un peu maigre, voilà t-il pas l’identification dernière au signifiant du désir ? Allons-nous avoir à épeler le rôle du signifiant pour nous retrouver sur les bras le complexe de castration, et cette envie de pénis dont Dieu puisse nous tenir quitte, quand Freud parvenu à cette croix ne savait plus où se tirer, n’apercevant au-delà que le désert de l’analyse. »

Autrement dit, la question sous-jacente à cette histoire, c’est bien celle de l’au-delà du complexe de castration, et cela pour Lacan lui-même – l’au-delà du complexe de castration qu’il a formulé une bonne fois pour toutes dans son enseignement, au moins jusqu’aux nœuds.

Le complexe de castration – il le dit en toutes lettres et dès 1958 – est certainement l’os sur lequel Freud a buté dans son expérience analytique, et c’est seulement la distinction entre l’objet et le phallus de la castration, entre l’objet comme plus-de-jouir et le phallus de la castration, qui permet, aux yeux de Lacan, d’aller au-delà de cette croix, non de faire refleurir le désir de l’analyse mais peut-être son désert.

Évidemment, ce désert, si je puis me permettre, n’est pas un dessert. Le dessert qu’on nous présente avec ce saumon superbe, c’est tout à fait différent du reste de saumon auquel l’hystérique est accrochée. Le saumon magnifique du repas mériterait, lui, d’être glorifié ainsi, mais ce qui est en cause dans le rêve de l’hystérique, c’est ce qui demeure une fois que la consommation en a été faite.

Elle est là campée, inébranlable, sur son reste de saumon, par rapport à ce que sont les satisfactions de jouissance alimentaire. C’est une position éminente des femmes du XIXe siècle. Il y a quelqu’un qui a parlé très bien de cette renonciation à la jouissance alimentaire à une certaine époque, spécialement au XIXe siècle. C’est Sartre. Si vous lisez – cela ne se fait plus beaucoup – la Critique de la raison dialectique, vous avez, vers la fin de l’ouvrage, des pages tout à fait éblouissantes sur la renonciation à la jouissance alimentaire chez les gens distingués, et spécialement chez les femmes de la troisième génération de la bourgeoisie française après la Révolution. Eh bien, c’est ça qui supporte ce rêve: la renonciation à ces satisfactions alimentaires. Cela m’a fait penser exactement à ce qu’exploite Flaubert au détour d’une page de Madame Bovary. Je vais vous lire ce petit passage qui exploite ce clivage entre la jouissance abondante de la nourriture et une image superbe de féminité qui est d’un tout autre ordre. C’est un paragraphe tout à fait inouï.

C’est seulement à sa fin que surgit ce qui pour moi s’articule avec cette belle bouchère:

« Emma se sentit, en entrant, enveloppée par un air chaud, mélange du parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et de l’odeur des truffes. Les bougies des candélabres allongeaient les flammes sur les cloches d’argent; les cristaux à facettes, couverts d’une buée mate, se renvoyaient les rayons pâles; des bouquets étaient en ligne sur toute la longueur de la table, et, dans les assiettes à large bordure, les serviettes, arrangées en manière de bonnet d’évêque [c’est le cross-cap] , tenaient entre le bâillement de leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale. Les pattes rouges des homards dépassaient les plats; de gros fruits dans des corbeilles à jour s’étalaient sur la mousse; les cailles avaient leurs plumes, des fumées montaient; et, en bas de soie, en culotte courte, en cravate blanche, en jabot, grave comme un juge, le maître d’hôtel, passant entre les épaules des convives les plats tout découpés, faisait d’un coup de sa cuiller sauter pour vous le morceau qu’on choisissait. Sur le grand poêle de porcelaine à baguettes de cuivre, une statue de femme drapée jusqu’au menton regardait immobile la salle pleine de monde. »

Voilà. C’est un paragraphe de Flaubert. C’est à pleurer quand on lit ça, tellement c’est bien fait! Je dirai que cette incroyable statue de femme drapée jusqu’au menton au milieu de ce gobergeage général, c’est, dans sa soit-disante impassibilité, l’équivalent de notre hystérique recroquevillée sur son reste de saumon.

Il faut donc redistinguer métaphore et métonymie. La première joue, dit Lacan, sur « des effets de langage préalables à la signifiance du sujet ».

Qu’est- ce que ça veut dire? Ça veut dire que là où il y a métaphore, on est en fait au point où le signifiant n’est pas encore le représentant du sujet. Ce qui est vraiment la représentation d’un signifiant pour un autre, c’est la métonymie. Pour qu’il y ait représentation du sujet, il faut qu’il y ait, dans une chaîne et dans une articulation, un signifiant valant pour un autre. Dans la métaphore, il n’y a pas à proprement parler représentation du sujet. La représentation, c’est ce que Lacan présente comme le propre de la métonymie.

Mais est-ce que le sujet est absent dans la métaphore? Voyez les termes que Lacan emploie. Il dit que dans la métaphore est rendue présente cette signifiance du sujet, mais comme en court-circuit, comme globalement, pas de façon articulée mais de façon massive, et je dirai mortifiante pour le sujet. C’est pour ça que Lacan peut dire, dans ce passage de Radiophonie que je vous ai signalé et qu’il faut mettre en balance avec « L’instance de la lettre », que le signifiant dans la métaphore ne joue pas encore du représentant. Ca veut dire qu’il n’y a pas à proprement parler représentation du sujet, mais présentification de la signifiance du sujet comme en court-circuit. La métonymie, c’est le long circuit, et c’est donc normalement du côté de la métonymie que s’effectue cette représentation du sujet. Mais ce qu’il s’agit de saisir, c’est en quoi la métonymie joue en même temps de la jouissance.

Il y a là un paradoxe que vous voyez traverser les Ecrits de Lacan, où celui-ci essaye péniblement de situer la métonymie entre la représentation du sujet et ce qu’il appelle lui-même la comptabilité de la jouissance.

Pour la métaphore, il faut que je fasse un petit effort. Je dois dire que je ne l’ai pas fait d’aujourd’hui, mais naguère, dans un séminaire, où je m’étais dit qu’il fallait quand même que j’amène un autre exemple de métaphore que l’exemple sempiternel de « sa gerbe n’était pas avare ni haineuse», qui, à force d’être répété, était devenu un petit peu ennuyeux. Je m’étais dit – et il faut croire que j’étais bien inspiré – que je prendrais le premier livre venu dans la bibliothèque littéraire, et que je cueillerais la première métaphore que j’y trouverais.

Je suis tombé sur Balzac. J’ai quand même regardé les titres et j’ai pris Le Colonel Chabert. Je suis tombé effectivement tout de suite sur une métaphore, et même une métaphore qui me paraît tout à fait exemplaire.

Voilà comment commence Le Colonel Chabert :

« – Allons! encore notre vieux carrick! »

C’est certainement encore plus énigmatique pour nous que pour les lecteurs de ce temps-là, puisque nous n’avons presque plus l’idée de ce qu’est un carrick. Ce qui est encore plus beau dans la somme de hasards qui a produit le fait que je tombe sur cette métaphore, c’est qu’en plus, dans les lieux où se déroulait ce séminaire, c’est-à-dire rue de Navarin, il y avait une gravure où il y avait un carrick. Le carrick est un manteau du XIXe siècle, avec des capes superposées les unes aux autres. On refait ça un peu aujourd’hui. Vous avez le manteau puis, par dessus, une petite cape, et à l’occasion une deuxième et une troisième. Dans cette image, que j’avais choisie pour Ornicar? , il y avait donc justement un carrick représenté.

« Allons! encore notre vieux carrick! » Ca désigne quoi? Il faut lire la suite du texte pour s’en apercevoir. Il y a l’étude d’un avoué avec tous les clercs de notaire. Ils sont penchés par la fenêtre, et celui qui voit arriver le colonel Chabert prononce cette métaphore. Autrement dit, dans le texte même, ce colonel Chabert est présenté d’emblée comme métaphorisé. C’est exactement une métaphore. Ce n’est certainement pas une métonymie, puisqu’il n’y a pas de ressemblance ou de connexion entre le carrick et le colonel Chabert. Si on désigne la personne par une partie de sa vêture, au sens où la dame pourrait dire qu’elle ne tombe amoureuse que des uniformes, c’est-à-dire des messieurs qui sont à l’intérieur des uniformes, on pourrait dire qu’on a affaire à une métonymie. Mais selon les critères de Lacan, on a là affaire à une métaphore. On a affaire à une métaphore parce que le mot carrick vient à la place de notre vieux colonel Chabert, que personne n’est capable de prononcer puisque personne ne sait que c’est le colonel Chabert. Carrick s’implante dans l’expression à la place de notre colonel Chabert, il le fait tomber. C’est d’ailleurs déjà une injure. Ca fait très bien suite à ce que Lacan dit de la dimension d’injure où s’origine la métaphore. On le voit dans les autres versions du texte, où Balzac dit: « Voilà encore le vieux carrick qui monte ici. » Là, il n’y a plus d’ambiguïté. Le vieux carrick qui monte est vraiment mis à la place de Chabert. Ca vérifie syntaxiquement que nous avons bien une métaphore et non pas une métonymie. Je dirai que cette métaphore est exemplaire dans cette histoire, puisque tout le drame même de ce pauvre Chabert est justement d’être réduit à l’homme sans nom, à l’homme supposé mort. Sa mort nous est au fond présentée dès la première phrase, et toute l’histoire de Chabert est en définitive l’histoire de cette métaphore de départ. Vous savez qu’il est supposé être mort dans une charge de cavalerie. Il nous est d’ailleurs présenté tout de suite bombardé par le clerc de notaire avec de la mie de pain. De la même façon qu’il est supposé être mort, enfoui sous des corps, il nous est présenté sous la forme de ce manteau à capes superposées.

C’est très amusant si vous lisez la suite. Il est d’abord appelé, du point de vue du scripteur, un « inconnu ». Ensuite les clercs de notaire l’appellent « ce chinois-là », ou encore « un fameux crâne ». Ce qui nous est présenté dans ces toutes premières pages, c’est toutes les manipulations du langage d’où émerge avec peine cet individu, ce qui reste de vie de lui. Dans cette étude de clercs de notaire règnent tous les modes de l’écriture, à savoir qu’on lit des textes officiels, qu’on corrige des orthographes, et Balzac ne fait que les accumuler. En même temps que ce registre de l’écriture est parfaitement présenté, le registre de la parole l’est aussi bien. Dès que quelqu’un s’aperçoit que peut-être le colonel Chabert est le colonel Chabert, un des clercs se rend auprès de lui et vous avec ce dialogue:

« – Monsieur, lui dit Boucard, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner votre nom afin que le patron sache si…?
– Chabert.
– Est-ce le colonel mort à Eylau? demanda Horé, qui, n’ayant encore rien dit, était jaloux d’ajouter une raillerie à toutes les autres.
– Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité antique.
Et il se retira. »

Dès que le sujet fondamentalement mort de la métaphore s’est ainsi éclipsé – « Et il se retira » -, vous avez ensuite la réaction de chacun des clercs:

« – Chouit! – Dégommé! – Puff! – Oh! – Ah! – Bioum! – Ah! le vieux drôle! – Trinn la la trinn trinn! – Enfoncé! […] Ce fut un torrent de cris, de rires et d’exclamations, à la peinture duquel on userait toutes les onomatopées de la langue. »

Balzac mobilise l’ensemble des jaculations qui font série avec la métaphore de départ. Le fait que cela joue indépendamment du sujet nous est manifesté. On peut dire que le carrick représente Chabert, mais c’est une représentation tout à fait différente de celle de la représentation du sujet par un signifiant pour un autre. Nous avons, au contraire, une représentation en court-circuit qui est strictement équivalente à son annulation. Je veux dire que le fonctionnement de la métaphore, tel que Lacan le conceptualise, ne représente le sujet qu’à le tuer, qu’à l’annuler. Le colonel Chabert est à cet égard l’exemple le plus probant, le plus massif.

S’agissant de la métonymie, et si on essaye de la situer dans le rêve de la belle bouchère, c’est le manque-à-jouir qui est au premier plan. La métonymie est articulée là au manque-à-jouir. La belle bouchère nous présente la figure du manque-à-jouir sous les espèces du reste de saumon fumé. Il faut bien dire que la psychanalyse comme expérience est une mise en scène de cette renonciation à la jouissance, et cela dans sa phénoménologie la plus immédiate. C’est même ce qui fait qu’un savoir peut s’en déposer. Le savoir suppose, bien sûr, toujours une renonciation à la jouissance. Je dis bien sûr parce que nous avons toujours l’utopie de savoirs réconciliés avec la jouissance. C’est ce que Lacan appelait les sagesses. C’est ce que sont les sagesses antiques ou orientales dans l’idée que nous nous en faisons. Ce sont des savoirs réconciliés avec la jouissance, et avec les arts à l’occasion, l’art d’aimer. C’est au contraire de la structure où nous sommes et où tout le monde est ou sera. Sera car à partir du moment où on baptise les pays du Tiers-monde « pays sous-développés », ça veut dire qu’on les promet déjà à notre développement. S’il y a encore des petites zones où l’on raconte qu’on sait y faire avec la jouissance, ce sont déjà des espèces en voie de disparition. Pour nous, pour ce qu’il en est de notre structure, il y a antinomie entre savoir et jouissance. C’est donc au prix d’une renonciation à la jouissance qu’un savoir est possible. L’analyse est la mise en scène hideuse de ce fait. D’une part ça dégage du savoir, et d’autre part ça isole ce qui, au-delà de cette renonciation à la jouissance, revient comme un reste de saumon fumé. Ca ne permet pas vraiment de donner à dîner – la belle bouchère a bien raison -, ça permet seulement d’isoler le saumon fumé. La psychanalyse permet d’isoler le reste de saumon fumé. Il faut bien dire que ce qu’on décrit comme le théâtralisme de l’hystérie n’est rien d’autre que la mise en scène, pour elle-même et par elle-même, de la renonciation à la jouissance. C’est un témoignage que le repas est impossible.

Il n’est pas difficile de s’apercevoir de l’érotisation des voies alimentaires, puisqu’il y a quand même quelque chose qui est extrêmement répandu à cet égard comme symptôme, et qui témoigne que c’est bien par le refus de s’alimenter que peut à l’occasion être au mieux mise en scène cette renonciation à la jouissance comme sexuelle.

Si on n’a pas besoin de remettre en cause toute l’analyse de Lacan à partir du moment où l’on passe du désir à la jouissance, c’est qu’il y a un statut fondamental du désir que met en valeur l’hystérique et qui est l’insatisfaction. Si le désir est essentiellement l’insatisfaction du désir – pour continuer à désirer du caviar, il faut s’en priver – eh bien, il faut voir que c’est pareil pour la jouissance. C’est même exactement ce que dit Lacan: il y a un statut fondamental de la jouissance qui est l’insatisfaction. C’est ce qu’il y a de commun entre le désir et la jouissance, et qui permet finalement que l’enseignement de Lacan ne se déchire pas comme ça. Il y a une zone d’incertitude, de flou, parce que c’est dans les mêmes termes que l’on peut parler de désir et de jouissance. Mais nous, nous ne sommes pas ici pour faire du flou artistique, nous sommes ici pour accuser les différences.

Le clivage entre moins-phi et petit a est donc la clef de la théorie de la passe chez Lacan. C’est aussi bien le ressort de la sublimation.

Je pense que lorsque je reprendrai les choses le 24 février, je les reprendrai à partir de là.

Bien sûr, il y aura, entre temps, la Rencontre internationale, ce grand ramdam que nous avons organisé et qui va voir venir beaucoup de personnes qui vont amener leurs cas cliniques. Il est donc possible que ça me donne d’autres idées, plutôt que de continuer purement et simplement sur cette voie. Enfin, c’est à la fortune du pot.

A la fois prochaine.

Jacques-Alain Miller

 

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